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Après ce que j'avais ressenti chez Marie – une espèce de tristesse morbide qui m'a longtemps pesé –, j'avais décidé de ne plus aller devant les autres maisons. Cela me faisait mal, cela me perturbait trop. Je ne savais pas au juste pourquoi. Je m'étais contentée de cet état de fait. Te n'irai plus. Point.
Mais depuis l'incident au travail, et juste après les conversations avec le directeur et avec Elizabeth, j'ai eu comme un déclic. Il fallait que j'aille chez Sabrina. Y aller, c'était une porte de sortie, une échappatoire. Y aller, c'était être en paix avec moi-même. En route, ma rose à la main, je me suis sentie presque heureuse. C'était ainsi que je voulais construire ma vie. Ne plus subir. Agir.
J'avais tout lu sur Sabrina. Elle avait été une des seules victimes qui avait réussi, pendant un temps, à parler à l'homme, et donc à retarder sa propre mort. Elle lui avait offert une cigarette, à boire, ce qui avait d'ailleurs permis de récolter l'ADN du tueur et de le confondre. Elle était étudiante en médecine. Une fille brillante, une fille qui irait loin. C'était ce qu'on devait dire d'elle. Mais l'homme avait fini par s'énerver. Il avait dit au procès qu'elle lui posait trop de questions. Elle était gentille, oui, mais agaçante. Alors il l'avait violée, et il l'avait tuée.
Le jour de la mort de Sabrina, la nuit était douce. Après une fête d'anniversaire, elle avait décidé de rentrer à pied pour prendre l'air. Il l'avait vue, et il l'avait suivie. La même histoire se répétait, pour la quatrième fois. Si Sabrina avait décidé de prendre un taxi ce soir-là, elle n'aurait jamais croisé l'homme. Elle serait sûrement encore en vie. Elle serait devenue psychiatre, elle se serait peut-être mariée, elle aurait eu des enfants.
L'immeuble était ancien, XVIIe peut-être, avec un aspect noble, austère. Une lourde porte cochère patinée par le temps. Elle était ouverte, bloquée par une grosse brique. Je suis entrée dans un vestibule frais, dallé d'un carrelage ancien et irrégulier. Une odeur de cire et d'encaustique. Devant moi, un grand escalier de pierre. Pas d'ascenseur.
Je ne savais pas où se trouvait l'appartement de Sabrina. Où déposer la rose ? Pas de gardienne, cette fois. Personne. J'ai hésité, un pied posé sur une marche. Je n'ai pas osé monter dans les étages. Qu'aurais-je pu y faire ? Sonner et demander à un voisin où la « petite » avait-elle été tuée ? Impossible. Examiner les portes de près pour tenter d'y trouver les traces des scellés ? Tout aussi impensable.
Je n'étais certaine que d'une chose. Sabrina était montée ici, l'homme à ses trousses. Comme Anna, comme Gisèle, comme Marie, c'était sa dépouille qui avait effectué la dernière descente.
Et j'ai pensé, comme chez Marie, à la maman de Sabrina, qui avait dû, pendant la descente silencieuse, suivre l'insoutenable spectacle d'un corps aimé, celui qu'elle avait porté, à présent bâché, perdu à jamais.
J'ai posé la rose sur la première marche de l'escalier, en pensant à cette mère, à cette fille, et je suis partie.
Dans un vieil annuaire datant du début des années 90, j'ai retrouvé le nom et le numéro de téléphone de Sabrina. J'avais cherché par hasard. Les six autres n'y étaient pas. Elle, si. Les feuilles blanches étaient un peu fanées. Elles sentaient le moisi. Malgré moi, j'ai composé le numéro de téléphone. Je m'attendais à entendre une voix métallique me dire que le numéro n'était plus attribué, mais la ligne a sonné normalement. Longtemps. Pas de réponse. Pas de répondeur non plus. Je me suis demandé qui était maintenant l'abonné de ce numéro. Sur l'ordinateur, j'ai cherché le correspondant à l'aide de l'annuaire inversé. Mais l'abonné en question ne souhaitait pas que son nom apparaisse.
Était-il possible que le téléphone sonne toujours dans la chambre où Sabrina avait été tuée ? Peut-être qu'un membre de sa famille était venu habiter là après sa mort. J'ai raccroché, avec le même sentiment de culpabilité. Ça ne servait à rien, de composer l'ancien numéro de Sabrina. Sabrina était morte. Comme Anna, comme les autres.