38706.fb2 La moustache - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 10

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Des relents de friture, de poisson, s'engouffraient par les fenêtres. La ligne traversait l'île en longueur, parallèlement au port et quand, au terminus, il fut tenté de repartir en sens inverse, il se força à descendre. S'il voulait épuiser les possibilités de va-et-vient offertes par les transports en commun de la ville, il lui restait le métro, pour le lendemain, puis le funiculaire qui conduisait au sommet du Pic. Ensuite il n'aurait plus qu'à recommencer, ou bien à arpenter sa chambre d'un mur à l'autre. Occuper alternativement l'un et l'autre des lits jumeaux, se demander s'il valait mieux dormir la moustache au-dessus ou au-dessous des draps, il trouverait toujours des ersatz pour traduire physiquement l'indécision dont il souffrait et dont il avait pourtant décidé de faire sa politique. Provisoirement, ricana-t-il, jusqu'à ce qu'une idée même pas nouvelle l'emporte au forcing. Dans l'ensemble pourtant, en dépit de poussées ponctuelles qui ne le surprenaient plus, il accédait à une sorte de calme indifférent, un progrès, tout de même, par rapport à la veille. Provisoire, répétait-il en marchant, provisoire.

Il se retrouva devant son hôtel presque par hasard, vers deux heures du matin, et se rasa pour la troisième fois de la journée. Pour la cinquième fois, ensuite, il composa les numéros de téléphone notés sur la feuille de papier et, n'obtenant toujours pas de réponse, en composa d'autres, au hasard, prêt à réveiller n'importe quel Parisien inconnu pour s'assurer qu'au moins la ville existait toujours. Certains de ces numéros, dont il formait les chiffres au petit bonheur, ne devaient pas être attribués, mais alors il aurait entendu: «Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous demandez, veuillez consulter l'annuaire ou le centre de renseignements…» Il appela aussi les renseignements, le 12, l 'horloge parlante, une compagnie de taxis, la réception de l'hôtel, pour se faire confirmer l'indicatif, cela dura une bonne heure durant laquelle il fuma cigarette sur cigarette. Dans la trousse de rasage, il avait récupéré l'interrogateur à distance qu'il gardait à la main, comme un fétiche sans emploi, et la vague de panique qu'il sentait approcher le submergea peu à peu: ce n'était plus seulement son passé, ses souvenirs, mais Paris tout entier qui s'engloutissait dans le gouffre creusé derrière chacun de ses pas. Et si, le lendemain, il se rendait au consulat? On lui dirait, sans aucun doute, que les liaisons téléphoniques fonctionnaient à merveille, on irait même, le cas échéant, jusqu'à lui en donner la preuve, mais les numéros qu'il voulait obtenir continueraient à ne pas répondre. «C'est qu'il n'y a personne, essayez une autre fois», conclurait logiquement le serviable consul, celui-là même qui, peut-être, informerait Agnès de son tragique décès – et, pour la circonstance, elle décrocherait tout de suite.

