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L'objet authentique
En baptisant Moins que rien, dans la Nouvelle Revue française de janvier 1998, un petit groupe d'écrivains contemporains caractérisés par une apparente modestie de propos et d'esthétique (courts textes, sujets minimes), Bertrand Visage laissait entendre que la pauvreté littéraire aurait à voir avec une forme de fraternité. Se pencher sur les sensations que tout le monde a pu éprouver, sur les objets les plus communs (le verre de bière pour Delerm, les albums de Bicot ou le penalty pour Cornière, le vieux poêle et les champignons pour Holder) contribuerait à rétablir, par la littérature, un lien social: «chaque gorgée de bonheur privé introduit en secret une soif de lien collectif, une interrogation sur la façon dont les hommes vivent ensemble», déclarait le rédacteur en chef de la NRF. Parmi tous les problèmes que pose cette affirmation hâtive, qui règle à peu de frais la question du passage du particulier au collectif, l'un des plus évidents pourrait se formuler ainsi: comment une «gorgée de bonheur privé» peut-elle susciter une «interrogation» à caractère social?
Le Moins que rien, c'est vrai, nous propose ses productions en toute modestie. Il paraît nous dire, avec un léger sourire: oui, il ne s'agit que de cela, je sais bien que ce n'est pas grand-chose, mais la vie, la vraie vie, n'est-elle pas faite de ces pas grand-chose? Dans le pas grand-chose décrit par le Moins que rien gît le petit trésor d'une vérité dont il semble qu'on ne peut vraiment la tenir avec certitude qu'à raison de son caractère réduit. Les vérités trop grandes ne sont à personne en particulier. Cette petite vérité à la fois très particulière et collective constitue le sens de ce que l'on pourrait appeler l'objet authentique.
Qu'est-ce qu'un objet authentique! Comment peut-on en bricoler? L'objet authentique se caractérise par sa banalité. Il ne fait pas partie de ces bibelots rares que les collectionneurs s'arracheraient. Il n'a pas de valeur marchande, ne se signale a priori par rien de particulier. L'objet authentique est un objet de série, ou fait partie de ceux que n'importe qui pourrait trouver. Pourquoi? Parce qu'il s'agit de démontrer que la rareté habite le cœur de nos vies, qu'un peu d'attention suffit pour cueillir cette fleur dans le grand pré uniforme du monde. On aboutit à ce paradoxe: tout est rare, tout est extraordinaire et savoureux, sauf, justement, les objets extraordinaires. Comment un tel miracle est-il possible? C'est que la valeur n'est pas dans l'objet, mais dans son usage, dans les savoirs très spécialisés mobilisés pour le reconnaître, le manier, en jouir. Ainsi, l'objet authentique idéal sera lié à un usage quotidien. D'où l'importance du thème météorologique, à qui un chapitre de La Belle Jardinière est consacré: rien de plus subtilement différencié que ce qui se passe tous les jours, sans cesse, dans le temps. L'objet authentique représente la synthèse idéale de l'unique (ma vie, mon usage) et du commun, par conséquent crée aisément l'illusion d'une communion. Le Moins que rien paraît s'ingénier à rendre à tout un chacun ce qui lui appartenait déjà sans qu'il le sache.
Pierre Autin-Grenier
ou la philosophie de comptoir
On comprend que cette démarche puisse séduire. Mais la critique a tendance à prendre les principes esthétiques pour la réalité du texte. Les généralités émises par Bertrand Visage ne correspondent pas toujours aux mots, et certains Moins que rien tombent dans le piège qu'ils se sont tendu à eux-mêmes: la synthèse du général et du particulier, la recherche du dénominateur commun font courir le risque du propos de comptoir érigé en littérature. Associer le banal et le cosmique peut donner des textes drôles et bouleversants. C'est ce que ne cessait de faire Vialatte dans ses chroniques. Les préoccupations les plus quotidiennes, jardinage, soins de beauté, y prenaient des dimensions métaphysiques. Mais les Moins que rien, à partir du même principe, inversent la démarche de Vialatte. Le cliché y devient une réponse toute faite, alors que Vialatte le prenait comme matière première, le travaillait jusqu'à le transformer en autre chose, une invention, une question.
