38572.fb2 L?trange voyage de monsieur Daldry - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 43

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Elle pensa à Anton, marchant, besace à l’épaule, le col de son manteau ouvert, même dans le froid de l’hiver, la mèche rebelle au front et les yeux encore pleins de sommeil. Elle le vit traverser la cour de l’atelier, s’installer sur son tabouret devant son établi, compter ses couteaux à ciseler, caresser le pommeau rond de son rabot, et, jetant un regard à la grande aiguille de l’horloge, se mettre à l’ouvrage en soupirant. Elle eut des pensées pour Sam, entrant par la porte de derrière dans la librairie de Camden, ôtant son pardessus et enfilant sa blouse grise. Il se rendrait ensuite dans la boutique, dépoussiérerait les rayonnages ou ferait l’inventaire en attendant qu’arrive un client. Enfin, elle imagina Eddy, bras en croix sur son lit et ronflant à tout va. Et cette image la fit sourire.

— Je vous dérange ?

Alice sursauta et releva la tête. Daldry se tenait face à elle.

— Non, je lisais le journal.

— Vous avez une bonne vue !

— Pourquoi ? demanda Alice.

— Parce que votre journal est sous la table, à vos pieds.

— J’avais l’esprit ailleurs, confia-t-elle.

— Où cela, sans vouloir être indiscret ?

— En différents endroits de Londres.

Daldry se retourna vers le bar dans l’espoir d’attirer l’attention du serveur.

— Ce soir, je vous emmène dîner dans un endroit extraordinaire, l’une des meilleures tables d’Istanbul.

— Nous fêtons quelque chose ?

— En quelque sorte. Notre voyage a commencé dans l’un des meilleurs restaurants de Londres, je trouvais judicieux qu’il s’achève pour moi de la même façon.

— Mais vous ne partez pas avant…

— … que mon avion décolle !

— Mais il ne décolle pas avant…

— Vous croyez qu’il faut que je me roule par terre pour avoir un café ? C’est tout de même un comble ! s’exclama Daldry en interrompant Alice pour la seconde fois.

Il leva la main, l’agitant jusqu’à ce que le serveur se présente à la table, passa commande d’un petit déjeuner gargantuesque et supplia qu’on le serve au plus vite, il était affamé.

— Puisque nous avons la matinée de libre, reprit-il, que diriez-vous d’aller au bazar ? Il faut que je trouve un cadeau pour ma mère et vous me rendriez un grand service en me conseillant, je n’ai pas la moindre idée de ce qui pourrait lui plaire.

— Vous pourriez lui rapporter un bijou ?

— Elle ne le trouverait pas à son goût, répondit Daldry.

— Un parfum ?

— Elle ne porte que le sien.

— Un bel objet ancien ?

— Quel genre d’objet ?

— Un coffret à bijoux par exemple, j’en ai vu incrustés de nacre qui étaient de toute beauté.

— Pourquoi pas, mais elle me dira n’apprécier que la marqueterie anglaise.

— Une belle pièce d’argenterie ?

— Elle n’aime que la porcelaine.

Alice se pencha vers Daldry.

— Vous devriez rester quelques jours de plus et lui peindre un tableau, vous pourriez par exemple vous attaquer au grand carrefour, à l’entrée du pont de Galata.

— Oui, ce serait une idée charmante. Je ferai quelques croquis pour bien mémoriser l’endroit, et je me mettrai au travail en rentrant à Londres. Ainsi, la toile n’aura pas à souffrir du voyage.

— Oui, soupira Alice, nous pouvons aussi faire ainsi.

— Alors, c’est d’accord, dit Daldry, nous irons nous promener sur le pont de Galata.

Et, dès leur petit déjeuner terminé, Alice et Daldry prirent le tramway jusqu’à Karaköy et descendirent à l’entrée du pont qui enjambait la Corne d’Or et s’étirait sur l’eau jusqu’à Eminönü.

Daldry sortit de sa poche un carnet en moleskine et un crayon noir. Il dessina méticuleusement les lieux, marquant la station de taxis, croquant d’un trait l’embarcadère d’où partaient les vapeurs pour Kadıköy, esquissant ceux qui naviguaient vers les îles Moda et la rive d’Üsküdar, le petit quai où accostaient de l’autre côté du pont les barques faisant la navette entre les deux rives, la place ovale où s’arrêtaient le tram de Bebek et celui de Beyoğlu. Il entraîna Alice vers un banc.

