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L’appartement de M. Zemirli occupait le deuxième étage d’un immeuble bourgeois, rue Isklital. La porte s’ouvrit sur une galerie d’entrée où de vieux livres s’empilaient sur toute la longueur du mur.
Ogüz Zemirli portait un pantalon de flanelle, une chemise blanche, une robe de chambre en soie et deux paires de lunettes. L’une semblait tenir sur son front comme par enchantement, l’autre chevauchait son nez. Ogüz Zemirli alternait les montures, selon le besoin qu’il avait de lire ou de voir de loin. Son visage était rasé de près, hormis quelques poils grisonnants à la pointe du menton qui avaient dû échapper au barbier.
Il installa ses visiteurs dans son salon décoré de meubles français et ottomans, disparut dans la cuisine et revint accompagné d’une femme aux formes généreuses. Elle servit du thé et des pâtisseries orientales, M. Zemirli la remercia et la femme se retira aussitôt.
— C’est ma cuisinière, déclara-t-il, ses gâteaux sont délicieux, servez-vous.
Daldry ne se fit pas prier.
— Alors ainsi, vous êtes la fille de Cömert Eczaci ? interrogea l’homme.
— Non monsieur, mon père s’appelait Pendelbury, répondit Alice en adressant un regard désolé à Daldry.
— Pendelbury ? Je ne crois pas qu’il me l’ait dit… Peut-être que si après tout, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, reprit l’homme.
À son tour, Daldry regarda Alice, se demandant comme elle si leur hôte avait encore toute sa raison ; il en voulait déjà à Can de les avoir emmenés ici, et plus encore d’avoir fait naître en Alice l’espoir d’en apprendre un peu plus sur ses parents.
— Dans le quartier, reprit M. Zemirli, on ne l’appelait pas Pendelbury, surtout à cette époque, nous l’avions surnommé Cömert Eczaci.
— Cela veut dire « le généreux pharmacien », traduisit Can.
À ces mots, Alice sentit les battements de son cœur accélérer.
— C’était bien votre père ? questionna l’homme.
— C’est très probable, monsieur, mon père avait ces deux qualités.
— Je me souviens bien de lui, de votre mère aussi, une femme de caractère. Ils travaillaient ensemble à la faculté. Suivez-moi, dit M. Zemirli en se levant péniblement de son fauteuil.
Il avança à la fenêtre et désigna l’appartement qui se trouvait au premier étage de l’immeuble en face du sien. Alice lut l’inscription « Cité Roumélie » gravée sur la plaque apposée au-dessus de la porte cochère.
— Au consulat, ils m’ont dit que mes parents vivaient au deuxième étage.
— Et moi, je vous dis qu’ils vivaient là, insista M. Zemirli en désignant les fenêtres du premier. Vous pouvez choisir de croire votre consulat, mais c’est ma tante qui leur louait ce petit appartement. Vous voyez, là, à gauche, c’était leur salon, et l’autre fenêtre était celle de leur chambre, la petite cuisine donnait sur la cour, comme dans cet immeuble. Allez, venez vous rasseoir, ma jambe me fait mal. C’est d’ailleurs à cause d’elle que j’ai connu vos parents. Je vais vous raconter tout ça. J’étais jeune et, comme beaucoup de gamins, mon jeu préféré en rentrant du lycée était de prendre le tramway à l’œil…
L’expression prenait tout son sens puisque pour voyager gratuitement, les jeunes Stambouliotes sautaient sur le tramway en marche et s’asseyaient à califourchon sur le gros phare à l’arrière de la rame. Mais, par un jour de pluie, Ogüz rata son coup et fut happé par le bogie du tramway qui le traîna sur plusieurs mètres. Les chirurgiens opérèrent de leur mieux pour recoudre les plaies et lui évitèrent l’amputation de justesse. Ogüz fut dispensé de ses obligations militaires, mais il ne connut plus d’autre jour de pluie sans que sa jambe le fasse souffrir.