Contrairement à ce que dit Bertrand Visage, chez certains des auteurs publiés dans le même numéro de la NRF , la banalité tient lieu d'inventivité, l'interrogation se fige en poncif. Lorsqu'il parle du Lagarde et Michard, François de Cornière ressort les inusables plaisanteries sur les couples de noms, «Boule et Bill», «Boileau et Narcejac». Il oublie Roux et Combaluzier, Jacob et Delafon. Pierre Autin-Grenier nous informe de la «réelle vacuité de nos existences», de «la fragilité du Bidochon». Nous apprenons que «notre pouvoir de décider ne vaut pas tripette». L'expression familière toute faite tient lieu d'audace stylistique. Du moment que l'écrivain s'exprime comme le premier venu, c'est sûr, il resserre le «lien collectif» autour de quelques vérités premières. L'homme, notons le caractère novateur de la métaphore, est une «infime particule de poussière» qui s'acharne «à un joyeux hara-kiri». S'agit-il de création, ou de conversation à bâtons rompus sur le zinc du bistrot?
Inévitablement, ces intéressantes considérations se poursuivent autour d'un plat «authentique» (gibelotte de lapin), servi par une dame anonyme, mais dévouée, dont le rôle se réduit à remplir les assiettes et à recueillir inquiétudes cosmiques et trouvailles du philosophe narrateur. Ce dernier l'entretient de «Copernic, Darwin et Freud», dont on apprend que «c'est quand même pas les Pieds nickelés». Dans le genre métaphysique et gros rouge, les Brèves de comptoir recueillies par Jean-Marie Gourio font preuve d'une créativité nettement plus convaincante.
Eric Holder et son œil à craterelles
Il y a plus ennuyeux. En fait d'intérêt envers le «collectif», on s'aperçoit que la littérature envisagée de cette manière ne fonctionne plus que sur le localisme, et en grande partie sur ce comble du localisme qu'est l’égocentrisme. Éric Holder, dans La Belle Jardinière , fournit un bon exemple du localisme extrême pris comme valeur. Il faut un quelque part: ce sera la Seine-et -Marne. En Seine-et-Marne, le petit coin à nul autre pareil (en dépit bien entendu de son apparente banalité, mais il faut savoir regarder): Thiercelieux. Formules typiques: «ici, on…». Pour que l'extraordinaire du banal soit complet, il importe évidemment qu'on ne puisse «chercher ce nom sur une carte» (cliché et rodomontade: voir la carte Michelin au 200.000e n° 61. L 'auteur de ces lignes, il le confie en toute modestie, connaît et pratique Thiercelieux depuis longtemps). Enfin, à Thiercelieux, les zones bien particulières, coins à champignons par exemple. D'où une spécialisation extrême, qui fait de chaque individu un concentré de particularités répondant aux particularités de la nature: «J'aime y aller [aux champignons] avec G., qui est dessinateur: il a un œil à cèpes. Je l'ai, pour moi, à craterelles.»
Ce passage est le plus significatif de ce petit livre. Le narrateur a l'œil à craterelles: cela signifie en réalité qu'il n'a d'œil que pour lui. Ayant l'air de parler des choses, on ne parle que de soi, de sa fine et admirable capacité à accueillir le monde. Le monde n'est au fond que la traduction des aptitudes et des capacités de l'auteur, nanti d'un œil à craterelles, d'une main à courgettes, d'un nez à choux-fleurs. L'écrivain de l'objet authentique fait la roue en toute modestie. L'incipit de La Belle Jardinière est révélateur, dans sa fausse ironie, de cette vraie fatuité: «Je suis l'écrivain le plus connu de Thiercelieux.» Cette obsessionnelle préoccupation de soi, conséquence logique du localisme, se retrouve partout: lors d'une séance de strip-tease agricole, le narrateur, au départ simple comparse, s'avère unique objet des désirs de la belle: «Elle ne cessait pas de me regarder», «- C'est toi qu'elle veut. – Je sais». Il nous explique que construire un mur, c'est faire un portrait, tout le passage se terminant par ces deux mots: «le mien»; il raconte comment il a été choisi, «au nom d'une certaine idée de la littérature française», par un grand critique élitiste pour qui la littérature «était affaire d'honneur et de goût». Hélas, le «goût» du Holder écrivain se contente bien souvent de telles pauvretés: «Il n'est pas étonnant que certains champignons soient hallucinogènes. Ils sont déjà hallucinants.»
