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Alice s’arrêta sur le chemin du restaurant pour poster sa lettre à Daldry. En entrant dans la salle, elle entendit une vive altercation entre Mama Can et son neveu. Mais dès qu’elle s’approcha de l’office, Mama Can se tut et fit les gros yeux à Can pour qu’il se taise aussi, ce qui n’échappa nullement à Alice.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en enfilant son tablier.
— Rien, protesta Can dont le regard disait tout le contraire.
— Vous avez pourtant l’air bien fâché tous les deux, dit Alice.
— Une tante devrait avoir le droit de disputer son neveu sans que celui-ci lève les yeux au ciel et lui manque de respect, répondit Mama Can en haussant la voix.
Can sortit du restaurant en claquant la porte, oubliant même de saluer Alice.
— Ça a l’air sérieux, reprit Alice en s’approchant des fourneaux où le mari de Mama Can s’affairait.
Il se tourna vers elle une spatule à la main et lui fit goûter son ragoût.
— C’est délicieux, dit Alice.
Le cuisinier essuya ses mains sur son tablier et se dirigea sans dire un mot vers l’appentis pour y fumer une cigarette. Il jeta un regard excédé à sa femme avant de claquer la porte, à son tour.
— Belle ambiance, dit Alice.
— Ces deux-là sont toujours ligués contre moi, râla Mama Can. Le jour où je serai morte, les clients me suivront jusqu’au cimetière plutôt que de se faire servir par ces deux têtes de mules.
— Si vous me disiez ce qui se passe, je pourrais peut-être me ranger de votre côté, à deux contre deux, la partie serait plus égale.
— Mon crétin de neveu est un trop bon professeur, et toi tu apprends trop vite notre langue. Can devrait se mêler de ses affaires et tu devrais faire pareil. Va donc dans la salle au lieu de rester plantée là, tu vois des clients dans cette cuisine ? Non, alors file, ils attendent d’être servis, et ne t’avise pas de claquer la porte !
Alice ne se le fit pas répéter, elle posa sur la première étagère venue la pile d’assiettes que le commis venait d’essuyer et se rendit, carnet en main, vers la salle qui commençait à se remplir.
La porte de la cuisine à peine refermée, on entendit Mama Can hurler à son mari d’écraser sa cigarette et de retourner illico à ses fourneaux.
La soirée se poursuivit sans autre heurt, mais, chaque fois qu’Alice passait par la cuisine, elle constatait que Mama Can et son mari ne s’adressaient pas la parole.
Le lundi soir, le service d’Alice ne s’achevait jamais très tard, les derniers clients désertaient le restaurant aux alentours de vingt-trois heures. Elle termina de ranger la salle, défit son tablier, salua le mari cuisinier qui maugréa un vague au revoir, le commis, et enfin Mama Can qui la regarda sortir d’un drôle d’air.
Can l’attendait dehors, assis sur un muret.
— Mais où étais-tu passé ? Tu t’es sauvé comme un voleur. Et qu’as-tu donc fait à ta tante pour la mettre dans un état pareil ? Avec tes bêtises, nous avons tous passé une soirée affreuse, elle était d’une humeur de chien.
— Ma tante est bien plus têtue qu’un chien, nous nous sommes disputés, voilà tout, ça ira mieux demain.
— Et je peux savoir pourquoi vous vous êtes disputés ? Après tout, c’est moi qui en ai fait les frais.
— Si je vous le dis, elle sera encore plus en colère et le service de demain pire que ce soir.
— Pourquoi ? demanda Alice. Cela me concerne ?
— Je ne peux rien dire. Bon, assez bavardé, je vous raccompagne, il est tard.
— Tu sais, Can, je suis une grande fille et tu n’es pas obligé de m’escorter tous les soirs jusque chez moi. En quelques mois, j’ai eu le temps d’apprendre l’itinéraire. La maison où j’habite ne se trouve jamais qu’au bout de la rue.
— Ce n’est pas bien de vous moquer de moi, je suis payé pour m’occuper de vous, je fais juste mon travail, comme vous au restaurant.
— Comment ça, tu es payé ?
— M. Daldry continue de m’envoyer un mandat chaque semaine.
Alice regarda longuement Can et s’en alla sans rien dire. Can la rattrapa.
— Je le fais aussi par amitié.
— Ne me dis pas que c’est par amitié puisque tu es payé, dit-elle en accélérant le pas.
— Les deux ne sont pas incompatibles, et le soir les rues ne sont pas si sûres que vous le pensez. Istanbul est une grande ville.
— Mais Üsküdar est un village où tout le monde se connaît, tu me l’as répété cent fois. Maintenant, fiche-moi la paix, je connais mon chemin.
— C’est bon, soupira Can, j’écrirai à M. Daldry que je ne veux plus de son argent, ça vous va comme ça ?
