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LES AVENTURES DE CONNIE: MARIE REDONNET

Marie Redonnet a eu l'obligeance d'épargner du travail à la critique en présentant, dans le numéro 2 de la défunte revue Quai Voltaire, une exégèse de ses propres œuvres. Écrivant sur les décombres des valeurs, après la mort de Dieu, elle fait appel à la parabole, au conte, «dans des hors-temps et des hors-lieux», pour redonner «histoire, mémoire, corps et voix à ce qui était blanc, pour renouer avec le temps, le monde et son histoire présente. Pour tenter de reposer la question du roman, au moment même où il tente de devenir, via les médias, le bouche-trou de la perte et non son dévoilement…» Lorsque Marie Redonnet déclare que pour elle «écrire redevient un acte engagé, qui n'a plus rien à voir avec l'engagement sartrien», on se sent tellement plein de bienveillance a priori pour ses œuvres qu'on lui pardonne un peu de grandiloquence et qu'on s'y plonge incontinent.

Le «conte» intitulé Silsie se recommande de Kafka et rapporte les non-aventures d'une institutrice nommée dans un pays perdu, agrémenté (on s'y attendait) d'un château englouti. Si l'accomplissement d'un artiste se mesure au fait qu'il dit toujours la même chose, Marie Redonnet est un immense auteur. Dans Forever Valley, déjà, c'étaient, dans une syntaxe identique, les mêmes ingrédients, vallée au bout du monde, barrage, village submergé, obsession des jolies robes, immanquablement tachées ou déchirées à la fin. Dans les deux romans, l'héroïne est une cruche absolue, qui se laisse chevaucher par tous les mâles de passage (dans Forever Valley, les trois douaniers en file indienne, le stagiaire en dernier comme il se doit). Passons sur l'épaisse misogynie de ce genre d'imagination, qui ferait hurler si l'auteur était un homme. Sur ce fond dont la riche teneur symbolique n'échappera à personne, l'institutrice de Marie Redonnet passe son temps à se préoccuper de sa garde-robe, de ses mouchoirs en dentelle et de ses jolies robes brodées au pensionnat. Elle constate, après diverses frasques, que sa «chemise de nuit est toute tachée». Des notations telles que: «plus on va vers Noël, plus les jours sont courts» ou encore: «le pantalon fuseau, ça fait sport avec un pull-over jacquard, et ça fait habillé avec un body noir» sont là pour mieux faire ressortir les audaces comme le passage où l'héroïne remet la culotte et les socquettes d'une petite fille assise sur des toilettes de train; «je lui ai demandé de sortir parce que moi aussi j'ai très envie d'aller aux cabinets.» Et le lecteur d'être d'autant plus émoustillé que ces ébouriffantes aventures constituent le parcours initiatique d'une niaise échappée de pensionnat. Ce n'est plus Kafka, c'est Bécassine raconté par Duras.

Candy Story pourrait soulager par son côté policier. En réalité, Marie Redonnet y mouline les mêmes obsessions dans le même style ahuri. Le titre, toujours d'allure anglo-saxonne (Splendid Hôtel, Forever Valley, Seaside, etc.), annonce quelque chose de durassien, de cheap, d'artificiel et d'un peu écœurant, comme une glace américaine sucée dans un Disneyland. Encore des considérations de garde-robe (aucune robe à pois, nulle jupe longue ne nous est épargnée), encore des étoiles qui se reflètent dans la mer, comme si Marie Redonnet voulait vraiment donner envie de frapper à coups de pelle son héroïne-narratrice; «le jaune, c'est ma couleur préférée quand je vais à la mer parce que je trouve que ça s'accorde avec le bleu et que ça boit toute la lumière.» Dans ce récit grouillent des personnages à l'improbable nom monosyllabique, dans un système de relations et de ressemblances aussi mouvantes et compliquées que dénuées d'intérêt. On assiste à une sarabande de silhouettes plates qui se confondent. La phrase type du roman se présente dans ce genre: «Madame Irma était la sœur de Madame Aima chez qui Ma était venue vivre après la mort de Madame Irma.»

Dans ce «poème d'amour» (comme le proclame, très sérieuse, la quatrième de couverture), qui ressemble plutôt à un gag à répétition, il y a aussi une Erma, une Mia (c'est l'héroïne, que tout le monde appelle Candy dès qu'il s'agit d'avoir des «rapports» avec elle, comme elle le dit avec élégance), il y a un Lind, un Li et une Lina, une Lize et une Line qui ne ressemblent pas à Manon, un Lenz qui fait la connaissance de Lize en la prenant pour Lill, tandis que Line rencontre Will, Rotz profite de la mort de Witz pour lui succéder et concurrencer Curtz, contrairement à Wick, ou vice versa, peu importe, Lou et Dilo sont dans un bateau, ils se noient, Yell a un cancer, Irak descend Kell, et à part ça tout le monde finit à la clinique gérontologique. Marie Redonnet n'hésite pas à dédier ce petit remue-ménage de pantins «à la mémoire du juge Giovanni Falcone». On ne saurait rêver plus d'impudeur alliée à plus de mauvais goût.

