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«Que dirais-tu si je me rasais la moustache?»
Agnès, qui feuilletait un magazine sur le canapé du salon, eut un rire léger, puis répondit: «Ce serait une bonne idée.»
Il sourit. A la surface de l'eau, dans la baignoire où il s'attardait, flottaient des îlots de mousse semés de petits poils noirs. Sa barbe poussait très drue, l'obligeant à se raser deux fois par jour s'il ne voulait pas, le soir, avoir le menton bleu. Au réveil, il expédiait la tâche face au miroir du lavabo, avant de prendre sa douche, et ce n'était qu'une suite de gestes machinaux, dépourvue de toute solennité. Le soir au contraire, cette corvée devenait un moment de détente qu'il organisait avec soin, veillant à faire couler l'eau du bain par la douche, afin que la vapeur ne brouille pas les miroirs qui entouraient la baignoire encastrée, disposant un verre à portée de sa main, puis étalant longuement la mousse sur son menton, passant et repassant le rasoir en prenant garde de ne pas attaquer sa moustache dont il égalisait les poils ensuite avec des ciseaux. Qu'il dût ou non sortir et paraître à son avantage, ce rite vespéral tenait sa place dans l'équilibre de la journée, tout comme l'unique cigarette qu'il s'accordait, depuis qu'il avait cessé de fumer, après le repas de midi. Le calme plaisir qu'il en tirait n'avait pas varié depuis la fin de son adolescence, la vie professionnelle l'avait même accru et lorsqu'Agnès raillait affectueusement le caractère sacré de ses séances de rasage, il répondait qu'en effet c'était son exercice zen, l'unique plage de méditation vouée à la connaissance de soi et du monde spirituel que lui laissaient ses vaines mais absorbantes activités de jeune cadre dynamique. Performant, corrigeait Agnès, tendrement moqueuse.
Il avait terminé, à présent. Les yeux mi-clos, tous les muscles au repos, il détaillait dans le miroir son propre visage, dont il s'amusa à exagérer l'expression de béatitude humide puis, changeant à vue, de virilité efficiente et déterminée. Un reste de mousse adhérait au coin de sa moustache. Il n'avait parlé de la raser que par plaisanterie, comme il parlait quelquefois de se faire couper les cheveux très courts – il les portait mi-longs, rejetés en arrière. «Très courts? Quelle horreur, protestait immanquablement Agnès. Avec la moustache en plus, et le blouson de cuir, tu ferais pédé.
– Mais je peux aussi me couper la moustache.
– Je t'aime bien avec», concluait-elle. A vrai dire, elle ne l'avait jamais connu sans. Ils étaient mariés depuis cinq ans.
«Je descends faire quelques courses au supermarché, dit-elle en passant la tête par la porte entrouverte de la salle de bains. Il faudra partir d'ici une demi-heure, alors ne traîne pas trop.»
Il entendit un froissement d'étoffe, sa veste qu'elle enfilait, le cliquetis du trousseau de clés ramassé sur la table basse, la porte d'entrée ouverte, puis refermée. Elle aurait pu brancher le répondeur, pensa-t-il, m'éviter de sortir du bain tout ruisselant si le téléphone sonne. Il but une gorgée de whisky, fit tourner le gros verre carré dans sa main, ravi par le tintement des glaçons – enfin, de ce qu'il en restait. Bientôt, il allait se redresser, s'essuyer, s'habiller…
Dans cinq minutes, transigea-t-il, jouissant du plaisir du répit. Il se représentait Agnès progressant vers le supermarché, talons claquant sur le trottoir, patientant dans la queue, devant la caisse, sans que ce piétinement entame sa bonne humeur ni la vivacité de son regard: elle remarquait toujours des petits détails bizarres, pas forcément drôles en soi mais qu'elle savait mettre en valeur dans les récits qu'elle en faisait. Il sourit à nouveau. Et si, quand elle remonterait, il lui avait fait la surprise de s'être vraiment rasé la moustache? Elle avait déclaré, cinq minutes plus tôt, que ce serait une bonne idée. Mais elle n'avait pu prendre sa question au sérieux, pas plus que d'habitude en tout cas. Elle l'aimait moustachu, et lui aussi, d'ailleurs, encore que depuis le temps il se fût déshabitué de son visage glabre: il ne pouvait pas vraiment savoir. De toute façon, si sa nouvelle tête ne leur plaisait pas, il pourrait toujours laisser repousser sa moustache, cela prendrait dix, quinze jours durant lesquels il ferait l'expérience de se voir différent. Agnès changeait bien de coiffure régulièrement, sans le prévenir; il s'en plaignait toujours, lui faisait des scènes parodiques et, dès qu'il commençait à s'y habituer, elle s'en était lassée et apparaissait avec une nouvelle coupe. Pourquoi pas lui, à son tour? Ce serait amusant.