— Ce qui me serait allé c’est que tu m’aies dit bien plus tôt qu’il continuait à te payer pour t’occuper de moi. Je lui avais pourtant écrit que je ne voulais plus de son aide, mais je constate qu’il n’en a fait qu’à sa tête, une fois encore, et ça me met en colère.
— Pourquoi le fait que quelqu’un vous aide vous met-il en colère ? C’est absurde.
— Parce que je ne lui ai rien demandé, et je n’ai besoin de l’aide de personne.
— C’est encore plus absurde, on a tous besoin de quelqu’un dans la vie, personne ne peut accomplir de grandes choses tout seul.
— Eh bien, moi, si !
— Eh bien, vous non plus ! Vous réussiriez à mettre au point votre parfum sans l’aide de l’artisan de Cihangir ? Vous auriez trouvé son atelier si je ne vous y avais pas emmenée ? Vous auriez rencontré le consul, et M. Zemirli, et le maître d’école ?
— N’exagère pas, le maître d’école, tu n’y es pour rien.
— Et qui a choisi de prendre la ruelle qui passait devant chez lui ? Qui ?
Alice s’arrêta et fit face à Can.
— Tu es d’une mauvaise foi incroyable. D’accord, sans toi, je n’aurais rencontré ni le consul ni M. Zemirli, je ne travaillerais pas dans le restaurant de ta tante, je n’habiterais pas à Üsküdar et j’aurais probablement déjà quitté Istanbul. C’est à toi que je dois tout cela, tu es satisfait ?
— Et vous ne seriez pas non plus passée devant l’impasse où se trouvait cette école !
— Je t’ai présenté mes excuses, nous n’allons pas passer toute la soirée là-dessus.
— Je n’ai pas dû bien saisir à quel moment vous vous êtes excusée. Et vous n’auriez rencontré aucune de ces personnes, ni trouvé un emploi chez ma tante, ni occupé la chambre qu’elle vous loue si M. Daldry ne m’avait pas embauché. Vous pourriez prolonger vos excuses et le remercier, lui aussi, au moins par la pensée. Je suis sûr qu’elles lui parviendraient d’une façon ou d’une autre.
— Je le fais dans chaque lettre que je lui écris, « monsieur je donne des leçons de morale », mais peut-être que tu dis cela uniquement pour que je ne lui interdise pas, dans ma prochaine lettre, de t’expédier tes mandats.
— Si, après tous les services que je vous ai rendus, vous voulez me faire perdre mon emploi, c’est vous que ça regarde.
— C’est bien ce que je disais, tu es d’une mauvaise foi incroyable.
— Et vous, aussi têtue que ma tante.
— C’est bon, Can, j’ai eu mon compte de disputes pour la soirée, pour tout le mois d’ailleurs.
— Alors allons prendre un thé, et faisons la paix.
Alice se laissa guider vers un café dont la terrasse, encore très fréquentée, occupait le fond d’une impasse.
Can leur commanda deux rakis, Alice préférait le thé qu’il lui avait promis, mais le guide ne l’écouta pas.
— M. Daldry n’avait pas peur de boire, lui.
— Parce que tu trouves courageux de se soûler ?
— Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question.
— Et bien, tu devrais, l’ivresse est un abandon stupide. Maintenant que nous avons trinqué au raki, pour te faire plaisir, tu vas me dire en quoi cette dispute avec ta tante me concernait.
Can hésita à répondre, mais l’insistance d’Alice eut raison de ses dernières réticences.
— C’est à cause de tous ces gens que je vous ai fait rencontrer. Le consul, M. Zemirli, le maître d’école, même si pour celui-là j’ai pourtant juré à ma tante que je n’y étais pour rien et que nous étions passés devant sa maison par hasard.
— Qu’est-ce qu’elle te reproche ?
— De me mêler de ce qui ne me regarde pas.
— En quoi cela la contrarie ?
— Elle dit que lorsque l’on s’occupe trop de la vie des autres, même en croyant bien faire, on finit par ne leur apporter que du malheur.
— Eh bien, j’irai rassurer Mama Can dès demain et lui expliquerai que tu ne m’as apporté que du bonheur.
— Vous ne pouvez pas dire une chose pareille à ma tante, elle saurait que je vous ai parlé et elle serait furieuse contre moi. D’autant que ce n’est pas tout à fait vrai. Si je ne vous avais pas présenté M. Zemirli, vous n’auriez pas été triste quand il est mort, et si je ne vous avais pas amenée dans cette ruelle, vous ne vous seriez pas sentie désemparée devant ce vieil instituteur. Je ne vous avais encore jamais vue comme ça.
— Il faut que tu te décides une fois pour toutes ! Soit ce sont tes talents de guide que nous ont conduits jusqu’à cette école, soit c’est un hasard et tu n’y es pour rien.
— Disons que c’est un peu des deux, le hasard a fait brûler le konak, et moi je vous ai conduite dans la ruelle, le hasard et moi étions associés dans cette affaire.
Alice repoussa son verre vide, Can le remplit aussitôt.