— Les médicaments coûtaient cher, expliqua M. Zemirli, bien trop cher pour s’en procurer à la pharmacie. Votre père en rapportait de l’hôpital et m’en donnait ainsi qu’à tous les nécessiteux du quartier ; en temps de guerre, autant dire qu’il en offrait à beaucoup d’habitants du coin qui tombaient malades. Vos deux parents tenaient, dans ce petit appartement, une sorte de dispensaire clandestin. Dès qu’ils rentraient de l’hôpital universitaire, votre mère pratiquait les soins et faisait les pansements tandis que votre père distribuait les médicaments qu’il avait pu trouver et les remèdes médicinaux qu’il préparait lui-même. En hiver, lorsque la fièvre s’abattait sur les gosses, on voyait mères et grands-mères former une file qui s’étirait parfois jusque dans la rue. Les autorités du quartier n’étaient pas dupes, mais comme ce commerce était bénévole et salutaire pour la population, les policiers fermaient les yeux. Eux aussi avaient des enfants qui venaient se faire soigner dans ce petit appartement. Je n’ai connu aucun homme en uniforme qui aurait pris le risque d’affronter sa femme en rentrant chez lui s’il avait arrêté vos parents, et, compte tenu du tempérament de ma jeunesse, je les connaissais tous. Vos parents sont restés presque deux ans, si je me souviens bien. Et puis, un soir, votre père a distribué plus de médicaments qu’à l’accoutumée, chacun a eu droit au double de ce qu’il recevait d’habitude. Le lendemain, vos parents n’étaient plus là. Ma tante a attendu plus de deux mois avant d’oser utiliser sa clé pour aller voir ce qui se passait. L’appartement était parfaitement rangé, il ne manquait pas une assiette, pas un couvert ; sur la table de la cuisine, elle a trouvé le solde du loyer et une lettre qui expliquait qu’ils étaient repartis en Angleterre. Ces quelques mots manuscrits de la main de votre père furent un immense soulagement pour tous les habitants qui avaient beaucoup craint pour Cömert Eczaci et sa femme, pour tous les policiers du quartier aussi, parce que nous les soupçonnions. Vous voyez, trente-cinq années plus tard, chaque fois que je me rends à la pharmacie chercher mes médicaments pour faire taire cette satanée jambe, je lève la tête en sortant de chez moi et j’ai l’impression que je vais voir apparaître, à la fenêtre d’en face, le visage souriant de Cömert Eczaci. Alors je peux vous dire que ça me fait quelque chose de voir sa fille chez moi ce soir.
Derrière les verres épais des lunettes de M. Zemirli, Alice vit se mouiller les yeux du vieil homme et elle se sentit moins gênée de n’avoir pu retenir ses larmes.
L’émotion avait également surpris Can et Daldry. M. Zemirli sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le bout du nez. Il se pencha et remplit de nouveau les verres à thé.
— Nous allons trinquer à la mémoire du pharmacien généreux de Beyoğlu et à la santé de son épouse.
Tous se levèrent, et l’on porta un toast… au thé à la menthe.
— Et moi, demanda Alice, vous vous souvenez de moi ?
— Non, je ne me rappelle pas vous avoir vue, j’aimerais vous dire le contraire, mais ce serait vous mentir. Quel âge aviez-vous ?
— Cinq ans.
— Alors c’est normal, vos parents travaillaient, vous deviez être à l’école.
— C’est tout à fait logique, dit Daldry.
— Quelle école selon vous ? reprit Alice.
— Vous n’en avez aucun souvenir ? demanda M. Zemirli.
— Pas le moindre, un gigantesque trou noir jusqu’à notre retour à Londres.
— Ah, l’âge de nos premiers souvenirs ! C’est selon les enfances, vous savez. Certains se remémorent plus de choses que d’autres. D’ailleurs, est-ce que ce sont de vrais souvenirs ou sont-ils fabriqués à partir de ce que l’on vous a raconté ? Moi j’ai tout oublié jusqu’à mes sept ans, et encore, il pourrait bien s’agir de mes huit ans. Lorsque je confiais cela à ma mère, ça la mettait hors d’elle, elle me disait : « Toutes ces années à m’occuper de toi et tu as tout oublié ? » Mais votre question portait sur l’école. Vos parents vous avaient probablement inscrite à Saint-Michel, ce n’est pas très loin et on y enseignait l’anglais. C’était un établissement rigoureux et réputé ; leurs registres devaient être bien tenus, vous devriez y passer.
M. Zemirli sembla soudain fatigué. Can toussota, faisant comprendre qu’il était temps de se retirer. Alice se leva et remercia le vieil homme de son hospitalité. M. Zemirli posa sa main sur son cœur.
— Vos parents étaient des gens aussi humbles que courageux, leur conduite fut héroïque. Je suis heureux d’avoir maintenant la certitude qu’ils ont pu regagner leur pays sains et saufs, et encore plus heureux d’avoir eu le privilège de faire la connaissance de leur fille. S’ils ne vous ont rien raconté de leur séjour en Turquie, c’est certainement par modestie. Si vous restez suffisamment longtemps à Istanbul, vous comprendrez de quoi je parle. Fais bonne route, Cömert Eczaci’nin Kizi.
