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Le terme «roman» ne correspond pas à grand-chose dans le cas des ouvrages d'Éric Chevillard. Ces textes, plus descriptifs que narratifs, semblent aborder des sujets très différents: Mourir m'enrhume (1987), l'agonie d'un vieillard; Le Démarcheur (1988), le travail d'un rédacteur d'épitaphes; Palafox (1990), la chasse d'un animal improbable susceptible d'être n'importe quel animal; Le Caoutchouc décidément (1992), le projet d'un inventeur fou qui veut refaire le monde en supprimant toute habitude, redite ou loi; Préhistoire (1994), les occupations du gardien d'une grotte; Au plafond, la vie quotidienne d'un groupe d'individus occupant, tête en bas, le plafond d'un appartement bourgeois; L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999), la publication des textes inédits d'un écrivain par un critique vindicatif. La Nébuleuse du crabe (1993) et Un fantôme (1995), textes résolument fragmentaires, donnent des aperçus sur le personnage saugrenu et protéiforme de Crab. Les Absences du Capitaine Cook (2001) est impossible à décrire. On y suit un personnage appelé «notre homme» dans une suite ininterrompue de coq-à-1'âne. Ces «sujets» sont des non-sujets, variantes d'une situation unique: la confrontation d'un discours et d'un objet fuyant. Ils mettent en scène une contradiction, un conflit: la mort dans la vie pour Mourir m'enrhume, la vie dans la mort pour Le Démarcheur, le plafond contre le plancher dans Au plafond, la critique contre la création dans L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster. Toute isotopie, toute cohérence de la représentation se trouve sapée. On ne sait plus où prendre appui. Le livre sur rien version Chevillard s'ouvre sur une table rase. On en a ôté histoire, société, psychologie. L'œuvre s'inaugure par le récit d'une agonie (Mourir m'enrhume), se poursuit avec le portrait d'un personnage dont le métier consiste à produire du texte avec la mort (Le Démarcheur), comme si un deuil était à accomplir pour que les mots soient possibles. Tous les livres qui suivent s'enracinent dans une version particulière de la négation (mort, impossibilité, folie).
Chacun de ces ouvrages constitue un petit laboratoire où l'on manipule les substances les plus diverses, de la girafe à l'asphalte, de l'œuf à l'éléphant, pour fabriquer des composés inédits. Activité purement ludique, qui ressemble aux occupations des enfants: rien n'est plus gratuit, rien n'est plus sérieux. Pour alimenter cette rêverie, «il suffit, somme toute, d'avoir entrevu sa mère nue, un cercueil ouvert, renversé du lait, crevé un ballon, soufflé sur le feu, et de s'en souvenir en même temps». Comment, dans cette atmosphère d'irréalité, pourrait-on toucher aux choses mêmes?
Dans l'univers de Chevillard, la conscience exerce une force dévastatrice. Par nature, elle nie. Rien ne lui paraît sérieux, justifié, nécessaire. Conscience malheureuse, donc, dans sa nostalgie d'irréfutable, sa soif de concret. On écrit pour exercer pleinement sa conscience, donc pour détruire, tout en cherchant à assouvir le désir de réel. Le livre sur rien est une manière de se confronter à la nécessité. Le pari de Chevillard consiste à passer directement de la négation à l'affirmation. Infiniment s'éloigner du réalisme, dans les confins de l'image, les fictions de fictions, briser toute continuité du récit et tout ordre de la représentation pour retrouver, à l'extrême de la fantaisie, un monde solide. D'où la sensation curieuse et jubilatoire que donnent ses livres, qui associent la jouissance du détail concret et le plaisir du pur jeu verbal.
Dès le début de Le Caoutchouc décidément, le personnage principal, Furne, est présenté comme un homme qui ne se satisfait pas du monde tel qu'il est, avec ses redites: «Il n'est rien au sujet de quoi il ne trouve à redire.» Le flux verbal naît de ce vide, il agrège dans son mouvement de petits mondes verbaux constitués d'antimatière. Une substance se rassemble autour d'un noyau métaphorique, d'un mot qui passe, d'une possibilité qu'on écarte, et le texte se fabrique de tout ce qu'il exclut. Ainsi, lorsqu'on évoque les qualités de chasseur de rongeurs de Palafox, une remarque incidente, faite à un innocent présent de généralité, ne laisse pas soupçonner la possibilité d'une digression: «Quatre campagnols mangent comme dix.» À partir de là, le récit embraie sur la description hyperbolique des ravages exercés par ces animaux, au présent de narration. Il s'éloigne infiniment de l'anodin adage initial, puisqu'il passe à l'échelle internationale: le pays ravagé par les campagnols (dont on a oublié en cours de route qu'ils n'étaient apparus que sur le mode de la généralité) «implore l'aide d'un État voisin». Ce qui, justement, grâce à Palafox le prédateur de rongeurs, n'arrivera pas.
Le roman, chez Chevillard, raconte des aventures qui ne sont pas arrivées, décrit des phénomènes en négatif. Ainsi, la description du silence passe, nécessairement, par la description du bruit dans ce passage des Absences du capitaine Cook:
Il est un pays lointain où le silence règne sans partage; le pas de ses habitants ne résonne pas sur les dalles ni le galop des chevaux sur les chemins de terre sèche, nulle voix ne s'y fait entendre […] et pourtant des couples s'affrontent, dans ce pays lointain, mais les portes claquent et les vitres se brisent sans fracas, sans plus de bruit les armes à feu et les bêtes féroces procèdent aux carnages […], l'orage déchire le ciel sans rugir, dans ce pays lointain, les tempêtes énormes sont muettes, les éruptions terribles sans retentissement […], l'explication la plus plausible de ce prodige résidant sans doute dans le fait qu'il se produit justement dans un pays lointain, duquel nous séparent de vastes étendues de déserts et de montagnes.
Les choses semblent plus intensément elles-mêmes dans le silence, comme si de retenir en elles le signe de leur présence équivalait à éviter une déperdition, à augmenter leur densité. De même, le bruit, d'être mentionné comme absent, prend plus de force. Il n'est pas nommé pour autre chose que pour son absence, donc pour autre chose que pour lui-même, de sorte qu'il n'est que lui-même. Mais, ultime pirouette, ce silence n'existe pas, l'intensité un moment suscitée se perd dans la banalité. Or cette conclusion compte seule: la banalité, c'est notre réalité. La chute produit un double effet: en nous renvoyant au réel comme explication plate du merveilleux, elle le suscite comme tel, c'est bien lui, indubitable, le monde de la chute et de l'absence de merveille. C'est en lui que nous vivons. En même temps, elle fait de ce réel l'envers de la merveille. Presque la même chose. Si, juste de l'autre côté de cet écran sans épaisseur, identique à la banalité, et pourtant inverse, se trouvait la merveille?
Il suffit d'un mot, d'une bribe de remarque pour bricoler rapidement une illusion, lancer la macabre allégresse. Litotes ou euphémismes permettent de matérialiser l'irréel: «Certains organismes supportent mal d'être mis en pièces […]. Un seul exemple, on a toutes les peines du monde à lancer au galop un pur-sang équarri.» L'ellipse des liaisons logiques dans les images attribue aussi à celles-ci une intensité de présence qui efface leur statut d'images. La métaphore se situe sur le même plan que la non-métaphore, presque jusqu'à l'égarement, comme s'il s'agissait, dans cette identification de l'image à la non-image, de mimer la possibilité que la fiction soit aussi la réalité: «Furne se dresse dans son lit, ses yeux fouillent l'obscurité (un manchot trousse une femme-tronc).» Le détachement est presque total, mais pas tout à fait. On comprend que la phrase entre parenthèses a sans doute valeur d'une métaphore, ou d'une comparaison, par rapport à celle qui précède. C'est cette distension extrême du lien, à la limite de la rupture logique, qui est séduisante: si les liens n'existent plus, la formule paraît gratuite, le reste du texte ne lui insuffle pas son énergie. Si les liens sont trop appuyés, la formule s'absorbe dans la logique qui l'a fait naître, elle ne vit pas non plus. Ici, l'image de l'acte impossible fait prendre corps à l'impossible.
Dans cet univers sans pesanteur, purement verbal, une formulation paraît toujours susceptible d'engendrer son contraire ou de se marier avec lui, dans des raccourcis où copulent le négatif et le positif.
Deux attitudes qui forcent le respect: il préféra, à toute littérature, la vie. Ou: il mit au-dessus de tout, et de la vie même, la littérature.
Le désert approche, messieurs-dames, il cerne nos villes, […] il avance, intraitable, aveuglé par le soleil, […] le silence est son ciel consubstantiel, la faune qui le peuple le dépeuple.
N'importe quoi peut tout devenir. Le monde de Chevillard tient du chaos primordial. Deux principales formes d'absurdité y sévissent:
– rien est quelque chose (potentiellement, rien est n'importe quoi):
Crab vit avec une femme absente. C'est au demeurant la plus douce et la plus gentille des femmes absentes, de loin la plus charmante […]. Crab et sa femme absente ont fondé une famille. Crab est d'une grande faiblesse avec ses enfants absents.
– une chose en est une autre (potentiellement, n'importe quoi est n'importe quoi):
il n'y a strictement aucune différence entre un cheval et un goûter de petites filles, pourvu qu'elles soient deux, assises face à face, et que l'observateur se tienne sous la table, à condition également qu'il s'étende de manière à ne voir que le ventre plat du cheval et ses quatre fines chevilles habillées de socquettes blanches.
Le personnage de Crab se joue de la logique, il excelle dans tous les exercices funambulesques nécessaires pour se soutenir dans un monde à l'envers. Pour lui, une chose s'oppose à elle-même, se précède, se mélange à son contraire. Il a tout inventé avant tout le monde. La «machine à broyer du noir», par exemple, mais l'Institut national de la propriété industrielle refuse de lui délivrer un brevet, considérant que son invention «ne diffère en rien de la classique machine à écrire». «Les frères Lumière, âgés de trente et trente-deux ans, vendaient des chocolats glacés dans son cinéma.» Il «fait rire son bouffon» et «son médecin personnel lui doit la vie». Sa multiplicité exige la solitude: «décapode grouille tout seul». L'étonnement de Crab arrache les évidences à elles-mêmes: il assume l'horreur d'avoir deux pieds, deux mains, en revanche il a du mal à ne pas vomir en constatant qu'au restaurant les clients avalent leur nourriture par la bouche.
Les absurdités a priori délirantes de Chevillard radicalisent une absurdité réelle, l'égarement de l'être dans le temps. Le temps défie la logique:
Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.
