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AVANT-PROPOS

L'ambition de ce livre n'est pas de dresser un tableau d'ensemble de la littérature française contemporaine. Il s'agit d'approfondir des lectures, de réagir à certaines perversions du système éditorial.

Il n'y a guère de points communs, a priori, entre les œuvres abordées dans ce livre, à part le fait qu'elles sont contemporaines et ont été publiées, en grande majorité, dans les dix dernières années. Une ligne de démarcation assez tranchée les sépare en deux groupes: celles qui font l'objet d'une charge, celles auxquelles on rend hommage. Eût-il été préférable de séparer les textes polémiques et les analyses élogieuses? Cet ouvrage prétend démontrer au contraire la fécondité de leur rapprochement. Une logique se dégage de l'ensemble, le positif et le négatif s'éclairent l'un l'autre.

Appuyons encore un peu sur ce qui différencie les auteurs commentés; leur audience: certains ont touché un très large public (Houellebecq, Delerm, Angot, Beigbeder), d'autres demeurent relativement confidentiels (Redonnet, Chevillard); leurs genres: les romances sentimentales d'Emmanuelle Bernheim voisinent avec les crudités autobiographiques de Christine Angot, les proses poétiques de Philippe Delerm, le théâtre déroutant de Valère Novarina, les romans policiers politiques de Gérard Guégan, la poésie d'Alain Veinstein; leurs styles: rien de commun entre le néoromantisme flamboyant d'Olivier Rolin, la pauvreté franciscaine de Christian Bobin, la loufoquerie inspirée de Novarina, le réalisme sarcastique ou mélancolique de Michel Houellebecq ou de Frédéric Beigbeder. L'éloge ou le blâme n'est d'ailleurs aucunement fonction d'un genre, d'un style, d'un mode de représentation. Pas ou très peu de présupposés théoriques (on verra lesquels peuvent jouer). Le jugement concerne à chaque fois l'œuvre dans sa particularité.

On trouve même, égaré parmi ces romanciers, ce dramaturge et ce poète, un critique (qui fut même, n'ayons pas peur des mots, un professeur d'université): Jean-Pierre Richard. Il y a deux raisons à cette présence a priori saugrenue: d'abord, rappeler que certaines grandes œuvres critiques ont valeur littéraire (les haines de Léon Bloy comme les admirations de Georges Poulet) et Jean-Pierre Richard est abordé ici, indissociablement, comme écrivain et comme critique. Ensuite, les ouvrages de Richard dont il est question concernent pour une grande partie, eux aussi, la littérature contemporaine, et cela engendre un effet de spécularite intéressant lorsqu'un même auteur, comme Christian Bobin, est traité de manière très différente.

Il y a pourtant un point commun entre ces textes. Quel que soit le succès qu'ils ont connu, aucun d'entre eux ne peut tout à fait se ranger dans la littérature populaire, ou de grande consommation: psychologisme, exotisme ou reconstitution historique. Tous, sans aller jusqu'à l'écriture de laboratoire, peuvent figurer au rayon «littérature exigeante», ou «littérature inventive», celle qui est publiée par des maisons prestigieuses, censées sélectionner rigoureusement leurs auteurs et travailler pour la postérité; celle qui est défendue dans les magazines spécialisés et dans les pages littéraires des grands quotidiens.

Cette distinction entre littérature exigeante et littérature de grande consommation, reproduisant des schémas éprouvés, ne constitue pas un jugement de valeur (on trouve de grandes œuvres dans la littérature populaire). Il s'agit de définir un horizon d'attente: dans le cas de la littérature exigeante, la maison où le texte est publié, le journal qui en rend compte s'adressent à un lectorat averti, celui des amateurs cultivés, pour qui il existe une valeur littéraire, pour qui elle reste importante, et qui en attendent quelque invention, quelque nouveauté, quelque «effort au style», et la confirmation de leur croyance en un enjeu de la littérature, autre que la pure distraction.

Les livres abordés ici peuvent être l'occasion de s'apercevoir que, de plus en plus, les choix éditoriaux tendent à brouiller les pistes. Des ouvrages médiocres, simples produits d'opérations publicitaires, sont présentés par leurs éditeurs, de manière explicite ou implicite, comme de la «vraie littérature». En France et dans les pays occidentaux, la demande de consommation culturelle se généralise. On se bouscule aux expositions et dans les musées. On s'arrache le Concourt, qu'on ne lit pas, ou qu'on offre. Il s'agit donc de fournir à un public élargi, qui désire pénétrer dans le cercle des amateurs cultivés, quelque chose qui puisse passer pour de la vraie littérature (en fournir vraiment serait plus compliqué. Un auteur au plein sens du terme met du temps à se faire admettre, il ne rapporte pas vite). Il n'est pas nécessaire que de tels textes soient lisibles, il faut simplement que les livres soient achetés. Le public n'a pas réellement besoin de lire le livre qu'il a acquis: il suffit, par une promotion adroite, de parvenir à le convaincre qu'il est devenu détenteur d'une valeur symbolique, qui se nomme littérature. On s'emploie donc à lui fournir, non pas de la littérature, mais une image de la littérature. Il y a des écrivains pour fabriquer ces textes médiocres qu'éditeurs et journalistes ont habitué le public à considérer comme de la création.

Ce brouillage est facilité par l'égarement actuel des repères. Jusque dans les années soixante-dix, on pouvait encore parler de mouvements littéraires, d'écoles. Les démarcations esthétiques ou idéologiques restaient tranchées. Il s'agissait d'être moderne. Il y eut Tel quel. On s'efforçait de se convaincre qu'on ne s'ennuyait pas à la lecture de Paradis. On subit aussi l'écriture dite «des femmes», Jeanne Hyvrard, Monique Wittig, nauséeux brouet de tripes. Ces ménades s'employaient à déchirer Orphée. Monique Wittig est aujourd'hui titulaire d'une chaire de féminisme aux États-Unis, elle y enseigne que l'hétérosexualité est une oppression. Les «nouveaux romanciers» élaboraient des produits froids. On les absorbait avec le respect dû à ce qui permet de croire que l'on est intelligent et que l'on va dans le sens de l'histoire. C'était l'époque où l'on avait envie de défendre Robbe-Grillet parce que les conformistes l'attaquaient. Jean Ricardou présidait les soviets suprêmes du nouveau roman avec une mansuétude démocratique qui faisait songer au regretté Béria. Mais il y avait Sarraute, Pinget. Une certaine hauteur d'exigence fournissait la contrepartie du sectarisme.