Il avait mis en marche le téléviseur de sa chambre, coupé le son, et somnola par à-coups, tout habillé. Quand il ouvrait les yeux, écœuré par l'odeur du tabac refroidi, des Chinois bien vêtus agitaient les lèvres sur l'écran muet. Plus tard, des cow-boys chevauchèrent dans une sierra, sans doute reconstituée en Espagne – si toutefois l'Espagne n'avait pas disparu, comme semblait l'insinuer le planisphère de Bahrein. Les chaînes de Hong-Kong devaient diffuser toute la nuit, comme aux États-Unis, mais peut-être le lendemain apprendrait-il que non, que les programmes prenaient fin à minuit… La hantise de l'invérifiable revenait le torturer, il se retournait sur le lit, saisissait à tâtons le téléphone sur la table de nuit. A un moment, pour entendre une voix, il forma des chiffres sans indicatif, en serrant la télécommande entre ses doigts crispés, et réveilla quelqu'un, à Hong-Kong probablement, qui brailla sans qu'il comprenne rien. Il raccrocha, se leva, se rasa encore, se recoucha. A l'aube, les yeux ouverts, il sortit, erra dans les rues peuplées de gymnastes matinaux, reprit le ferry et, à la visible satisfaction de l'employé, toujours le même, ne le quitta pas de la journée. L'enchevêtrement des mâts dans la baie, le vol criard des oiseaux tournoyant dans le ciel nuageux, les visages, l'odeur du goudron, le scintillement des immeubles, l'afflux de perceptions désormais familières l'absorbèrent. Lorsqu'une velléité le prenait d'aller au consulat, ou à l'aéroport, il attendait qu'elle passe et, très vite, elle passait. Il fumait beaucoup, sa cartouche à la main. Il bronzait, songeant qu'il devrait acheter des lunettes de soleil et se demanda, sans y attacher d'importance excessive, à quel moment il avait retiré de la poche de sa veste celles qui lui avaient servi, quelques jours plus tôt, pour jouer les faux aveugles sur le boulevard Voltaire. Il portait bien, alors, la veste qui à présent gisait, roulée en boule, au bas du placard de sa chambre. Et, après avoir ôté ses lunettes dans le café de la République, les avoir remises dans sa poche, il ne se rappelait pas les en avoir sorties, ni au Jardin de la Paresse, ni dans l'appartement, ni à Roissy. Il s'efforçait, pour situer ce geste anodin, de reconstituer en détail les 24 heures précédant son départ, mais la vanité de son effort ne l'affectait pas, une sorte d'engourdissement privait de tout enjeu des actes qui, doucement, glissaient vers l'irréel, la brume d'une légende dont il n'était plus le héros. Avec la même indolence, il étouffait les projets ou représentations à long terme de son avenir, tels que séjour prolongé sur le ferry, dérive aventureuse dans les ports de la mer de Chine, visite d'inspection à Java, retour au domicile conjugal: tout devenait indifférent, les questions autrefois coupantes comme des rasoirs s'émoussaient, l'urgence de choisir ou de ne pas choisir retombait.

Vers le milieu de la journée, l'employé vint lui tapoter l'épaule et, dans un anglais approximatif, lui dit que s'il voulait il pouvait ne pas descendre aux débarcadères, lui régler, à lui, une somme forfaitaire pour ses allées et venues. Qu'elle fût inspirée par la simple gentillesse ou l'appât d'un gain frauduleux, il déclina cette proposition, expliqua que monter et descendre faisait partie pour lui du plaisir du voyage, et c'était vrai, il ne pensait plus guère qu'à compter ses piécettes. Il n'interrompit son va-et-vient que le temps d'avaler des brochettes de poulet grésillantes, debout devant un éventaire où l'on soldait aussi des cassettes de variétés, puis de repasser à l'hôtel Mandarin où il récupéra son nécessaire à raser, qu'il utilisa un peu plus tard dans les toilettes malpropres du ferry. L'employé, quand son service ne le mobilisait pas, venait parfois lui faire un brin de causette, attirait son attention sur tel détail du paysage, disait «nice, nice», et il approuvait. Un orage éclata en début de soirée, le ferry tangua fortement. Les passagers, en débarquant, s'abritaient sous des journaux imprimés en rouge et noir. Puis ce fut la nuit, la dernière traversée, et il se retrouva, comme deux jours plus tôt, arpentant la promenade éclairée par les lampes en verre dépoli qui, encastrées dans le béton, clignotaient sous le ciel sans étoiles. En longeant le quai, il arriva à un autre embarcadère, encore ouvert celui-ci, se laissa tomber sur un banc, face à un homme d'une soixantaine d'années, rubicond, qui portait des tennis avec un costume de toile jaune et ne tarda pas à engager la conversation. «Oh, Paris…», commenta-t-il après la réponse à son rituel «Where are you from?». Lui était d'un endroit qui, compte tenu de sa prononciation, pouvait être aussi bien «Australia» que «Nazareth». «Nice place», ajouta-t-il, rêveur. Il attendait le bateau qui, à 1 h 30, partait pour Macao, où il habitait depuis deux ou dix ans. C'était bien, Macao? Pas mal, reposant, dit l'homme, plus tranquille que Hong-Kong. Et on trouvait de la place sans peine sur le bateau? Sans peine.