Le temps dilapide les substances. Dans le temps, il n'existe pas de femmes à cheveux courts, ni à cheveux longs, et les mots ainsi employés ne correspondent à aucune réalité. Constat mélancolique: on ne possède jamais ce qu'on désire, parce que l'objet du désir est toujours occupé à devenir autre chose que ce qu'il est, ou ne l'est pas encore devenu. La solution littéraire classique est la déploration mélodieuse sur l'instabilité du monde et la solitude du poète. Le texte de Chevillard se sert du temps pour le court-circuiter: on passe directement de la femme aux cheveux courts à la femme aux cheveux longs, l'une se déverse dans l'autre. Les deux sortes de femmes paraissent, au lieu d'être en proie au devenir, se substituer sans fin l'une à l'autre. Ainsi, il affirme conjointement le caractère irremplaçable d'un objet singulier, qui suscite le désir, et le fait qu'on pourrait lui substituer toute autre singularité. C'est-à-dire n'importe quoi. C'est-à-dire rien, puisque n'importe quoi n'a pas de contenu. On ne peut rien substituer à ce qui est, on peut tout lui substituer: l'illogisme découvre le sens de la singularité, qui est d'être en même temps injustifiée, quelconque et irremplaçable. Ce faisant, l'illogisme est parfaitement réaliste: dans la réalité, en effet, les choses en engendrent d'autres, disparaissent, se transforment, échappent à notre attention, servent, bref s'occupent à tout ce que l'on voudra sauf à être elles-mêmes. Contrairement à la pureté froide de la logique, la réalité est le monde de l'entre-deux. La littérature réaliste ne nous paraît si fausse et si conventionnelle que parce qu'elle a sa logique. La littérature façon Chevillard a donc une double fonction: être vraiment réaliste – c'est-à-dire désolante – par illogisme; compenser cet accablant réalisme en nous proposant un autre monde, dans lequel les choses n'ont que cette seule activité: apparaître. Cela semble deux spécialités bien différentes. En fait, le réalisme et l'utopie s'engendrent l'un l'autre. On pourrait même dire: on ne peut rendre manifeste ce que sont les choses qu'à partir de leur aliénation et de leur perte. Le paradoxe est donc à deux étages: on ne peut dire seulement que quelque chose est rien, la formulation exacte serait: quelque chose est quelque chose parce que rien, une chose est elle-même parce qu'elle en est une autre.
Que gagne-t-on, au bout du compte, à ce jeu de chaises musicales des identités? D'une certaine manière, tout. En devenant son propre contraire dans le langage, un objet quelconque se révèle. Si les femmes aux cheveux courts et les femmes aux cheveux longs n'existent pas, elles existent pleinement l'une par l'autre. Dans la non-intensité, dans l'entre-deux, il s'agit d'aller puiser la destruction créatrice.
Dans la dimension spatiale, un équivalent de la déperdition temporelle pourrait être la nuance ou le dégradé. Du point de vue sémantique, la couleur n'est que ce qu'elle est, il n'y a rien à en dire, sinon la regarder. Cette simplicité sémantique permet de mesurer la distance entre la relative unité de la couleur dans le langage et l'infinité des nuances dans la réalité. Chevillard prend une couleur interlope, le gris, à peine une couleur:
Aujourd'hui, la sensibilité au gris caractérise quelques rares esthètes qui ont des âmes de musiciens. Ceux-là le savent, il existe autant de nuances de gris que de couleurs franches, chaque nuance correspond précisément à l'une de ces couleurs dont elle exprime toutes les valeurs, mais avec plus de délicatesse, de justesse, une exactitude et une pureté absolues. Il existe aussi un gris qui vaut le rouge, plus subtilement rouge que le rouge, le gris du rhinocéros par exemple, un gris plus nettement bleu que le bleu, le gris de l'éléphant, un gris plus profondément vert que le vert, le gris de l'hippopotame, un gris d'un jaune que le jaune n'atteindra jamais, le gris de la pierre. C'est ce que la sobre élégance a compris.
Le passage résume cette loi ontologique qui régit le monde de Chevillard: une qualité n'est elle-même qu'à condition d'en être une autre. Une qualité ou un objet quelconque, dans le langage, sont utilisés pour produire une signification en principe conforme à sa définition. Tel gris particulier se fond dans la généralité, l'expérience du gris s'oublie dans l'usage narratif, scientifique, descriptif qui peut en être fait. Chez Chevillard, qui a l'air de parler d'autre chose, le gris refoulé fait retour, déguisé en jaune ou en rouge. Il faut qu'un objet soit injustifiable, coupé de tout pour qu'il nous soit restitué. Dès lors que nous avons l'usage des choses – et le sens est un usage – nous les perdons, elles ne sont plus que des annexes indifférentes de nous-mêmes. Il s'agit donc, non seulement d'isoler des substances, mais de les défaire d'elles-mêmes, de leur ôter, en jouant avec les mots, ce qui semble leur être le plus propre, de les plonger dans des substances étrangères, pour qu'au terme de ce travail démiurgique elles fassent leur apparition et s'emparent de nous. La singularité ne peut être qu'un surgissement instantané. En ce sens, être c'est apparaître. Et par conséquent, tout autant, c'est disparaître. Le passage par l'autre constitue un substitut de la disparition.
Les textes de Chevillard rêvent l'être absolu qui assumerait l'absence d'identité et toutes les identités. Le caoutchouc, qui fournit le titre à l'un des romans, constitue le matériau rêvé: il se signale par une simplicité d'aspect et une ductilité qui le fait répondre à toutes les sollicitations. Mou, malléable, le caoutchouc est la pâte universelle, capable de prendre toutes les formes. L'animal en général constitue l'objet ludique par excellence, comme s'il représentait une chance pour le monde de ne pas se figer sur les positions acquises. L'éléphant cher à Chevillard se situe au croisement de la bête et du caoutchouc. Il partage avec ce dernier une consistance apparemment élastique et un archaïsme vaguement incongru. C'est un animal pour les enfants, de même que le caoutchouc, comme la pâte à modeler, est un matériau infantile.
Une grande partie des textes de Chevillard entreprend de tenir cette gageure: définir l'infinie particularité d'un objet qui n'est rien de particulier. Le fait même de n'être rien de particulier le différencie de tout autre individu. Seulement il s'agit d'une différence vide. Vide et absolue à la fois: Crab n'est pas seulement, comme nous tous, différent de tous ceux qu'il n'est pas, il est différent parce qu'il n'a pas de différence. Crab, l'être le plus particulier qui soit tout en pouvant devenir tous les êtres, est donc une sorte de monstre absolu, comme Palafox, animal susceptible d'être tous les animaux. La vie de Crab telle que Chevillard la raconte est rythmée par une constante pulsation: systoles de l'unité dans la différence, diastoles des identités dispersées. D'où ces systèmes circulaires dans lesquels le constat d'une différence enchaîne logiquement, et implacablement, sur l'indifférence, pour enfin en revenir au départ:
Crab n'a que mépris pour lui-même, mais son mépris le laisse froid, et cette indifférence l'afflige tant qu'il en devient pathétique et se prend finalement en pitié, sa vanité la refuse et son visage affiche du coup un petit air satisfait qu'il est le premier à trouver ridicule, de là le mépris qu'il s'inspire à lui-même et qui malheureusement le laisse froid.
Crab gagne comme une contagion: «la confusion de sa pensée trouble tous les cerveaux […] nos gestes mimétiques sont les siens […] il sera bientôt impossible de savoir lequel d'entre nous est Crab»; on «ne s'intéresserait pas tant à lui» s'il «se bornait à être lui-même», précise dès le début le narrateur: nous sommes tous identiquement lui, ou il est indifféremment chacun. «Quand il pénètre une femme», «il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place». (On peut se demander si Chevillard, grand amateur de biologie, ne s'est pas inspiré pour cette description des mœurs parasitaires de la sacculine du crabe.) Inversement, la nécessité impérative de la différence le travaille un moment:
Se recueillir, se concentrer – ainsi réduit à lui-même, toutes tendances confondues, le personnage de Crab va enfin pouvoir développer sa personnalité et apparaître le jour tel qu'il est la nuit, ramassé sous ses couvertures, avec l'idée fixe d'un rêve dans la tête. Il sera lui-même à l'exclusion de tous les autres. Crab se spécialise.
Toutefois, dans sa logique même, la «spécialisation» exacerbée rejoint la plus grande diversité, la différence poussée à l'extrême n'est qu'une non-différence; ainsi va Crab,
au sein même de sa spécialité se spécialisant encore, perçant l'épaisseur des choses, toujours plus fin, plus scrupuleux, plus précis, bien obligé de s'intéresser alors aux disciplines qui touchent sa spécialité et qui appartiennent en somme à sa spécialité dont il ne cesse effectivement de repousser les limites et qui se trouve entretenir des rapports étroits avec les domaines les plus divers, à bien y regarder, en sorte que […] Crab se divise, divisé se multiplie, multiplié se répand, répandu se disperse: toute la bande s'évanouit dans la nature.
La multiplicité fantastique de ce Protée peut apparaître comme une forme exacerbée, si l'on peut dire, de la banalité, banalité non pas grise et désincarnée, mais violemment contrastée, dans la lignée du Plume de Michaux. Ce contraste de l'indéterminé et du surdéterminé est une constante chez Chevillard. À la question posée par un journaliste: «Pourriez-vous écrire un jour l'histoire de monsieur Tout-le-monde?», il répondit:
Ce monsieur n'existe pas. Alors oui, son histoire est une de celles que je pourrais écrire. Ou peut-être existe-t-il, en effet, mais alors il n'en existe qu'un. Je raconte d'ailleurs son histoire dans mon dernier livre. Vous rendez-vous compte que monsieur Tout-le-monde doit être à la fois une petite rousse et un vieux Chinois? Il n'est pas donné à tout le monde d'être monsieur Tout-le-monde. Cet homme-là ne peut être qu'un original, un cas, un type incroyable. Voilà: monsieur Tout-le-monde est l'exception qui confirme la règle. Quant à la règle, je suis contre.
De tels paradoxes ne font que rétribuer cet autre paradoxe phénoménologique: ce qui paraît nécessaire, indubitable, ne l'est que délivré de toute motivation. Si, chez Chevillard, la différence se nourrit d'équivalences immotivées, de même ce qui est nécessaire est produit par l'absence de motivation et de logique. L'absurdité nous livre ce qui n'existe ni dans le langage, ni dans la réalité: le gris parfaitement gris, mais infiniment particulier, tous les gris, mais un seul gris. Il s'agit de retrouver, en chaque chose, la source de vide et d'indifférence qui la fonde dans sa singularité, et la détruit. Prendre ses caractéristiques essentielles comme autant de détails, et l'en dépouiller. Le détail abandonné, le déchet n'a pas de sens. Produit d'amputations maladroites, d'usures anciennes, de détours hasardeux, il n'est à sa place nulle part. Il y est donc. Les personnages que Chevillard lance dans la narration sont des bouts d'on ne sait quoi. L'auteur est à l'image du personnage d'Olympie, infatigable lutteuse de la protection des animaux: «quand on lui sert un pied de veau ou une épaule de mouton, elle y fixe une attelle et les relâche.»
Le détail empêche de tomber dans le romantisme du néant. Certains titres de Pilaster, tels que Fabrique d'extraits élaborés dans la vapeur et dans le vide, ou Étude de babouche pour la mort de Sardanapale, pourraient faire figure de programmes des œuvres de Chevillard: dans La Mort de Sardanapale, version romantique et exacerbée de l'anéantissement, seule importe la babouche, parce qu'elle seule échappe au sens. Bien sûr, le tableau de Delacroix prétend lui aussi se confronter au non-sens et au chaos, mais il les organise, les constitue en système. La babouche ne présente pas cet inconvénient: elle n'est qu'un déchet du chaos. Non seulement dépareillée de sa jumelle, mais dépareillée de tout. La voici toute à nous, nous avons tout loisir d'en profiter. Toutefois, la babouche a besoin du reste, des tentures et des aimées, en arrière-fond. Pas de vraie babouche sans que Sardanapale soit nommé. Une fois que le déploiement culturel a épongé toute l'insignifiance qu'il pouvait absorber, une fois qu'il en est tout gonflé, tout cramoisi, la babouche peut recueillir pour nous les dernières gouttes d'insignifiance inculte. Il faut que la mort de Sardanapale se déroule en coulisses pour qu'apparaisse, sous le rideau rouge du drame historique (temps et mort), la babouche. L'ensemble, déménagé, fonde le détail; la destruction, évacuée, fonde l'objet; la culture, repoussée, fonde l'insignifiant. Les extraits divers dont se fabriquent les livres de Chevillard sont nécessairement des matériaux de récupération, trouvés dans les poubelles de l'histoire (l'événement) et les vide-ordures de la culture (le tableau).