Ce qui signifiait « fille du pharmacien généreux », ainsi que le lui apprit Can, dès qu’ils furent dans la rue.
Il n’était plus l’heure d’aller sonner à la porte de l’école Saint-Michel. Can s’y rendrait dès le lendemain matin pour leur obtenir un rendez-vous.
Alice et Daldry dînèrent dans la salle à manger de l’hôtel. Ils échangèrent peu de mots au cours du repas. Daldry respectait les silences d’Alice. De temps à autre, il tentait de l’amuser, lui racontant quelques anecdotes croustillantes sur sa jeunesse, mais Alice avait l’esprit ailleurs et ses sourires étaient feints.
Alors qu’ils se saluaient sur le palier, Daldry fit remarquer à Alice qu’elle avait toutes les raisons de se réjouir, Ogüz Zemirli était forcément la troisième, sinon la quatrième des six personnes dont la voyante de Brighton avait parlé.
Alice referma la porte de sa chambre et, un peu plus tard, retrouva sa table d’écriture, devant la fenêtre.
Anton,
Chaque soir lorsque je traverse le hall de mon hôtel, j’espère que le concierge me remettra un courrier de toi. Cette attente est stupide, pourquoi m’écrirais-tu ?
J’ai pris une décision, il m’a fallu bien du courage pour me faire cette promesse, ou plutôt il m’en faudra beaucoup pour la tenir. Le jour où je rentrerai à Londres, je viendrai sonner à ta porte, j’y aurai déposé juste avant un paquet de lettres à l’abri d’un petit coffret que j’irai acheter cette semaine au bazar. J’y mettrai toutes celles que je t’ai écrites et que je ne t’ai pas postées.
Tu les liras peut-être dans la nuit et tu viendras peut-être sonner à ma porte le lendemain. Cela fait beaucoup de « peut-être », mais depuis quelque temps, « peut-être » fait partie de mon quotidien.
Et, pour ne te donner qu’un exemple, j’ai peut-être enfin trouvé un sens à ces cauchemars qui me hantent.
La voyante de Brighton avait raison, tout du moins sur un point. Mon enfance était là, au premier étage d’un immeuble d’Istanbul. J’y ai passé deux ans. J’ai dû jouer dans une ruelle au bout de laquelle se trouvait un grand escalier. Je n’en garde aucune trace, mais ces images d’une autre vie resurgissent dans mes nuits. Pour comprendre le mystère qui entoure une part de ma petite enfance, je dois poursuivre mes recherches. Je devine les raisons pour lesquelles mes parents ne m’ont jamais rien dit. Si j’avais été mère, j’aurais fait comme la mienne et tu à ma fille des souvenirs trop pénibles à raconter.
Cet après-midi, quelqu’un m’a montré les fenêtres de l’appartement où nous vivions, où ma mère avait dû poser son visage pour regarder le spectacle de la rue en contrebas. Je devinais la petite cuisine où elle préparait nos repas, le salon où je devais m’asseoir sur les genoux de mon père. Je croyais que le temps refermerait la blessure de leur absence, mais il n’en est rien.
J’aimerais un jour te faire découvrir cette ville. Nous irions nous promener rue Isklital, et lorsque nous nous trouverions au pied de la cité Roumélie, je te montrerais l’endroit où j’ai vécu quand j’avais cinq ans.
Nous irons un jour marcher le long du Bosphore, tu joueras de la trompette et l’on entendra ta musique jusque sur les collines d’Üsküdar.
À demain, Anton.
Je t’embrasse.
Alice
*
Elle s’était réveillée à l’aube ; voir naître le jour dans les reflets gris et argentés du matin sur le Bosphore lui avait donné envie de quitter sa chambre.
La salle à manger de l’hôtel était encore déserte, les serveurs en livrée à épaulettes galonnées finissaient de mettre le couvert. Alice choisit une table dans un angle. Elle avait emprunté un journal de la veille abandonné sur une desserte. Seule dans la salle à manger d’un palace d’Istanbul, lisant les nouvelles de Londres, elle laissa le journal lui glisser des mains tandis que ses pensées volaient vers Primrose Hill.
Elle imagina Carol, descendant Albermarle Street pour rejoindre Piccadilly où elle prendrait son autobus. Elle sauterait sur la plate-forme arrière de l’Imperial, engagerait aussitôt la conversation avec le contrôleur pour lui faire oublier de poinçonner son ticket. Elle dirait lui trouver une petite mine, se présenterait, et lui conseillerait de venir la voir un jour dans son service et, une fois sur deux, elle descendrait devant l’hôpital, avec son titre de transport vierge.