Le paysage littéraire est devenu incertain. Les nouveaux romanciers se sont mis sur le tard à l'autobiographie. Robbe-Grillet suggérait naguère dans Le Miroir qui revient que toute son œuvre était en réalité autobiographique. L'avant-garde s'est en partie reconvertie dans le commerce et le pouvoir. Aujourd'hui, les groupes nantis d'une théorie cohérente (la théorie devient rarissime) restent confidentiels. Certains se serrent autour d'une revue. Lorsqu'ils bénéficient d'une audience un peu plus grande, comme l'école de Brive ou comme la «nouvelle fiction» de Marc Petit et Georges-Olivier Châteaureynaud, auxquels on saura gré de savoir assouvir notre besoin d'histoires, il s'agit plutôt d'ensembles flous, sans ligne dure, sans mots d'ordre. Il existe un air de famille des éditions de Minuit (Gailly, Oste, Echenoz…) mais cela reste implicite. L'activité littéraire s'est atomisée. Même si l'absence d'écoles et de doctrines appauvrit le débat, cette individualisation n'est pas forcément mauvaise.

Dans cette brume, les éditeurs eux-mêmes semblent ne plus avoir de critères de jugement. Selon une opinion répandue, la vraie littérature n'existerait plus guère que chez les petits ou moyens éditeurs, qui font à présent le travail des grands: la recherche et le suivi des écrivains qui laisseront quelque trace dans l'histoire littéraire. Gallimard, Grasset, Fayard, Stock, Flammarion sont trop occupés à monter des coups. Cette opinion n'est qu'en partie exacte. La contrepartie du fait que, chez Gallimard, on fasse passer du Barbara Cartland pour du Nathalie Sarraute, c'est que, chez de petits éditeurs, l'illisibilité devient une garantie de qualité, un style. Mehdi Belhaj Kacem publie chez Tristram un premier roman, Cancer (1994), écrit, paraît-il, à dix-sept ans. Il remporte un tel succès qu'on le publie dans la collection «J'ai lu». Cela donne ceci:

Là cherche à me soustraire à sa digestion conquérante se change vite en indigestion enchantée perceptible remue-ménage de la flache au tuf de son bidon l'estomac lourd remonte à l'insuffle des lèvres pareilles à un débouche-chiottes à l'invincible ventouse me démène inutile émotion infernale de la mulsion monstre avant-coureuse du dégueulis entre dans la bouche broyée chuintement du vomi rêche dans la bouche en liquéfaction vers le boyau tenant à peine liquide coule en l'intestin précaire muscles du corps impotents à se bander avale coco avale mes débats plus forfait estomac à l'épreuve abandon paix superbe lèvres jointes dégorge plus forte medley subjectif de son menu en tornades inlassables.

Le livre a été ouvert au hasard, p.180. Cela continue ainsi jusqu'à la fin! Au début on trouve encore des phrases, en épaisses broussailles parmi lesquelles on s'efforce de progresser. Qui, sauf cas de perversion mentale, peut s'infliger le supplice de lire deux cent cinquante pages de cette dégoulinade verbale ininterrompue? On a beau se raisonner, se forcer, penser que la littérature est parfois ardue, rien à faire. Tout sonne faux, depuis le début et la citation d'Anna Freud, les personnages genre rock underground, l'incipit. Ce pensum pour jobards en quête des signes extérieurs de génie n'est qu'une interminable démonstration du postulat de départ: attention, là c'est du littéraire, du saignant, du brutal, du sans concessions. Le plus navrant, dans ce cas, c'est que le présumé inouïsme de la chose (pour écrire comme Alphonse Allais) est en réalité prévisible point par point. Écrire, pour Mehdi Belhaj Kacem, c'est s'employer à faire signe qu'on est un grand écrivain, audacieux, moderne (c'est-à-dire à faire tout ce que l'écrivain populaire ne fait pas): absence de ponctuation, autocommentaire permanent, scatologie omniprésente (le grand écrivain est celui qui transcende les fonctions basses dans un lyrisme échevelé). Tout a une fonction très précise, dans cette fabrication. Le sexe, le vomi, le caca, c'est pour montrer qu'on ne triche pas, qu'on baigne dans le réel (mais qu'on en fait de la poésie). La syntaxe dépourvue de liens et de pauses, c'est pour montrer, de même, qu'on ne s'arrête pas à des vétilles et à des petitesses de réflexion, on ne coupe pas, on est en ligne directe avec l'inspiration, l'inconscient, tout le bazar. Bref, le bon vieux schéma de la littérature à l'épate.

Bien entendu, personne n'a pu lire ça. En revanche, ça s'est vendu. Le phénomène n'est pas si mystérieux qu'il en a l'air: en littérature on vend aussi de l'image. Un roman qui a pour sujet un musicien de rock devenu épave, roman intitulé Cancer, écrit à dix-sept ans, par un individu qui fait un regard mauvais sur une photo floue en quatrième de couverture, genre attention je ne rigole pas, un tel roman a tout pour plaire aux Inrockuptibles, engendrer de la copie, créer une légende. Peu importe, après tant de valeur ajoutée symbolique, qu'on le lise ou pas.

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Le système qui consiste à faire passer un produit pour de la littérature de qualité engendre une esthétique. Cela fonctionne sur un système de reconnaissance, de défamiliarisation limitée, de surprise prévisible. Plusieurs facteurs permettent au lecteur de se repérer. D'abord, le produit, quel qu'en soit le genre, doit s'appeler roman. Il semble acquis, dans les maisons d'édition, que la littérature, c'est le roman, c'est-à-dire une petite histoire, de préférence sentimentale, sans ambition excessive, dans laquelle s'agitent quelques leurres appelés «personnages». Dans ses Leçons américaines, Calvino dit que «la littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés». S'il a raison, elle agonise.