L'opposition fondamentale entre rien et quelque chose tend à se transformer en conflit entre plusieurs manières d'assumer cette opposition. Conformément au principe fondamental Quelque chose est quelque chose parce que rien, L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster comporte Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d'hommes dans nos campagnes:
Nulle trace de tigre aujourd'hui dans nos contrées, il y a bien longtemps que son cri ne s'est élevé dans la nuit […]. C'est à quoi Moindre ne peut se résoudre. Car le silence de la nuit même, empli d'une sourde menace, évoquait le tigre aux pattes de velours, la campagne était parcourue de frissons. Les hommes à son contact gagnèrent en humanité: leurs sens perpétuellement en alerte s'aiguisaient, s'affinaient, et la musique profitait de cette acuité nouvelle, la douceur des caresses n'a pas d'autre origine.
La campagne n'est vraiment la campagne que lorsqu'elle est peuplée de tigres, concluait Moindre, la nuit n'est vraiment la nuit que lorsque les tigres la hantent, l'homme n'est vraiment un homme que dans le voisinage du tigre. Il s'agit en apparence d'un jeu consistant à tenter d'étayer logiquement ce paradoxe: la sauvagerie garantit la civilisation. Mais l'opposition apparaît plus radicale dans le dernier paragraphe de la citation: le tigre dévorateur fonde chaque chose dans son être. Moindre échoue, ou plutôt réussit trop bien. Le fauve s'acclimate si bien qu'il s'apprivoise, la grande angoisse, comme dirait Laforgue, tourne au chagrin domestique: le tigre, finalement, rend service aux veuves, «c'est une présence qui ronronne comme un poêle et dégage aussi bien une chaleur suffisante pour affronter les petits froids». Le tigre de L'Œuvre posthume est un avatar de la mort dans Le Démarcheur, laquelle n'est elle-même qu'une incarnation du rien. Le vide, la mort ou le tigre sont les conditions d'apparition de la singularité. Rien détruit et fait être. En profondeur, Quelque chose et Rien sont une seule et même réalité, de leur étreinte conflictuelle naît l'Être. Naissance unique, qui a toujours eu lieu, éternellement originelle, en laquelle s'accordent le commun sans contenu (Rien) et l’infiniment particulier (Quelque chose, cette chose-ci, qui n'en est aucune autre).
L'homme est celui par qui peut avoir lieu cette naissance. Mais il préfère ne pas le savoir. Demeurer dans l'entre-deux. Dans l'idéal il faudrait ne pas être, tels que nous sommes, un peu matière, un peu esprit, l'un ne cessant de compromettre l'autre. Dans l'idéal, il s'agirait d'être à la fois infiniment conscient (donc absolument rien) et mort (donc une chose, mais une chose proche du rien), comme si c'était la même chose, exactement, qu'être conscient et mort. Mort de conscience, conscient de mort, comme ce personnage qui se demande (situation connue): «suis-je mort ou vivant?»
S'il est mort et qu'il en a conscience, alors il s'étonne de ne pas souffrir. Avoir conscience de soi, c'est avoir mal […]. D’autre part, s’il vivait, il éprouverait aussi une douleur quelconque, on l'a vu, un picotement, un peu froid, un peu faim, vaguement besoin de pisser. Ses conclusions sont extravagantes, ne va-t-il pas jusqu'à supposer un moyen terme entre la vie et la mort, une sorte de cocon létal semblable à celui que l'araignée sur deux pattes tricote pour la mouche, où s'accomplirait la métamorphose en cadavre, où la conscience n'émanerait plus de la souffrance comme d'habitude mais de son absence et se confondrait avec la surprise que cette absence provoque!
Dans l'expérience réelle, cette union, loin d'apparaître fulgurante, violemment contradictoire, se fait sur le mode du tiède et du répétitif: chaque chose entretient à petit feu le néant qui l'habite. Le tigre ronronne au coin du feu. Ma mort même, l'expérience la plus intense, la plus unique du fait que je suis (donc que je puis ne pas être) se débite fatalement au quotidien: Mourir m'enrhume. Ce titre inaugural contient déjà l'œuvre entière. La proximité de la mort continue à susciter ces petites souffrances qui font la conscience, c'est-à-dire la mort impossible: deuil du deuil.
Dans Le Démarcheur, Monge rédige les épitaphes de gens qu'il a traqués et assassinés. Peut-on être un mort-vivant par la littérature? Le langage tue, mais à petit feu. Nos discours parlent du nez. Ainsi le vide, le tigre et la mort constituent-ils en définitive des réservoirs de clichés: engendrant le langage, ils le font tourner en rond, l'entraînent dans leurs cycles répétitifs. Ils font résonner, mais sonner creux tous les mots. Le romantique ou l'exalté (le suicidaire et le mystique, qui se croisent, l'un montant, l'autre chutant, dans Le Démarcheur) cherchent par l'extase à s'arracher au monde des enrhumés, à éprouver pleinement le choc du Rien et du Quelque chose. Mais la culture fait d'eux inexorablement des enrhumés, les transforme en Romantique, en Exalté, les intègre à un genre. Reste une seule voie: faire se télescoper, non pas Rien et Quelque Chose, mais l'Unique et la série, la fulgurance du contradictoire et le petit feu de l'entre-deux. Faire choc en montrant l'impossibilité du choc. La formule «mourir m'enrhume» concentre la dispersion, exprime en même temps l'impossibilité désolante de toute tragédie et la tragédie de cette impossibilité, le fait que, si éventuellement un rhume peut faire mourir, la mort fait advenir ce qui n'est pas la mort. Entre le mourir et le rhume se coince cette petite lettre, ce pronom pas même entier, élidé comme par un excès de discrétion, m', existant dans l'entre-deux, mais existant, au cœur de la production verbale du rhume par le mourir.
Si le rien pris comme valeur perd toute sa force révélatrice, la littérature est condamnée à se sacrifier à son propre travail. La destruction de l'objet débouche inévitablement sur une autodestruction du texte. Le magicien se suicide s'il révèle ses trucs. Marson tente de suicider Pilaster lorsqu'il présente l'édition rassemblant «les chutes, les scories, le rebut» du recueil de son ami intitulé Autant d'hippocampes:
La plupart de ces formules sont en somme de simples définitions métaphoriques de construction classique, reposant sur l'analogie ou l'association d'idées, comme chacun peut s'amuser à en écrire. L'exercice est divertissant. Voici comment l'on procède. Considérons par exemple une girafe: nous remarquons d'abord son très long cou rigide, incliné obliquement vers l'avant. Nous savons par ailleurs qu'elle se nourrit volontiers de feuilles arrachées aux plus hautes branches. L'ensemble peut donc évoquer une échelle appuyée contre un tronc par une gourmande. Il s'agit alors de ramasser ces informations dans une phrase brève, afin d'obtenir quelque chose du genre: on reconnaît la girafe à ceci: c'est elle qui reste au sol pour tenir les pieds de l'échelle tout en haut de laquelle elle est juchée et mâche en sécurité de tendres feuilles.
Et Marson d'ajouter que «la structure inoxydable» de ce genre de procédé (aussi typique de Chevillard que de Pilaster) «n'est pas sans rappeler celle du gaufrier – on y verse la pâte: ça ne peut pas rater». D'ailleurs, sa «portée philosophique est nulle» et «sa portée poétique presque aussi courte». En fait, ça rate et ça ne rate pas, ou plutôt le ratage devient une condition de la réussite. Marson et Pilaster jouent ici les rôles du clown blanc et de l'auguste. Le premier retire l'échelle au second qui tente de s'accrocher au pinceau – ou plus exactement à la plume. Cela fait partie du numéro. En effet, en dévoilant les «trucs» de son partenaire, la métaphore et la concentration d'informations multiples, Marson paraît banaliser d'avance son exploit, dont il dénonce le caractère indéfiniment reproductible. C'est sur le fond de cette banalité que se dégage la singularité de l'image produite malgré tout, dont l'effet ne se résume pas à la formule livrée par Marson. Le lecteur est prévenu, son attention est attirée dans une direction précise, ce qui facilite l'escamotage. Tout paraît en effet converger vers une définition métaphorique lapidaire de la girafe, dans le genre du Bestiaire de Jules Renard. Le présentatif ouvrant la formule, «c'est elle qui», semble insister sur l'idée que le texte a pour fonction d'établir «poétiquement» l'identité de son objet. En fait, le «c'est elle» joue dans l'affaire le rôle du comparse en apparence serviable, qui tient l'échelle mais va se charger de l'ôter. L'emploi du présentatif suggère le choix d'un objet unique, parmi une pluralité d'objets similaires tacitement écartés. En d'autres termes, «c'est elle» dénote l'Un (la singularité) mais connote l'autre. Du côté de l'Un, la formule insiste ostensiblement sur sa propre cohérence: elle déploie un jeu d'articulations (prépositions, conjonctions, relatifs) qui rendent sensibles l'interdépendance et la coordination de ses membres. Le thème lui-même (rester au sol, tenir l'échelle) implique solidité, assurance ontologique. L'acrobatie verbale n'en sera que plus surprenante. Car la multiplicité même des articulations, en donnant l'illusion de l'unité, empêche de distinguer nettement à quel moment, dans la phrase, on passe de l'un à l'autre, de la girafe qui tient l'échelle à la même girafe qui en même temps est perchée au sommet. On croyait être encore au sol, on est déjà dans les airs. Comme dans un numéro de jongleur, où les quilles volent en tous sens, on perçoit bien le rythme et la continuité des gestes, mais on n'a pas le loisir d'en comprendre la loi d'enchaînement. Le plaisir est provoqué par cette sensation double de l'unité d'un mouvement dont en même temps la complexité submerge le spectateur. Il sait que, si cette complexité maîtrisée est à sa portée, a été calculée et pourrait être analysée, en même temps sa réalisation presque instantanée défie l'analyse.
Tout se passe donc comme si, dans la jonglerie de Chevillard, les éléments dont nous disposons, auxquels nous devons revenir sans cesse, qui reposent avec nous sur le sol de notre vie quotidienne, devenaient capables, grâce à un peu d'habileté (et dans la mesure même où cette habileté se moque d'elle-même), de se transcender, de décoller; comme si, par le brassage et la vitesse d'exécution, on pouvait aller de la répétition à l'intensité, de la quantité à la qualité. Ce passage définit la méthode, et même l'éthique de la littérature pratiquée par Chevillard: c'est au cœur du multiple et de la redite qu'il faut chercher l'Un. Certes, le coup de la girafe est purement rhétorique, mais rhétorique ne signifie pas seulement, en l'occurrence, gratuité. Ou plutôt, la rhétorique consiste à utiliser la gratuité en la transformant en nécessité. Celle-ci tient à la continuité, à l'absence de rupture. La girafe reste au sol pour assurer une action dont elle est aussi la bénéficiaire un peu plus haut: factotum sémantique, elle est tout à la fois agent, objet et sujet. Cette ubiquité de la girafe figure la nécessité. Le commentaire de Marson et l'absence de tout enjeu sérieux (apparition inopinée d'une girafe mangeant des feuilles) se chargent d'exhiber la gratuité. La girafe semble nécessaire dans le cadre étroit de l'échelle où elle tourne en rond, mais cette échelle est grotesque. Il en va de la nécessité dans la rhétorique de Chevillard comme du baron de Münchhausen: elle s'extrait du marécage de la gratuité en se tirant par sa propre tresse. Mais seule la gratuité du discours est en mesure de rendre compte de l'insignifiance au creux de laquelle se recueillent les choses. On ne peut espérer gratter l'insignifiance au moyen d'un discours sérieux. Le travail de la littérature n'est pas de donner sens, niais bien de rendre les choses à leur insignifiance (à leur ridicule). Tout écrivain authentique (Pilaster) est inauthentique, est ridicule.