Noircissant les pages de son carnet, il dessinait désormais des visages, celui d’un vendeur de pastèques derrière son étal, d’un cireur de chaussures assis sur une caisse en bois, d’un rémouleur pédalant pour faire tourner sa meule. Puis une charrette tractée par un mulet à la bedaine pendante, une voiture en panne, deux roues sur le trottoir, dont le conducteur avait le haut du corps plongé sous le capot du moteur.

— Voilà, dit-il au bout d’une heure en rangeant son carnet. J’ai noté l’essentiel, le reste est dans ma tête. Allons faire quand même un tour au bazar, au cas où.

Ils montèrent à bord d’un dolmuş.

Ils chinèrent dans les ruelles du grand bazar jusqu’à la mi-journée. Alice y acheta un coffret en bois décoré d’une dentelle de nacre, Daldry trouva une belle bague en lapis. Sa mère aimait le bleu, elle la porterait peut-être.

Ils déjeunèrent d’un kebab et rentrèrent à l’hôtel en début d’après-midi.

Can les attendait dans le hall, la mine sombre.

— Je suis consterné, j’ai capoté dans mon emploi.

— Mais qu’est-ce qu’il dit ? grommela Daldry à l’oreille d’Alice.

— Qu’il a échoué dans sa mission.

— Oui, mais enfin, ce n’est pas clair du tout, comment voulez-vous que je comprenne ?

— Question d’habitude, sourit Alice.

— Comme promis, je me suis trouvé ce matin à l’école Saint-Michel, où j’ai rencontré le recteur. Il a été très sociable avec moi et a bien voulu consulter ses livres. Nous les avons parcourus, classe par classe et pour les deux années dont nous avons parlé. Ce n’était pas facile, les écritures étaient anciennes et le papier très poussiéreux. Nous avons beaucoup éternué, mais nous avons scruté chaque page, sans omettre la moindre admission. Hélas, nous n’avons pas été primés de nos efforts. Rien ! Nous n’avons rien trouvé sous le nom de Pendelbury ou d’Eczaci. Nous nous sommes séparés très désappointés et j’ai la tristesse de vous dire que vous n’avez jamais été à Saint-Michel. Monsieur le recteur est incontestable.

— Je ne sais pas comment vous faites pour garder votre calme, chuchota Daldry.

— Essayez donc de formuler en turc ce qu’il vient de nous dire en anglais, et ensuite nous verrons qui est le plus doué des deux, répliqua Alice.

— De toute façon, vous prenez toujours sa défense.

— J’étais peut-être inscrite dans un autre établissement ? suggéra Alice en s’adressant à Can.

— C’est exactement ce que je me suis suggéré en quittant le recteur. De ce fait, j’ai eu l’idée d’organiser une liste. Je vais aller cet après-midi faire une visite à l’école de Chalcédoine à Kadıköy, et, si je ne trouve rien, j’irai demain à Saint-Joseph, elle se trouve dans le même quartier, et j’ai aussi une autre possibilité, l’école de filles de Nişantaşı. Vous voyez, nous avons encore beaucoup de ressources devant nous, il serait tout à fait précoce de considérer que nous sommes dans l’échec.

— Avec les heures qu’il va passer dans des établissements scolaires, vous ne pourriez pas lui suggérer d’en profiter pour prendre quelques cours d’anglais, ça ne serait pas du temps « considéré dans l’échec », non ?

— Ça suffit, Daldry, c’est vous qui devriez retourner à l’école.

— Mais moi, je ne prétends pas être le meilleur interprète d’Istanbul…

— Mais vous avez dix ans d’âge mental…

— C’est bien ce que je disais, vous prenez systématiquement sa défense. Cela me rassure, quand je serai parti, je ne vous manquerai pas trop, vous vous entendez si bien tous les deux.

— C’est très adulte cette remarque, très intelligent, vous vous améliorez d’heure en heure.

— Vous savez quoi, vous devriez passer l’après-midi avec Can, allez donc à l’école de Chalcédoine, qui sait si, en visitant les lieux, vous ne verrez pas resurgir quelques souvenirs.