— Voilà qui me rappelle mes bonnes soirées avec M. Daldry.
— Pourrais-tu oublier Daldry cinq minutes ?
— Non, je ne crois pas, répondit Can après réflexion.
— Comment cette dispute est-elle arrivée ?
— Par la cuisine.
— Je ne te demandais pas où elle avait commencé, mais comment ?
— Ah, ça, je ne peux pas le dire, Mama Can m’a fait promettre.
— Eh bien, je te libère de ta promesse. Une femme peut lever la promesse qu’un homme a faite à une autre femme à condition que celles-ci s’entendent très bien et que cela ne cause aucun préjudice à l’une ou à l’autre. Tu ne le savais pas ?
— Vous venez de l’inventer ?
— À l’instant.
— C’est bien ce que je pensais.
— Can, dis-moi comment vous en êtes arrivés à parler de moi.
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
— Mets-toi à ma place. Imagine que tu nous aies surpris, Daldry et moi, en train de nous disputer à ton sujet, tu ne voudrais pas savoir pourquoi ?
— Pas besoin, non. J’imagine que M. Daldry m’aurait encore critiqué, que vous auriez pris ma défense et qu’il vous l’aurait reproché une fois de plus. Ce n’est pas très sorcier, vous voyez.
— Tu me rends dingue !
— Et moi, c’est ma tante qui me rend dingue à cause de vous, alors nous voilà à égalité.
— D’accord, donnant-donnant, je ne dis rien à Daldry dans ma prochaine lettre au sujet de tes mandats, et toi tu m’avoues comment cette dispute a commencé.
— C’est du chantage, et vous m’obligez à trahir Mama Can.
— Et moi, en ne disant rien à Daldry, je trahis mon indépendance, tu vois, nous sommes toujours à égalité.
Can regarda Alice et lui remplit de nouveau son verre.
— Buvez d’abord, dit-il sans la quitter des yeux.
Alice vida le verre d’un trait et le reposa brutalement sur la table.
— Je t’écoute !
— Je crois que j’ai retrouvé Mme Yilmaz, déclara Can.
Et, devant le regard hébété d’Alice, il ajouta :
— Votre nourrice… je sais où elle habite.
— Comment l’as-tu retrouvée ?
— Can est toujours le meilleur guide d’Istanbul et cela est vrai sur les deux rives du Bosphore. Voilà presque un mois que je pose des questions par-ci et par-là. J’ai sillonné toutes les rues d’Üsküdar et j’ai fini par trouver quelqu’un qui la connaissait. Je vous l’avais dit, Üsküdar est un endroit où tout le monde se connaît, ou, disons, un endroit où tout le monde connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un… Üsküdar est un petit village.
— Quand pourrons-nous aller la voir ? demanda Alice fébrile.
— Quand le moment sera venu, et Mama Can ne devra rien savoir !
— Mais de quoi se mêle-t-elle ! Et pourquoi ne voulait-elle pas que tu m’en parles ?
— Parce que ma tante a des théories sur tout. Elle affirme que les choses du passé doivent rester dans le passé, qu’il n’est jamais bon de réveiller les vieilles histoires. On ne doit pas exhumer ce que le temps a recouvert, elle prétend que je vous ferais du mal en vous conduisant chez Mme Yilmaz.
— Mais pourquoi ? demanda Alice.
— Ça, je n’en sais rien, nous l’apprendrons peut-être en y allant quand même. Maintenant, j’ai votre promesse que vous serez patiente et que vous attendrez sans rien dire que j’organise cette visite ?
Alice promit et Can la supplia de le laisser la raccompagner chez elle, tant qu’il était encore en état de le faire. Avec le nombre de verres de raki qu’il avait sifflés en lui faisant cet aveu, il était plus qu’urgent de se mettre en route.
*
Le lendemain soir, en rentrant de l’atelier de Cihangir, Alice passa à toute vitesse chez elle se changer avant de prendre son service à dix-neuf heures.
La vie dans le restaurant de Mama Can semblait avoir repris son cours normal. Le mari cuisinier s’affairait aux fourneaux, hurlant aussitôt qu’un plat était prêt, Mama Can surveillait la salle depuis le comptoir-caisse, ne le quittant que pour aller saluer les habitués et désignant d’un regard les tables où il fallait placer les gens selon l’importance qu’elle leur accordait. Alice prenait les commandes, zigzaguait entre les clients et la cuisine, et le commis faisait du mieux qu’il pouvait.
Vers vingt et une heures, au moment du « coup de feu », Mama Can abandonna son tabouret en soupirant pour aller leur prêter main-forte.
Mama Can observait discrètement Alice qui de son côté faisait bien des efforts pour ne rien révéler du secret que lui avait confié Can.