En outre, dans ce jonglage, ou cette acrobatie, ce qui paraissait unique se démultiplie à force de changer de place, ce qui paraît multiple revient au même à force de repasser dans les mêmes positions. C'est bien cette girafe-ci que l'on assure au sol afin qu'elle soit aussi en haut de l'échelle, et c'est bien parce que c'est elle qu'elle est aussi l'autre. On s'aperçoit a posteriori que l'objet véritable de la formule, ce sur quoi elle s'est construite, ce n'est pas essentiellement la métaphore annoncée dans le texte préparatoire, mais les deux mots insignifiants, auxquels on n'a pas prêté attention; par ailleurs. Tout le paradoxe de la phrase repose en effet sur la superposition d'un ici et d'un ailleurs. Cette girafe est la même tout en étant autre qu'elle-même au prix d'un glissement significatif de l'être à la position. Le texte part d'une image, l'identification de la girafe à une échelle, mais il juche la girafe sur une échelle. Le dédoublement de la girafe est lui-même doublé par un autre dédoublement plus subtil, et plus fondamental: la girafe est une échelle, et c'est sur elle-même qu'elle est juchée. L’être, chez Chevillard, n'est jamais qu'une position particulière, toujours instable et paradoxale.
En définitive, ce texte vise à formuler cet étonnement essentiel: comment peut-on être la même girafe à la fois au sol et si haut, si loin de soi? Il en va de la girafe, et de tout être, comme du diplodocus qui avait besoin d'un second centre nerveux pour contrôler sa queue trop éloignée de son cerveau: la girafïté a du mal à irriguer toute l'étendue. Celle-ci paraît incompatible avec l'être. On comprend alors que le travail du langage, contre les évidences ou les oublis de l'expérience, consiste non pas exactement à nous restituer la chose (contrairement à ceux qui pensent, comme Clément Rosset dans Le Démon de la tautologie, que le détour métaphorique restitue la girafe même), mais la surprise insondable devant le fait qu'il y ait de l'être en dépit de l'étendue, que cette girafe parvienne bien, indubitablement, à être cette girafe-ci malgré tout ce qui s'oppose, en elle et en dehors d'elle, à sa singularité. L'objet du texte, en définitive, est de mettre en lumière le scandale de l’accord profond entre singularité et non-singularité, l'illogisme de la présence de l'Un dans l'étendue. Tel est le sens du travail de Chevillard.
L'usage du cliché est une manière à la fois de puiser le singulier dans la redite, et de se construire dans l’autodestruction. Si Monge, le personnage principal du Démarcheur, est «rédacteur funéraire», c'est que l'épitaphe appelle irrésistiblement le cliché. Tout le roman constitue donc une espèce de gageure: comment renouveler un genre où la banalité paraît inévitable? En retournant le cliché. Cela donne des épitaphes comme: Ventre à terre vers l'oubli; Peine perdue; La Roue tourne; Finies les simagrées. Chevillard s'amuse régulièrement à détourner des formules stéréotypées:
Il bâille lui aussi en lisant ces mémorialistes qui tentent de faire passer leurs genoux couronnés pour les héritiers présomptifs des trônes de France et d'Espagne morts en bas âge.
Même ses animaux de prédilection sont des clichés vivants: l'éléphant et la girafe incarnent le stéréotype en soi, la sauvagerie pour zoo ou réserve, comme le cliché domestique les mots, efface leur étrangeté en ayant l'air au contraire de nous la montrer.
Un texte qui produit un cliché s'oublie: la conscience le déserte un instant, il parle tout seul, ou le on, le brouhaha public parle en lui. Comme oubli, le cliché est proprement (si l'on ose dire) une déjection du texte: matière morte, digérée, infamante. On pourrait bien sûr l'éviter, parler neuf. Mais nous sommes entourés d'un bruissement incessant de paroles, débordés par une monstrueuse production de mots immédiatement repris, commentés, assimilés. Toute formulation ne peut plus guère nous apparaître que comme un cliché en puissance. Quelle que soit son originalité, nous ne pouvons pas ne pas entendre en elle l'écho du brouhaha. En outre, refuser le cliché condamne en général à adopter les postures déjà stéréotypées du poète hermétique, ou du prophète, ou du peintre de l'évanescent à la délicate sensibilité, etc. Il est vain de chercher à échapper à la culture. Reste à travailler le cliché. Puisqu'il est déjà là, puisqu'on l'assume consciemment, mélancoliquement, c'est déjà qu'on le domine, mais en toute modestie, sans se croire assez fort pour lui échapper.
Pour réaliser l'opération magique de la fabrication du neuf avec de l'ancien, prenez un fou et un tube de pâte dentifrice:
Pumpe extrait de son tube de pâte dentifrice, au lieu de l'éternel et néfaste serpent, Eve elle-même, dont les petits pieds se posent sur le carrelage […] apparaissent bientôt les chevilles, les mollets, les genoux […], la gorge, les épaules et les bras, le cou, […] mais nul ne connaîtra le visage d'Eve, sa tête s'incline sur sa poitrine, son corps s'affaisse, elle tombe à genoux, son front heurte le carreau, sans bruit, déjà Boton accouru jette une serpillière sur la forme blanche recroquevillée, effaçant toute trace de ce rapide miracle.
Miracle, en effet, que la naissance d'Eve dont un démiurge timbré imagine les formes souples à partir de cette boue originelle: le dentifrice. Ce commencement absolu toujours recommencé échoue nécessairement, comme si son déroulement était incompatible avec son caractère de genèse, et la contradiction qui l'anime: la beauté naît de la laideur, s'en détournant mais s'y enracinant; ce qui n'arrive qu'une fois, en un instant sans durée (impossibilité qui explique le caractère inachevé du miracle) est rendu possible par l'éternelle réitération: le cliché du serpent, sans lequel Eve ne serait pas advenue. Là encore, la naissance d'Eve est allégorique du texte lui-même: il puise sa force dans son défaut même, trouve origine et nécessité dans son déracinement et sa gratuité. Dans le travail du cliché, le texte ne s'oublie plus, il se concentre, il est co-présent à lui-même en chacun de ses segments. Le cliché devient un outil de perfection.
Au lieu d'étendre une chose hors d'elle-même, comme la girafe, on peut aussi, symétriquement, étirer le rien à l'infini jusqu'à tout lui faire assumer. Dans Conférence avec projection, l'orateur imaginé par Pilaster traite de l'avancée du désert. Emporté par son sujet, il finit par décrire une apocalypse sablonneuse, et, à mesure qu'il parle, cette montée irrépressible du sable se réalise:
Le désert […] vaincra les sommets réputés inaccessibles et les neiges éternelles rentreront dans le siècle pour disparaître avec lui, évaporées, il comblera les ravins, les précipices, les gouffres sans fond, ensevelira l'ours dans sa caverne et les chamois rattrapés en plein bond dessineront autant de dunes parfaites, le sable […] absorbera les lacs, les fleuves sauvages, les océans… (Tout en parlant il saisit la carafe. Elle est pleine de sable. Il remplit son verre machinalement et le porte à ses lèvres. Il recrache le sable en toussant et lâche son verre […].)
… il nous assoiffera, nous affamera, il nous brûlera la peau et les poumons, il enflammera nos cheveux, […] et plutôt que de laisser nos cris se perdre dans son immensité, il les étouffera au fond de notre gorge […], nul n'y échappera, chaque homme est unique pour le sable, chaque homme est digne d'attention, d'efforts, de patience, chaque homme compte à l'égal de tous les autres.
L'uniformité désertique anéantit chaque chose en particulier, dit le conférencier. Le vide désertique ne laisse rien perdre de ce que précisément il perd. La plus belle image de cette relation étroite entre uniformité et particularité est celle de la courbe du saut d'un chamois devenant la ligne d'une dune. Le saut n'est pas même un objet, mais un mouvement. La courbe n'est pas même un mouvement, mais une forme. Quoi de plus unique, de plus insaisissable, mais en même temps de plus réel que cette courbe? Le désert, en l'ensevelissant avec le reste, la devient et la fait apparaître. Or, cette relation n'existe pas dans la réalité. La fiction de l'avancée du désert, ce ne sont que des mots, mais dans ces mots l'ours devient l'ours, l'homme s'humanise. C'est pourquoi la conférence réalise ce dont elle parle, et, faisant advenir quelque chose, se détruit dans ce qu'elle fait advenir, en une coïncidence impossible du fait et de la représentation, coïncidence qui devrait être le seul fait, final et originel, le discours entre les deux ne constituant que le chemin permettant à ce qui est déjà de revenir à soi:
(La dernière diapositive est une vue de la salle de conférence telle qu 'elle apparaît simultanément: une vaste étendue de sable balayée par le vent, quelques sièges visibles encore, à demi enfouis.)
C'est pourquoi l'autre face de l'étendue du rien serait la non-étendue: la coïncidence parfaite avec soi est une disparition. Dans Préhistoire, la grotte préhistorique avec ses peintures représente bien cet accord et ce conflit entre apparition et disparition dans l'œuvre même:
(le souffle du peintre attaquait déjà, au moment même de leur exécution, les figures que sa main formait, car l'homme qui respire ne peut regarder sans effroi l'œuvre qu'il crée et qui lui survivra, et son ambition de durer à travers elle est obscurément combattue par le désir contraire, de l'anéantir tant qu'elle est en son pouvoir, tant qu'il est encore le plus fort, raison pour laquelle les œuvres finissent à leur tour par mourir, usées ou détruites, elles portaient ce désir de mort en elles depuis le premier instant de leur conception – mais je n'ai ouvert cette parenthèse que pour en arriver là, j'y suis, et la refermer violemment.)
L'écrivain est confronté au même problème que le mystique et le suicidaire: atteindre l'intensité dans cet instant sans étendue et sans durée, suspendu entre être et néant. Tout discours s'étale et se soumet aux lois de l'entropie. L'écrivain devrait toujours être un magicien qui tire un lapin de son chapeau. La tension de tous les livres de Chevillard en direction du fragment, du haïku dessine ainsi une asymptote vers l'instantané, sans continuité, sans suite et sans préparation, une parole qui n'occuperait aucun espace et ne prendrait pas de temps. Cette tension engendre infatigablement un humour proprement ravageur:
En réalité, Marcel Proust ayant bu la tasse écrivit A la recherche du temps perdu en une fraction de seconde.
