38706.fb2 La moustache - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

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– Arrête, s'il te plaît. Je te demande d'arrêter.» Il avait cessé de sourire, elle aussi.

«Bon. Arrête-toi, dit-elle. Tout de suite. Ici.» Il comprit qu'elle parlait de la voiture, obliqua sèchement vers le couloir de bus et coupa le contact, pour donner plus de poids à son injonction d'en finir. Mais elle parla la première:

«Explique-moi.»

Elle paraissait si déconcertée, choquée même, qu'il se demanda un instant si elle n'était pas sincère, s'il se pouvait que, pour quelque raison incroyable, elle n'ait rien remarqué. Mais aucune raison incroyable ne faisait l'affaire, il était même grotesque de se poser la question, et encore plus de la lui poser.

«Tu n'as rien remarque? demanda-t-il quand même.

– Non. Non, je n'ai rien remarqué et tu vas m'expliquer tout de suite ce que j'aurais dû remarquer.»

C'était la meilleure, pensa-t-il: le ton déterminé, presque menaçant, de la femme qui va faire une scène, sûre de son bon droit. Mieux valait abandonner, elle se lasserait comme les enfants quand on cesse de faire attention à eux. Mais elle n'avait plus sa voix d'enfant. Il hésita, finit par soupirer: «Rien», et avança la main vers la clé de contact. Elle la retint.

«Si, ordonna-t-elle. Dis-moi.»

Il ne savait même pas quoi dire. Enfoncer le clou, prononcer les quelques mots qu'Agnès, poussée par une lubie quelconque, voulait à toute force lui faire prononcer semblait soudain difficile, vaguement obscène.

«Mais enfin, ma moustache», finit-il par lâcher en boulant les syllabes.

Voilà. Il l'avait dit.

«Ta moustache?»

Elle fronça les sourcils, mimant à la perfection la stupeur. Il l'aurait applaudie ou giflée.

«Je t'en prie, arrête, répéta-t-il.

– Mais arrête, toi! – Elle criait presque: Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?»

Il prit sa main, sans douceur: la porta à ses lèvres, appliqua les phalanges un peu raides, crispées, à la place de la moustache. A ce moment, les phares de l'autobus qui arrivait derrière eux les éblouirent. Lâchant la main, il démarra, se déporta au milieu du boulevard.

«Il circule tard, ce bus…», observa-t-il bêtement, pour faire une pause, en pensant à la fois qu'ils avaient quitté tôt Serge et Véronique et que, comme c'était parti, la pause ne servait à rien. Agnès, qui tenait sa scène, revenait déjà à la charge.

«J'aimerais que tu m'expliques. Tu veux te faire pousser la moustache, c'est ça?

– Mais enfin, touche, bon dieu! cria-t-il en reprenant sa main, qu'il pressa de nouveau sur sa bouche. Je viens de la raser, tu ne sens pas? Tu ne vois pas?»

Elle retira sa main, eut un petit rire bref, moqueur et sans gaieté, qu'il ne lui connaissait pas.

«Tu te rases tous les jours, non? Deux fois par jour.

– Arrête, merde.

– C'est monotone, comme gag, observa-t-elle sèchement.

– Ta spécialité, non?»

Elle ne répondit pas, et il pensa qu'il avait touché juste. II accéléra, décidé à se taire jusqu'à ce qu'elle mette fin à cette histoire idiote. C'est le plus intelligent qui s'arrête le premier, se répéta-t-il, mais la phrase avait perdu sa nuance de gronderie affectueuse, s'installait pesamment dans sa tête que les syllabes martelaient avec une sorte d'imbéciiité rageuse. Agnès continuait à se taire et, lorsqu'il la regarda à la dérobée, le désarroi de son visage le frappa comme une méchanceté. Jamais il ne l'avait vue ainsi, odieuse et apeurée. Jamais elle n'avait joué la comédie avec cette véhémence. Pas une fausse note, du grand art, et pourquoi? Pourquoi faire ça?