Il rit silencieusement, comme un gamin qui prépare un mauvais coup, puis, tendant le bras, reposa le verre vide sur la coiffeuse et prit une paire de ciseaux, pour le gros ouvrage. L'idée lui vint aussitôt que ce paquet de poils risquait d'obstruer le siphon de la baignoire: une poignée de cheveux y suffisait et ensuite c'était tout un cirque, il fallait verser un de ces produits déboucheurs à base de soude qui puaient pendant des heures. Il s'empara d'un verre à dents qu'il plaça sur le rebord, en équilibre précaire devant la glace et, se penchant dessus, entreprit de tailler dans la masse. Les poils tombaient au fond du verre en petites touffes compactes, très noirs sur le dépôt de calcaire blanchâtre. Il travaillait lentement, pour ne pas s'écorcher. Au bout d'une minute, il releva la tête, inspecta le chantier.
Tant qu'à faire le clown, il pouvait aussi s'arrêter à ce point, laisser sa lèvre supérieure ornée d'une végétation irrégulière, vivace ici, ratiboisée là. Enfant, il ne comprenait pas pourquoi les adultes mâles ne tiraient jamais de leur système pileux un parti comique, pourquoi par exemple un homme qui décidait de sacrifier sa barbe le faisait en général d'un seul coup au lieu de proposer à l'hilarité de ses amis et connaissances, ne serait-ce qu'un jour ou deux, le spectacle d'une joue glabre et d'une autre barbue, d'une demi-moustache ou de rouflaquettes en forme de Mickey, bouffonneries qu'un coup de rasoir suffisait à effacer après s'en être diverti. Bizarre comme le goût de ce genre de caprice s'estompe avec l'âge, lorsque précisément il devient réalisable, pensa-t-il en constatant que lui-même, en pareille occasion, se pliait à l'usage et n'envisageait pas d'aller dans cet état de friche dîner chez Serge et Véronique, pourtant de vieux amis qui ne s'en seraient pas formalisés. Préjugé petit-bourgeois, soupira-t-il, et il continua d'actionner les ciseaux jusqu'à ce que le fond du verre à dents soit plein, le terrain propice au travail du rasoir.
Il fallait se hâter, Agnès allait revenir d'un instant à l'autre, l'effet de surprise serait gâché s'il n'avait pas terminé à temps. Avec la hâte joyeuse de qui emballe un cadeau à la dernière minute, il appliqua de la crème à raser sur la zone débroussaillée. Le rasoir crissa, lui arrachant une grimace; il ne s'était pourtant pas coupé. De nouveaux flocons de mousse, piquetés de poils noirs mais beaucoup plus nombreux que tout à l'heure, tombèrent dans la baignoire. Il recommença deux fois. Bientôt, sa lèvre supérieure fut plus lisse encore que ses joues, du beau travail.
Bien que sa montre fût étanche, il l'avait retirée pour prendre son bain, mais l'opération n'avait pas duré, à son estimation, plus de six ou sept minutes. Pendant qu'il y mettait la dernière main, il avait évité de regarder dans la glace afin de se réserver la surprise, de se voir comme Agnès allait bientôt le voir.