La formule gnomique cherche à limiter les dégâts par des noyaux de complexité, des singularités au sein desquelles, comme dans les singularités astrophysiques, les lois de notre univers (en particulier celles du temps) ne seraient plus valables. Dans ces singularités de langage, la densité doit être proche de l'infini, et il doit être impossible à un observateur extérieur de savoir ce qui s'y passe, bien qu'il puisse en mesurer les effets dans son propre univers. Une singularité de langage (la singularité-girafe ou la singularité-Eve) ne peut que se déployer dans l'espace et dans le temps de la lecture. Mieux: ce déploiement dans l'espace et dans le temps est précisément ce dont elle parle; nous appelons cela sa signification (la girafe étirée du haut en bas de l'échelle qu'elle est, Eve s'extrayant d'un tube mais ne parvenant pas à naître pleinement dans notre univers voué au serpent de la redite, justement parce que sa naissance implique déjà un étirement). Mais la singularité a tendance à s'effondrer sur elle-même. Au lieu de se disperser à l'extérieur, elle attire vers elle sans cesse le matériau dont elle s'alimente: l'attention. Le lecteur parcourant un texte au sein duquel se trouve l'une de ces singularités, concetto, aphorisme, paradoxe, a le choix entre deux attitudes: soit il s'y arrête pour essayer de comprendre comment l'objet est fabriqué, alors il entre en gravitation autour de ces systèmes isolés qui tournent sur eux-mêmes; soit il réagit au passage (généralement par le sourire) et poursuit, laissant alors derrière lui un noyau de langage autonome, non pleinement consommé dans le travail entropique de la lecture.
Pourquoi alors ne pas se contenter de recueils d'aphorismes? Pourquoi raconter? C'est que le texte doit mettre en relation la mort (l'écrasement du suicidaire, l'assomption du mystique) et le rhume. Le haïku et la formule, en nous plongeant immédiatement dans le conflit du Rien et du Quelque chose, nous mentent puisqu'ils ne partent pas de la réalité de notre expérience sans immédiateté et sans intensité, faite d'une usure infinie. Si l'usure nous masque la violence du Rien, et par conséquent les choses, elle la met en œuvre en même temps.
La narration, se déroulant dans le temps, implique redites et baisses d'intensité. La narration traitée par Chevillard use d'aberrations temporelles: inversion, circularité, transformations accélérées. Tout récit ordinaire découpe une tranche temporelle à l'intérieur de laquelle une certaine stabilité peut se maintenir, donc où il y a du sens. Chevillard, partisan du caoutchouc et de ses possibilités indéfinies de transformation, étire le temps vers l'infini. Dans la perspective de l'infini, tout devient possible. Revoici l'indispensable girafe:
le hasard justement et ses lois aveugles, le faux pas d'une girafe dans la savane provoque un enchaînement de faits absurdes qui aboutira au divorce d'un couple de Norvégiens, après trente ans de vie commune et de bonheur égal, c'est à n'y rien comprendre, alors même qu'ils venaient d'acquérir un magnifique appartement en plein cœur d'Oslo, et ce divorce non plus ne sera pas sans conséquence pour le monde, le cours des choses s'en trouvera modifié, à des milliers de kilomètres de là, dans une autre savane, une autre girafe trébuchera sur un autre caillou.
Redite et multiplicité se trouvent exorcisées par elles-mêmes, comme si l'extension à l'infini du même finissait par produire l'autre (l'autre comme même, c'est-à-dire l'Un). En outre, le temps ne dure et n'entraîne déperdition que dans la mesure où il y a une origine. Soit l'avènement échoue, demeure inachevé (c'est l'un des sens possibles de l'apologue d'Eve en pâte dentifrice), soit il se confond immédiatement avec la déperdition et la répétition. Il n'y a en réalité jamais de naissance ni de surgissement, si toute origine est déjà une perte. Les choses ne peuvent être que passées (hors de notre portée, objet de travail archéologique) ou à venir, envisageables, prévisibles (déjà usées). On ne trouverait de fraîcheur qu'en se plaçant avant l'origine, ce qui est à peu près aussi facile que d'observer l'instant zéro du big bang. Il n'y a pas d'avant l'origine dans un monde sans origine, sinon dans le langage:
Je dois impérativement téléphoner, dit un jour Graham Bell en repoussant son assiette, et devant les convives stupéfaits, il se mit à tracer fiévreusement sur la nappe les plans d'un appareil étrange.
Un tel point de vue sur les choses est celui d'un créateur pour lequel elles seraient déjà nommées, en puissance dans le langage, toutes constituées et fondées en nécessité avant d'apparaître. La seule manière, pour le téléphone, de n'être pas téléphoné, c'est d'avoir reçu un nom, avant même de devenir cet instrument de déperdition de la parole que nous connaissons bien.
L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster ne se contente pas de trous noirs localisés. Les interventions du critique Marson ne cessent de démolir les prétentions du malheureux Pilaster au sérieux, dévoilent ses mesquineries et ses erreurs. Pourtant, les textes de ce dernier ne sont pas dépourvus parfois d'autodérision:
Vite un sucre
Pour ma phrase debout
Sur ses pattes arrière.
Ce haïku, tout en raillant le désir de perfection formelle, le transforme en petite machine à réclamer des récompenses. Dès que la formule est achevée et se met à vivre, sa fonction consiste à réclamer son susucre. Plus une formule est parfaite, plus elle décèle une volonté de perfection, donc un désir de rétribution. Ce désir de rétribution compromet irrémédiablement la perfection. L'ordre même dans lequel se présentent les trois vers du haïku Vite un sucre est significatif a cet égard: bien qu'il semble que ce soit le contraire, le susucre en réalité précède le chienchien qui ne se crée que pour l'absorber, comme la fonction crée l'organe. Expliciter cette relation, c'est certes, pour le texte, se moquer de lui-même, mais c'est encore une recherche de perfection. La phrase absorbe ce qui pourrait la nier comme le chienchien son sucre. Car ce toutou aussi risque de s'oublier: mobilisé par son objet, le désir de perfection omet d'être conscient de lui-même, se réifie. L'autodérision, en explicitant le désir de rétribution, prévient cette nécrose menaçante. Mais, à son tour, elle risque de se figer en autosatisfaction. Il s'agit donc d'aller encore plus loin en explicitant l'autodérision. D'où la note rageuse de Marson: «L'autodérision ne saurait signifier qu'il n'y a pas effectivement de quoi rire ni dispenser personne de se moquer.» Spirale sans fin, qui vise l'expulsion de l’auteur hors de toute domination sur son texte.
Pour retrouver l'intensité du singulier, il ne suffit pas que la chose ne soit pas à ce qu'elle fait. Il importe que nous n'y soyons pas non plus. L'extase unit un distrait et une absence. Il faut savoir ne pas dominer son sujet. Toute maîtrise court le risque de se priver de ce dont elle tient si ostensiblement à s'assurer. Mais la non-maîtrise n'a de sens que par la maîtrise. Il en va de l'écrivain comme du clown: prendre des coups de pied au derrière ou se casser la figure d'une manière convaincante nécessite un travail parfait, d'autant plus parfait que, même dans le ratage, la redite est désastreuse, car «l'allumette et le clown ont en commun ce gros nez rouge qui ne fait de l'effet qu'une fois».
Marson est un lecteur. Le plus impitoyable qui soit: le vieil ami, écrivain raté. On écrit pour convaincre le pire des lecteurs. Tout lecteur potentiel est impitoyable. Pure mauvaise foi. Toujours prêt à se moquer, à s'ennuyer, à dénigrer. À dégainer son esprit de négation pour renvoyer le livre à ce qu'il tente désespérément de ne pas être: une chose morte. Une conscience à jamais immobilisée dans l'éternité d'une insuffisance. Toutes les ruses d'un texte littéraire n'ont de sens qu'au regard de cet éternel absent. La plupart des écrivains escamotent le problème: ils dirigent notre regard vers un trompe-l'œil qu'ils nous font prendre pour le monde. Ou bien ils se déshabillent. Ils nous font le coup du «Je vais tout vous montrer». Comme nous regardons la scène avec un certain intérêt salace, nous n'avons pas le temps de nous apercevoir qu'ils en profitent pour nous faire les poches. Le roman réaliste ou l'autobiographie fait (du moins en général) l'économie de la situation réelle, du fait qu'il y a mise en scène. Chevillard n'emploie aucun de ces stratagèmes. Il assume explicitement ce combat ludique avec son lecteur:
Le rire que je provoque fait aussi tomber les défenses intellectuelles de l'adversaire, je voulais dire du lecteur, qui aurait tendance autrement à peser chacune de mes idées, à leur opposer les siennes et, d'une certaine façon, à amender mon texte…
Il avoue nettement que l'objet avec lequel il attire notre attention est un leurre, qu'il n'a aucune consistance: «Que deviendrait Crab sans ses lecteurs?» Cependant, il laisse entendre que malgré tout, bien plus fort, c'est avec ça qu'il va nous attraper. Crab, héros, si l'on peut dire, de deux recueils de fragments (La Nébu leuse du crabe et Un fantôme), est un appât qui sert à capturer ce poisson comestible: le lecteur. Il est vrai, comme il le déclare lui-même, qu'il nous fuit, mais le fait même de le dire est encore une manière de nous faire croire qu'il ne nous guette pas, afin de mieux nous surprendre:
Crab laisse des phrases derrière lui, frêle sillage qui signale son récent passage, mais il n'y est plus, il est loin devant, et leurs flexions étranges, leurs multiples détours reproduisent simplement le tracé de sa fuite en zigzag et trahissent son effort – non récompensé jusqu'ici – pour rompre ce fil qu'il déroule derrière lui en avançant, quoi qu'il fasse, où qu'il aille, pour s'arracher enfin à cette piste d'encre qui permettrait de remonter jusqu'à lui et de l'appréhender s'il n'était heureusement beaucoup plus rapide que son lecteur – mais la fatigue un jour se fera sentir, il ralentira, son lecteur lui tombera dessus. Cessez d'écrire, lui conseille-t-on, faites-vous oublier quelque temps, la piste s'effacera bientôt d'elle-même. Certainement. Il suffirait que Crab renonce à bouger. Mais attention, écrire étant pour lui la seule manière de se mouvoir, le moindre geste esquissé relancerait sur sa trace la meute de ses poursuivants.
Ferrer le lecteur: geste équivoque qu'il s'agit d'accomplir avec dextérité. Le saisir au moment où il saisit. L'écrivain est à la fois l'asticot et le pêcheur, le mangé et le mangeur. Cela exige de la souplesse. Car l'habileté du pêcheur ne suffît pas. Il lui faut manier son instrument avec grâce. La grâce implique quelque abandon, une dose d'inconscience. D'où la nécessité d'une certaine forme de maladresse. Alors la conscience prudente sort de son trou d'eau pour happer l'asticot.
Mais si le lecteur s'empare complètement du texte, s'il saisit tout, le piège ne fonctionne plus. Le truc est éventé. Il ne reste plus que l'intention: l'intention de saisir, de s'emparer du lecteur. La voici nue, comme un ver, et qui barbote sans grâce. Le texte doit fuir perpétuellement, le sens se laisser deviner sans se laisser attraper, afin de bien ferrer le poisson:
Crab fuit dans tous fes sens. Il se dérobe devant. Il s’éclipse par-derrière. Il se rue hors. Il décline l'offre. Il évite le sujet. Il noie le poisson. Il passe son tour. Il s'absente un moment. Il prend congé. Il change de trottoir. Il cherche refuge. Il scie la branche sur laquelle il est assis pour se faire un cercueil de belles planches.