La quête de l'objet authentique menace naturellement de verser dans l'autosatisfaction, et plus encore dans la satisfaction en général. Le minimalisme a vocation à devenir une variété microscopique du pittoresque. De même qu'il y eut une littérature cosmopolite, Larbaud et Morand, voici la littérature microcosmopolite, qui nous envoie des cartes postales touristiques du potager du coin. Ce n'est pas tellement le potager qui est en cause, mais la carte postale: l'esthétique de la couleur locale, assumée sans ironie et sans interrogation. Les choses sont ce qu'elles sont, tout est bien. Les gens ont raison d'être comme ils sont. L'objet authentique est bourré d'être jusqu'à la gueule, abominablement confortable. Comme le dit Éric Holder, «ces dimanches-là, nous savons bien qui nous sommes, et où nous sommes.» On peut rêver pour la littérature d'autres ambitions que de se faire le matelas des siestes postprandiales.
Le je de Holder affiche sa qualité d'artiste, d'écrivain, en même temps que les symptômes de son authenticité, le lieu perdu, le vieux poêle, le savoir-faire, l'intuition des choses de la nature. Les deux instances de cette double identité s'emploient, dans La Belle Jardinière , à se passer la rhubarbe et le séné: l'écrivain recueille l'authentique, le fait passer dans le langage, car l'authentique ne consent pas à se dire, il a autre chose à faire, sa tâche à lui c'est d'être. Et quand on est, on n'a pas besoin de le dire. De son côté, l'authentique attribue à l'écrivain cette intensité, cette communion avec les choses qui fait défaut au banal homme d'écriture. Le langage trouve sa rédemption dans l'authentique, l'authentique accède à la conscience de lui-même par le langage.
Sans doute, tout écrivain vise un objectif semblable: réconcilier, dans le livre, le dire et l'être. On ne peut pas reprocher à Éric Holder de tenter, à sa manière, la synthèse. Mais il est toujours gênant, dans un livre, de voir le dénuement, l'exil, l'absence se transformer un peu trop vite en rhétorique, s'exhiber comme des valeurs. Chez les écrivains probes (les grands écrivains donc) la présence et la perte ne cessent de se creuser, de s'affronter dans le langage, l'extrême particularité ouvre sur une inquiétude. Vialatte écrivait dans «Célébration du petit pois»:
Une seule minute d'attention à une chose, et le monde s'arrête de tourner. Une minute d'attention aux choses, elles deviennent fantastiques et incompréhensibles; dangereuses, menaçantes, irréelles. C'est ce qui est arrivé à Kafka. Tout son art est sorti de l'attention; d'une attention spécialisée. Regardez cinq minutes une oreille, un chef de gare, un morceau de bois, une écrevisse, et vous deviendrez rapidement fous. Il n'est rien de tel que d'isoler un grain de caviar, un petit pois ou un œuf de poule et de ne plus s'occuper que de lui pour ne plus croire à son existence.
Éric Holder ou Philippe Delerm ne risquent pas de devenir fous. Leurs œuvres sont très raisonnables. Chez les microcosmopolites, l'attention ne produit pas d'incertitude, les questions sont vite résolues. L'effet que l'on ressent devant ce type de démarche littéraire est le même que celui produit par un enfant qui prétend s'attaquer à un problème arithmétique ardu et brandit triomphalement sa copie au bout de deux minutes, tout fier de lui. Dans La Belle Jardinière , le je paraît surtout préoccupé de revendiquer pour lui les résultats d'une recherche qui n'a jamais vraiment eu lieu. L'écriture devient une petite fête à laquelle il s'invite tranquillement lui-même, comme dans la scène du dîner chez Louise où le je consomme avec satisfaction de l'authentique à la table «pavoisée aux couleurs de ce que j'aime». Pourquoi pas? Mais le lecteur est en droit de se dire que sa présence n'est pas nécessaire à un repas où le couvert n'est pas mis pour lui.