En second lieu, cette littérature «de qualité», qui fait les «coups» et les prix, adopte fréquemment des formes de représentation plus ou moins dérivées du réalisme qui triomphe dans la littérature de grande consommation, sous la forme flasque de la psychologie d'alcôve. Le même roman de divorces et d'adultères, à peu près, dont se régalaient déjà les petits-bourgeois de la Belle Époque. Les problèmes de couples inondent les librairies. Dan Franck a fait un malheur, il y a quelques années, avec La Sépara tion. On demande du jardin secret. Le roman exotique ou historique, autre réalisme abâtardi, exploite les inépuisables ressources offertes par l'Inde, l'Egypte ancienne, la marine à voile ou le Sud des États-Unis. Dans les deux cas, le réalisme se confond avec le folklore, collectif ou individuel. La personne, l'espace, le temps y sont considérés comme des réserves d'exotisme à exploiter. Le monde réel est un vaste parc d'attractions. Ce réalisme donne comme loi naturelle le mythe selon lequel un individu (ou une société) est un contenu, un fonds dans lequel il suffit à la littérature de puiser. Sartre appelait cela avec mépris «les corps simples de la psychologie». Le réalisme n'est pas réaliste. Le résultat est parfois distrayant, parfois navrant. Littérairement, cela donne quelque chose comme un éditorial de Elle ou un article de fond de Marie-Claire, plus le courrier du cœur et éventuellement l'article culturel: «Un week-end à Athènes», mais en deux cent cinquante pages. Catherine Rihoit, par exemple, fournit ce genre de copie. Dans l'un de ses romans à l'intrigue sentimentale pourtant dépourvue d'excessive complexité, l'auteur parvenait même à s'emmêler dans ses personnages. Aucune importance: Catherine Rihoit ne lit visiblement pas ses livres, ni Gallimard son éditeur, ni les journalistes qui en parlent. Dans ce domaine, la quintessence de la niaiserie s'incarne en la figure de Madeleine Chapsal. Voir La Maison de jade, ou La Femme en moi, prototypes du crétinisme de la confidence.

Si, dans ce que l'on donne pour de la littérature plus novatrice, cette forme de représentation subit quelques distorsions, il apparaît néanmoins comme obligatoire que le récit, aussi fictif soit-il, paraisse plus ou moins «vécu», et donne ainsi une garantie d'authenticité. Il y a d'infinies variantes de la garantie d'authenticité: la confession sincère et brutale; le souvenir de famille; la sensation finement observée; la peinture des gens authentiques; le corps, le viscéral. Ainsi, le lecteur sait où il est, et peut se convaincre que l'auteur parle vrai. En outre, l'effacement contemporain des frontières entre roman et autobiographie, qui a donné naissance à des genres hybrides tels que l'«autofiction», favorise l'équivoque, et l'identification émotionnelle du récit à la personne de l'écrivain. Il est dès lors plus facile d'écouler le produit, quelle que soit sa qualité, en mettant en scène habilement l'auteur, en créant quelque scandale.

Une grande partie de la littérature d'aujourd'hui peut se ranger dans la catégorie «document humain». N'importe quoi est bon, suivant l'idéologie moderne de la transparence et de l'individualisme. Les confidences de M. Untel sont intéressantes par nature, parce que Untel est intéressant dans sa particularité. C'est l'idéologie des jeux télévisés, de la publicité, des reality show, de Loft story et des ouvrages d'Annie Ernaux. La plupart du temps, dans tous ces genres, le résultat est accablant, et sert pour l'essentiel à se rencogner dans le confort de la médiocrité, dans un narcissisme à petit feu, qui n'a pas même l'excuse de la démesure. Pour engendrer autre chose, la confession exige une stature humaine dont ceux qui la pratiquent sont fréquemment privés. Reste cette excuse de la médiocrité: la sincérité.

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Pour créer la surprise et alimenter la copie journalistique, le texte doit en outre présenter une apparence d'audace, dans le fond comme dans la forme, qui fournira le bonus symbolique, la garantie littéraire. Sur le fond, l'audace consiste à faire toujours la même chose. Du témoignage, et aussi de la violence ou du sexe. Si possible les trois. À chaque fois, on promet du scandale, de la révélation, du hard, quelque chose d'inouï. Le succès d'Angot, de Despentes, de Houellebecq, de Darrieussecq, de Catherine Millet, etc., a été fabriqué de cette manière. Au fond, on ne fait plus guère lire qu'avec cela (ou bien avec des ragots, ou encore avec de l'antisémitisme). Le scénario est tellement immuable qu'on est à chaque fois étonné du cynisme des uns et de la candeur des autres. Invariablement, d'un côté, on fait miroiter quelque nouvel exemple de liberté sexuelle osant briser les derniers tabous, une audace d'écrivain illustrant la puissance dérangeante de la littérature, invariablement de l'autre côté on s'insurge contre une littérature de latrines, on vilipende d'imaginaires écoles du dégoûtant. On ne quitte pas le plan moral. Le débat, en réalité, est purement formel, il y a belle lurette que littérature et morale vivent sous le régime de la séparation. Certains continuent à se demander si l'on peut tout dire. Le «tout» s'avère n'être qu'un argument publicitaire, pour deux raisons: d'abord parce que toutes les limites ont été franchies depuis longtemps, la liste des exemples serait innombrable, Sade, Rebell, Apollinaire, Céline, etc. Ensuite et surtout parce que le «tout» en question, dont on fait si grand cas, s'avère à la lecture n'être qu'une anodine histoire de fesses dont il est aussi ridicule de s'extasier que de se gendarmer. Certains auteurs prétendus «sulfureux», ainsi que les critiques et les éditeurs qui entretiennent cette réputation, ont l'air de vivre il y a cinquante ans, ils se gargarisent d'audaces cacochymes, s'étonnent du courage qui consiste à briser des interdits pulvérisés depuis des lustres. Qu'on lise Le Boucher d'Alina Reyes, spécialiste de l'érotisme qualité française garantie. On tombera sur un morne alignement de figures obligées qui ne ferait plus rougir que des chaisières de Saint-Flour, mais qui pourrait à la rigueur susciter les prémices d'un raidissement chez un notaire tourangeau gavé au Viagra. Baise-moi, de Virginie Despentes, ne mérite ni l'excès d'honneur qu'il a recueilli, ni totale indignité. C'est juste un petit polar violent comme il s'en fabrique tous les jours. Quels «tabous» ont été brisés, quelles limites franchies?

Il ne s'agit nullement de protester contre le sexe ou la violence en littérature, ni contre la confidence ou l'autobiographie. Rien n'est bon ni mauvais en soi. Mais, dans la plupart des cas, on exploite un genre pour laisser croire à un contenu. Comme si le genre en lui-même était susceptible de livrer automatiquement du sens, parce qu'il est question de choses supposées vraies (la confidence), corporelles (le sexe). Le simple fait d'étaler une intimité serait, en quelque sorte, une garantie de consistance: enfin la littérature nous donne du réel. Même la pure fiction, comme Truismes, part de ce principe: si c'est saignant, c'est qu'on touche du réel. Une bonne part de la littérature contemporaine fonctionne donc de cette manière paradoxale: les éditeurs donnent une existence artificielle et fugitive à des ouvrages écrits selon des procédés conventionnels, mais dont la valeur repose sur la notion d'authenticité.