Chevillard fait sans cesse mine de se laisser prendre, les fragments retombent sur des clichés, mais ces chutes formulaires raniment le cliché: vous croyiez m'avoir, je vous échappe au moment où vous me prenez, vous alliez me ravir et vous êtes ravis. Un texte de Chevillard produit toujours l'effet d'être totalement contrôlé par quelqu'un qui cependant n'accorde pas d'importance excessive à ce contrôle ni à la chose contrôlée. Qui nous abandonne distraitement un fragment de perfection. Le lecteur consent à se laisser prendre à condition qu'on lui laisse le loisir de faire semblant de croire à une certaine innocence du texte. L'innocence n'exclut pas la conscience, elle la limite. Elle correspond à un certain degré d'adhésion de ce qui parle au discours. Qu'est-ce qui parle, dans un texte littéraire? Quelqu'un qui se trouve au-delà du texte, narrateur, auteur, qui aurait éventuellement quelque chose à ajouter, à retrancher? Le texte tout seul, sans personne? Quelqu'un qui n'est jamais là, mais qui sera le seul à lire le livre: le lecteur? Ce qui parle, est-ce une conscience débordant les mots, les suscitant, les interprétant? Ou les mots tels qu'ils sont, à jamais? Ce qui parle n'est ni texte ni hors-texte, ni mot ni conscience, ni ruse ni innocence, mais la substance de leur union, leur texture.
De manière générale, les objets ont tendance, comme pour mimer la texture, à se confondre avec ce qui les suscite, de même que la narration prend son sens dans l'objet qu'elle évoque. Le texte multiplie les paradoxes et les effets de circularité, qui constituent autant d'armes rhétoriques dans la pêche au lecteur. Par exemple, la gratuité apparente de toute narration (aucune qui ne présente plus ou moins, vers cinq heures, le syndrome de la marquise) se trouve rétribuée par la narration même, la justification d'un objet est fabriquée par les conséquences qu'entraîné sa manifestation:
[…] Crab essaie de sortir un sparadrap de sa pochette en papier. Ne parvient pas à déchirer celle-ci. S'énerve dessus sans succès. Mord dedans, en vain. Il s'équipe et s'acharne, et se blesse au doigt avec des ciseaux de couture. Réussit enfin à sortir le sparadrap, qu'il colle sur la petite plaie saignante de son doigt.
Crab n'est pas de ceux qui disent: On ne saurait comparer telle et telle chose. Il ne voit pas ce qui pourrait l'empêcher de comparer par exemple un chien et une aiguille […]. S'il est parvenu à la conclusion que le chien supplantait l'aiguille, dans l'absolu, que le chien est globalement supérieur à l'aiguille, et qu'il doit recoudre un bouton, Crab utilise le chien. On ne manque pas de lui faire remarquer alors, en le voyant peiner sur son ouvrage, qu'avec une aiguille il en serait déjà venu à bout. Et Crab est obligé de lâcher son chien sur ces malins pour leur prouver qu'il a raisonné juste, et même puissamment.
L'objet est bien là et en même temps on l'escamote, il disparaît et reparaît sans cesse, pris dans la circularité de sa fonction: il justifie le texte, le texte le justifie, et pourtant rien n'est justifié. Nous sommes pris dans les mailles de la texture, ce matériau sécrété par le jeu, l'accouplement et la procréation du poisson et du pêcheur, de l'auteur et du lecteur. Le lecteur trouve dans le texte ce qui lui manque, il peut quelques heures être ou jouer à être ce qu'en dehors du livre il n'est jamais: une conscience pourvue du poids, de l'épaisseur des choses sans cesser d'être conscience, une chose aussi translucide que la conscience. L'écart qui le sépare des choses se trouve reporté comme à l'intérieur d'elles, l'écart devient l'être lui-même au sein de la texture. L'écrivain, quant à lui, trouve dans le texte le lecteur. Il ne peut exister seul. Il écrit son texte sur le mode du «comme si», d'un virtuel que le regard radicalement autre, toujours présent à l'horizon de son texte, transformera en actuel. Il a besoin de ce regard inconnu qui serait à son texte ce que lui ne parvient jamais à être, lui donnerait l'évidence dont il se trouve dépourvu, et pour qui il apprête la place, comme un dieu disposerait idéalement la matière qu'un esprit errant ne pourrait s'empêcher de venir habiter. Chacun de son côté cherche l'autre. Le lecteur se trouve face à un objet étrange qui lui propose l'intimité de son étrangeté. L'auteur, intimité vide et dépourvue de sens, s'avance vers l'étrange, vers la possibilité du regard qui le rendra étrange à lui-même.
L'auteur à la fois est et n'est pas son livre. Comme il est son livre, voici que sa conscience n'est plus cette activité à l'existence incertaine et fuyante, elle s'est concrétisée en un objet indubitable, substantiel. Mais comme il n'est pas son livre, cette substance ne renferme pas, ne l'épuisé pas, elle se renouvelle et se nourrit sans cesse d'elle-même, à condition que le livre même soit constitué de telle sorte que sa différence ne s'épuise pas. Il faut être mort pour ses lecteurs, afin de rester indéfiniment en deçà de son livre. De ne pas sortir de cette inépuisable réserve de non-être qui laisse vivre le livre. L'écrivain qui en sort s'enrhume vite. Vouloir être écrivain, c'est vouloir accéder au sens par l'insignifiant, vouloir que le public se charge de transformer l'inessentiel en essentiel.
L'objectif du texte est toujours plus ou moins narcissique. Il s'agit d'affirmer la différence de l'auteur lui-même. Il est différent par la singularité de son livre, mais toujours infiniment différent de cette singularité. Différence sans contenu, comme celle de Crab: différence pour la différence, dépourvue de qualité intrinsèque, de communicabilité, différence qui ne nourrit pas. Mais précisément, cette absence de contenu, cette probité inflexible dans la recherche de la gratuité qui rapporte confère aussi au texte (à son écriture, à sa lecture) sa valeur éthique, à l'extrémité de sa non-valeur. À ce point, l'habileté peut se renverser en innocence. L'apprentissage de la différence vide revient à une forme d'ascèse: dans la fantaisie et les paradoxes incessants des ouvrages de Chevillard, plus rien ne tient, plus personne ne peut se resserrer frileusement autour de ce que l'on croit posséder, de ce que l'on se figure être, le jeu ouvre toutes les possibilités. Le narcissisme absolu se perd dans la dissolution des identités. La perfection obstinément recherchée rencontre sur son chemin la nécessité de la faiblesse. La pure stratégie rhétorique devient apprentissage de la dépossession. L'exercice formel se transforme en requête de la grâce, et cette requête peut-être est la grâce même, qui s'ignore. C'est ainsi que la qualité esthétique est aussi une qualité morale et une forme de la vérité. Appelons cette qualité multiforme la justesse.
JEAN-PIERRE RICHARD: LA CHAIR ET L'ENTRELACS
Peu d'universitaires aujourd'hui s'attachent, comme Jean-Pierre Richard, à commenter les écrivains contemporains, à en étudier les textes à chaud, presque au moment de leur parution. Ils ne sont guère plus nombreux à pratiquer la critique en renonçant à l'arsenal de l'érudition, de la citation, de la référence savante. Jean-Pierre Richard braconne à mains nues parmi les livres. Dans son dernier recueil, Essais de critique buissonnière, il pousse l'audace jusqu'à faire voisiner, à son tableau de chasse, les grosses prises et le petit gibier, Hugo et Philippe Delerm, Claudel et Marie Desplechin, comme pour évacuer, non sans quelque ostentation, ni quelque malice sans doute, la question de la valeur et la question de la dimension historique des textes: tous s'adressent à nous au présent, c'est de cela qu'il s'agit de rendre compte. Il n'y a pas non plus de hiérarchies: la critique n'est pas affaire de taille, mais de saveurs, plus ou moins puissantes, plus ou moins délicates. Or la saveur est chose fugitive. Elle a besoin, pour que la jouissance s'en prolonge, s'en approfondisse, de venir aux mots. Elle doit être partagée. Même une jouissance littéraire demeure en quelque sorte, en nous, préverbale, et demande d'autres mots pour les sensations souvent confuses que des mots ont engendrées.
Jean-Pierre Richard, a priori, réécrit littérairement des textes littéraires. La critique telle qu'il la pratique prête alors le flanc à l'accusation de paraphrase. Des textes anciens, produits d'un monde qui n'est plus le nôtre, ont besoin d'un éclaircissement historique ou linguistique; on admet le principe d'une lecture analytique, marxiste, structuraliste, qui applique au texte des instruments précis et l'interprète réellement, en fait passer les données dans un langage autre. Mais pourquoi redire? Que nous donne alors le critique, que le texte, du moins pour l'essentiel, déjà ne nous ait donné?
Il y a deux manières de répondre à cette objection: on peut d'abord simplement se contenter d'aborder l'œuvre de Jean-Pierre Richard comme de la littérature, mais de la littérature au second degré. Y lire des mots issus d'une expérience indirecte: celle des livres, non celle de la vie. Après tout, notre expérience est toujours un peu livresque, et l'amour fait de romans d'amour. Après tout, nous savons bien que les romans eux aussi sont constitués de romans, même si, bien souvent, ils préfèrent nous laisser croire le contraire. Les récits plus ou moins autobiographiques de Jean-Pierre Richard nous raconteraient l'expérience de ses lectures, ses errances et ses chasses dans la forêt des livres. Nous n'aurions même pas besoin d'avoir lu, ou d'aller lire les textes dont il parle, comme il n'est pas nécessaire d'aller à Parme ou à Grenoble pour aimer Stendhal.
Mais rien n'empêche de prendre ces textes pour ce qu'ils se donnent, c'est-à-dire, bel et bien, de la critique. Jean-Pierre Richard dit très justement, dans 1'«Avant-propos» de L'État des choses: «dans une œuvre littéraire […] il me semble aujourd'hui que les choses montrent, mais ne disent pas.» II énonce ainsi ce programme critique:
Commenter, dès lors, ce ne serait pas trahir leur laconisme, vouloir dire à leur place ce qu'elles auraient pour vertu, peut-être pour bonheur de taire, ce serait, au contraire, continuer à montrer, montrer une deuxième fois ce qu'elles montrent, mais le faire un peu différemment, dans un autre ordre, le re-montrer (?) – surtout pas le démontrer.
D'où une manière de discrétion critique qui est aussi une forme d'élégance. Une piste de lecture psychanalytique ne sera jamais qu'entrouverte, parfois d'un mot, mot voilé de deux parenthèses, atténué d'un point d'interrogation. Il n'est pas question de passer sur un autre plan de parole, là où le silence littéraire n'a plus cours (là où le bruit interprétatif, trop souvent, brise le charme littéraire), mais de refaire entendre ce silence, et d'une certaine manière de s'assurer qu'il y a bien là silence.
Le texte, certes, dit tout, et tout est là. Il n'est pas besoin d'aller chercher ailleurs, en dessous, ou à côté. Il faut redire. Mais la redite, pour le critique et pour le lecteur qui réitère sa lecture du texte par la lecture du critique, n'est pas un simple redoublement. Le texte, d'être dit autrement, se trouve comme enrichi d'un supplément de conscience. Ce n'est pas alors que son sens est modifié, mais qu'il trouve en nous à atteindre d'autres niveaux, à engendrer de nouveaux réseaux, et, en dernier ressort, c'est là peut-être ce que l'on peut appeler le sens: la capacité d'un texte à s'associer aux divers lieux d'un espace mental. Le «silence» du texte est son aptitude à faire naître du sens.