Il leva les yeux. Pas terrible. Le hâle des sports d'hiver, à Pâques, tenait encore un peu sur son visage, si bien que la place de la moustache y découpait un rectangle d'une pâleur déplaisante, qui paraissait même faux, plaqué: une fausse absence de moustache, pensa-t-il, et déjà, sans abdiquer complètement la bonne humeur malicieuse qui l'y avait poussé, il regrettait un peu son geste, se répétait mentalement qu'en dix jours le malheur serait réparé. Tout de même, il aurait pu se livrer à cette facétie à la veille des vacances plutôt qu'après, de manière à être intégralement bronzé et aussi à ce que la repousse soit plus discrète. Que moins de gens soient au courant.
Il secoua la tête. Bon, ce n'était pas grave, il n'allait pas en faire une maladie. Et l'expérience, au moins, aurait eu le mérite de prouver que la moustache lui allait bien.
Prenant appui sur le rebord, il se leva, retira le bouchon de la baignoire qui commença à se vider à grand bruit pendant qu'il s'enroulait dans la serviette-éponge. Il tremblait un peu. Devant le lavabo, il se frictionna les joues avec de l'after-shave, hésitant à toucher la place laiteuse de sa moustache. Quand il s'y résolut, un picotement lui fit crisper les lèvres: l'irritation d'une peau qui, depuis près de dix ans, n'avait pas connu le contact de l'air libre.
Il détourna les yeux du miroir. Agnès n'allait plus tarder. Soudain, il découvrit qu'il était inquiet de sa réaction, comme s'il rentrait à la maison après une nuit dehors passée à la tromper. Il gagna le salon où il avait disposé sur un fauteuil les vêtements qu'il comptait porter ce soir et les enfila avec une hâte furtive. Dans sa nervosité, il tira trop fort sur un lacet de chaussure qui cassa. Un gargouillis véhément l'avertit, tandis qu'il pestait, que la baignoire avait fini de se vider. En chaussettes, il retourna à la salle de bains dont le carrelage mouillé lui fit contracter les orteils, passa le jet de la douche sur les parois de la baignoire jusqu'à ce que le reste de mousse et surtout les poils aient entièrement disparu. Il s'apprêtait à la récurer avec le produit rangé dans le placard sous le lavabo, pour éviter cette peine à Agnès, mais se ravisa à l'idée qu'il se conduirait moins, ce faisant, en mari prévenant qu'en criminel soucieux d'éliminer toute trace de son forfait. En revanche, il vida le verre à dents contenant les poils coupés dans la poubelle en fer-blanc dont une pédale commendait le couvercle, puis le rinça avec soin, sans râcler cependant la couche de calcaire. Il rinça aussi les ciseaux, les essuya ensuite pour qu'ils ne rouillent pas. La puérilité de ce camouflage le fit sourire: à quoi bon nettoyer les instruments du crime quand le cadavre se voit comme le nez au milieu de la figure?
Avant de regagner le salon, il jeta un coup d'œil circulaire à la salle de bains, en évitant de se regarder dans la glace. Puis il mit un disque de bossa-nova des années 50, s'assit sur le canapé avec l'impression pénible d'attendre dans l'antichambre d'un dentiste. Il ne savait pas s'il aimait mieux qu'Agnès rentre tout de suite ou soit retardée, lui laissant un moment de sursis pour se raisonner, ramener son geste à sa juste dimension: une plaisanterie, au pire une initiative malheureuse dont elle allait rire avec lui. Ou bien se déclarer horrifiée, et ce serait drôle aussi.
La sonnette de la porte retentit, il ne bougea pas.
Quelques secondes s'écoulèrent, puis la clé farfouilla dans la serrure et, du canapé dont il n'avait pas bougé, il vit Agnès entrer dans le vestibule en poussant le battant du pied, les bras chargés de sacs en papier. Il faillit crier, pour gagner du temps: «Ferme la porte! Ne regarde pas!» Avisant ses chaussures sur la moquette, il se pencha précipitamment sur elles, comme si la tâche de les mettre pouvait l'absorber longtemps, lui éviter de montrer son visage.