Ils se turent, montèrent tous les deux quand le bateau arriva. Il était obligatoire de prendre une couchette et, entre le dortoir à cinquante, la cabine de première classe à quatre et la suite V.I.P. à deux, son compagnon lui conseilla de choisir la suite V.I.P., qu'il partagerait avec lui. Ce qu'il fit, mais il ne la partagea pas et resta sur le pont, son nécessaire à raser entre les mains, à regarder la mer sombre, les lumières de la ville lorsqu'ils s'en éloignèrent, puis la mer seulement.

Le vent portait parfois, sans doute en provenance du dortoir, des éclats de voix stridents, des rires et surtout un cliquetis de dominos abattus à grand fracas sur des tables en métal. Il pensa fugitivement qu'il aurait aimé faire cette traversée nocturne avec Agnès, passer son bras autour de ses épaules, il lui sembla entendre, mêlée à une nouvelle salve de dominos, la tonalité morne du téléphone qui sonnait en vain, dans un appartement vide. Sortant de la trousse l'interrogateur à distance, il l'approcha de son oreille, envoya le bip en pressant le bouton puis, quand il s'en fut lassé, tendit la main par-dessus le bastingage, desserra lentement les doigts tout en continuant d'appuyer sur le bouton. A cause de la trépidation du moteur, du bruit des vagues contre la coque, il n'entendait plus le bip au bout de son bras et il entendit encore moins, bien sûr, la disparition de l'appareil lorsqu'il ouvrit la main. Il comprit seulement qu'il ne téléphonerait plus, déchira la feuille de papier portant les numéros. Et lorsqu'un peu plus tard il repensa à Agnès, c'était devenu trop lointain pour que l'absence du corps serré contre le sien, de la voix rieuse, excitée par l'approche de l'enfer du jeu, soit autre chose qu'un mirage ténu, inconsistant, porté et dissipé aussitôt par l'air tiède, par une lassitude qui ne venait plus buter contre rien.

Le bateau accosta au petit matin dans une sorte de banlieue industrielle semée d'immeubles en construction que recouvraient des échafaudages de bambou. A la sortie du débarcadère, des chauffeurs de taxi se bousculaient pour attirer l'attention des voyageurs, chinois pour la plupart, et, au moment où il s'apprêtait à accepter le service, son compagnon de la veille, descendu après lui, s'approcha en proposant de le conduire en ville. Ils empruntèrent une passerelle au-dessus d'une de ces routes à plusieurs voies, séparées par des barrières qu'on ne pouvait, comme à Hong-Kong, franchir que tous les dix kilomètres, et gagnèrent un parking où les attendait une poussiéreuse jeep Toyota. Durant le trajet, l'Australien – s'il l'était bien – s'excusa de ne pouvoir l'héberger en laissant entendre que des histoires de femmes perturbaient sa maisonnée, mais lui recommanda, plutôt que l'hôtel Lisboa, où l'aurait conduit n'importe quel taxi pour toucher une commission, de prendre une chambre à l'hôtel Bela Vista, plus typique et plus calme, dont il vanta notamment la terrasse. Ils pourraient même s'y retrouver le soir, pour prendre un verre.