Il ne s'agit alors, en effet, pas seulement de prolonger et d'approfondir, mais, plus essentiellement, de lier. Relier, re-monter dans le texte, ouvrir aussi chez le lecteur toutes sortes de possibilités d'associations. Tel est le sens du travail de Jean-Pierre Richard: commenter un texte, c'est se faire l'auxiliaire de ses vertus, l'aider à libérer ses principes actifs, non pas en l'interprétant, ce qui est déjà choisir à sa place, mais bien plutôt en verbalisant sa présence quasi physique, en le présentant, pour reprendre le terme que Jean-Pierre Richard, dans l'«Avant-propos» de Terrains de lecture, emprunte lui-même à Walter Benjamin. Il s'agit d'exposer «la panoplie d'êtres ou d'essences matérielles où s'investit ce qu'on aimerait pouvoir nommer une "idiotie"»:
Les présenter, dans quelques œuvres modernes et stimulantes, ou plutôt les re-présenter, les faire apparaître une deuxième fois, dans un ordre un peu différent de celui que nous offrent les livres eux-mêmes, voilà bien l'une des possibilités de la critique littéraire. La critique: cette écriture au service des écritures.
À la limite, l'enjeu d'une telle critique est moins de connaissance que d'expérience: le commentaire, s'il vise d'un côté, explicitement, à «lire le texte au plus vif de sa communication avec un monde», a de l'autre côté, implicitement, pour horizon notre propre rapport au monde.
Au monde, non pas au texte ni au savoir. D'autres critiques visent à faire entrer le texte dans le cadre d'un savoir théorique précis. La critique telle que la pratique Jean-Pierre Richard va au plus près de la vie. Elle tient de la phénoménologie. Mais la phénoménologie n'est pas ici un savoir, elle désigne bien plutôt un non-savoir, une réduction à l'immédiateté d'une relation ontologique entre le sujet et le monde, entre la conscience et l'être. C'est d'ailleurs cette réduction qui fait que la critique telle que la pratique Jean-Pierre Richard ne relève pas seulement de la science, mais aussi du jugement et du talent – ce qui la rend d'autant plus exigeante. Elle présuppose que la littérature, dans ce qu'elle a de plus authentique, cherche par le langage à retrouver cette immédiateté qui ne se trouve ni dans le savoir, ni, bien souvent, dans l'expérience même. En lisant, cette immédiateté peut à nouveau se perdre. L'acte critique consiste alors à aider le lecteur à conserver l'exigence de l'immédiat, à maintenir constante une sorte d'intensité, à garder le contact. Une telle critique présente l'avantage, dans le vieux débat entre clôture et ouverture du texte, de ne pas choisir entre deux positions absurdes dans leurs versions extrémistes: parler autour du texte au lieu d'en rendre compte, ou bien prétendre qu'il n'y a rien hors du texte. Jean-Pierre Richard ne parle en effet que du texte, des mots du texte, mais le sens de l'œuvre n'est pas ce sur quoi elle se ferme: il réside dans ce qu'elle vise, toujours hors d'elle-même. L'œuvre se construit comme son propre dépassement vers le monde, restituant en cela à sa nudité notre relation au monde, qui est d'une ek-stase, comme disait Sartre.
Une telle attitude critique n'est possible que dans la mesure où elle considère en même temps le texte littéraire moins comme un résultat que comme une origine: c'est dans le texte que se constitue l’expérience, plus encore qu'elle ne se trouve au départ du texte, et cette expérience peut donc alors logiquement se continuer dans le texte second, le texte critique.
L'expérience la plus immédiate qui se forme dans le langage littéraire, selon Jean-Pierre Richard, est celle d'un vide. Ce vide, la critique le pointe et le circonscrit, un peu comme, selon Claudel, un poème se construit autour d'un trou. La nécessité de ne pas perdre de vue l'expérience originelle du vide d'être, de ne pas oublier le vertige, commande par exemple l’étude que Jean-Pierre Richard consacre à Christian Bobin dans Terrains de lecture:
Ce qui nourrit une telle présence au monde, toute cette œuvre le suggère, avant de très précisément le dire, c'est donc une fascination d'absence. Dans la neige l'allégement va vers une exténuation; la lumière brûle, épuise les êtres lumineux. Le vent transit tout ce dont il s'empare, avant de s'en dessaisir et de le jeter ailleurs.
Exaltation, sans terme, d'une «abondance de rien», étonnement d'une perte où tout se retrouverait. Ce serait, encore, la définition de récriture: aliénation devenue positive […].
Mais cette douceur, cette continuité des choses, comme un vaste corps offert, l'écriture ne peut se contenter de les reproduire en elle, ni même de nous en proposer la jouissance: elles doivent, nous le savons, demeurer travaillées, dans les formes du style aussi, par le tourment, ou le tournoiement d'une légèreté émancipante, d'une chair ou d'un sens manquants, d'un vide «souverain».
Ainsi les objets, les matériaux, les sensations étudiés par Jean-Pierre Richard témoignent-ils toujours d'une double postulation, et portent-ils la trace du travail de forces contradictoires: ouvrir le manque et le compenser; l'imagination poétique les met en œuvre pour demeurer au plus près de l'expérience fondamentale du manque d'être par lequel de l'être peut advenir. Ainsi le texte littéraire engendre-t-il bel et bien du réel.
Dans cette démarche, Jean-Pierre Richard est à la fois l'héritier de la psychanalyse existentielle sartrienne, qui se propose de «dégager le sens ontologique des qualités», et de l'imagination matérielle selon Bachelard, qui oppose le travail humain, la volonté transformatrice à ce qu'elle estime être la passivité existentialiste. Et, de fait, dans sa manière d'aborder la relation de l'œuvre avec ce «rien» originel, Jean-Pierre Richard semble se donner pour objectif de faire observer le travail incessant de synthèse créatrice, la spirale où, au cœur du langage littéraire tel qu'il constitue (et non exprime) l'expérience fondamentale, l'absence et la présence, le voyant et le visible s'engendrent mutuellement. Il rejoint là spontanément une autre phénoménologie, celle de Merleau-Ponty, dominée, dans Le Visible et l'Invisible, par la figure de l'entrelacs et la notion de chair (évoquée dans l'«Avant-propos» de Terrains de lecture). Le tempérament de Jean-Pierre Richard, qui le porte à l'accord, à l'éloge, à la jouissance et à la fraternité, correspond bien à cette philosophie de la réversibilité qu'est celle de Merleau-Ponty, où la chair est ce «rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant», «retour sur soi du visible, adhérence charnelle du sentant au senti et du senti au sentant». L'expérience du langage elle-même obéit à ce principe:
Quand la vision silencieuse tombe dans la parole et quand, en retour, la parole, ouvrant un champ du nommable et du dicible, s'y inscrit, à sa place, selon sa vérité, bref, quand elle métamorphose les structures du monde visible et se fait regard de l'esprit, intuitus mentis, c'est toujours en vertu du même phénomène fondamental de réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole, et qui se manifeste par une existence presque charnelle de l'idée comme par une sublimation de la chair.
Jean-Pierre Richard semble ainsi donner à la critique le rôle que, selon Merleau-Ponty, Husserl donne à la philosophie:
En un sens, comme dit Husserl, toute la philosophie consiste à restituer une puissance de signifier, une naissance du sens ou un sens sauvage, une expression de l'expérience par l'expérience qui éclaire notamment le domaine spécial du langage. En un sens, comme dit Valéry, le langage est tout, puisqu'il n'est la voix de personne, qu'il est la voix même des choses, des ondes et des bois.
On voit bien, dans la manière dont Jean-Pierre Richard travaille les textes, comment il entend «restituer la puissance de signifier». Son imaginaire critique le conduit à rechercher des formes, des textures privilégiées, à se les approprier. Elles deviennent presque autant les siennes que celles des auteurs qu'il interroge, et sans doute n'a-t-il choisi ceux-ci que parce qu'ils les offraient à sa propre rêverie. Dans l'imagination matérielle, ce qui attire son attention de manière privilégiée, ce sont, conformément aux principes de Bachelard, les traces et les étapes d'un travail: genèse, métamorphose, étirement, construction. D'une manière très générale, il scrute les processus de différenciation et d'indifférenciation, les manières dont une entité se constitue et se défait. Ainsi dans La Mer de Michelet, où l'élément marin est présenté comme mucus ou comme glu:
Dans cette continuité il faudra bien envisager pourtant quelques fractures: le lieu où quelque chose se produit, celui où il cesse d'être, celui aussi, peut-être, où il se heurte à quelque chose d'autre.
Ainsi chez Ponge:
ce qu'il faut percevoir, c'est la manière […] dont la continuité suggérée de la gluance se lie à une vertu exactement inverse, le pointillé, le granuleux du gui. Dans le tissu homogène de la glu, le texte oblige à imaginer l'individualité, le détachement des baies de gui.
Ces quelques lignes sont caractéristiques: la continuité informe, la viscosité représente la pâte même du monde, en tant qu'elle s'offre comme matériau à travailler (le visqueux, le gluant n'est pas seulement, comme fusion du solide et du liquide, comme continuité informe, l'image du matériau originel. Il n'est originel que parce que la conscience créatrice est déjà présente en lui, que dans la mesure où elle s'annonce en lui. Le visqueux représente l'état de disponibilité du monde, la synthèse de son opacité et de la ductilité de l'esprit: à la fois compact et défait, le visqueux ouvre le monde comme possible). Au cœur de cette continuité intervient une opération qui informe, individualise et sépare. Bref, à partir de quelque chose qui est de l'être, la présence à l'état pur, on assiste à la formation d'un être. Moment équivoque, entre le deuil suscité par la rupture et la joie d'une naissance. Mais l'être ainsi constitué ne se définit pas seulement dans la négation de ce dont il s'est détaché: la forme ne cesse de renvoyer à l'informe, l'informe exige en quelque sorte la forme pour devenir pleinement lui-même. On retrouve cette relation dans de nombreuses études. Dans celle consacrée à Michelet:
Le corail va, presque sans transition, de la glu au rocher, à l'herbe qui le recouvre, au polype qui l'anime, à la chair qui le recueille.
Dans l'analyse de Lorenzaccio, sous les espèces du multiple et du singulier:
Quant à l'herbe des bois, à la pelouse des jardins, heureusement mariée aux troncs et aux cascades, elle fabrique un champ, tout maternel, de fécondité, de singularité aussi: ce qui séduit en elle, c'est la première fleur qu'elle produira, et c'est l'ensemble de ses brins encore, «tous les brins d'herbe de mes bois». Cette combinaison, un peu folle, du singulier le plus minime et de l'ensemble le plus vaste, a de quoi attacher l'imagination.
Parfois, un équilibre s'instaure entre le point (tension vers l’infiniment petit de l'être qui se rétracte sur sa singularité) et la ligne (tension vers l'illimité de l'être qui s'étend hors de lui-même). Ainsi la pluie, obsessionnelle chez Jean Rouaud: entre la goutte d'eau, «qui marque l'accès à une individualité de l'élément, à une suffisance aussi», et l'averse qui réveille la diversité des choses. Le travail de l'écrivain dans l'idéal, parvient à cet équilibre, et l'écriture au sens matériel du terme, telle que la conçoit une vieille institutrice, tante du narrateur, c'est-à-dire la plume étirant en lignes les gouttes d'encre, les retournant sur elles-mêmes, est à l'image de la littérature: «Car ce qu'il faudrait d'abord sauver dans l'écriture, style et vision mêlés, ce sont bien en effet, comme le pense la petite tante, les pleins et les déliés: plénitude et déliement, chacun menant à l’autre, protégeant l'autre.»