On s'étonne que, parmi tous ces diminutifs d'allure américaine, l'auteur n'ait pas songé à celui qui est le plus approprié au caractère de ses héroïnes: Connie s'imposait.

Imperturbablement s'entassent, dans ces textes, les répétitions hallucinantes, où le complément renversé en sujet revient comme un culbuto à sa place de complément dans la phrase suivante («ça n'attire pas le trafic, que ce soit un chemin de pierres sans issue. Le trafic, c'est pour la vallée d'en bas. Je n'aime pas le trafic»). Très vite, le lecteur épuisé s'égare dans le moutonnement aride des phrases sablonneuses s'éboulant sans fin les unes sur les autres. Les petites formules sèches mécaniquement débitées sur le canevas sujet-verbe-complément, l'absence de métaphore, le choix constant des termes les plus plats (les verbes «être» et «avoir» par exemple) participent d'une volonté de désinvestissement. Il s'agit de se situer dans un au-delà de la littérature, dans cette zone pure, sans fautes et sans compromissions, où le langage demeure invulnérable. C'est, à l'exact opposé des déclarations d'intention de Marie Redonnet, ne s'engager ostensiblement en rien afin de mieux paraître tout. L'écriture blême contemporaine n'en finit pas d'imiter Camus et Kafka, sans invention, sans fantaisie, elle s'avère incapable d'amuser, de donner du plaisir ou de donner à penser. Comme l'avait bien vu René Girard, l'écriture blanche n'est que du romantisme dégradé:

l'esthétique du silence est un dernier mythe romantique. […] Dix ans ne passeront pas avant qu'on reconnaisse dans «l'écriture blanche» et son «degré zéro» des avatars de plus en plus abstraits, de plus en plus éphémères et chétifs des nobles oiseaux romantiques.

Ils ne veulent pas la solitude, mais qu'on les regarde en proie à la solitude. Ils ne choisissent le silence que comme marque d'honorabilité littéraire, l'insignifiance n'est chez eux qu'une ruse de l'impuissance, qui l'utilise comme apparence d'un sens mystérieux. Dans cette littérature intoxiquée de romantisme frelaté, personnages et objets ne cessent de produire machinalement des signes, précis, scrupuleusement notés, corsages à fleurs, rougeurs subites, mais signes d'on ne sait quoi, signes de rien, signes du fait qu'on est en littérature:

Monsieur Codi a sorti de son sac de voyage une bouteille Thermos et une boîte de biscuits. Il a voulu que je partage son petit déjeuner. Dans la bouteille Thermos de Monsieur Codi, il y a du chocolat tout chaud. C'est la première fois que je bois du chocolat chaud le matin au petit déjeuner. Il a un goût amer, parce qu'il n'est pas assez sucré.

Les biscuits sont craquants. Monsieur Codi a beaucoup d'appétit. Les biscuits s'émiettent et tombent par terre.

Le train est vieux. Il a une mauvaise suspension. Il a freiné brusquement juste après être sorti de la gare de Sian. J'ai renversé le chocolat sur la couverture de Monsieur Codi. Ça fait une grande tache noire sur les carreaux rouges et verts.

La «grande tache noire sur les carreaux rouges et verts» constitue un bon exemple de construction d'alibi littéraire. L'insignifiance ostentatoire du passage fait converger tous les détails gratuits (chocolat, train) vers le point focal qui les justifie et se donne comme le lieu du sens, ce que suggèrent aussi le jeu des couleurs et le motif éminemment symbolique de la tache sur une jeune fille qui boit du chocolat pour la première fois le matin, le tout retombant sur un silence qui en dit long. Mais la tache noire sur le blanc du sens n'est que la condensation fatale du rien qui la précède, du vide d'une littérature qui fait semblant. Ces gros procédés doivent vouloir dire quelque chose de grandiose, dans le genre: «j'écris par-delà le silence et la mort des valeurs.» La critique (a fortiori l'autocritique) d'une œuvre en termes purement symboliques leurre sur sa valeur réelle. Le style seul dit la vérité.

IL EST BEAU LE QUI QUI: JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT

Jean-Philippe Toussaint, à qui La Salle de bain avait constitué un pécule d'estime mérité, que Monsieur et L'Appareil photo n'ont pas dilapidé, a publié en 1991 La Réticence. Le principe est en gros le même que chez Redonnet: on garde le cadre (narration traditionnelle, personnages, effets de réel) mais on le vide de son contenu. Le personnage-narrateur, certes, s'inscrit dans la tradition des désœuvrés s'ennuyant dans un hôtel de bord de mer, mais, nouveau père, il est encombré d'un bébé qu'il trimbale dans une poussette, mélange intéressant de réalisme sociologique et de saugrenu. Voilà déjà bien de l'originalité. Une bonne partie de la tension romanesque repose sur les hypothèses suscitées par la présence d'un chat crevé dans le port, décrit avec force détails et variantes minutieuses destinées à faire naître le soupçon. On fixe l'attention sur un point nul pour qu'il paraisse fascinant: l'illusion d'optique tient lieu d'ouverture du sens.