Une demi-heure plus tard, après que l'autre l'eut déposé devant l'hôtel, il était assis sur la terrasse en question, les pieds sur les fûts crépis à la chaux du balcon colonial, bercé par une rangée de ventilateurs plafonniers qu'ornaient, sous les quatre pales, quatre petites lampes jaillissant de collerettes en verre filé, encore allumées malgré le soleil éclatant. La mer de Chine s'étendait devant lui, ocre entre les colonnes, blanches et vert tilleul, qui soutenaient le plafond aux caissons noircis. A la réception, on lui avait donné avec la clé de sa chambre, inconfortable mais immense et fraîche, une brochure polyglotte concernant Macao, où il avait lu que «l'eau des chambres d'hôtel est généralement bouillie, moins par mesure de sécurité que pour atténuer le goût du chlore. Néanmoins tout le monde, visiteurs et résidents, préfère suivre les coutumes locales et délaisse l'eau pour le vin». Sur la foi de quoi il avait commandé pour son petit déjeuner une bouteille de vinho verde dont le col dépassait d'un énorme seau à glace. Il la vida sans penser à rien, hormis au vague contentement que lui procurait la température, puis, en titubant, gagna sa chambre dont une fenêtre donnait sur la terrasse et l'autre, placée au-dessus de la porte, sur un spacieux couloir qui sentait le drap encore humide, comme dans une blanchisserie. Il coupa le climatiseur, un de ces trucs semblables à des postes de télé dont les culs opulents et rouillés hérissaient la façade mal entretenue de l'hôtel. Il songea à se raser, mais y renonça, se sentant ivre, s'allongea sur le lit après avoir ouvert la fenêtre et s'endormit. A plusieurs reprises, il s'éveilla à demi, voulut se lever, se raser, retourner sur la terrasse ou aller jusqu'aux casinos dont l'Australien lui avait parlé, dans la voiture, comme de la principale attraction locale avec le Crazy Horse importé de Paris, mais ses projets se mélangeaient à des rêves confus, à la certitude aussi qu'il se préparait un typhon. Le vent agitait les branches d'un arbre qui venait cogner contre la fenêtre ouverte, il entendait la pluie et la bourrasque, mais ce n'était en fait que le climatiseur qui soufflait et gouttait, il l'avait déglingué en voulant l'arrêter.

Plus tard, il se rasa devant un miroir posé en équilibre sur la tablette du lavabo – pour une raison ou pour une autre, on ne l'avait pas fixé au mur, et tout semblait aller ainsi dans l'hôtel, à vau-l'eau. Puis il sortit, les jambes molles, se promena dans les rues bordées de petites maisons chaulées, à un étage, roses ou vertes comme des berlingots. Peuplées de Chinois, ces rues s'appelaient toutes rua del bom Jesu, estrada do Repuso ou des choses de ce genre, il y avait des églises de style baroque et de grands escaliers de pierre, des immeubles modernes, aussi, à mesure qu'on allait vers le Nord où il avait débarqué, des odeurs d'encens, de poisson frit, un climat de puérile et douce décrépitude, de houle depuis longtemps apaisée. Il éprouva à un moment l'angoisse, absurde dans une si petite ville, de s'être égaré et répéta plusieurs fois le nom de son hôtel à un policier chinois dont le visage finit par s'éclairer, et qui déclara en hochant la tête: «Very fast», sans qu'il fût possible de savoir si cela signifiait qu'on pouvait y arriver très vite, qu'il fallait courir très vite pour y arriver ou bien que c'était très loin, «very far». Pour lui permettre de redemander son chemin à de non-anglophones, le policier calligraphia l'adresse en caractère chinois sur le rabat d'une pochette d'allumettes qu'il venait d'acheter en même temps qu'un paquet de cigarettes locales. Cela donnait à peu près ceci:

Pic.1

mais il n'eut pas l'occasion d'utiliser ce viatique et, en marchant au hasard, se retrouva sur le bord de mer, en vue de son hôtel qui, un peu à l'écart de la ville, ressemblait à un vieux ferry en cale sèche. Il passa la fin de l'après-midi et la soirée sur la terrasse, où un bas-relief en bronze représentant Bonaparte au pont d'Arcole était surmonté de l'inscription: «There is nothing impossible in my dictionary», approximation, supposa-t-il, de l'adage selon lequel impossible n'est pas français, mais le fait qu'il fût exprimé en anglais, et pour illustrer l'effigie d'un ennemi historique, lui parut pour le moins déroutant. Il mangea légèrement, des plats qui lui rappelaient la cuisine brésilienne, but beaucoup en comptant que cela l'aiderait à dormir, et il avait raison.