«Tu aurais pu ouvrir», dit Agnès sans acrimonie, en le voyant au passage figé dans cette posture. Au lieu d'entrer dans le salon, elle alla tout droit vers la cuisine et, en tendant l'oreille, il écouta, au fond du couloir, le bourdonnement léger du réfrigérateur qu'elle ouvrait, les sacs froissés à mesure qu'elle en retirait ses achats, puis ses pas qui se rapprochaient. «Qu'est-ce que tu fabriques?
– Mon lacet est cassé, marmonna-t-il sans relever la tête.
– Change de chaussures, alors.»
Elle rit, se laissa tomber sur le canapé, à ses côtés.
Assis du bout des fesses, le buste rigidement incliné sur les chaussures dont il détaillait les surpiqûres sans les voir, il restait paralysé par l'absurdité de la situation: s'il avait fait cette blague, c'était pour accueillir Agnès tout faraud, s'exhiber en plaisantant sa surprise et, le cas échéant, sa désapprobation, pas pour se recroqueviller en espérant différer aussi longtemps que possible le moment où elle le verrait. Il fallait se secouer, vite, reprendre l'avantage et, encouragé peut-être par la péroraison gominée du saxophone sur le disque, il se leva d'un mouvement brusque, marcha en lui tournant le dos vers le couloir où se trouvait le placard à chaussures.
«Si tu tiens à mettre celles-ci, lui cria-t-elle, on peut toujours faire un nœud au lacet, en attendant d'en acheter une paire de rechange.
– Non, ça ira», répondit-il, et il sortit une paire de mocassins qu'il chaussa, debout dans le couloir, en forçant sur les empeignes. Au moins, pas de problème de lacets. Il inspira profondément, passa la main sur son visage en s'attardant à la place de la moustache. C'était moins choquant au toucher qu'à la vue, Agnès n'aurait qu'à beaucoup le caresser. Il se força à sourire, surpris de constater qu'il y arrivait à peu près, repoussa la porte du placard, la calant avec le carton qui l'empêchait de bâiller, et retourna au salon, la nuque un peu raide mais souriant, à visage découvert. Agnès avait arrêté le disque et le rangeait dans sa pochette.
«Il faudrait peut-être y aller, maintenant», dit-elle en se tournant vers lui, avant d'abaisser doucement le couvercle de la platine dont le voyant rouge s'éteignit sans qu'il l'ait vue appuyer sur le bouton.
En descendant au sous-sol où se trouvait le parking, elle vérifia son maquillage dans la glace de l'ascenseur, puis le regarda, lui, d'un air approbateur, mais cette approbation, de toute évidence, portait sur son costume et non sur la métamorphose qu'elle n'avait toujours pas commentée. Il soutint son regard, ouvrit la bouche, la referma aussitôt, ne sachant que dire. Durant le trajet en voiture, il resta silencieux, essayant mentalement plusieurs phrases d'amorce mais aucune ne lui parut satisfaisante: c'était à elle de parler la première et du reste elle parlait, racontait une anecdote concernant un auteur de la maison d'édition où elle travaillait, mais il l'écoutait à peine et, ne parvenant pas à interpréter son attitude, fournissait une réplique réduite au minimum. Bientôt ils arrivèrent dans le quartier de l'Odéon, où habitaient Serge et Véronique et où, comme d'habitude, il s'avéra presque impossible de se garer. Les embouteillages, le tour trois fois répété du même pâté de maisons lui donnèrent un prétexte pour exhaler sa mauvaise humeur, frapper le volant du poing, hurler merde à l'intention d'un klaxonneur qui ne pouvait l'entendre. Agnès se moqua de lui et, conscient d'être désagréable, il lui proposa de la déposer pendant que lui continuait à chercher une place. Elle accepta, descendit à hauteur de l'immeuble où ils se rendaient, traversa la chaussée, puis, comme si elle se ravisait brusquement, retourna d'un pas vif vers la voiture à l'arrêt où il attendait que le feu passe au vert. Il baissa la vitre, soulagé à l'idée qu'elle allait, d'un mot tendre, cesser de le faire marcher, mais elle voulait seulement lui rappeler le code de la porte d'entrée. Prêt à la retenir, il se pencha vers la fenêtre, mais elle s'éloignait déjà en lui adressant