Surtout, il s'agit, pour la littérature, d'essayer de réaliser cette synthèse dans le langage. Eric Holder l'exhibe plus qu'il ne la réalise. Il en brandit l'image, avec ses détails obligés, la campagne, les vraies valeurs, la cueillette. On tient ici la clé du succès de ce genre de texte: le journalisme littéraire, en France, ne se préoccupe pas de l'être de langage, c'est-à-dire des actes, de ce que l'écrivain réalise avec des mots. Il se contente de l'imagerie. Le phénomène est naturel; lorsque l'auteur proclame: «J'ai accompli ceci», en l'occurrence: «Je vous fais goûter l'ineffable saveur des humbles objets quotidiens», il est beaucoup plus simple de le redire que de chercher en quoi le texte réalise bel et bien la chose. Tout le livre de Holder est ainsi construit pour suggérer qu'il mène à bien un travail que son langage n'opère pas. La question n'est pas de savoir s'il faut ou non de plus vastes sujets, si le «minimalisme» est désolant. Après tout, Francis Ponge peut aussi être considéré comme minimaliste. Il s'agit de se demander si la littérature est une image de littérature ou un acte littéraire.
François de Cornière ou l'art de la chute
Même à supposer que le localisme ne dissolve pas toute communauté en petits noyaux de particularités revendiquées, le choix d'objets minimes autour desquels reconstituer un «lien collectif» ne va pas de soi. Dans l'idéal, le lecteur devrait reconnaître ce qu'il savait sans se l'être dit, et donc jouir un peu plus, de manière plus consciente et plus intense, par la vertu de la littérature, de la vie même.
François de Cornière choisit d'isoler un détail dans un phénomène culturel ou social quelconque (l'engouement pour le football dans La Surface de réparation, l'attendrissement inévitable lié aux souvenirs scolaires dans «À suivre»). Le caractère massif du phénomène suffit à assurer sa valeur collective. Beaucoup de gens pourront identifier sans mal tel point du règlement du jeu de football, tel aspect de la présentation des «petits classiques». Mais, dans les sociétés occidentales modernes, l'homme en foules ne supporte pas la foule. Il voudrait bien être quelqu'un, être à part. Il se convainc que ses petits souvenirs constituent un trésor intime. Il faut donc lui donner le détail dans le collectif, un peu comme les adolescents «personnalisent» des objets de série au moyen d'autocollants. L'objet minime donne ainsi l'apparence du propre: chaque lecteur y trouve ce qui n'appartient qu'à lui, il se reconnaît. Illusion de communion, et non conquête d'une communauté: ces objets ne donnent pas un vrai plaisir, mais la satisfaction stérile d'une reconnaissance. La platitude des textes de Cornière sur le football ou les lectures d'enfance permet d'éviter qu'un obstacle ne vienne entraver l'identification. «C'est bien ça», est-on censé se dire, et dès la reconnaissance effectuée, l'objet s'effondre sur lui-même, incapable d'engendrer une réelle ouverture: plus rien à en tirer, rien qui puisse enrichir. Bien loin de manifester, comme le voudrait Bertrand Visage, «un autre partage», un «goût acharné du plaisir», ces textes témoignent de notre tendance naturelle au manque d'exigence, à la régression, au recroquevillement, et l'exploitent.
Chez François de Cornière, aucune surprise, il s'agit d'une sorte d'enregistrement administratif des choses qui pourrait se poursuivre indéfiniment. C'est à tort que la quatrième de couverture de La Surface de réparation se réclame de Perec. Dès que l'objet est nommé, la suite est prévisible, donc inutile. L'auteur de Je me souviens a par avance renvoyé cette littérature à son inanité. Il suffît de dire «je me souviens de», le lecteur fera, le cas échéant, le reste: «je me souviens des Lagarde et Michard», «je me souviens du bruit que faisait le ballon de football projeté dans les filets», etc.
On peut en revanche tenter d'extraire de l'expérience singulière toute sa valeur par l'écriture. Mais elle est tellement singulière qu'on n'y parvient pas. Il suffit alors de dire qu'elle est singulière. De là, chez Éric Holder, cette rhétorique de l'indicible tendant à montrer que la rareté du quotidien se volatilise à force de se subtiliser. Ainsi, à propos d'une cuisinière à bois: «Il faut, pour l'allumer, un savoir-faire que je ne saurais transmettre, tant il est de l'ordre de la connivence entre la cuisinière et moi.»