— Vous faites la tête ? Vous avez vraiment un sale caractère !

— Pas le moins du monde. J’ai deux ou trois courses à faire en ville qui vous ennuieraient à mourir. Occupons chacun, avec intelligence, le reste de notre journée et nous nous retrouverons pour le dîner. Can est d’ailleurs le bienvenu si vous le souhaitez.

— Vous êtes jaloux de Can, Daldry ?

— Là, ma chère, permettez-moi de vous dire que c’est vous qui êtes ridicule. Jaloux de Can, et puis quoi encore ? Non mais vraiment, il aura fallu que je vienne jusqu’ici pour entendre de pareilles inepties !

Daldry donna rendez-vous à Alice à dix-neuf heures dans le hall et partit en la saluant à peine.

*

Un portail en fer forgé perçant un mur d’enceinte, une cour carrée où languissait un vieux figuier, des bancs qui vieillissaient sous un préau. Can frappa à la porte de la loge du concierge et demanda à être reçu par le directeur. Le concierge leur désigna le secrétariat et replongea dans la lecture de son journal.

Ils parcoururent un long couloir, les salles de classe en enfilade étaient toutes occupées, les élèves studieux écoutaient la leçon que dispensait leur maître. La surveillante générale les fit patienter dans un petit bureau.

— Vous sentez ? chuchota Alice à Can.

— Non, je dois sentir quoi ?

— L’alcool blanc qu’ils utilisent pour nettoyer les fenêtres, la poussière de craie, la cire sur les parquets, ça sent tellement l’enfance.

— Mon enfance ne sentait rien de tout cela, mademoiselle Alice. Mon enfance sentait les soirs précoces, les gens qui rentraient chez eux tête basse, les épaules écrasées par le travail de la journée, l’obscurité des chemins de terre, la saleté des faubourgs qui recouvrait la pauvreté des existences et il n’y avait chez moi ni alcool blanc, ni craies, ni bois ciré. Mais je ne me plains pas, mes parents étaient des gens formidables, ce n’était pas le cas pour tous mes copains. Promettez-moi de ne pas dire à M. Daldry que mon anglais est bien meilleur qu’il ne le croit, je prends tellement de plaisir à le faire enrager.

— Je vous le promets. Vous auriez pu me mettre dans la confidence.

— Je crois que c’est ce que je viens de faire.

La surveillante tapota sur sa table avec une règle en fer pour les faire taire. Alice se redressa sur sa chaise et se tint droite comme un bâton. Voyant cela, Can mit la main devant sa bouche pour étouffer son rire. Le directeur apparut et les fit entrer dans son bureau.

Trop heureux de pouvoir montrer qu’il parlait couramment anglais, l’homme ignora Can, ne s’adressant qu’à Alice. Le guide fit un clin d’œil complice à sa cliente ; après tout, seul le résultat comptait. Dès qu’Alice eut fait état de sa demande, le directeur lui répondit qu’en 1915 l’école n’accueillait pas encore de filles. Il était désolé. Il raccompagna Alice et Can jusqu’à la grille et les salua en avouant qu’il aimerait bien un jour visiter l’Angleterre. Peut-être ferait-il le voyage, quand il aurait pris sa retraite.

Puis ils se rendirent à Saint-Joseph. Le père qui les reçut était un homme à l’allure austère. Il écouta avec une grande attention Can lui exposer la raison de leur visite. Il se leva et parcourut la pièce, les bras croisés dans le dos. Il s’approcha de la fenêtre pour regarder la cour de récréation où les garçons se chamaillaient.

— Pourquoi faut-il toujours qu’ils se battent ? soupira-t-il. Pensez-vous que la brutalité soit inhérente à la nature de l’homme ? Je pourrais leur poser la question en cours, cela ferait un bon sujet de devoir, vous ne trouvez pas ? questionna le père sans jamais détourner son regard de la cour de récréation.

— Probablement, dit Can, c’est même une excellente façon de les faire réfléchir à leur conduite.

— C’est à mademoiselle que je m’adressais, corrigea le supérieur.

— Je pense que cela ne servirait à rien, dit Alice sans hésitation. La réponse me paraît évidente. Les garçons aiment se bagarrer, et, oui, c’est dans leur nature. Mais plus ils acquièrent de vocabulaire et plus leur violence régresse. La brutalité n’est que la conséquence d’une frustration, l’incapacité d’exprimer sa colère par des mots, alors à défaut de paroles, ce sont les poings qui parlent.