Cependant, on en arrive aussi à des points limites de la tension, aux confins de l'observable, décelés plus que montrés par la critique, comme, en astronomie, on détecte l'existence de certains corps, non par l'observation, mais par la déduction. Ainsi l'oiseau hugolien:
Il est comme un point, dynamique, de non-visibilité. Traversant la transparence, il se laisse aussi bien traverser par elle, ce qui lui vaut la qualification, poétique, mais peut-être impropre zoologiquement, d'amphibie. Le seul oiseau authentique serait-il celui qu'on n'aperçoit pas vraiment […]? Mais tout oiseau doit être pensé, en termes hugoliens, comme un «fait de frontière». Il suffit de le prendre pour un indicateur d'espace, un provocateur de transparence: de le voir en somme, simplement, ou de l'imaginer, comme un «travailleur de l'air».
Cette conclusion illustre parfaitement la torsion inhérente au fait littéraire, en tant qu'il met à nu moins un matériau de prédilection que la forme même de notre relation au monde, en tant, plus exactement, qu'il la dégage en la faisant travailler: l'objet tend à aller jusqu'au bout de sa singularité, et dans ce mouvement de perfection, comme l'oiseau, il disparaît, faisant advenir dans sa plénitude ce dont il s'est séparé: le monde même, comme transparence, accueil, le monde retrouvé au moment où l'étirement d'un parcours individuel achève de le déployer. Tel est le travail de l'imaginaire: constituer, en mots, sa différence propre pour mieux la projeter à l'horizon, la libérer, la faire disparaître. Partir afin de mieux revenir, au cœur de soi, au monde. On sent, dans ces lignes finales, comment le travail critique fait décoller le texte hugolien lui-même, pour pointer, parmi ses motifs privilégiés, ce mouvement fondamental de torsion.
C'est ce même mouvement qui attire Jean-Pierre Richard vers Rimbaud le fils de Pierre Michon. Si Rimbaud ne veut pas, selon la formule de Pierre Michon, «devenir le fils de son propre langage», c'est bien qu'il n'entend pas s'immobiliser dans la constitution d'une particularité individuelle, qu'il se refuse à devenir par la littérature, mais cherche à devenir contre le sens de l'acte littéraire, contre sa dynamique. En revanche, la poésie de Rimbaud, vue par Michon interprété par Richard, parvient à faire coexister les contradictions les plus violentes dans la danse, conflit et rythme à la fois: «Continuité tout à la fois dynamique et circulaire. Et cette figure, légèrement modifiée, spiralée, sert à décrire le procès même du sens dans les Illuminations: ce petit tourbillon dans lequel toute la langue fuit avec le sens qui s'en va.» Fuite qui, encore une fois, est une manière de faire advenir le réel.
Le travail de la critique ainsi pratiquée par Jean-Pierre Richard consiste donc moins à analyser des formes ou des matières privilégiées qu'à montrer la tension, l'étirement extrême entre la continuité informe et la forme détachée. Il y aurait un malentendu à limiter une telle critique à la définition d'idiosyncrasies, à cette idiotie littéraire dont pourtant Jean-Pierre Richard se réclame. Bien sûr il s'agit, d'un même mouvement, de définir des singularités d'univers, et aussi des objets singuliers («Où commence la singularité de la mer [et de La Mer ]?», lit-on au tout début de l'étude consacrée à Michelet dans les Essais de critique buissonnière). Mais ces singularités, l'acte critique, à force d'en raffiner et d'en épurer la forme, montre comment elles rejoignent, dans leur séparation même, une continuité, comment l'œuvre dans sa différence montre le mouvement en lequel elle s'est différenciée, montre donc non pas un sens, mais le sens même. L'acte critique tel que le conçoit Jean-Pierre Richard est du même ordre: tout en continuant le texte, il le place sur des rails, il l'étire en quelque sorte hors de lui-même, et si dans le texte littéraire le langage manifeste explicitement une torsion au sens que Merleau-Ponty donne à ce terme, Jean-Pierre Richard donne à cette torsion un tour de plus: ce n'est pas, mots sur des mots, nous éloigner des choses, mais associer plus étroitement encore les unes et les autres.
Il y a ainsi une rêverie critique du filage chez Jean-Pierre Richard, sous différentes formes (glissement, étirement, fuite…): on trouve chez lui des «lignes de rêverie», on y apprend que «rêver, c'est glisser, sans arrêt aucun, sans trêve, d'une forme, d'un domaine, d'un règne à l'autre». Étirement et filage préservent la continuité de la chose, la maintiennent dans une forme déterminée, et en même temps, dynamiquement, la projettent au-delà d'elle-même. Dans la belle analyse consacrée au personnage d'Antonio dans Le Chant du monde, «l'étirement euphorique des actes et des mots» qu'accomplit le protagoniste permet de réunir dans une même notion la ductilité des matières et des corps, la faculté qu'ont les mots de lier et d'associer, réunion rendue possible par un autre étirement:
L'étirement d'Antonio, propagé et comme lui-même étiré, métaphoriquement, hors de son lieu originel d'apparition en vient donc à qualifier tout son paysage externe, et toute la magie de sa parole, cette «bouche d'or» qui s'ouvre chez les vrais raconteurs d'histoires, chez celle donc aussi qui va nous conter Le Chant du monde.
On n'en finirait pas de citer les passages où le critique rêve de ce mouvement, de cette souplesse ontologique autorisant l'étirement et la torsion en lesquels mots et choses se rejoindraient, se confondraient. Le récit que fait Pierre Michon dans Vies minuscules de la mort d'un prêtre dont la vie, au dernier instant, semble trouver un sens, suscite ce commentaire:
comme si le père tirait, halait maternellement sa créature en un espace où il serait en même temps, et de part en part, matière et langage: «hiéroglyphe accompli, forme consommée». Consommée: c'est-à-dire jouie, achevée, épuisée. Cette consomption par un rien (?) glorieux: voilà bien l'un des possibles achèvements du minuscule.
Le sens (la forme) est envisagé dans une telle rêverie critique comme épuisement de la matière: s'il coïncide avec le rien, c'est plus par gourmandise que par austérité métaphysique.
Le langage littéraire s'efforcerait ainsi d'être homologue au monde comme chair, ou plus exactement la littérature, telle que Jean-Pierre Richard l'aborde, serait cette activité humaine dans laquelle le sujet et le monde s'éprouvent le plus lucidement l'un l'autre comme chair. On sent bien, tout particulièrement dans l'étude sur Ponge, cette réversibilité: la parole ne se contente pas de se détacher du monde, après avoir été engendrée par lui, elle le suscite, elle est le lieu même de l'expérience:
Ce sont les mots qui, par rapport aux choses, à la glu des choses, se chargent de signifier ou sursignifier cette opération, en même temps qu'ils sont produits et désignés par elle. De l'objet au langage, n'y a-t-il pas eu à la fois ici engendrement et coupure, solidarité et séparation, «quittance», comme l'écrira Ponge de la figue? […] faut-il comprendre alors que c'est la contraction du mot grumeaux, de grumeaux comme image du mot, qui permet de congédier la viscosité première?
L'écriture dessine un entrelacs (au sens de Merleau-Ponty): écriture-corps, elle ne s'éloigne à l'horizon que pour mieux dessiner la place en creux où pourra s'installer, ni un je ni un monde, mais bien un être-là, une présence au monde. Si l'étirement est le mouvement caractéristique d'une chair qui, se déliant, devient forme (et par conséquent d'un être allant chercher le monde), il est un autre objet privilégié dans la rêverie critique de Jean-Pierre Richard, peut-être parce qu'il représente le même mouvement fondamental, mais considéré de manière inverse: le temps qu'il fait.
L'atmosphère, les précipitations, bref le climat, changeant, impalpable, indéfinissable, n'a guère de forme déterminée. Il représente, pour ainsi dire, le monde dans ce qu'il a de plus subtil et de plus volatil, son parfum, ou sa saveur. Le temps qu'il fait est d'autant plus du côté de l'informe qu'il se situe en deçà des déterminations les plus fondamentales: il n'appartient ni à l'espace, ni au temps. «C'est, pour l'imagination […] un être flottant, invisible, infixable.» Or, on dirait que, dans la saveur climatique, le monde s'étend vers le sujet, le pénètre jusqu'à lui donner forme. L'évanescent, le dispersé, l'indéterminé du temps qu'il fait constitue une singularité, développe une «puissance unifiante». Ainsi réalise-t-il bel et bien la synthèse d'un état du monde et d'un état d'âme. C'est pourquoi Jean-Pierre Richard, dans l'étude qu'il consacre au temps météorologique chez Proust, donne la place essentielle à ce passage de Du côté de chez Swann où le souvenir d'impressions climatiques est décrit en termes de «réseau» unifiant, conférant son identité pour Swann à cette entité singulière, l'amour qu'il éprouve pour Odette:
Toutes les mailles d'habitudes mentales, d'impressions saisonnières, de réactions cutanées […] avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris.
Le climat ramène l'être dans ses filets et le fait revenir, d'un même mouvement, à lui et au monde. Jean-Pierre Richard insiste sur ce texte parce que, dans le réseau, l'entrelacs saisit le corps, forme et chair s'accomplissent ensemble. On trouve une rêverie identique (et symétrique) à propos de Rouaud, de son «désir d'une sorte de filet imaginaire, mémoriel, notionnel aussi, dans lequel, en un mouvement de "zigzags", de croisements, d'anticipations, de retours en arrière, de parenthèses, de répétitions, de rencontres, un corps, une écriture-corps s'annexerait peu à peu […] tout l'obscur d'une histoire familiale à demi perdue».
Lorsqu'il en vient, dans Le Visible et l'Invisible, «au point le plus difficile, c'est-à-dire au lien de la chair et de l'idée», c'est exactement au même passage d'À la recherche du temps perdu que Merleau-Ponty fait appel. La «petite phrase» de la sonate de Vinteuil, lorsqu'elle fait revivre à Swann son amour passé, illustre parfaitement la relation entre visible et invisible: la petite phrase ne signifie pas abstraitement une idée, elle déploie une dimension, celle du sens. Produire du sens consiste à ouvrir la possibilité signifiante du monde, à dévoiler une absence féconde:
Les idées musicales ou sensibles, précisément parce qu'elles sont négativité ou absence circonscrite, nous ne les possédons pas, elles nous possèdent.
De même, les idées abstraites «animent ma parole intérieure» et «restent au-delà des mots», «parce qu'elles sont ce certain écart, cette différenciation jamais achevée, cette ouverture toujours à refaire entre le signe et le signe». C'est pourquoi, «si mes paroles ont un sens, ce n'est pas parce qu'elles offrent l’organisation systématique que dévoilera le linguiste, c'est parce que cette organisation, comme le regard, se rapporte à elle-même». Le sens tient à la fois à cet arrangement particulier et à cette absence sur lequel il ouvre et qui le rend possible. Tout locuteur «s'institue aussi délocutaire, parole dont on parle; il s'offre et offre toute parole à une Parole universelle».
Non pas, après coup, faire la grammaire d'un texte et en donner les lois de fonctionnement, mais bien souligner ce mouvement dans lequel une parole se rapporte à elle-même; désigner, dans l'objet littéraire, un usage de la langue tel qu'il se rapproche de l'idéal d'une langue de personne, tel est, semble-t-il, le sens de l’entreprise critique de Jean-Pierre Richard. D'une part le commentaire isole le texte dans sa singularité, en définit la saveur spéciale, en souligne d'autant plus les contours qu'il le fait voisiner avec des textes différents. D'autre part, il épuise cette singularité en l'étirant, il la neutralise (il la rend au silence en la redisant). Passant dans la voix plus impersonnelle du critique, le texte se délivre. Alors en effet le terrain de lecture devient terrain neutre, espace de rencontre du sujet et du monde.