L'effort d'essayer quand même d'exprimer la singularité exige, si l'on ne veut pas se laisser piéger par le cliché, comme Pierre Autin-Grenier, un effort au style. La quête de l'objet authentique s'accompagne de contorsions stylistiques destinées à en rendre l'unique saveur. On tombe alors souvent dans ce travers très français: le goût du joli, de la formule, marque du littéraire entendu comme art décoratif du langage. Cela donne parfois, chez Éric Holder, des préciosités sentant la sueur et la recherche à tout prix du concetto. Le minimaliste tourne alors au mièvre, le moins que rien à l'affectation (non exempte de bonnes grosses fautes de français bien authentiques: «Les lads s'adressent à eux avec l'humanité qu'il sied»). François de Cornière surexploite, dans La Surface de réparation, un unique procédé, d'autant plus voyant qu'il figure dans des textes très courts, et qu'il est devenu une sorte de manie littéraire assez répandue depuis quelques années, la chute en forme de phrase nominale, brève et sèche:
Et je suis, dans ma chambre, un enfant soudain vieux, qui se met à penser à l'avenir et au monde. Confusément.
Et ils couraient. Et ils couraient. Oubliant tout. […] la brute levait les bras au ciel, l'air tout étonné. On aurait dit un ange. Qui connaît bien son rôle.
Cette voix [celle du speaker] qui n'avait pas de corps. Et qu'on connaissait bien.
Le procédé est redoublé dans le dernier texte, qui aspire assez visiblement à constituer un apogée poétique:
Avec les matches en nocturne, les pylônes du stade marquèrent un territoire. C'était là-bas, toujours là-bas. Mais il y avait maintenant ce halo de lumière dans le ciel de la ville. Et des milliers d'insectes, descendant le viaduc, allaient se jeter dans le piège. Le samedi soir. Aveuglément.
Ces chutes assez lourdement marquées devraient correspondre à un point crucial du texte, on s'attend à y trouver une densité accrue de sens. En fait, comme on le voit, ce n'est nullement le cas. Le fait qu'il s'agisse du samedi soir ou que l'on connaisse bien la voix du speaker n'apporte aucune modification bouleversante au propos. La chute reste purement syntaxique, formelle, vide. Elle n'est pas moins creuse lorsqu'elle a lieu sur un adverbe («aveuglément», «confusément»). «Penser confusément à» n'est pas loin d'être un cliché. Mais l'adverbe donne l'illusion d'une qualité, qu'il s'agit d'isoler, comme si enfin, dans un dernier effort, le texte parvenait à recueillir une délicate substance. Bien entendu, cette substance aura d'autant plus l'air poétique que sa texture sera plus floue, d'où l'intérêt d'adverbes comme «confusément». Penser confusément, ou plutôt: «Penser. Confusément.», c'est penser poétiquement. Les textes de La Surface de réparation se donnent l'allure de poèmes en prose. Puisqu'ils sont très courts, on les suppose très écrits, on y cherche une intensité particulière d'émotion. Il n'en est rien, la plupart ressemblent à n'importe quel paragraphe descriptif extrait d'un roman platement écrit:
Il avait pris tout le monde de vitesse. Il était parti dans le trou et, seul devant le goal, il l'avait fusillé à bout portant. Il avait levé les bras, il avait couru vers le photographe, il souriait. Il s'était retourné. Le drapeau du juge de touche était resté levé. L'arbitre avait sifflé. Il n'avait rien entendu. J'étais sûr que c'était vrai.
En réalité, au moyen de quelques artifices assez rudimentaires, il ne s'agit pas de faire de la poésie, mais bien de faire poétique.
On retrouve la ficelle de la chute en phrase nominale chez Philippe Delerm, en particulier dans La Sieste assassinée, avec cette circonstance aggravante que la chute reprend le titre. L'effet est d'une lourdeur pénible, comme un calembour souligné d'un clin d'oeil. Florilège de clausules:
«Poussin sous le soleil» s'attendrit sur des enfants disputant un match de foot: «Mais il y a du bonheur dans chaque geste, et ça se voit. En maillot rouge, en maillot vert. Poussin sous le soleil.»