par-dessus l'epaule un clin d'œil qui pouvait signifier «à tout de suite», «je t'aime», ou n'importe quoi d'autre. Il démarra, perplexe et agacé, éprouvant fortement l'envie d'une cigarette. Pourquoi feignait-elle de n'avoir rien remarqué? Pour répondre par une autre surprise à celle qu'il lui avait ménagée? Mais justement, c'était ça l'étonnant: elle n'avait pas du tout paru surprise, pas même un instant, le temps de se reprendre, de se composer un visage naturel. Il l'avait bien regardée au moment où elle le voyait, en remettant le disque dans sa pochette: pas un haussement de sourcil, une expression fugitive, rien, comme si elle avait eu tout le loisir de se préparer au spectacle qui l'attendait. Bien sûr, on pouvait soutenir qu'il l'avait prévenue, elle avait même dit, en riant, que ce serait une bonne idée. Mais il s'agissait forcément d'une parole en l'air, d'une fausse réponse à ce qui était encore, dans son esprit, une fausse question. Impossible d'imaginer qu'elle l'avait pris au sérieux, qu'elle avait fait les courses en se disant: il est en train de raser sa moustache, il faut qu'en le voyant je fasse comme si de rien n'était. D'un autre côté, le sang-froid dont elle avait fait preuve était encore moins croyable si elle ne s'y attendait pas. En tout cas, jugea-t-il, je lui tire mon chapeau. Joli coup.
Malgré l'embouteillage, son irritation diminuait, et par suite son malaise. L'absence de réaction d'Agnès, ou plutôt la rapidité de sa réaction, trahissait l'étroite complicité qui les liait, un esprit de surenchère, d'improvisation blagueuse dont, au lieu de faire la tête, il convenait plutôt de la féliciter. A malin, malin et demi, ça lui ressemblait bien, ça leur ressemblait bien et l'impatience lui venait à présent, non pas d'élucider un malentendu, mais de jouir avec elle d'une entente quasi télépathique et d'y associer leurs amis. Serge et Véronique allaient rire, d'abord de sa nouvelle tête, ensuite du bateau monté par Agnès, de son énervement qu'il comptait bien avouer, détailler sans s'épargner en se présentant sous un jour déboussolé et plaisamment scrogneugneu, en faisant mousser la réponse du berger à la bergère. A moins… à moins que la bergère, jamais à court d'idées, ne l'ait devancé avec l'intention de mettre Serge et Véronique dans la confidence, d'exiger de leur part la même attitude. C'était lui, sans doute, qui lui avait proposé de monter la première, mais s'il ne l'avait pas fait, elle le lui aurait peut-être demandé. Ou bien, tout comme lui, elle ne voyait que maintenant le parti à tirer de cette longueur d'avance. En fait, il l'espérait, ravi de poursuivre un jeu dont la drôlerie, le côté ping-pong, lui paraissaient maintenant évidents. Il serait déçu si elle n'y pensait pas, mais aucun doute, elle y pensait, l'occasion était trop belle. Il l'imaginait à cet instant en train de faire la leçon à Serge et Véronique, Véronique gloussant, menaçant d'attraper un fou rire à force de s'entraîner à prendre l'air naturel. Elle n'avait pas, loin de là, le talent de comédienne d'Agnès, son aplomb ni son goût du canular, elle se trahirait vite.
La perspective de ce gag, le plaisir qu'il prenait à s'en figurer le déroulement et les ratés possibles dissipaient la gêne qu'il avait éprouvée un moment plus tôt. En prenant du recul, il s'étonnait de son désarroi, se reprochait sa mauvaise humeur; mais non, même pas, elle s'intégrait bien au jeu, il lui semblait presque, rétrospectivement, l'avoir simulée aussi. Il palpa son visage, tendit le cou pour le regarder dans le rétroviseur. Bon, ce n'était pas très heureux, cette lèvre supérieure couleur champignon de Paris au milieu du bronzage, mais on allait en plaisanter, et puis la partie blanche se hâlerait, la partie hâlée pâlirait, surtout il se laisserait repousser la moustache; le seul motif d'enrager, s'il tenait vraiment à en trouver un, c'était que l'automobiliste qui le suivait venait de prendre une place qu'il avait dépassée sans y faire attention, occupé qu'il était à se dévisager.