Pour les écrivains qui pratiquent l'autobiographie de manière plus réfléchie, l'authenticité se conquiert dans le travail du texte même. Parler de soi, chez Claude Louis-Combet, c'est retrouver non pas un quelconque «moi» comme valeur absolue et garantie de réalité, mais les profondes couches mythiques en lesquelles se fonde la personne. Il est évidemment plus difficile d'en faire de la marchandise pure.

Le côté pervers de l'intimité et de la sexualité comme marchandise, ce n'est pas seulement que l'on fait passer pour de la littérature des textes sans intérêt, mais, inversement, que des critiques un peu scrupuleux rejettent comme simple marchandise des livres intéressants qui ont fait l'objet d'une campagne publicitaire basée sur le sexe ou la confidence. On a ainsi l'impression qu'en bien ou en mal, on parle toujours d'autre chose que du livre. Le sort réservé à La Vie sexuelle de Catherine M. est un bon exemple de cette perversité. L'ouvrage de Catherine Millet a du succès parce qu'elle y raconte ses partouzes. Il est vilipendé par Jérôme Garcin uniquement parce qu'il est une marchandise. Peut-être faudrait-il simplement le lire. Il a certes pour handicap d'être écrit par la directrice de la rédaction d'Art Press, une revue qui a réussi, par son byzantinisme et son esprit de clan, à écœurer de la critique d'art les amateurs les mieux disposés. On pouvait craindre les pires afféteries. Or, La Vie sexuelle de Catherine M. est un des très rares livres contemporains qui parlent réellement de sexualité, de ce qu'est la pratique sexuelle, les choix sexuels dans une vie, en évitant à la fois l'écueil du maniérisme pornographique et celui de l'idéalisation. Jamais de poncifs (si un genre appelle le poncif, c'est bien la confidence sexuelle), jamais de complaisance, mais une exactitude distanciée, pleine d'humour.

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Un événement littéraire ou un prix prestigieux (Roze, Rolin, Darrieussecq, Angot…) se fabrique ainsi avec de vieux poncifs, de vieux fonds de sauce réaliste dont on fait passer le goût insipide avec quelques épices stylistiques d'allure un peu moderne. Depuis quelques années, de tels faux événements se multiplient. Bien souvent, le grand auteur découvert à l'occasion de ce genre de «coup» ne tarde pas à replonger dans l'anonymat, victime d'un manque de talent dramatiquement associé à une surcharge de succès. Marie Darrieussecq, qui a tenté d'user, avec Naissance des fantômes, de moins grosses ficelles que dans Truismes, glisse doucement vers une demi-obscurité. Pascale Roze, à qui François Nourissier promettait un brillant avenir, s'est, Dieu merci, évanouie. Il en va à présent de la littérature prétendue de qualité, honorée par le Goncourt, le Femina et Le Monde des livres, comme des starlettes de variétés qui disparaissent après une unique chansonnette à succès, ou passent leur vie à s'autoplagier dans des come back pathétiques, à essayer de durer en faisant vendre des yaourts ou des savons. On voit ainsi Beigbeder, Angot, Darrieussecq tenir des rubriques, parler de tout et de rien dans des magazines féminins, donner leur avis sur la marche du monde, la littérature, n'importe quoi. On voit Michel Houellebecq faire dans la chansonnette ou publier des albums de ses mauvaises photos de vacances. Sans prôner le splendide isolement de Gracq ou de Michaux, on ne peut s'empêcher de ressentir quelque chose de dégradant dans cette pratique devenue courante. On a un peu honte, non seulement pour ceux qui s'y livrent, mais pour la littérature en général, peu à peu ravalée par ces auteurs au rang de bavardage journalistique.

Le coup éditorial fait ainsi de la vie littéraire un théâtre d'illusion: un éditeur orchestre la sortie d'un livre en faisant passer une cuisine de vieux restes pour une recette nouvelle. Des journalistes intéressés ou soucieux de ne pas rater un événement donnent l'ampleur désirée à la chose. Quelques écrivains ou critiques plus attentifs protestent, ce qui ne fait, fatalement, qu'accentuer le succès, selon la vieille loi publicitaire: qu'importé ce qu'on en dit, pourvu qu'on en parle. Le bavardage autour du texte a plus d'importance que le texte. Puis les histrions disparaissent, jusqu'à la prochaine représentation. Et tout le monde est content. De plus en plus de maisons d'édition vont ainsi de coup en coup, incapables de se consacrer à la gestion d'un fonds à long terme.

Il arrive que la grossièreté de la manœuvre éditoriale, combinée à la nullité du produit, soulève des protestations. Le fait est de plus en plus rare. Et lorsqu'il y a débat (plus souvent à la télévision ou à la radio, rarement dans les périodiques dont la vocation devrait précisément consister à nourrir le débat), celui-ci s'articule généralement sur un malentendu. La vie intellectuelle française est ainsi faite qu'on ne peut discuter d'un texte littéraire qu'à coups d'arguments d'ordre politique ou moral généralement approximatifs, et qui n'ont en définitive rien à voir avec la qualité intrinsèque du texte, réduit au statut de prétexte.

«Peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu'au genre d'esthétique qu'on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral», a écrit Proust. Il suffit de lire les trente premières pages de La Gloire des Pythre ou de Lauve le pur de Richard Millet pour comprendre comment on peut donner voix aux pauvres sans mépris ni complaisance. Parler de la mort sans effets de manche. Parler de la charogne, parler de déjection et de dégoût sans la puérilité de Beigbeder ou de Darrieussecq. La Grande Beune , de Pierre Michon, raconte à peine une histoire, ne fait aucune brillante acrobatie avec les conventions romanesques. Le récit tient à la seule force de la voix. Voix qui donne aux choses et aux êtres leurs résonances, fait vibrer leur intime texture. Jusque dans la fiction la plus débridée, la voix nous dit toujours une vérité. En littérature, on chante juste ou faux, un peu d'oreille suffit à l'entendre. L'un des objectifs de cet ouvrage consiste à tenter de nourrir le débat au moyen d'arguments tirés d'un examen attentif des phrases, des mots, de la construction du récit.