«Fruitaison douce» s'épanche sur l'automne: «Il y aura de la compote poire-pomme-coing, un tout petit peu d'âpre engourmelé dans le sucré, le souvenir d'un grand ciel bleu sur les derniers cosmos. Fruitaison douce.»
«Saudade Orangina» décrit un bal: «Des filles en robes claires et puis en jeans, talons aiguilles, espadrilles lacées, tennis, qu'importe. Elles tournent là tout près comme elles tournent au fond de soi, saudade Orangina.»
La pointe finale, en général, est un effet qui peut facilement s'avérer pesant, comme toute démonstration formelle gratuite. Le poème en prose obéit ici à l'esthétique du slogan: non pas répéter pour dire, mais répéter pour enfoncer. Une pointe, pour être supportable, doit dilapider. Alors, tout le texte qui précède vient s'y concentrer, certes, mais s'y renverse, s'y jette hors de soi. Les seules bonnes chutes sont généreuses. Il y a une espèce d'avarice dans la chute grossière à la Cornière ou à la Delerm, pure reprise qui préserve ses acquis et s'enchante d'elle-même.
Éric Holder manifeste lui aussi un goût prononcé de la formule et du «bien écrit», mais les formules en question deviennent chez lui facilement racoleuses: «Le fourneau, le linge, la pomme. Une trilogie intime.» Une trilogie intime semble préparer d'avance le commentaire journalistique. On y retrouve souvent le mot «trilogie». Il présente un côté flatteur pour qui l'emploie, capable de saisir une claire et classique structure dans les choses compliquées de la littérature. La formule, comme autocommentaire, constitue du texte prédigéré.
Parfois, la fusée longuement préparée fait long feu, le pétard ne donne qu'une fumée assez obscure. Ainsi dans «Terre des hommes» d'Éric Holder: «Allons! C'est le nadir, ne pensons plus au zénith des choses qui sont si peu de simples choses – l'anax imperator, des demoiselles zigzaguant d'un trou de soleil à l'autre.» Dans La Belle Jardinière , un éloge de la cueillette aux champignons culmine sur cet apogée rhétorique: «On aura beau se quitter en plaisantant, on recommencera de rêver, la nuit, comme chaque automne, à des mycoses. Par nature extravagantes.» On pourrait appliquer à cette laborieuse pêche à la formule l'expression employée par Éric Holder lui-même à la fin du texte qu'il publie dans la NRF : «Qui que vous soyez, voyez vous-même quels efforts j'ai faits pour cueillir le poisson.»
Philippe Delerm ou la littérature de confort
Le gros succès de La Première Gorgée de bière, qui n'a rien d'absolument scandaleux, inquiète tout de même un peu. Le livre, certes, est écrit avec un talent qui a parfois l'élégance de la discrétion, et se passe de ces effets voyants, de ces efforts désagréables pour produire du bien écrit que l’on sent à chaque page de La Belle Jardinière. Mais La Sieste assassinée aggrave tous les tics esquissés dans la Pre mière Gorgée. Voir dans ce style, comme l’a fait Bertrand Visage, une «alternative encourageante», réunir les auteurs du même type que Delerm en une sorte d'école, bref ériger cela en phénomène littéraire revient à encourager le développement actuel de la littérature de confort.
On trouve chez Delerm un peu trop de concessions aux tics contemporains. Il dit: «haddock-mélancolie», «eau-douceur», «saudade Orangina» comme on rabâche «voiture passion» ou «vote sanction». S'il s'y ajoute le tic du slogan final, ses textes se mettent à ressembler à des scripts de films publicitaires pour des produits naturels et authentiques, pulls de laine, scotch, jus de pruneau biologique. La «solitude côte à côte Orangina» est stylistiquement la même chose que «la joie de vivre Coca-Cola». On doit reconnaître cependant que son écriture est parfois serrée, attentive. Qu'il parvient à saisir des impressions minuscules. On lui passerait presque son goût des jeux de mots péniblement amenés. «Témoins à décharge» assure la chute d'un texte intitulé «Ce soir je sors la poubelle» (on aura reconnu une plaisanterie vieille comme Sylvie Vartan), «on prend la correspondance» (ferroviaire) termine une bluette sur l'attente du courrier. Pourquoi faut-il absolument se croire obligé de lancer un petit pétard de rhétorique à la fin? Oui, on le passerait presque à Delerm, il est gentil, Delerm, inoffensif, il dit des choses si fines, mais il n'est pas sûr qu'on puisse faire de la bonne littérature en accouplant les titres de Libération et les trouvailles d'un créatif de chez Publicis. Il n'y a pas à faire peser d'interdit sur le calembour en littérature, mais il en va du calembour comme des flatulences: une seule, discrète, en fin de conversation, cela manque de goût, c'est un peu honteux. Énormément et sur tous les tons, c'est de l'art.