Serge et Véronique furent à la hauteur. Ni coups d'œil appuyés, ni discrétion ostentatoire, ils le regardaient en face, exactement comme d'habitude. Il les provoqua, pourtant, se débrouilla, sous prétexte de l'aider, pour se retrouver seul à la cuisine avec Véronique et la mettre à l'épreuve en la félicitant de sa bonne mine. Elle lui retourna le compliment: oui, il avait bronzé, oui, il avait fait beau, tu es en forme, tu ne changes pas, toi non plus. Pendant le dîner, tous les quatre parlèrent ski, travail, amis communs, films nouveaux, avec tant de naturel que le gag, à la longue, perdait de son sel comme ces postiches trop parfaits qui, à force de ressembler à l'original, inspirent davantage de respect que de gaieté. De jouer si bien le jeu lui gâchait le plaisir qu'il en avait escompté, il en aurait presque voulu à Véronique qu'il tenait, a priori, pour l'élément défaillant du complot, et qui ne flanchait pas. Personne ne saisissait les perches de plus en plus grosses qu'il tendait, parlant du socialisme glabre imposé par le gouvernement Fabius ou des moustaches dessinées à la Joconde par Marcel Duchamp et, en dépit de la tension implicite que cette plaisanterie impeccablement filée imprimait au déroulement de la soirée, il se sentait triste comme un enfant qui, lors d'un repas familial en l'honneur de son prix d'excellence, voudrait que la conversation porte seulement sur cet événement, souffre que les adultes, après l'en avoir félicité n'y reviennent pas sans cesse, parlent d'autre chose, l'oublient. Le vin aidant, il se surprit lui-même à oublier, l'espace d'une minute, qu'il avait rasé sa moustache, que les autres feignaient de ne pas le remarquer et, lorsqu'il s'en rendait compte, jetait un coup d'œil au miroir surmontant la cheminée afin de… se persuader qu'il n'avait pas rêvé, que le phénomène, apparemment oublié de tous, persistait cependant, ainsi que la mystification dont il était la victime consentante, la vedette lassée de son emploi d'Arlésienne. Cette persistance l'étonna d'autant plus qu'après le dîner, Serge, un peu éméché, se disputa avec Véronique, pour une raison futile qui d'ailleurs lui échappa. De telles disputes se produisaient souvent entre leurs hôtes, nul n'y attachait d'importance. Véronique avait mauvais caractère et Agnès, qui la connaissait depuis toujours, s'amusait ouvertement de ses haussements d'épaules furieux, de ses replis vers la cuisine où elle l'accompagnait pour mettre de l'huile sur le feu. Cette scène de ménage, toutefois, faisait oublier la comédie de l'indifférence à l'endroit de la moustache coupée, ce qui en soit était compréhensible, mais devint plus bizarre quand l'incident fut clos. Car la tension ne se résorbait pas tout à fait et Véronique, vexée, faisant ostensiblement sécession, il semblait logique qu'elle se désolidarise avec éclat d'une blague dont l'entente générale était la condition. Or, elle ne le fit pas. Il chercha le moyen de la pousser à dénoncer un pacte que, toute à sa colère, elle avait peut-être complètement oublié, mais n'en trouva que de grossiers qui auraient conclu lourdement un gag auquel Agnès avait peut-être prévu une chute brillante. Véronique manifestant qu'elle en avait assez et souhaitait les voir partir pour se chamailler dans l'intimité, il devint clair pourtant qu'il n'y aurait pas de chute, que le gag s'arrêtait là, ne serait pas commenté par ses interprètes, se félicitant mutuellement et riant de bon cœur comme il l'avait espéré. Sa déception enfantine s'accentua, l'agacement revint. Même s'il trouvait une façon spirituelle de remettre l'affaire sur le tapis, il n'y avait guère de chance à présent que sa sortie trop longtemps différée soit accueillie par autre chose qu'un enjouement réchauffé, prouvant que le plaisir qu'on avait pu prendre à jouer cette comédie était depuis longtemps retombé, remplacé par une indifférence non stimulée et pour lui frustrante.