Deux jours passèrent ainsi. Il dormait, fumait, mangeait, buvait du vinho verde, se promenait dans la presqu'île et, sans le vouloir vraiment, accomplissait ce qui devait être un circuit touristique. Il traîna dans les casinos: celui, luxueux, de l'hôtel Lisboa, et le casino flottant, où le fracas des dominos le plongeait dans une hébétude qui se dissipait lentement après qu'il était sorti, dormit au soleil dans des jardins publics, longea la frontière de la Chine populaire, visita le musée consacré à Camoens et, assis sous un arbre, sourit béatement au souvenir étonnamment précis du roman de Jules Vernes où le géographe Paganel se flatte d'apprendre l'espagnol en potassant l'épopée de ce poète portugais du Grand siècle. Sauf pour commander ses repas, il ne parlait à personne; l'Australien, sans doute débordé par ses soucis domestiques, ne vint pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé sur la terrasse. Parfois, à la périphérie de sa conscience engourdie, remuaient des embryons de pensées menaçantes, concernant Agnès, son père, la proximité relative de Java, les recherches poursuivies pour retrouver sa trace, l'avenir qui l'attendait. Mais il lui suffisait de secouer la tête, de fermer longuement les yeux ou de boire quelques gorgées de vin pour disperser des images de plus en plus exsangues, vidées de leur substance, bientôt des fantômes aussi peu redoutables qu'un boîtier de télécommande noyé dans la mer de Chine, qu'une impression troublante mais fugitive de déjà vu. Il ne refit aucune tentative pour téléphoner, se contentant de marcher au soleil dans l'odeur du poisson séché et de la sueur imprégnant ses vêtements, d'entrecouper de longues siestes ses promenades sans but. Deux fois par jour, néanmoins, il se rasait, rectifiant pour son usage la plaisanterie voulant que la farniente consiste à écouter pousser sa barbe. Il écoutait sa moustache, même pas très attentivement, savourait quelquefois, allongé sur un banc, l'idée abstraite et désormais sans enjeu de s'être échappé. Ces idées lui passaient vite.

Le troisième jour, il alla à la plage. Il n'yen avait pas à Macao, mais un pont de construction récente reliait la péninsule à deux petites îles où, selon l'affable réceptionniste de l'hôtel Bela Vista, on pouvait se baigner. Un minibus, partant de l'hôtel Lisboa, les desservait trois fois par jour, mais il préférait aller à pied et se mit en route vers onze heures du matin. Il marcha en regardant le béton, parfois l'eau qui l'entourait, seul sur le pont où passaient de rares voitures. L'une d'elles s'arrêta. Le conducteur ouvrit la portière, mais il refusa poliment, rien ne le pressait. Il déjeuna de poisson, face à la mer, dans un restaurant de la première île, appelée Taipa, repartit vers deux heures et suvit la route Ocre jusqu'à ce qu'en contrebas il aperçoive une plage de sable noir, à laquelle on accédait par un chemin escarpé. Quelques voitures stationnées, des motos japonaises indiquaient qu'il n'y serait pas seul mais cela ne le gênait pas. Il y avait du monde en effet, surtout de jeunes Chinois qui jouaient au hand-ball en poussant des cris joyeux. Les oiseaux criaient aussi. Il faisait chaud. Avant de se baigner, il commanda un soda, fuma une cigarette dans une petite buvette dont le toit en paillotte était ceinturé de haut-parleurs diffusant des chansons de variété américaines parmi lesquelles il reconnut Woman in love de Barbara Streisand. Ensuite, il ôta ses vêtements, les roula en boule, posa ses sandales sur le petit tas et entra sans se presser dans l'eau tiède, presque opaque. Il nagea quelques minutes, on avait pied très loin, puis regagna le rivage et, sans s'être levé, resta étendu sur le dos, à la frontière mouvante entre le sable humide et les vaguelettes roulant contre son flanc. La marée descendait, il suivit le mouvement en reculant sur les coudes, face à la plage. La réverbération lui brûlait les paupières, qu'il entrouvrait de temps à autre pour vérifier que ses vêtements n'avaient pas disparu. Une vingtaine de mètres plus loin, un autre occidental, de son âge environ, barbotait dans la même position. A un moment, il somnolait, il entendit soudain une voix qui prononçait très haut des mots anglais et ouvrit les yeux, regarda autour de lui, ébloui et un peu inquiet car il lui semblait qu'on s'était adressé à lui. Et c'était en effet l'autre baigneur blanc qui, tourné dans sa direction, répétait en criant pour couvrir le bruit des vagues: «Did you see that?» Il distinguait mal ses traits, pensa cependant qu'il n'était ni anglais ni américain et s'assura qu'il ne se passait rien de spécial sur la plage: rien, juste les adolescents qui continuaient à se renvoyer le ballon, et un jeune homme en short, chinois aussi, qui s'éloignait à petites foulées, un walkman fixé à la ceinture de son maillot. «What?», dit-il, pour la forme, et l'autre, toujours couché dans l'eau, se détourna en riant, criant à pleins poumons: «Nothing, forget it!» Il referma les yeux, soulagé que la conversation s'en tienne là.