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La critique se fait ici violente parfois. La polémique a disparu à peu près complètement de la vie culturelle française. Au xxe siècle, on se battait encore pour des questions littéraires. Leconte de Lisle provoquait en duel Anatole France. Robert Gaze se faisait tuer par Charles Vignier. On songe à Barbey d'Aurevilly, Bloy, Huysmans. Le pamphlet était un grand genre. Au xxe siècle? Les surréalistes contre France, Barrés, Rachilde. Les futuristes. Sartre et Céline. Gracq. Jacques Laurent. On bataille un peu sur la question du nouveau roman. Depuis trente ans, rien, ou presque. Des empoignades télévisées sans contenu. Quelques rares critiques aussi décapants qu'Angelo Rinaldi, Jean-Philippe Domecq ou Philippe Muray ont l'air de veiller seuls au sein d'une demeure littéraire plongée dans un profond sommeil.

L'idée même de polémique suscite une profonde résistance chez beaucoup de gens. Celui qui s'y livre est toujours soupçonné de céder à l'envie. La jalousie serait un peu la maladie professionnelle du critique. Elle constitue en tout cas un argument commode pour éviter de répondre sur le fond à ses jugements, à la manière de ces dictatures toujours prêtes à accuser ceux qui critiquent le régime de complot contre la patrie.

Plus sérieusement, on estime en général qu'une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne parler que des textes qui en valent la peine. Cette idée, indéfiniment ressassée, tout en donnant bonne conscience, masque souvent deux comportements: soit, tout bonnement, l'ordinaire lâcheté d'un monde intellectuel où l'on préfère éviter les ennuis, où l'on ne prend de risque que si l'on en attend un quelconque bénéfice, où dire du bien peut rapporter beaucoup, et dire du mal, guère; soit le refus de toute attaque portée à une œuvre littéraire, comme si, quelle que soit sa qualité, elle était à protéger en tant qu'objet culturel; le fait qu'on ne puisse pas toucher à un livre illustre la pensée gélatineuse contemporaine: tout est sympathique. Le consentement mou se substitue à la passion. Ne parler que des bonnes choses? Cela ressemble à une attitude noble, généreuse, raisonnable. Mais quelle crédibilité, quelle valeur peut avoir une critique qui se confond avec un dithyrambe universel? Si tout est positif, plus rien ne l'est. Les opinions se résorbent dans une neutralité grisâtre. Toute passion a ses fureurs. Faut-il parler de littérature en se gardant de la fureur? Si on l'admet, il faut alors aussi admettre qu'il ne s'agit plus d'amour, mais plutôt de l'affection qu'on porte au souvenir d'une vieille parente.

L'éloge unanime sent le cimetière. La critique contemporaine est une anthologie d'oraisons funèbres. On ne protège que les espèces en voie d'extinction. Dans le monde mièvre de la vie littéraire contemporaine, les écrivains, mammifères bizarres, broutent tranquillement sous le regard des badauds, derrière leurs barreaux culturels. Dans leurs songes, ils «dérangent», ils gênent le pouvoir et perturbent l'ordre établi, comme ne cesse de le répéter Philippe Sollers. En fait, personne ne les agresse, ils ne font de mal à personne. On emmène les enfants les voir, pour qu'ils sachent que ces bêtes-là ont existé. Une littérature sans conflit peut paraître vivante, mais ce qui frémit encore, c'est le grouillement des intérêts personnels et des stratégies, vers sur un cadavre. Les suppléments littéraires des grands quotidiens en sont l'éloquente illustration, pour lesquels tout est beau, tout est gentil. À les lire, on se jetterait sur toutes les publications récentes. Ceux qui leur ont fait un peu confiance savent quelles régulières déconvenues cela leur a valu.

Pourquoi donc le fait de signaler les œuvres de qualité empêcherait-il de désigner clairement les mauvaises? Jamais les librairies n'ont été si encombrées d'une masse toujours mouvante de fiction. Il faut donner des raisons de choisir. Ce devoir est devenu d'autant plus impératif que les produits sont frelatés. Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la «vraie littérature» est celle-là. Or une chose écrite n'est pas bonne à lire par le seul fait qu'elle est écrite, comme tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.

Soit, dit-on encore, mais pas d'attaques personnelles. Pourquoi citer des noms? Pourquoi faire de la peine à de pauvres gens qui essaient de créer de leur mieux? Efforçons-nous toujours de considérer ce discours, qui se donne l'allure de voix de la raison, comme étant de bonne foi, et non pas dicté par l'ordinaire couardise de l'homme de lettres. Pourquoi donner des noms? Parce que nommer qui l'on vise fait partie de la déontologie du critique. Il ne s'agit pas bien entendu de l'attaquer dans sa personne, comme cela se pratiquait assez couramment au siècle précédent, mais dans ses œuvres. Il est un peu trop facile de mentionner des adversaires vagues, des entités collectives. Celui qui accuse, en nommant, s'expose. Il donne au moins à l'auteur mis en cause la possibilité de répondre. C'est la moindre des choses. Qui juge doit se placer en position d'être jugé. Il est curieux de constater que les critiques ou les écrivains les plus puissants, ceux qui courraient peu de risques à s'exposer réellement, sont aussi les plus prudents.

Tout écrivain cherche, et recueille généralement un bénéfice symbolique de la publication. On devrait pouvoir considérer comme normal que l'on puisse aussi, éventuellement, lui demander des comptes. Le héros, c'est lui. Qu'est-ce qu'un héros qui s'offusque de prendre des coups? Il met des mots en circulation. En quoi le fait qu'il s'agisse de mots pourrait-il lui conférer l'innocence? L'affranchir de toute responsabilité, c'est le tenir pour mineur.

Encore y a-t-il beaucoup de mansuétude à s'en tenir à la critique de l'œuvre, lorsqu'on voit l'utilisation publique que certains écrivains font de leur personne privée. On répond à des questionnaires dans des magazines féminins, on se met complaisamment en scène à la télévision. Dans la plupart des cas, en dehors de quelques questions-alibis, tout cela n'a bien entendu rien à voir avec le travail d'écrivain. On ne se risque même pas, on ne se livre pas profondément, ce qui pourrait encore permettre d'éclairer l'œuvre. Le lecteur apprend, dans Elle, que Camille Laurens, par exemple, lit toujours son horoscope, téléphone à Christine Angot, aime manger un morceau de fromage pour se remonter le moral, marche pieds nus en été. À part ça, pour Camille Laurens, être écrivain, «c'est un moment où on se retire». Ces révélations n'apportent rien à personne, sinon des éléments de fétichisme et d'idolâtrie. Camille Laurens joue à l'écrivain qui est aussi une femme toute simple. Elle encaisse ainsi, sans pudeur, un double bénéfice symbolique: l'écrivain rétribue la personne privée, la personne privée rétribue l'écrivain. Mais tout cela, bien entendu, est anodin et innocent. Si on attaquait Camille Laurens sur sa personne privée, elle se scandaliserait: elle accepte de la prostituer à sa notoriété, mais ne voudrait pas qu'on lui manque de respect.