Lorsque le dernier client s’en fut allé, Mama Can ferma le verrou de la porte, repoussa une chaise et s’installa à une table, ne quittant pas des yeux Alice qui, comme à chaque fin de service, mettait le couvert du lendemain. Elle ôtait la nappe sur la table voisine de celle qu’occupait Mama Can, quand celle-ci lui confisqua le chiffon avec lequel elle astiquait le bois et lui prit la main.
— Va donc nous préparer un thé à la menthe, ma chérie, et reviens me voir avec deux verres.
L’idée de souffler un peu n’était pas pour déplaire à Alice. Elle se rendit à la cuisine et reparut quelques instants plus tard. Mama Can ordonna au commis de fermer le volet du passe-plat, Alice posa son plateau et s’assit en face d’elle.
— Tu es heureuse ici ? demanda la patronne en leur servant le thé.
— Oui, répondit Alice, perplexe.
— Tu es courageuse, dit Mama Can, tout moi quand j’avais ton âge, le travail ne m’a jamais fait peur. C’est une drôle de situation quand on y pense, entre notre famille et toi, tu ne trouves pas ?
— Quelle situation ? demanda Alice.
— La journée mon neveu travaille pour toi, et, le soir, toi, tu travailles pour sa tante. C’est presque une affaire de famille.
— Je n’y avais jamais pensé ainsi.
— Tu sais, mon mari ne parle pas beaucoup, il dit que je ne lui en laisse pas le temps, je parle pour deux, paraît-il. Mais il t’apprécie et t’estime.
— Je suis très touchée, moi aussi je vous aime tous.
— Et la chambre que je te loue, tu t’y plais ?
— J’aime le calme qui y règne, la vue est magnifique et j’y dors très bien.
— Et Can ?
— Pardon ?
— Tu n’as pas compris ma question ?
— Can est un guide formidable, certainement le meilleur d’Istanbul ; au fil des journées que nous avons passées ensemble, il est devenu un ami.
— Ma fille, ce ne sont plus des journées, mais des semaines dont tu parles, et ces semaines sont devenues des mois. Tu as conscience du temps qu’il passe avec toi ?
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire, Mama Can ?
— Je te demande juste de faire attention à lui. Tu sais, les coups de foudre, ça n’existe que dans les livres. Dans la vraie vie, les sentiments se construisent aussi lentement que l’on battit sa maison, pierre après pierre. Si tu imagines que je me suis pâmée d’amour devant mon cuisinier de mari la première fois que je l’ai vu ! Mais, après quarante années de vie commune, je l’aime drôlement, cet homme. J’ai appris à aimer ses qualités, à m’accommoder de ses défauts et, quand je me fâche avec lui, comme hier soir, je m’isole et je réfléchis.
— Et vous réfléchissez à quoi ? demanda Alice, amusée.
— J’imagine une balance ; sur un plateau, je pose ce qui me plaît chez lui et, sur l’autre, ce qui m’énerve. Et quand je regarde la balance, je la vois en équilibre, penchant toujours légèrement du bon côté. C’est parce que j’ai la chance d’avoir un mari sur lequel je peux compter. Can est un homme qui est bien plus intelligent que son oncle, et, à la différence de celui-ci, il est plutôt bel homme.
— Mama Can, je n’ai jamais voulu séduire votre neveu.
— Je le sais bien, mais c’est de lui que je te parle. Il serait prêt à retourner tout Istanbul pour toi, tu ne vois donc rien ?
— Je suis désolée, Mama Can, je n’avais jamais pensé que…
— Je le sais aussi, tu travailles tellement que tu n’as pas une minute pour penser. Pourquoi crois-tu que je t’aie interdit de venir ici le dimanche ? Pour que ta tête se repose un jour par semaine et que ton cœur trouve une raison de battre. Mais je vois bien que Can ne te plaît pas, tu devrais le laisser tranquille. Maintenant, tu connais bien le chemin pour aller chez ton artisan de Cihangir. Les beaux jours sont revenus, tu pourrais t’y rendre seule.
— Je lui parlerai dès demain.
— Ce n’est pas la peine, tu n’as qu’à lui dire que tu n’as plus besoin de ses services. S’il est vraiment le meilleur guide de la ville, il trouvera très vite d’autres clients.
Alice plongea son regard dans les yeux de Mama Can.
— Vous ne voulez plus que je travaille ici ?
— Je ne t’ai pas dit ça, qu’est-ce que tu vas imaginer ? Je t’apprécie beaucoup, les clients aussi, et je suis ravie de te voir chaque soir ; si tu ne venais plus, je crois même que je m’ennuierais de toi. Garde ton métier, ta chambre où tu dors si bien et où la vue est belle, occupe tes journées à Cihangir et tout ira pour le mieux.
— Je comprends, Mama Can, je vais réfléchir.
Alice ôta son tablier, le plia et le posa sur la table.
— Pourquoi vous êtes-vous fâchée avec votre mari hier soir ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la porte du restaurant.
— Parce que je suis comme toi, ma chérie, j’ai le caractère bien trempé et je pose trop de questions. À demain ! File maintenant, je refermerai derrière toi.