Plus tard, il sortit de l'eau, se rhabilla sans se sécher et reprit le chemin en sens inverse. Le minibus qui retournait à Macao s'arrêta à sa hauteur, sur la route, et cette fois, fatigué, il accepta de monter, prit place à l'arrière. A l'irritation de sa peau, il comprit qu'il avait attrapé un coup de soleil, anticipa avec plaisir le contact des draps frais, un peu rêches, sur la brûlure. Quand le bus traversait des zones ombragées, il essayait de saisir son reflet dans les vitres couvertes de poussière et d'insectes morts. Il avait les cheveux collés par le sel, la moustache barrait son visage d'un trait noir, mais cela n'avait plus tellement de sens pour lui. Aucun projet ne le retenait, sinon celui de prendre un bain, une fois rentré à l'hôtel, et de s'installer sur la terrasse, face à la mer de Chine.

Au tableau où il la laissait d'habitude, sa clé manquait. Le réceptionniste, un vieux Chinois dont le torse maigre flottait dans une ample chemise de nylon blanc, dit en souriant: «The lady is upstairs», et il sentit un froid courir le long de son dos brûlé.

«The lady?

– Yes, Sir, your wife… Didn't she like the beach?»

Il ne répondit pas, hésita, interdit, devant le comptoir bien ciré. Puis il gravit lentement l'escalier dont on avait ôté le tapis, sans doute pour le nettoyer. Les tringles de cuivre, rassemblées en une botte gisant le long du mur, accrochaient des éclats de soleil déclinant. Des particules de poussière dansaient dans le rayon oblique venu de la fenêtre grande ouverte, à l'étage. La porte de sa chambre, au bout du couloir, n'était pas fermée. Il la poussa.

Allongée sur le lit, dans la même lumière blonde, Agnès lisait un magazine, Time ou peut-être Asian week, qu'on trouvait à la réception. Elle portait une robe de coton très courte, qui ressemblait à un teeshirt trop grand. Ses jambes nues et bronzées se détachaient sur le drap blanc.

«Alors, dit-elle en l'entendant entrer, tu l'as achetée finalement?

– Quoi?

– Eh bien, la gravure…

– Non, finit-il par répondre d'une voix qui lui parut normale.

– Le type n'a pas voulu baisser le prix?»

Elle alluma une cigarette, attira sur le lit le cendrier publicitaire.

«C'est ça», dit-il, les yeux fixés sur la mer qu'encadrait la fenêtre. Un cargo passait à l'horizon. De la poche de sa chemise, il sortit son paquet de cigarettes, en alluma une à son tour, mais elle était humide, sans doute les avait-il mouillées en se rhabillant sur la plage. Il tira en vain sur le filtre ramolli, puis l'écrasa dans le cendrier en frôlant de la main la jambe à demi-repliée d'Agnès et dit:

«Je vais prendre un bain.