Le dernier argument des adversaires de l'attaque personnelle, toujours marqué du sceau de la grandeur d'âme et de la hauteur de vue, consiste à dire qu'il faudrait s'attaquer aux principes, aux phénomènes et non aux individus. Certes. Mais l'un n'empêche pas l'autre. Dans le domaine politique, on ne voit pas en quoi le fait d'analyser le fonctionnement d'une dictature et d'en condamner l'idéologie exonérerait d'en faire comparaître en justice les responsables. Les idées générales n'ont de portée réelle que si elles se fondent dans l'examen attentif des particularités concrètes de l'auteur, du livre, de la phrase. Si tant de critiques nous trompent, c'est par leur usage du flou et des généralités. À demeurer dans le ciel des idées, on parle en l'air. Polémiquer, c'est aussi esquisser, en creux, une conception de la littérature.

Comme pour toute activité humaine, les problèmes de la littérature actuelle ont des racines économiques, politiques, sociales. Mais, plus peut-être que toute activité humaine, la littérature est faite par des individus. La modernité a tenté un moment de faire l'impasse sur cette dimension. On en revient. Le livre récent d'Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, a montré à quel point, dans l'interprétation, il est difficile de se passer tout à fait de l'auteur. Lire un livre est avant tout une expérience d'intimité profonde. L'espace de quelques heures, quelqu'un m'entretient en privé. Il ne me parle pas principes, mais choses singulières, êtres de chair, sensations secrètes. Du moins, telle est mon expérience immédiate. Et je devrais ne réagir qu'en brandissant des concepts? La littérature n'échappe aucunement aux généralités, mais ce serait lui faire perdre tout sens que d'oublier qu'elle est, de tous les usages du langage, celui qui s'efforce le plus vers le singulier. Donc, si combat il doit y avoir, il doit aussi être singulier.

Et puis toutes ces justifications morales de la polémique (puisqu'il lui faut aujourd'hui des justifications) ne valent pas sa justification esthétique. Un bon pamphlet est un bon texte, voilà tout. Il engendre une jouissance, qu'il soit juste ou non. Il est libérateur. Bloy était souvent injuste. Mais son injustice même, qui est celle d'un grand polémiste, nous permet de mieux comprendre ceux qu'il a attaqués. Et lorsqu'il est juste, ses clameurs témoignent d'une résistance au vacarme du succès immérité qui, si on l'avait laissé triompher sans réagir, eût couvert plus encore la voix discrète de quelques vrais écrivains.

Même si l'on s'en prend nommément aux écrivains, on s'est donné ici une règle: dans la mesure du possible, ne s'attaquer qu'à ceux qui ont les moyens de se défendre, par leur succès, par les égards dont ils sont l'objet ou par le pouvoir dont ils disposent dans les maisons d'édition et les périodiques littéraires. Autrement dit, faire l'inverse de ce que pratique ordinairement la critique journalistique, même la plus respectée. Le texte sur la poésie enfreint un peu cette règle, mais il était difficile de faire autrement, puisque la poésie est marginalisée et n'est plus guère un enjeu de pouvoir. On ne s'illusionne pas, d'ailleurs, sur les conséquences de la publication d'un tel livre, qui ose s'attaquer aux maisons d'édition, aux écrivains et aux journaux les plus puissants. Ce monde ne pardonne rien. Sauf au succès: dans ce cas, aucune sorte de bassesse ne le fait reculer.

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On a plus haut glissé l'idée qu'il n'existait aucun présupposé à ces critiques. Le moment est venu d'apporter à cette affirmation quelques nuances. Il n'y a, effectivement, aucun préjugé quant au genre, au style, à la morale, à l'idéologie, quelles que soient par ailleurs les opinions de l'auteur de ce livre. Pourquoi ne pourrait-on pas aimer des œuvres contemporaines d'espèces très diverses, parfois opposées? Les rares fois où l'on prend encore parti, sincèrement, c'est trop souvent au nom d'une école, d'une faction ou d'un parti, refusant non seulement d'admettre la qualité de ce qui vient d'autres horizons, mais même d'en connaître l'existence.

De même, sur le plan du style, rien ne devrait être systématique. On risque, parce que l'on est adversaire de l'artifice, de faire l'apologie de l'ostentation d'authenticité; parce que l'on estime que tout art est artifice et calcul, de s'extasier devant le formalisme; parce que l'on exige de la force et de la chaleur, de se laisser prendre à du lyrisme ampoulé; parce que l'on apprécie la simplicité, ou la légèreté, vertu cardinale selon Calvino, d'exalter la platitude. Un écrivain au plein sens du terme se reconnaît au fait qu'il ne correspond à aucune position trop claire. Pour lui, rien n'est tenable. C'est pour cela qu'il cherche à disparaître dans les mots. Il écrit dans l'intenable, et la force de son style tient à la manière dont cet intenable laisse, malgré tout, un souffle, une respiration par où la voix peut se faire entendre.

Il serait toutefois difficile de soutenir que l'on critique ici depuis un non-lieu, en l'absence de toute position déterminée. On s'est simplement efforcé d'adopter la position la plus souple possible. D'ailleurs, l'analyse n'est après tout qu'une garniture. Il eût suffi, à la limite, d'établir une anthologie de textes contemporains. Les citations qui figurent dans cet ouvrage parlent d'elles-mêmes. Tentons cependant de donner quelque idée du commentaire qui les accompagne.

Un écrivain est seul. Il tend à l'unique, même si l'on peut identifier des espèces, des genres et des générations. Il nous intéresse ici dans cet effort vers la singularité. Cette question de la singularité constitue l'horizon de valeur du discours tenu dans ce livre. Pour certains, l'originalité constitue une valeur en soi.

Une œuvre a de la valeur dès lors qu'elle en donne des signes. Et cette originalité de l'œuvre sert en retour le narcissisme de l'auteur. L'affectation de neutralité ou de banalité est, bien entendu, une ruse du désir de singularité. Un écrivain est honnête (et cette honnêteté s'entend dans le ton de sa voix) lorsqu'il considère que la nature de son travail d'artiste consiste justement à mettre en cause, à faire travailler la singularité. À confronter le banal et l'étrange, jusqu'à ce qu'ils se confondent. En d'autres termes, un écrivain véritable considère le fait d'écrire, non comme un acte détenant une valeur en soi, mais comme un problème. Il ne choisit pas la singularité comme valeur. Il ne choisit pas la généralité comme valeur. Il ne choisit pas non plus de demeurer dans un entre-deux commode. Il s'efforce de désigner le lieu de leur union: terme des lignes de fuite, horizon imaginaire du fond duquel la réalité déborde des cadres de la fiction et nous saisit. Ce point où l'extrême singularité se confondrait précisément avec le rien, au-delà encore du presque rien, on s'efforce dans certaines de ces études de suivre la manière dont le discours littéraire tente d'en reconstituer les coordonnées secrètes. La littérature alors, dans cette recherche minutieuse, se porte à son point de plus extrême intensité, en même temps qu'elle se neutralise. L'anime un Éros mathématique.