Le supérieur se retourna vers Alice.

— Vous auriez eu une bonne note. Vous aimiez l’école ?

— Surtout quand je la quittais le soir, répondit Alice.

— Je m’en doutais. Je n’ai pas le temps de faire vos recherches, et je n’ai pas assez de personnel pour déléguer cette tâche. La seule chose que je puisse vous proposer serait de vous installer en salle d’étude et de vous laisser consulter les registres qui sont aux archives. Bien entendu, il est interdit de parler en salle d’étude, sous peine de renvoi immédiat.

— Bien entendu, s’empressa de répondre Can.

— C’était encore à mademoiselle que je m’adressais, dit le supérieur.

Can baissa la tête et admira le parquet ciré.

— Bien, suivez-moi, je vais vous accompagner. Le concierge vous apportera les registres d’admissions, dès qu’il aura mis la main dessus. Vous avez jusqu’à dix-huit heures, ne perdez pas votre temps. Dix-huit heures et pas une minute de plus, nous sommes d’accord ?

— Vous pouvez compter sur nous, répondit Alice.

— Alors allons-y, dit le supérieur en avançant à la porte de son bureau.

Il céda le passage à Alice et se retourna vers Can, qui n’avait pas bougé de sa chaise.

— Vous comptez passer l’après-midi dans mon bureau ou vous mettre au travail ? demanda-t-il d’un ton pincé.

— Je ne savais pas que cette fois vous vous adressiez également à moi, répondit Can.

Les murs de la salle d’étude étaient peints en gris à mi-hauteur et en bleu ciel jusqu’au plafond où deux rangées de néons grésillaient. Les élèves, pour la plupart en punition, ricanèrent en voyant Alice et Can prendre place sur un banc au fond de la salle. Mais le supérieur tapa du pied et le calme revint aussitôt et se maintint après son départ. Le concierge ne tarda pas à leur apporter deux dossiers noirs, ceints par un ruban. Il expliqua à Can que tout s’y trouvait, admissions, expulsions, comptes rendus de fin d’année, chaque document étant rangé par classe.

Les pages étaient séparées par une marge médiane, à gauche les noms étaient transcrits en caractères latins, à droite en écriture ottomane. Can suivit du doigt chaque ligne et étudia les registres page après page. Lorsque la pendule afficha dix-sept heures trente, il referma le second volume et regarda Alice, l’air désolé.

Ils prirent chacun un dossier sous le bras et les remirent au concierge. En franchissant la grille de Saint-Joseph, Alice se retourna et salua d’un geste le supérieur qui les épiait depuis la fenêtre de son bureau.

— Comment saviez-vous qu’il nous observait ? demanda Can en descendant la rue.

— J’avais le même quand j’étais au collège à Londres.

— Demain nous réussirons, j’en suis certain, dit Can.

— Alors nous verrons bien demain.

Can la raccompagna à son hôtel.

*

Daldry avait réservé une table au Markiz, mais, en arrivant devant la porte du restaurant, Alice hésita. Elle n’avait pas envie d’un dîner formel. La nuit était douce, et elle suggéra une promenade le long du Bosphore, au lieu de rester des heures assis dans une salle bruyante et enfumée. Si la faim les gagnait, ils trouveraient bien un endroit où s’arrêter plus tard. Daldry accepta, il n’était pas en appétit.

Sur la berge, quelques promeneurs les imitaient, trois pêcheurs tentaient leur chance en lançant leurs lignes dans les eaux noires, un vendeur de journaux bradait les nouvelles du matin, et un cireur de chaussures s’appliquait à faire briller les bottes d’un soldat.

— Vous avez l’air soucieux, dit Alice en regardant la colline d’Üsküdar, de l’autre côté du Bosphore.

— Une pensée me préoccupe, rien de grave. Comment était votre journée ?

Alice lui parla des visites qu’elle avait faites l’après-midi, sans succès.