– J'irai après toi», répondit-elle pendant qu'il franchissait le seuil de la salle de bains, laissant la porte ouverte. Puis elle ajouta: «C'est bête que la baignoire soit si petite…»

Il fit couler l'eau, appuyé au rebord de la baignoire, trop petite en effet, on ne pouvait s'y tenir qu'assis et évidemment pas à deux. S'approchant du lavabo, il remarqua sur la tablette deux brosses à dents, un flacon à demi vide de pâte gingivale made in Hong-Kong, plusieurs pots de crèmes de beauté, de produits démaquillants. Il faillit en renverser un en soulevant de la tablette sur laquelle il reposait, légèrement incliné, le miroir rectangulaire qu'il plaça dans la même position, contre le mur, au bord de la baignoire. S'étant assuré qu'il était bien calé, il se déshabilla, prit son nécessaire à raser, le posa à côté du miroir et entra dans l'eau tiède. La salle de bains n'était éclairée que par une petite fenêtre une lucarne presque; il y régnait une lumière aquatique, sombre et reposante, accordée au clapot de la goutte d'eau qui, à intervalle régulier, se détachait du climatiseur détraqué. Il faisait frais, on aurait volontiers fait la sieste. Plongé dans l'eau jusqu'à la taille, assis sur la marche, il orienta le miroir, en face de lui, de manière à pouvoir regarder son visage. La moustache était bien fournie maintenant, comme avant. Il la lissa.

«On retourne au casino, ce soir? demanda Agnès d'une voix paresseuse.

– Si tu veux.»