Écrire consiste à ouvrir. L'art ne «véhicule» rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d'un jeu, de dispositions nouvelles. La littérature elle-même, le fait d'être écrivain ne constitue pas une valeur (même si, à un moment, il faut sans doute en passer par là). Peut-être que, paradoxalement, la valeur d'un écrivain se mesure au sentiment qui l'habite de l'absence de valeur. Écrire consiste, pour une grande partie, à se confronter à chaque instant à la négation. Le texte résultera du choix effectué par l'auteur: mettre la négation entre parenthèses, ou s'en accommoder, ou la contourner habilement, ou aller jusqu'au bout. Le problème, et singulièrement depuis le romantisme, qui a mis au premier plan ce travail de la négation, c'est qu'elle-même tend à se transformer en valeur. Donc à se caricaturer. On tombe alors dans la pose moderne de la négativité, dans la grandiloquence, dans le folklore du vide. S'il existait un groupe folk du néant, Olivier Rolin serait joueur de biniou.

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Pour la commodité de l'analyse, on a regroupé les textes attaqués en deux principales espèces, caractérisées par le style: parataxe voyante, minimalisme syntaxique, lexical et rhétorique (écriture blanche). Inversement, syntaxe complexe, métaphores flamboyantes, énumérations (écriture rouge). Ces deux manières a priori opposées, la blanche et la rouge, reviennent en réalité plus ou moins au même. L'écriture blanche est un mélange de naturalisme et de romantisme dégradé au même titre que l’écriture rouge: du drapé, de la posture, de la déclamation, charriant des morceaux de réalisme. L'une cherche à se singulariser dans une affectation de détachement, l'autre dans le cabotinage. Dans les deux, le désir de la singularité pour elle-même engendre le poncif.

À ces deux espèces de faux-semblants, on en a ajouté une troisième, plus récente et qui remporte un joli succès ces derniers temps. On pourrait la baptiser écriture écrue. Ni tout à fait blanche (c'est une écriture des singularités, de la saveur spécifique des choses, des moments), ni tout à fait colorée (elle affecte la transparence et le naturel). Écrue, comme les bons gros pulls tricotés qu'on met forcément pour aller cueillir des champignons ou allumer du feu dans la vieille cheminée. Petits objets du quotidien, gens de peu, prose poétique, effets stylistiques discrets mais repérables. L'écriture écrue, elle aussi, part du principe de l'authenticité. Elle fait accroire que son originalité tient à la modestie de ses objets. À l'ineffable qu'elle sait traquer dans une expérience microscopique. Éternel et absurde balancement entre le grand sujet et le petit sujet. L'écriture écrue n'est pas à louer ou à condamner pour ses objets, pour son minimalisme, mais comme folklore.

On traque systématiquement, dans ce livre, le cliché. Produit du désir de différence, il se dissimule son caractère de banalité et se donne l'air d'une trouvaille. Il fournit à la représentation l'assurance implicite qu'elle touche juste, qu'elle atteint le réel. Or, en réalité, c'est l'inverse qui se produit. Le cliché n'est que de la représentation, des mots tellement oublieux d'eux-mêmes qu'ils se prennent pour les choses. Le cliché fait qu'il n'y a que des mots, et non une réalité. Ce qui s'appuie, par exemple, sur le lieu commun du vécu et du vrai se conforme à une représentation morte, et ne peut donner du réel à personne, mais faire croire au réel, ce qui est précisément l'inverse: à croire qu'il nous est donné, nous nous dispensons de le chercher.

Refuser le cliché, vouloir à tout prix éviter le poncif, c'est se condamner le plus souvent à y retomber, sous d'autres formes. La littérature ne sert pas à faire l'ange. À oublier la platitude des vies, la banalité des discours, l'usure des choses. Si elle peut tenter de racheter notre idiotie et notre médiocrité, ce n'est qu'en s'y enfonçant jusqu'au bout, jusqu'à s'y perdre. Si l'on compose, si l'on s'arrête au joli, on reste au bord, c'est manqué. Si l'on fait semblant d'aller trop loin, c'est pire. Dans tous les cas, on cherche à garder sa dignité, à se protéger. On ne perd jamais de vue le bénéfice symbolique. Mais on s'emploie à le faire oublier.

Si on n'échappe ni au narcissisme, ni à la platitude, ni au poncif, il reste une solution pour à la fois les représenter, les assumer et les transformer en autre chose: la bouffonnerie, la parodie. Chez Valère Novarina, l'opérette délirante, en mêlant le banal et l'absurde selon un dosage délicat, les fait exploser. En même temps ce sont, avec nos rires, nos représentations qui explosent. Dans cette déflagration de l'insignifiant, on est projeté hors de soi. Un vide s'est créé. Peut-être alors peut-on saisir un peu de réel, un peu de corps, dans l'exténuation de la voix.

En fait, à travers l'étude de quelques auteurs contemporains, cet ouvrage repose l'antique question: comment, par les mots, par la parole littéraire, atteindre le réel, ou du moins un fragment de réel? Pour Proust, la plus grande intensité de réel – le réel retrouvé – se tient au bout de l'extrême littérature. Car, pour ce qui est du réel, dans la vie, la plupart du temps, nous n'y sommes pas. Nous vivons de rêves. Écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau.

La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n'être que des mots. Ou, plus exactement, un usage des mots tel qu'il manifeste l'insatisfaction du langage. La littérature ne vit que lorsqu'elle se nie, lorsqu'elle sort d'elle-même. Tous les grands écrivains ont écrit non pas pour, ou en vue de, mais contre la littérature. Contre l'idée même de littérature. Alors ils commencent à en faire.