*
Can attendait Alice sur un banc. À son passage, il se leva et la fit sursauter en l’abordant.
— Je ne t’avais pas entendu.
— Je suis désolé, je ne voulais pas vous effrayer. Vous faites une drôle de tête, ça ne s’est pas arrangé au restaurant ?
— Si, tout est rentré dans l’ordre.
— Avec Mama Can, les orages ne durent jamais très longtemps. Venez, je vous raccompagne.
— Il faut que je te parle, Can.
— Moi aussi, avançons. J’ai des nouvelles pour vous et je préfère vous les dire en marchant. La raison pour laquelle le vieil instituteur ne croise plus Mme Yilmaz au marché, c’est qu’elle a quitté Istanbul. Elle est retournée finir sa vie dans ce qui était jadis sa ville, elle habite maintenant Izmit et j’ai même son adresse.
— C’est loin d’ici ? Quand pourrons-nous aller la voir ?
— C’est à environ cent kilomètres, une heure de train. On peut aussi s’y rendre par la mer, je n’ai encore rien organisé.
— Qu’attends-tu ?
— Je préfère être certain que vous voulez vraiment la rencontrer.
— Évidemment, qu’est-ce qui t’en fait douter ?
— Je ne sais pas, ma tante a peut-être raison quand elle dit qu’il n’est pas bon de déterrer les choses du passé. Si vous êtes heureuse aujourd’hui, à quoi ça sert ? Autant regarder devant soi et penser à l’avenir.
— Je n’ai rien à redouter du passé, et puis chacun de nous a besoin de connaître son histoire. Je me demande sans cesse pourquoi mes parents ont occulté un pan de ma vie. À ma place, tu ne voudrais pas savoir ?
— Et s’ils avaient de bonnes raisons, si c’était pour vous protéger ?
— Me protéger de quoi ?
— De mauvais souvenirs ?
— J’avais cinq ans et je n’en garde aucun, et puis il n’y a rien de plus inquiétant que l’ignorance. Si je connaissais la vérité, quelle qu’elle soit, je m’en ferais au moins une raison.
— J’imagine que ce voyage en bateau pour rentrer chez eux a dû être terrible et votre mère devait bénir le ciel que vous ne vous souveniez de rien de tout cela. C’est probablement la raison de son silence.
— Je le suppose aussi, Can, mais ce n’est qu’une supposition, et pour te dire la vérité, j’aimerais tellement que l’on me parle d’eux, même pour me dire des choses anodines. Comment ma mère s’habillait, ce qu’elle me disait le matin avant que je parte à l’école, comment était notre vie dans cet appartement de la cité Roumélie, ce que nous faisions les dimanches… Ce serait une façon comme une autre de renouer avec eux, ne serait-ce que le temps d’une conversation. C’est si dur de faire son deuil quand on n’a pas pu se dire au revoir… ils me manquent autant qu’aux premiers jours de leur disparition.
— Au lieu d’aller à l’atelier de Cihangir, je vous conduirai demain chez Mme Yilmaz, mais pas un mot à ma tante, j’ai votre parole ? demanda Can, au pied de la maison d’Alice.
Elle le regarda attentivement.
— Tu as quelqu’un dans ta vie, Can ?
— J’ai beaucoup de gens dans ma vie, mademoiselle Alice. Des amis et une très grande famille, presque un peu trop nombreuse à mon goût.
— Je voulais dire quelqu’un que tu aimes.
— Si vous voulez savoir si une femme est dans mon cœur, je vous dirai que toutes les jolies filles d’Üsküdar le visitent chaque jour. Ça ne coûte rien et ça n’offense personne d’aimer en silence, n’est-ce pas ? Et vous, vous aimez quelqu’un ?
— C’est moi qui t’ai posé la question.
— Qu’est-ce que ma tante est allée vous raconter ? Elle inventerait n’importe quoi pour que j’arrête de vous aider dans vos recherches. Elle est si obstinée quand elle a une idée en tête qu’elle aurait pu vous faire croire que je comptais vous demander en mariage, mais, je vous rassure, je n’en avais pas l’intention.
Alice prit la main de Can dans la sienne.
— Je te promets que je ne l’ai pas crue une seconde.
— Ne faites pas cela, soupira Can en retirant sa main.
— C’était juste un geste d’amitié.
— Peut-être, mais l’amitié n’est jamais innocente entre deux êtres qui ne sont pas du même sexe.
— Je ne suis pas d’accord avec toi, ma plus grande amitié, je la partage avec un homme, nous nous connaissons depuis l’adolescence.
— Il ne vous manque pas ?
— Si, bien sûr, je lui écris chaque semaine.
— Et il répond à toutes vos lettres ?
— Non, mais il a une bonne excuse, je ne les lui poste pas.
Can sourit à Alice et s’en alla en marchant à reculons.