Lorsqu'il ne glisse pas dans la simple facilité, Delerm tombe trop souvent dans la rhétorique agaçante du joli. Portrait d'une assiette dans La Sieste assassinée:
Ce paon pas vraiment paon, ce faux rosier ont les mêmes aigreurs, les mêmes aspérités, distillent au cœur de leur orientalisme occidentalisé les mêmes griffures virtuelles. Mais l'assiette est presque ronde, ourlée de vagues douces, où les fleurs retrouvées ont perdu leur violence en échouant sur le rivage.
On peut aimer les choses délicates et fines, on peut goûter l’infinitésimal, mais à condition qu'il aille trop loin, qu'il se dépasse et se perde dans l'infiniment petit, ce qui est une autre forme de grandeur. Là encore, Delerm reste entre deux, dans le décoratif. Il peint des assiettes, lui aussi. À la main. Il fait de l'artisanat comme on en vend dans les villages typiques, des objets qu'on rapporte chez soi pour poser sur le buffet. Littérature de mémère à tisanes et coussins roses, poésie recommandée à Mme Le Quesnoy par son curé, et qui se pâme en croyant que la beauté, c'est de l'«orientalisme occidentalisé» et de l'«ourlé de vagues douces». Tout cela est tellement gentil et délicat qu'on se surprend à détester cette indélicate exhibition de délicatesse. On sent des envies de grossièreté et de cruauté. On ne supporte plus les «il pleut des fruits secrets pour des moments très blonds», comme on se met parfois à haïr les bonnes pensées, les napperons en dentelle, les nourritures saines et le riz complet.
Dans La Première Gorgée de bière, on lit ainsi cette description d'un poirier:
Le long du petit mur de pierre court le poirier en espalier, avec cet ordonnancement symétrique des bras que vient féminiser l'oblongue matité du fruit moucheté de sable roux.
Voilà un concentré de joli: l'évidence ineffable («cet»: «celui que nous savons, et comment le dire autrement?») soutient son fruit, mais ce fruit n'est en réalité que la condensation de la disparition du poirier, de la fuite du discours dans le joli. La phrase dit très exactement que la matité du fruit féminise l'ordonnancement des bras du poirier, ce qui n'est pas très clair. On croit comprendre que c'est la poire, dans sa sensualité de sein bronzé, qui féminise un peu l'arbre sévère. Mais la vertu de l'objet a glissé subrepticement à sa couleur et à sa forme, la poire est devenue une «oblongue matité». La formule fait songer aux pénibles préciosités des écrivains fin de siècle, avec leurs «bleuités» et leurs «diaphanéités». Ce qui règne et qui agit réellement dans cette phrase, ce qui en articule le propos, c'est donc la matité (alors que cette qualité joue un rôle secondaire dans la construction de l'image). Moins qu'une chose, une qualité: la couleur; moins qu'une couleur: une qualité de couleur, devenant elle-même objet (elle est oblongue), la matité ne livre en même temps, dans son affectation de particularité, aucune particularité réelle, ce que la complexité du propos ne permet pas de voir. Tour de passe-passe rhétorique, qui paraît donner et ne donne rien d'autre que de l'illusion: le sentiment de se perdre un peu dans la fuite des mots, avec l'idée vague que ce sont de jolis mots. Bref, une impression de littérature. On peut préférer une exigence littéraire plus grande, qui, au lieu de brosser le trompe-l'œil de la présence, avouerait qu'au cœur de l'attention que nous portons aux choses se tient l'absence.