Il agita longuement le blaireau dans le bol, barbouilla de mousse son menton et ses joues, les rasa avec soin. Puis, sans hésiter, attaqua la moustache. Faute de ciseaux, le travail de débroussaillage prit du temps, mais le coupe-chou taillait bien, les poils tombaient dans la baignoire. Pour mieux voir ce qu'il faisait, il prit le miroir et le posa sur ses cuisses, de manière à pouvoir pencher le visage dessus. L'arête lui cisaillait un peu le ventre, sur lequel il devait l'appuyer. Il appliqua une seconde couche de mousse, rasa de plus près. Au bout de cinq minutes, il était glabre de nouveau, et cette pensée ne lui en inspira aucune autre, c'était simplement un constat: il faisait la seule chose à faire. Encore de la mousse, les flocons se détachaient, tombaient soit dans l'eau soit à la surface du miroir qu'il épongea plusieurs fois du tranchant de la main. Il rasa de nouveau la place de sa moustache, de si près qu'il lui sembla découvrir sur cette mince bande de peau des dénivellations jusqu'alors insoupçonnées. Il n'observa en revanche aucune différence de teint, bien que son visage fût bronzé par les journées passées au soleil, mais cela tenait peut-être à la pénombre qui régnait dans la salle de bains. Abandonnant un instant le rasoir, mais sans le replier, il saisit à deux mains la glace, l'approcha de son visage, si près que sa respiration forma une légère buée, puis la replaça sur ses genoux. Derrière la fenêtre de la salle de bains, en biais, il pouvait voir des rameaux de feuillage et même un bout de ciel. Hormis la goutte tombant du climatiseur et les pages qu'Agnès tournait, aucun bruit ne venait de la chambre. Il aurait fallu qu'il se retourne, tende le cou pour jeter un coup d'œil par la porte entrebâillée, mais il ne le fit pas. A la place, il reprit le rasoir, continua de polir sa lèvre supérieure. Une fois, il le passa sur ses joues, comme quand, la bouche enfouie dans le sexe d'Agnès, il s'en écartait le temps d'embrasser l'intérieur de ses cuisses, puis revint à l'endroit où s'était trouvée sa moustache. Il en avait suffisamment repéré le relief à présent pour être capable d'appuyer la lame à l'exacte perpendiculaire de sa peau et il se força à ne pas fermer les yeux lorsque, sous cette pesée, sans qu'il ait déplacé le rasoir sur le côté, la chair céda, s'ouvrit. Il accentua sa pression, vit le sang couler, plus noir que rouge, mais c'était aussi à cause de la lumière. Ce ne fut pas la douleur, qu'il s'étonnait de n'éprouver pas encore, mais le tremblement de ses doigts crispés sur le manche de corne qui l'obligea à poursuivre son incision latéralement: la lame, comme il s'y attendait, entrait beaucoup plus facilement. Il retroussa la lèvre, pour arrêter le filet noirâtre dont quelques gouttes perlèrent cependant sur sa langue, et cette grimace fit dévier encore la trajectoire. Il avait mal à présent, et comprit qu'il serait hasardeux de raffiner plus longtemps, alors il taillada sans souci que les coupures soient nettes, les dents serrées pour ne pas crier, surtout lorsque la lame atteignit la gencive. Le sang giclait dans l'eau sombre, sur sa poitrine, ses bras, sur la faïence de la baignoire, sur le miroir qu'il épongea à nouveau de sa main libre. L'autre, contrairement à ce qu'il craignait, ne faiblissait pas, semblait soudée au rasoir et il prenait seulement la précaution de n'éloigner jamais la lame de sa peau déchiquetée dont des lambeaux, sombres comme de petits paquets de viande avariée, tombaient avec un bruit mou sur le miroir à la surface duquel ils glissaient lentement pour enfin plonger dans l'eau, entre ses jambes arc-boutées par la douleur, les pieds crispés contre les parois de la baignoire, tendus comme pour les repousser tandis qu'il continuait, triturait dans tous les sens, de haut en bas, de gauche à droite parvenant malgré tout à n'écorcher qu'à peine son nez et sa bouche, alors que le flot de sang l'aveuglait. Mais il gardait les yeux ouverts, se concentrait sur une portion de peau que la lame fouillait sans perdre jamais le contact, le plus difficile était de ne pas hurler, de tenir bon sans hurler, sans déranger en rien le calme de la salle de bains, de la chambre où il entendait Agnès tourner les pages du magazine. Il craignait aussi qu'elle pose une question à laquelle, les mâchoires serrées comme un étau, il ne pourrait répondre, mais elle restait silencieuse, tournait seulement les pages, à un rythme peut-être un peu plus rapide, comme si elle se lassait, tandis que le rasoir maintenant attaquait l'os. Il n'y voyait plus rien, pouvait seulement imaginer l'éclat nacré de sa mâchoire à vif, une chose nette et brillante dans la bouillie noirâtre des nerfs sectionnés, semée d'éclairs, tourbillonnant devant ses yeux qu'il croyait ne pas fermer, alors qu'il serrait les paupières, serrait les dents, crispait les pieds, contractait chacun de ses muscles afin de supporter les brûlures de la souffrance, de ne pas perdre conscience avant que le travail soit achevé, sans discussion possible. Son cerveau, comme indépendant, continuait à fonctionner, à se demander jusqu'à quand il fonctionnerait, s'il parviendrait avant que le bras retombe à trancher au-delà de l'os, à pousser encore plus loin, au fond de son palais rempli de sang et, lorsqu'il comprit qu'il allait forcément s'étouffer, qu'il ne pourrait jamais finir de cette manière, il arracha le rasoir, craignant que la force lui manque pour le porter à son cou, mais il y arriva, il gardait encore sa conscience, même si son geste était mou, si la contraction tétanique de tout son corps se retirait du bras, et il trancha, sans rien voir, sans même sentir, au-dessous du menton, d'une oreille à l'autre, l'esprit tendu jusqu'à la dernière seconde, dominant le gargouillis, le soubresaut des jambes et du ventre sur lequel le miroir se brisait, tendu et apaisé par la certitude que maintenant tout était fini, rentré dans l'ordre.

Biarritz - Paris

22 avril - 27 mai 1985