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Elle flâna devant les boutiques de la rue Isklital, acheta quelques souvenirs pour ses amis et, transie par le froid qui recouvrait la ville, finit par se réfugier dans un petit restaurant où elle resta dîner.
De retour dans sa chambre en début de soirée, elle s’installa à la table d’écriture et rédigea une lettre à Anton.
Anton,
J’ai fait ce matin la rencontre d’un homme qui exerce mon métier, mais avec bien plus de talent que moi. Il faudra, lorsque je rentrerai, que je te décrive l’originalité de ses recherches. Je me plains souvent du froid qui règne dans mon appartement et si tu avais été présent dans l’atelier de ce parfumeur, tu m’aurais dit de ne plus jamais le faire. En me rendant sur les hauteurs de Cihangir, j’ai découvert un tout autre aspect d’une ville que je croyais avoir appréhendée depuis la fenêtre de ma chambre. En s’éloignant du centre, où les nouveaux immeubles ressemblent à ceux que l’on construit sur les ruines de Londres, on découvre une pauvreté insoupçonnée. J’ai croisé aujourd’hui dans les ruelles étroites de Cihangir des gamins bravant pieds nus le froid de l’hiver, des vendeurs de rue aux visages tristes sur les quais du Bosphore battus par la pluie ; des femmes qui, pour vendre des objets de pacotille, haranguent les longues files de Stambouliotes sur les embarcadères où les vapeurs accostent. Et, aussi étrange que cela paraisse, au milieu de cette tristesse, j’ai ressenti une immense tendresse, un attachement à ces lieux qui me sont étrangers, une solitude déroutante en traversant des places où de vieilles églises se meurent. J’ai gravi des raidillons aux marches usées par les pas. Dans les hauteurs de Cihangir, les façades des maisons sont pour la plupart délabrées, même les chats errants ont l’air triste, et cette tristesse me gagne. Pourquoi cette ville fait-elle naître en moi une telle mélancolie ? Je la sens me gagner dès que je sors dans la rue, et elle ne me quitte plus jusqu’au soir. Mais ne prête aucune attention à ce que je t’écris. Les cafés et petits restaurants regorgent de vie, la ville est belle et ni la poussière ni la crasse ne réussissent à en atténuer la grandeur. Les gens ici sont si accueillants, si généreux, et moi je suis bêtement touchée, je te l’accorde, par la nostalgie d’un héritage qui se délite.
Cet après-midi, en me promenant près de la tour de Galata, j’ai vu derrière une grille en fer forgé un petit cimetière endormi au milieu d’un quartier, je regardais les tombes dont les stèles vacillent, et je ne sais pourquoi j’ai eu le sentiment d’appartenir à cette terre. Chaque heure passée ici fait monter en moi un amour débordant.
Anton, pardonne-moi ces mots décousus qui ne doivent avoir aucun sens pour toi. Je ferme les yeux et j’entends résonner ta trompette dans le soir d’Istanbul, j’entends ton souffle, je te devine jouant, si loin, dans un pub de Londres. J’aimerais avoir des nouvelles de Sam, d’Eddy et de Carol, vous me manquez tous les quatre, j’espère vous manquer un peu aussi.
Je t’embrasse en regardant les toits d’une ville que tu aimerais passionnément, j’en suis certaine.
Alice