— Vous vous souvenez de notre virée à Brighton ? dit Daldry en allumant une cigarette. Sur le chemin du retour, ni vous ni moi ne voulions accorder le moindre crédit à cette femme qui vous avait prédit l’avenir et parlé d’un passé plus mystérieux encore. Même si vous ne me le disiez pas, par courtoisie je suppose, vous vous demandiez pourquoi nous avions fait ces kilomètres inutiles, pourquoi nous avions passé le soir du réveillon de Noël à braver la neige et le froid dans une automobile mal chauffée, à risquer notre vie sur des routes verglacées. Pourtant, que de routes et de kilomètres nous avons parcourus depuis lors. Et combien d’événements qui vous semblaient impossibles se sont produits ? J’ai envie de continuer à y croire, Alice, j’ai envie de penser que nos efforts ne sont pas vains. La belle Istanbul vous a déjà révélé tant de secrets que vous ne soupçonniez pas… qui sait ? dans quelques semaines vous rencontrerez peut-être cet homme qui fera de vous la femme la plus heureuse du monde. À ce sujet, il faut que je vous parle d’une chose, dont je me sens un peu coupable…

— Mais je suis heureuse, Daldry. J’ai fait, grâce à vous, un voyage incroyable. Je peinais à ma table de travail, j’étais à court d’idées et, toujours grâce à vous, j’en ai aujourd’hui la tête pleine. Je me moque bien de savoir si cette prophétie absurde se réalisera. Pour être honnête, je lui trouve un côté détestable, pour ne pas dire vulgaire. Elle me renvoie une image de moi-même que je n’aime pas, celle d’une femme seule qui poursuit une chimère. Et puis l’homme qui transformera ma vie, je l’ai déjà rencontré.

— Ah oui, et qui est-ce ? demanda Daldry.

— Le parfumeur de Cihangir. Il m’a permis d’imaginer de nouveaux projets. Je me trompais chez lui l’autre jour, ce ne sont pas seulement des parfums d’intérieur que je cherche, mais des parfums de lieux, ceux qui nous rappellent des instants qui nous ont marqués, des moments uniques et disparus. Saviez-vous que la mémoire olfactive est la seule qui ne se délite jamais ? Les visages de ceux qu’on a le plus aimés s’effacent avec le temps, les voix s’oublient, mais les senteurs, jamais. Vous qui êtes gourmand, que resurgisse l’arôme d’un plat de votre enfance et vous verrez tout renaître, chaque détail. L’an dernier, un homme qui avait apprécié l’une de mes créations chez un parfumeur de Kensington et obtenu de lui mon adresse s’est présenté chez moi. Il est arrivé avec un coffret en fer, l’a ouvert et m’a montré son contenu : une vieille cordelette tressée, un jouet en bois, un soldat de plomb à l’uniforme écaillé, une agate, un petit drapeau usé. Toute son enfance se trouvait dans cette boîte en métal. Je lui ai demandé en quoi cela pouvait me concerner et ce qu’il attendait de moi. Il m’a alors confié qu’en découvrant mon parfum quelque chose d’étrange lui était arrivé. En rentrant chez lui, il avait ressenti le besoin urgent d’aller fouiller son grenier pour retrouver ces trésors jusque-là totalement oubliés. Il a approché le coffret pour me le faire sentir et m’a demandé d’en reproduire l’odeur, avant que celle-ci ne s’efface à jamais. Je lui ai bêtement répondu que c’était impossible. Pourtant, après son départ, j’ai noté sur une feuille de papier tout ce que j’avais senti dans cette boîte. Le métal rouillé à l’intérieur du couvercle, le chanvre de la cordelette, le plomb du soldat, l’huile d’une peinture ancienne qui avait servi à le colorier, le chêne que l’on avait sculpté pour fabriquer un jouet, la soie poussiéreuse d’un petit drapeau, une bille d’agate, et j’ai rangé cette feuille, sans savoir quoi en faire. Mais aujourd’hui je sais. Je sais comment faire ce métier, en multipliant les observations, comme vous le faites avec vos carrefours, en tentant l’impossible pour recomposer un parfum avec des dizaines de matières. Ce qui vous anime, ce sont les formes et les couleurs et moi les mots et les odeurs. J’irai revoir ce parfumeur de Cihangir, je lui demanderai la permission de passer du temps à ses côtés, de m’apprendre la façon dont il travaille. Nous échangerons nos connaissances, nos savoir-faire. Je voudrais pouvoir recréer des moments disparus, réveiller des lieux endormis. Je sais que mes explications vous paraissent confuses, mais, si vous deviez rester ici et que Londres vous manquait, imaginez ce que cela représenterait de pouvoir retrouver l’odeur d’une pluie qui vous est familière ? Nos rues ont leur propre odeur, celle des matins comme celle des soirs ; chaque saison, chaque jour, chaque minute qui compte dans nos vies a son odeur particulière.