— Et vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous n’envoyiez jamais ces lettres ? Je crois qu’il est temps de rentrer, il est tard.
*
Cher Daldry,
C’est le cœur en désordre que je rédige cette lettre. Je crois être arrivée au terme de ce voyage et, pourtant, si je vous écris ce soir, c’est pour vous annoncer que je ne rentrerai pas, tout du moins pas avant longtemps. En lisant les lignes qui vont suivre, vous comprendrez pourquoi.
Hier matin, j’ai retrouvé la nourrice de mon enfance. Can m’a conduite chez Mme Yilmaz. Elle habite une maison au sommet d’une ruelle pavée qui n’était dans le temps couverte que de terre. Il faut que je vous dise aussi qu’au bout de cette ruelle se trouve un grand escalier…
Comme chaque jour, ils avaient quitté Üsküdar de bon matin, mais ainsi que Can l’avait promis à Alice, ils s’étaient rendus à la gare d’Haydarpasa. Le train avait quitté le quai à neuf heures trente. Le visage collé à la vitre du compartiment, Alice s’était demandé à quoi ressemblerait sa nourrice et si son visage réveillerait des souvenirs. Arrivés à Izmit une heure plus tard, ils avaient pris un taxi qui les conduisit sur les hauteurs d’une colline, dans le plus vieux quartier de la ville.
La maison de Mme Yilmaz était bien plus âgée que sa propriétaire. Bâtie en bois, elle penchait étrangement de côté et semblait prête à s’écrouler à tout moment. Les lambris de la façade n’étaient plus retenus que par de vieux clous étêtés, les fenêtres rongées par le sel, et les morsures de maints hivers s’accrochaient péniblement à leurs châssis. Alice et Can frappèrent à la porte de cette demeure moribonde. Lorsque celui qu’elle prit pour le fils de Mme Yilmaz la fit entrer dans le salon, Alice fut saisie par l’odeur de résine du bois fumant dans la cheminée, des livres anciens qui sentaient le lait caillé, d’un tapis qui sentait la douceur sèche de la terre, d’une paire de vieilles bottes en cuir qui sentaient encore la pluie.
— Elle est en haut, dit l’homme en désignant l’étage, je ne lui ai rien dit, simplement qu’elle aurait de la visite.
Et, gravissant l’escalier bringuebalant, Alice perçut le parfum de lavande des cantonnières, l’odeur de l’huile de lin qui lustrait la rambarde, des draps amidonnés qui sentaient la farine, et, dans la chambre de Mme Yilmaz, celle de la naphtaline qui sentait la solitude.
Mme Yilmaz lisait, assise sur son lit. Elle fit glisser ses lunettes sur la pointe de son nez et regarda ce couple qui venait de frapper à sa porte.
Elle dévisagea Alice qui s’approchait, retint son souffle avant de pousser un long soupir, et ses yeux s’emplirent de larmes.
Alice ne voyait sur ce lit qu’une vieille femme qui lui était étrangère jusqu’à ce que Mme Yilmaz la prenne dans ses bras en sanglotant et la serre contre elle…
… le nez plongé dans sa nuque, j’ai reconnu l’accord parfait de mon enfance, retrouvé les odeurs du passé, le parfum des baisers reçus avant d’aller au lit. J’ai entendu, surgi de cette enfance, le bruissement des rideaux qui s’ouvraient le matin, la voix de ma nourrice me criant : « Anouche, lève-toi, il y a un si joli bateau dans la rade, il faut que tu viennes voir ça. »
J’ai retrouvé l’odeur du lait chaud dans la cuisine, revu les pieds d’une table en merisier sous laquelle j’aimais tant me cacher. J’ai entendu les marches de l’escalier craquer sous les pas de mon père, et j’ai revu soudain, sur un dessin à l’encre noire, deux visages que j’avais oubliés.
J’ai eu deux mères et deux pères, Daldry, je n’en ai plus aucun.
Il a fallu du temps pour que Mme Yilmaz sèche ses larmes, ses mains me caressaient les joues et ses lèvres me couvraient de baisers. Elle murmurait mon prénom sans pouvoir s’arrêter : « Anouche, Anouche, ma toute petite Anouche, mon soleil, tu es revenue voir ta vieille nourrice. » Et, à mon tour, j’ai pleuré, Daldry. J’ai pleuré, de toute mon ignorance, de n’avoir jamais su que ceux qui m’ont fait naître ne m’ont pas vue grandir, que ceux que j’ai aimés et qui m’ont élevée m’avaient adoptée pour me sauver la vie. Je ne me prénomme pas Alice, mais Anouche, avant d’être une Anglaise, je suis une Arménienne et mon vrai nom n’est pas Pendelbury.