Ils restèrent silencieux le reste du trajet, dans l'ascenseur aussi et même une fois entrés dans la chambre où ils se dévêtirent chacun de son côté, sans se regarder. De la salle de bains où il se brossait les dents, il l'entendit rire, d'une manière qui appelait une question, et il ne la posa pas. Mais au son de ce rire, sans hargne, presque pouffé, il devina qu'elle voulait faire machine arrière. Et quand il revint dans la chambre, elle lui souriait, déjà couchée, avec une expression de timidité rouée, repentante et sûre du pardon qui rendait presque inimaginable celle qu'il avait surprise dans la voiture. Elle regrettait; bien sûr, il allait se montrer bon prince.

«A mon avis, dit-elle, Serge et Véronique sont déjà réconciliés. On pourrait peut-être faire comme eux.

– C'est une idée», répondit-il en souriant à son tour, et il se glissa dans le lit, la prit dans ses bras, à la fois soulagé qu'elle dépose les armes et soucieux d'avoir le triomphe modeste. Les yeux fermés déjà, serrée contre lui, elle émit un petit grognement de plaisir et pressa son épaule de la main comme pour donner le signal du sommeil. Il éteignit la lumière.

«Tu dors?» dit-il un peu plus tard.

Elle répondit immédiatement, à voix basse mais distincte:

«Non.

– A quoi penses-tu?»

Elle rit doucement, comme avant de se coucher. «A ta moustache, bien sûr.»

II y eut un moment de silence, un camion passa dans la rue, faisant trembler les vitres, puis elle reprit, hésitante:

«Tu sais, tout à l'heure, dans la voiture…

– Oui?

– C'était drôle, mais j'ai eu l'impression que si tu continuais… j'allais avoir peur.»

Silence. Il avait les yeux grands ouverts, certain qu'elle aussi.

«J'ai eu peur», murmura-t-elle.

Il déglutit sèchement.

«Mais c'est toi qui as continué…

– S'il te plaît, implora-t-elle en serrant sa main aussi fort que possible. Je t'assure, ça me fait peur.

– Alors ne recommence pas», dit-il en l'enlaçant, avec l'espoir inquiet de calmer la machine, qu'il sentait prête à se remettre en marche. Elle le sentit aussi, s'arracha à son étreinte d'un geste violent, alluma la lumière.

«C'est toi qui recommences, cria-t-elle. Ne fais plus jamais ça!»

Il vit qu'elle pleurait, la bouche affaissée, le dos secoué de frissons. Impossible de simuler ça, pensat-il affolé, impossible qu'elle ne soit pas sincère. Impossible aussi qu'elle le soit, ou alors elle perdait la raison. Il la saisit aux épaules, bouleversé par son tremblement, par la contraction de ses muscles. La frange cachait ses yeux, il la releva, dégageant le front, prit son visage entre ses mains, prêt à tout pour qu'elle cesse d'avoir mal. Elle bégaya:

«Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?

– Agnès, murmura-t-il, Agnès, je l'ai rasée. Ce n'est pas grave, ça repoussera. Regarde-moi, Agnès. Qu'est-ce qui se passe?»

Il répétait chaque mot, doucement, chantonnant presque tout en la caressant, mais elle s'écarta de nouveau, les yeux écarquillés, comme dans la voiture, la même progression.

«Tu sais bien que tu n'as jamais eu de moustache. Arrête ça, s'il te plaît.» Elle criait: «S'il te plaît. C'est idiot, s'il te plaît, ça me fait peur, arrête ça… Pourquoi fais-tu ça?» chuchota-t-elle pour finir.

Il ne répondit pas, accablé. Que pouvait-il lui dire? D'interrompre ce cirque? Pour reprendre le dialogue de sourds? Que se passait-il? Des blagues déroutantes, qu'elle faisait parfois, lui revenaient à l'esprit, l'histoire de la porte murée… Soudain, il repensa au dîner chez Serge et Véronique, à leur obstination à feindre de ne rien voir. Que leur avait-elle dit, et pourquoi? Que voulait-elle?