On ne peut pas cependant dénier à Delerm, dans Il avait plu tout le dimanche, l'art de capter le frisson impalpable, de susurrer la poésie un peu triste du quotidien célibataire. Cela fait parfois songer, en plus lymphatique, en moins sarcastique, au Huysmans d'À vau-l'eau. Le sujet de Il avait plu tout le dimanche c'est le il, un il tout proche du on de l'impersonnel et de l'anonyme. M. Tout-le-monde. Or, Delerm présente son petit personnage terne, Spitzweg, sous l'angle de ses particularités. Il opère une sorte de compromis entre la tradition moderne, si l'on peut dire, de l'homme sans qualités et les attributs fixes du personnage du roman psychologique traditionnel. Spitzweg est à la fois tout le monde et personne. Mais là encore, cette relation du banal et du particulier n'est aucunement problématisée. Le il de Il avait plu tout le dimanche, qui désigne le héros, Spitzweg, n'est au fond qu'une variante du on constamment employé dans La Première Gorgée de bière. Il et on de connivence: ils représentent une instance d’énonciation qui serait commune au lecteur, à l'auteur et au personnage. Le texte fait comme s'il était produit par une parole collective. Cette connivence un peu obligée a parfois quelque chose de gênant, on a l'impression d'être sans cesse poussé du coude par l'auteur. La sensation est plus pénible encore dans les recueils de prose poétique, qui reposent sur le principe de la pure reconnaissance, recherchent visiblement le consentement poisseux du «c'est bien ça», «on est bien tous comme ça». Il y a, là encore, une image du littéraire, plus qu'un vrai travail de la littérature: la communauté se réalise comme par miracle, tous les conflits sont passés sous silence, au profit du bavardage tranquille du on.
L'anthropologie balzacienne crée des types, lieux où se déroule le conflit du xixe siècle entre l'individualisme et l'histoire, et par là elle exhibe ce conflit. L'homme sans qualités du xxe siècle revendique, comme les héros de Kafka, une différence sans contenu, conduisant à s'interroger sur le sens de la différence. Dans le personnage de Spitzweg, la banalité n'entre pas en conflit avec la singularité. Nous connaissons tout de lui, ses manies, ses goûts, ses opinions, ses pensées intimes, sans que cette connaissance puisse prendre une signification psychologique ou sociale. Spitzweg nous est livré comme un autre lavé de toute altérité: rendu entièrement transparent pour le lecteur, sans élément d'analyse qui susciterait la différence, il est le lecteur, et l'auteur. Cette absence de réelle altérité crée à nouveau une fausse communauté, et ne prépare aucunement à aborder la véritable altérité, toujours conflictuelle dans la réalité. La banalité de Spitzweg est sauvée par l'affirmation de ses choix, auxquels nous ne pouvons qu'adhérer, sans discussion et sans pensée, sans haine mais sans amour: il est ainsi, et cet ainsi, chez tous les microcosmopolites, constitue une valeur suffisante: ainsi soit-il. On ne saurait, en effet, rêver littérature plus consensuelle: vivent les différences de tout le monde. On se rencogne dans la chaleur de l'unanimité. Mais au bout d'un moment, on se lasse. La satiété vient vite, à consommer tant de nourritures positives. Philippe Delerm a parfaitement raison: La Pre mière Gorgée de bière, au début, c'est bon, mais très vite on boit «avec de moins en moins de joie», on n'éprouve plus qu'un «empâtement tiédasse».
Cette absence d'ambition et d'invention, portée aux nues, ressemble à une démission. «Voilà les contraintes du roman mises en question par une entreprise qui s'annonçait pourtant modeste», claironne Bertrand Visage en présentant les «Moins que rien». Quelles contraintes? On ignorait jusqu'à présent que le roman fût un genre à contraintes, et il y a bien longtemps qu'il a été «mis en question» de toutes les manières possibles. En revanche, il pose des problèmes. Mais il s'agit moins en l'occurrence des problèmes du roman que des problèmes de la littérature en général. On pourrait exprimer plus justement le sens de la démarche des auteurs concernés en disant: «Voilà les problèmes de la littérature esquivés par une entreprise au succès prévisible.» Il fallait bien, en effet, en arriver là, après des années de récits de plus en plus courts, aux sujets de plus en plus étroits, écrits dans un style de plus en plus dépouillé: des textes brefs, exigeant un effort de lecture minimal, et reposant entièrement sur la recherche de l'approbation sans discussion.