À cinq ans, j’étais une enfant silencieuse, une petite fille qui refusait de parler sans que l’on sache pourquoi. Mon univers n’était fait que d’odeurs, elles étaient mon langage. Mon père, cordonnier, possédait un grand atelier et deux commerces, sur l’une et l’autre rive du Bosphore. Il était, m’a affirmé Mme Yilmaz, le plus réputé d’Istanbul et on venait le voir de tous les faubourgs de la ville. Mon père s’occupait du magasin de Péra, ma mère gérait celui de Kadıköy et, chaque matin, Mme Yilmaz me conduisait à l’école, au fond d’une petite impasse d’Üsküdar. Mes parents travaillaient beaucoup, mais le dimanche mon père nous emmenait toujours nous promener en calèche.
Au début de l’année 1914, un énième médecin avait suggéré à mes parents que mon mutisme n’était pas une fatalité, que certaines plantes médicinales pourraient calmer mes nuits troublées par de violents cauchemars et que le sommeil retrouvé me délierait la langue. Mon père avait pour client un jeune pharmacien anglais qui aidait des familles en difficulté. Chaque semaine, Mme Yilmaz et moi nous rendions rue Isklital.
Dès que je voyais la femme de ce pharmacien, paraît-il, je criais son prénom d’une voix claire.
Les potions de M. Pendelbury eurent des vertus miraculeuses. Au bout de six mois de traitement, je dormais comme un ange et retrouvais de jour en jour le goût de la parole. La vie redevint heureuse, jusqu’au 25 avril 1915.
Ce jour-là, à Istanbul, notables, intellectuels et journalistes, médecins, enseignants et commerçants arméniens furent arrêtés au cours d’une rafle sanglante. La plupart des hommes furent exécutés sans jugement, et ceux qui avaient survécu furent déportés vers Adana et Alep.
En fin d’après-midi, la rumeur des massacres parvint jusqu’à l’atelier de mon père. Des amis turcs étaient venus le prévenir de mettre sa famille à l’abri au plus vite. On accusait les Arméniens de comploter avec les Russes, ennemis de l’époque. Rien de cela n’était vrai, mais la fureur nationaliste avait embrasé les esprits et, en dépit des manifestations de bien des Stambouliotes, les assassinats s’étaient perpétrés dans la plus grande impunité.
Mon père se précipita pour venir nous rejoindre, en chemin, il croisa une patrouille.
« Ton père était un homme bon, me répétait Mme Yilmaz, il courait dans la nuit pour venir vous sauver. C’est près du port qu’ils l’ont attrapé. Ton père était aussi le plus courageux des hommes, lorsque les fous sauvages ont fini leur sale besogne et l’ont laissé pour mort, il s’est relevé. En dépit de ses blessures, il a marché et trouvé le moyen de traverser le détroit. La barbarie n’avait pas encore gagné Kadıköy.
« Nous l’avons vu rentrer en sang au milieu de la nuit, le visage tuméfié, il était méconnaissable. Il est allé vous voir dans la chambre où vous dormiez et puis il a supplié ta mère de ne pas pleurer, pour ne pas vous réveiller. Il nous a réunies ta mère et moi dans le salon et nous a expliqué ce qui se passait en ville, les meurtres qu’on y commettait, les maisons qu’on brûlait, les femmes qu’on molestait. L’horreur dont les hommes sont capables quand ils perdent leur humanité. Il nous a dit qu’il fallait à tout prix vous protéger, quitter la ville sur-le-champ, atteler la carriole et fuir vers la province où les choses seraient certainement plus calmes. Ton père m’a suppliée de vous héberger dans ma famille, ici, dans cette maison d’Izmit où tu as passé quelques mois. Et, quand ta mère en larmes lui a demandé pourquoi il laissait entendre qu’il ne ferait pas partie du voyage, ton père lui a répondu, je m’en souviens encore : “Je vais m’asseoir un peu, mais seulement parce que je suis fatigué.”
« Il y avait de la fierté chez lui, de celle qui vous tient droit comme le fer d’une lance, de celle qui vous oblige à vous tenir debout, en toutes circonstances.
« Assis sur sa chaise, il a fermé les yeux, ta mère agenouillée l’enlaçait. Il a posé une main sur sa joue, lui a souri, et puis il a poussé un long soupir, sa tête s’est inclinée de côté et il n’a plus rien dit. Ton père est mort le sourire aux lèvres, en regardant ta mère, comme il l’avait décidé.
« Je me souviens, quand tes parents se disputaient, ton père me disait : “Vous savez, madame Yilmaz, elle est en colère parce que nous travaillons trop, mais quand nous serons vieux, je lui achèterai une belle demeure à la campagne, avec des terres autour et elle sera la plus heureuse des femmes. Et moi, madame Yilmaz, quand je mourrai dans cette maison qui sera le fruit de nos efforts, le jour où je m’en irai, ce sont les yeux de ma femme que je veux voir au tout dernier moment.”