Comme on ne dépasse pas la métaphysique hors d'elle, mais à partir d'elle, le dépassement de la littérature se fait par la littérature. George Steiner s'est élevé naguère contre le débordement de la littérature secondaire, critique de la critique de la critique, qui donne parfois quelque allure byzantine à notre époque. On a le sentiment parfois de s'éloigner indéfiniment de l'essentiel. Mais il existe une forme de commentaire des œuvres qui les assiste dans leur effort vers l'essentiel et l'immédiat, qui n'est pas éloignement mais au contraire retour. La critique de Philippe Sollers critique ouvre ce volume. Le commentaire des œuvres de Jean-Pierre Richard le referme, dans le but de montrer comment une critique peut aussi être un approfondissement de l'expérience littéraire, et non pas un discours de plus.

Sortir du littéraire dans le littéraire implique de conjurer les automatismes et les modes d'inconscience de la représentation. La représentation doit se tourner vers elle-même, non par narcissisme, non par cette clôture de l'œuvre qui est l'aboutissement stérile de la modernité, mais pour s'excéder. La lutte contre les illusions et l'oubli endémiques dans la représentation trouve un anticorps souvent efficace: l'humour. Il correspond à une forme particulière de conscience de soi. Grâce à lui, la représentation s'interroge, prend ses distances avec elle-même sans narcissisme.

L'œuvre d'Eric Chevillard est à cet égard exemplaire: c'est au prix de la récupération du poncif qu'elle vise à retrouver l'expérience nue, l'étonnement; le réel à l'état neuf au bout de l'épuisement. Il y a chez Chevillard une entreprise de destruction universelle. Tout y est placé à l'envers, pris à rebrousse-poil, massacré, nié, moqué, disséqué. Mais Chevillard a trouvé le moyen de créer avec de la négativité. Ses livres se rapprochent d'une synthèse parfaite de la conscience critique et de la puissance créatrice. La démolition rend possible l'apparition d'objets nouveaux, qui présentent cette curieuse particularité ontologique: ils sont d'autant plus intensément réels (pas littéraires: réels) qu'ils sont étranges, jamais vus.

L'œuvre de Chevillard ne se réfère au monde, tel qu'il fonctionne ordinairement, que pour en nier les lois. Subsiste un discours, une logique qui fonctionne pour elle-même, sans garantie, sans authenticité. Mais, c'est l'une des caractéristiques de son style, cette logique se fait très allusive, estompe ses enchaînements jusqu'à une quasi-disparition, le sous-entendu s'approche de l'absence, jusqu'au bord de l'incompréhensible. On dirait que la concaténation logique n'est tendue au maximum que pour mieux permettre cette projection brutale hors de tout enchaînement. Que le discours n'a été si vétilleux, si raisonneur que pour mieux s'anéantir dans la pure apparition. La forme profonde qui donne cette si extrême tension au style, chez Chevillard, ce serait peut-être ceci: que le même s'épuise jusqu'à devenir autre. Ce qui apparaît alors, en négatif, n'est pas matière ni pensée, chose ou autre, apparition ou disparition, mais présence. La logique devient l'élan permettant de sauter dans une autre dimension. Cette autre dimension, ce serait le réel, la nécessité à la fois logique (formelle) et ontologique (l'évidence de la présence).

Le dernier livre d'Eric Chevillard, Les Absences du capitaine Cook, porte cette tension à son intensité maximale, jusqu'à la rupture. Aucune œuvre narrative contemporaine, peut-être, ne donne ce sentiment d'une évidence de rêve miraculeusement produite par un méticuleux travail formel, de la pure émotion surgissant de l'œuf du sarcasme. Presque à chaque page on se trouve jeté hors de soi, un peu comme à la représentation d'une pièce de Novarina on croit sortir de son propre corps à force d'incarnation. On a l'impression de découvrir l'intime figure du monde tel qu'il nous demeure ordinairement caché: d'autant plus réel qu'il n'est pas possible.

La littérature, telle qu'elle devrait être si l'on en attend qu'elle joue quelque rôle dans notre vie, cherche sa nécessité. Sa garantie est devant elle. Elle n'existe pas avant que l'œuvre soit écrite. Autrement dit, les œuvres véritables déterminent leurs lois, leur langage, et, ce faisant, leur réalisme. Il consiste non pas à reproduire le réel, mais à le faire advenir. Le changer en y ajoutant de la conscience. Le faire remonter du fond de l'oubli. C'est nous-mêmes qu'elle cherche, nous-mêmes tels que nous nous sommes oubliés. Un grand livre crée son auteur et son lecteur.

Cela implique parfois de s'enfoncer dans l'obscurité. Des écrivains comme Pierre Michon ou Claude Louis-Combet s'attachent à l'obscur. Ce qui ne se dit jamais tout à fait mais autour de quoi tournent obstinément les mots, dont on respire le souffle à des échappées de phrases, à des tensions de figures. L'archaïque et l'originaire: «le miasme universel à tête de mouton mort», écrit Michon. Obscurité familière en même temps, présente dans les jeux et la nourriture, obscurité de la cave, obscurité au cœur des mythes chez Louis-Combet, obscurité des cavernes de la Dordogne dans La Grande Beune , obscurité obstinée de la forêt chez Michon, de telle scène primitive aux couleurs pourtant éclatantes dans Le Roi du bois. Dans ces confins, tout se retourne: l'extrême intimité devient le dehors, la personne se découvre impersonnelle. Malheureusement, la denrée obscure se raréfie, et par ce défaut nous respirons chaque jour un peu plus mal. Notre part de bois, et de cave, ce sont ces livres qui nous la donnent, ils peuvent nous aider à vivre.

Ce que l'on fait en écrivant prolonge aussi la trituration enfantine des choses, cette jouissance de les voir se construire, se briser, passer l'une dans l'autre. Il y a eu dans notre histoire cette primitive découverte: l'être n'est pas plus stable que les monstres en pâte à modeler. La littérature poursuit dans le monde fixe des adultes le cours des métamorphoses, des transformations et des bricolages. Le sens de la ductilité universelle, l'usage des mots comme fioles et cornues à travailler la pâte du monde, pour élaborer de minuscules merveilles qui se dissipent à l'instant, c'est tout cela qui séduit dans les récits poétiques d'Eric Chevillard. On y entre comme dans le laboratoire d'un savant de dessin animé, plein de formes et de couleurs étranges, sans prévoir ce qui sortira de ces circonvolutions. On ne s'émerveille pas sans se transformer soi-même. La merveille surgie de l'obscurité déploie en un clin d'oeil d'autres manières d'être, de voir, de faire, et tout cela tient parfois en quatre mots, que la voix un peu exigeante, un peu tenue prolonge, soutient, fait résonner dans tout l'espace d'un récit, et qu'elle accorde à d'autres merveilles.