Agnès, dans la voiture, ne revint pas davantage sur la question. Sans doute regrettait-elle que sa blague ait fait long feu, au point que jusque sur le palier tous se soient accordés tacitement à ne pas la ranimer, mais elle ne le montrait pas, commentait gaiement le dîner, le caractère de cochon de Véronique, persiflait à son habitude. Et bien qu'il n'attendît pas d'elle un étalage de confusion, ce refus d'évoquer, même incidemment, le petit événement de la soirée, lui parut presque agressif, comme si, un comble, elle lui en voulait à lui de l'enlisement de sa plaisanterie. Il détestait être fâché contre Agnès, aurait voulu l'aimer sans aucune réticence, si brève et éphémère fût-elle; et, de fait, l'amour qu'ils se portaient allait de pair avec un sens de l'humour à usage privé qui suffisait en général à désamorcer les conflits. S'agissant d'un caprice aussi bénin, un minimum de recul aurait dû le prévenir contre toute irritation. Malgré quoi l'attitude d'Agnès l'irritait, et même réveillait l'angoisse inexplicable, l'impression diffuse d'être en faute qu'il avait éprouvées au sortir de la salle de bains. C'était ridicule, évidemment, il pouvait bien jouer le jeu encore cinq minutes si cela amusait Agnès, mais il allait finir par lui en vouloir, il le pressentait, alors autant arrêter. Seulement, c'était à elle de faire le premier pas et tant pis si, ayant trop tardé, il ne lui restait rien de mieux à sortir qu'un banal «ça ne te va pas mal, tu sais», il suffisait qu'elle le dise gentiment. Même si elle trouvait ça moche, d'ailleurs, le tout était de le dire. Mais apparemment, elle ne voulait pas. Tête de mule, pensa-t-il.
Depuis deux minutes, elle avait cessé de parler, regardait droit devant elle avec une petite moue boudeuse, l'air de lui reprocher son manque d'attention. Il l'adorait ainsi, le front buté sous la frange, soudain enfantine. Son mécontentement disparut d'un coup, balayé par une vague d'attendrissement un peu goguenard, celui de l'adulte qui cède au caprice d'une gamine en faisant remarquer que c'est le plus intelligent qui s'arrête le premier.
A un feu rouge, il se pencha sur elle et, du bout des lèvres, suivit le contour de son visage. Comme elle tendait la tête en arrière pour lui offrir son cou, il remarqua qu'elle souriait, pensa dire: «Tu as gagné.» Il préféra frotter, en tordant le nez, sa lèvre supérieure lisse contre la peau, remontant de la clavicule au lobe de l'oreille, et murmurer: «ça change, non?»
Elle soupira doucement, posa la main sur sa cuisse tandis qu'il s'écartait à regret pour passer du point mort en première. Après qu'ils eurent traversé le carrefour, elle demanda à mi-voix:
«Qu'est-ce qui change?»
Il pinça les lèvres, refusant de se laisser aller à l'impatience.
«Pouce.
– Quoi, pouce?
– S'il te plaît…, implora-t-il comiquement.
– Mais quoi, qu'est-ce qu'il y a?»
Tournée vers lui, elle le dévisageait avec une curiosité si bien jouée, tendre, un peu inquiète, qu'il craignait, si elle continuait, de vraiment lui en vouloir. Il avait fait le premier pas, cédé sur toute la ligne, elle devait comprendre que ça ne l'amusait plus, qu'il avait envie de parler tranquillement.
S'efforçant de poursuivre sur le ton de l'adulte qui raisonne une fillette entêtée, il déclara avec emphase:
«Les plaisanteries les meilleures sont les plus courtes.
– Mais quelle plaisanterie?
– Arrête!» coupa-t-il avec une brusquerie qu'il regretta aussitôt. Il reprit doucement:
«Stop.
– Qu'est-ce qu'il y a?