« Ton père me racontait cela en parlant très fort pour que ta mère l’entende. Alors elle laissait passer quelques minutes et, quand il mettait son manteau, elle venait à la porte et elle lui disait : “D’abord, rien ne dit que tu me quitteras le premier, et moi le jour où je mourrai, à cause de tes satanées cordonneries qui m’auront épuisée, ce sont des semelles en cuir que je verrai dans mon dernier délire.”
« Et puis ta mère l’embrassait en lui jurant qu’il était le cordonnier le plus exigeant de la ville, mais qu’elle n’en aurait voulu aucun autre pour mari.
« Nous avons couché ton père dans son lit, ta mère l’a bordé, comme s’il dormait. Elle l’embrassait et lui chuchotait des mots d’amour qui ne regardent qu’eux. Elle m’a demandé d’aller vous réveiller et puis nous sommes partis puisque ton père nous l’avait ordonné.
« Pendant que j’attelais la carriole, ta mère finissait de préparer une valise, elle y a mis quelques affaires et ce dessin d’elle et de ton père que tu vois là, sur la commode, entre les deux fenêtres de ma chambre. »
Daldry, j’ai avancé vers la fenêtre et pris le cadre dans mes mains. Je n’ai reconnu aucun de leurs visages, mais cet homme et cette femme qui me souriaient dans leur éternité étaient mes vrais parents.
« Nous avons roulé une bonne partie de la nuit, a poursuivi Mme Yilmaz, et sommes arrivés avant l’aube à Izmit, où ma famille vous a accueillis.
« Ta mère était inconsolable. Elle passait la plupart de ses journées assise au pied du grand tilleul que tu peux voir depuis la fenêtre. Quand elle allait mieux, elle t’emmenait marcher dans les champs, cueillir des bouquets de roses et de jasmin. En chemin tu nous récitais toutes les odeurs que tu rencontrais.
« On croyait être en paix, que la folie barbare avait été contenue, que les horreurs qu’Istanbul avait connues étaient celles d’une seule nuit. Mais nous nous trompions. La haine gangrenait tout le pays. Au mois de juin, mon jeune neveu arriva essoufflé, criant qu’on arrêtait les Arméniens dans les quartiers bas de la ville. On les regroupait sans ménagement aux alentours de la gare avant de les faire grimper dans des wagons à bestiaux, en les malmenant plus que les animaux que l’on destine à l’abattoir.
« J’avais une sœur qui vivait dans une grande demeure sur le Bosphore, cette sotte était si belle qu’elle avait séduit un riche notable, un homme bien trop puissant pour que l’on ose entrer dans sa maison sans y avoir été convié. Elle et son mari avaient un cœur en or et ils n’auraient jamais laissé quelqu’un, et pour quelque raison que ce soit, toucher à un cheveu d’une femme ou de l’un de ses enfants. Nous avons réuni un conseil de famille et décidé que, dès la nuit tombée, je vous y conduirais. À dix heures du soir, mon Anouche, je m’en souviens comme si c’était hier, nous avons pris la petite valise noire, et nous sommes partis dans l’obscurité des ruelles d’Izmit. Du haut de l’escalier qui se trouve au bout de notre rue, on pouvait voir des feux s’élever dans le ciel. Les maisons des Arméniens brûlaient près du port. Nous nous sommes faufilés, évitant plusieurs fois des régiments sauvages qui décimaient la communauté arménienne. Nous nous sommes cachés dans les ruines d’une vieille église. Comme des innocents, nous avons cru que le pire était passé, alors nous sommes sortis. Ta mère te tenait par la main et, soudain, ils nous ont vus. »
Mme Yilmaz s’est arrêtée de parler, elle sanglotait, et moi je la consolais dans mes bras. Elle a pris son mouchoir, s’est essuyé le visage et elle a continué son pénible récit.
« Il faut que tu me pardonnes, Anouche, plus de trente-cinq années ont passé, et je n’arrive toujours pas à en parler sans pleurer. Ta mère s’est agenouillée devant toi, elle t’a dit que tu étais sa vie, sa petite merveille, qu’il fallait que tu survives à tout prix, que, quoi qu’il lui arrive, elle veillerait toujours sur toi, et que tu serais toujours dans son cœur, où que tu sois. Elle t’a dit qu’elle devait te laisser, mais qu’elle ne te quitterait jamais. Elle s’est approchée de moi, a glissé ta main dans la mienne, et nous a poussées dans l’ombre d’une porte cochère. Elle nous a tous embrassés et m’a suppliée de vous protéger. Puis elle est partie seule dans la nuit, au-devant de la colonne des barbares. Pour qu’ils ne viennent pas vers nous, pour qu’ils ne nous voient pas, c’est elle qui est allée vers eux.
« Quand ils l’ont emmenée, je vous ai fait descendre la colline à travers des sentiers que je connais depuis toujours. Mon cousin nous attendait dans une crique, sur sa barque de pêche amarrée au ponton. Nous avons pris la mer et, bien avant que le jour se lève, nous avons accosté. On a marché encore, et enfin nous sommes arrivés dans la maison de ma sœur. »