À part ça, le vacancier du roman passe son temps à se demander si des amis qu'il connaît sur l'île y séjournent aussi ou pas, et dans ce cas s'ils se cachent et le surveillent, à pénétrer chez eux sans y trouver personne, mais on ne sait jamais, etc.

L'ennui engendré par cette histoire et ce réalisme déréalisé est tel qu'il faut bien, comme chez Redonnet, faire tache, disposer quelques traces dans la steppe. L'auteur s'amuse à conclure des descriptions oiseuses par de petites incongruités. Surtout, il adopte, en guise de style, une espèce d'afféterie syntaxique, un truc, tellement exploité, surexploité, ressassé qu'il finit par provoquer la nausée. Ce truc consiste à éloigner la relative de son antécédent. Au lieu de se contenter de l'ordre sujet-relative-verbe, on reporte la relative en fin de phrase. Des pages entières sont en proie à ce procédé: «La route était toujours déserte en face de moi, qui s'était enfoncée dans un bosquet…»; «L'homme ne m'avait toujours pas vu, qui continuait de ratisser…»; «Le parc était très sombre en face de nous, dont les grilles étaient ouvertes au bout de l'allée de gravier…»; «L'homme m'avait vu maintenant, qui cessa de ratisser…»

Pour ne pas avoir l'air trop plat, Toussaint fait dans la phrase complexe et le précieux bon marché, l'équivalent contemporain du «me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d'amour». Ces qui qui, il y en a en permanence un tel engorgement que cela tourne au galimatias:

Mon fils était réveillé maintenant, que j'entendais gazouiller derrière moi dans la chambre, et je me retournais de temps à autre pour le regarder jouer dans son lit de voyage, qui s'amusait avec la vieille sandale en plastique que nous avions trouvée sur la plage quelques jours plus tôt, qu'il était en train d'essayer de plier en deux sans succès…

Dans l'hypothèse optimiste, on suppose qu'il faut trouver amusant ce fils essayant de plier la plage en deux.

Si Marie Redonnet affecte de rédiger de pimpantes rédactions de sixième, Jean-Philippe Toussaint se relâche, bavarde, bafouille. On appellera ça désinvolture, ça fait chic.

Dans Télévision, le personnage principal entreprend de se désintoxiquer de la télévision. Toussaint a réussi, lui, à se désintoxiquer des qui qui. Il y a tout de même des rechutes pénibles:

La règle, une fois de plus, semblait se vérifier, que je ne m'étais jamais encore formulée clairement, mais dont la pertinence m'était déjà bien souvent apparue en filigrane, qui voulait que les chances que l'on a de mener un projet à bien sont inversement proportionnelles au temps que l'on a consacré à en parler au préalable.

En dehors de ces élégances, il s'agit d'un roman engagé. Engagé contre la télévision. On y trouve des remarques de cette force:

Mais, à peine notre esprit, alerté par ces signaux, a-t-il rassemblé ses forces en vue de la réflexion, que la télévision est déjà passée à autre chose, à la suite, à de nouvelles stimulations, à de nouveaux signaux tout aussi stridents que les précédents, si bien qu'à la longue, plutôt que d'être tenu en éveil par cette succession sans fin de signaux qui l'abusent, notre esprit, fort des expériences malheureuses qu'il vient de subir et désireux sans doute de ne pas se laisser abuser de nouveau, anticipe désormais la nature réelle des signaux qu'il reçoit, et, au lieu de mobiliser de nouveau ses forces, en vue de la réflexion, les relâche au contraire et se laisse aller à un vagabondage passif au gré des images qui lui sont proposées. Ainsi notre esprit, comme anesthésié d'être aussi peu stimulé en même temps qu'autant sollicité, demeure-t-il essentiellement passif en face de la télévision.

La théorisation verbeuse engendre inexorablement la tarte à la crème sociologico-journalistique: la télévision favorise la passivité. Et désormais, grâce à Jean-Philippe Toussaint, nous savons pourquoi. On se demande tout de même si la révélation justifiait un roman. Les articles de Télérama, sur le même sujet, sont plus clairs, et ils ne se donnent pas pour de la littérature.

Pour être honnête, on ne peut pas dénier à ce texte certaines réussites dans le genre humour pince-sans-rire, clownerie imperturbable. Mais le problème de Télévision est d'ordre économique. Ces quelques facéties exigent une longue préparation, la description minutieuse de détails oiseux. Toussaint reste ici fidèle à lui-même, à sa manière de faire vaciller insensiblement la réalité dans l'incongru. Hélas, il lui faut à présent deux cent soixante-dix pages et d'interminables descriptions pour y parvenir.