— C’est une drôle d’idée, mais il est vrai que j’aimerais, ne serait-ce qu’une fois, retrouver l’odeur qui régnait dans le bureau de mon père. Vous avez raison, en y pensant, elle était bien plus complexe qu’il n’y paraît. Il y avait bien sûr, celle du feu de bois dans la cheminée, son tabac à pipe, le cuir de son fauteuil, différent d’ailleurs du sous-main sur lequel il écrivait. Je ne pourrais pas toutes vous les décrire, mais je me souviens aussi de celle du tapis, devant son bureau, où je jouais quand j’étais enfant. J’y ai passé des heures à mener de féroces batailles de soldats de plomb. Les stries rouges délimitaient les positions des armées napoléoniennes, les bordures vertes, celles de nos troupes. Et ce champ de bataille avait une senteur de laine et de poussière que je trouvais réconfortante. Je ne sais pas si votre idée fera notre fortune, et je doute qu’un parfum de tapis ou de rue pluvieuse séduise une grande clientèle, mais j’y vois une certaine poésie.

— Un parfum de rue peut-être pas, mais un parfum d’enfance… À la minute où je vous parle, je traverserais tout Istanbul pour retrouver dans un petit flacon l’odeur des premiers jours d’automne à Hyde Park. Il me faudra probablement des mois, reprit Alice, des années pour aboutir à quelque chose de satisfaisant, de suffisamment universel. Je me sens pour la première fois confortée dans ce métier, dont je finissais par douter et qui est pourtant celui que je veux exercer depuis toujours. Je vous serai éternellement reconnaissante, ainsi qu’à cette voyante, de m’avoir, chacun à votre façon, poussée à venir ici. Quant au désarroi que me cause ce que nous avons découvert sur le passé de mes parents… c’est un sentiment trouble qui me procure aussi une joie emplie de nostalgie, de douceur, de tristesse et de rires. À Londres, chaque fois que je passais dans la rue où nous habitions, je ne reconnaissais plus rien, ni notre immeuble ni les petits magasins où je me rendais avec ma mère, car tout a disparu. Maintenant, je sais qu’il existe encore un endroit où mes parents et moi avons été ensemble ; les parfums de la rue Isklital, les pierres des immeubles, ses tramways et mille autres choses encore m’appartiennent désormais. Et même si ma mémoire n’a pas conservé la trace de ces moments, je sais qu’ils ont eu lieu. Le soir, en guettant le sommeil, je ne penserai plus à leur absence, mais à ce que mes parents ont pu vivre ici. Je vous assure, Daldry, c’est déjà beaucoup.

— Mais vous ne renoncerez pas pour autant à aller plus avant dans vos recherches ?

— Non, je vous le promets, même si je sais que ce ne sera plus tout à fait pareil après votre départ.

— Je l’espère bien ! Même si je suis sûr du contraire. Vous vous entendez à merveille avec Can, et si je joue parfois à prendre ombrage de votre complicité, au fond je m’en réjouis. Ce bougre parle aussi bien l’anglais que le sabot d’un âne, mais il est, je l’avoue, un guide hors pair.

— Tout à l’heure, vous vouliez me confier quelque chose, de quoi s’agissait-il ?

— De rien d’important je suppose, je l’ai déjà oublié.

— Quand quittez-vous Istanbul ?

— Bientôt.

— Si tôt que cela ?

— Oui, je le crains.

La promenade se poursuivit le long du quai. Devant l’embarcadère où le dernier vapeur du soir larguait ses amarres, Alice prit la main de Daldry qui frôlait la sienne.

— Deux amis peuvent se tenir par la main, n’est-ce pas ?

— Je suppose que oui, répondit Daldry.

— Alors, marchons encore un peu, si vous le voulez bien.

— Oui, c’est une bonne idée, marchons encore un peu, Alice.