38706.fb2 La moustache - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

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Vers huit heures, il téléphona à Agnès pour dire qu'il rentrerait tard. «Ça va? demanda-t-elle.

– Ça va. Du boulot par-dessus la tête, mais ça va. A plus tard.»

Il ne parla guère, sinon avec Jérôme, un quart d'heure, de la maquette. Le reste du temps, chacun resta rivé à sa table, l'un fumant comme un sapeur, l'autre caressant à rebrousse-poil sa lèvre supérieure. Le manque de tabac lui pesait plus que d'habitude. Mais, une fois fumée son unique cigarette quotidienne, économisée sur le déjeuner qu'il n'avait pas pris, il se raisonna. Il connaissait trop bien le cycle qui avait eu raison de ses résolutions précédentes: d'abord on demande des bouffées autour de soi, puis, une fois de temps en temps, une cigarette entière, puis Jérôme arrivait à l'agence avec un paquet de plus, clignant de l'œil et disant: «Tu te sers, mais tu arrêtes de m'emmerder» et, au bout d'une semaine, il rachetait des paquets. Après deux mois déjà d'abstinence, la fin du tunnel approchait, quoique les pessimistes vous disent toujours qu'il faut compter trois ans avant d'estimer le combat gagné. Tout de même, une cigarette calmerait ses nerfs, l'aiderait à se concentrer sur son travail. Il y pensait autant qu'à sa moustache, à la comédie qu'on lui jouait, en venait à associer le contact du filtre sur ses lèvres, le goût de la fumée, à la résolution du banal mystère qui l'obsédait et, du même coup, à un regain d'intérêt pour les plans étalés devant lui. Il finit par en demander une à Jérôme qui, trop absorbé, lui tendit le paquet sans même plaisanter et, bien sûr, il n'en tira aucun des bénéfices qu'il s'en promettait. Son esprit continuait à battre la campagne.

Un peu avant onze heures, Samira, qui s'était éclipsée pour aller à son dîner, téléphona pour demander qu'on lui ouvre dans dix minutes: l'agence donnait sur l'arrière-cour d'un immeuble dont la porte d'entrée fermait à partir de huit heures et ne comportait ni code ni interphone. Il pensa à l'histoire des briques et, saisissant l'occasion, sortit en s'étirant pour attendre Samira dans la rue. Il pleuvait, le bureau de tabac, en face, allait fermer. Il traversa, entra en se glissant sous le rideau de fer à demi abaissé et demanda des cigarettes. Pour Jérôme, bien sûr, qui serait bientôt à court. Le patron comptait l'argent dans sa caisse et, l'ayant reconnu d'un bref coup d'œil, le salua. Il se regarda dans la glace, entre les bouteilles alignées sur les étagères, s'adressa à lui-même un sourire fatigué. Le patron, qui levait la tête à ce moment, le lui rendit machinalement, avec la monnaie.

Dans la rue, il fuma une autre cigarette, furieux contre lui-même, l'écrasa en voyant arriver Samira. Elle brandissait une bouteille de vodka, qu'elle avait achetée en venant. «On va en avoir besoin, j'ai l'impression», dit-elle.

La porte cochère franchie, il appuya sur l'interrupteur mais la minuterie devait être détraquée car la lumière ne vint pas. Au moment d'entrer dans la cour, en vue de la baie éclairée derrière laquelle on pouvait voir le dos de Jérôme, penché sous la lampe d'architecte, il retint Samira par le bras.

«Attends.»

Elle s'immobilisa, sans se retourner vers lui. Peut-être croyait-elle qu'il voulait l'embrasser, il aurait pu placer les mains sur ses épaules, approcher les lèvres de sa nuque, elle se serait probablement laissé faire.

«Agnès t'a appelée? demanda-t-il d'une voix mal assurée.

– Agnès? Non, pourquoi?»

Pivotant d'un quart de tour, elle le regarda, étonnée.

«Ça ne va pas? Qu'est-ce qu'il y a?

– Samira…»

Il respira très fort, cherchant ses mots.

«Si Agnès t'a appelée, je t'en prie, dis-le-moi. C'est important.»

Elle secoua la tête.

«Tu as des ennuis avec Agnès? Tu as une drôle de tête.

– Tu ne remarques rien?

– Si, tu as une drôle de tête.»

Il fallait qu'il se force à poser la question, explicitement. Si ridicule que cela paraisse. Samira s'était rapprochée, attentive, déjà compatissante, difficile de croire qu'elle jouait la comédie. Il aurait voulu leur dire d'arrêter, tous, qu'il en avait assez. Il s'assit sur les premières marches de l'escalier qui desservait l'immeuble donnant sur la rue, se prit la tête entre les mains. Le froissement de l'imperméable, le craquement du bois l'informèrent qu'elle s'asseyait à côté de lui. Elle dit: «Qu'est-ce qui ne va pas?», le bouton de la minuterie cassée luisait faiblement derrière son épaule. Il se releva en s'ébrouant.

«Ça va passer. Je crois que je vais rentrer.» Puis: «Ne dis rien à Jérôme», dit-il avant de pousser la porte du bureau, en s'effaçant pour la laisser passer.

Il alla chercher son manteau, dit qu'il ne se sentait pas bien, qu'il reviendrait le lendemain pour terminer, Jérôme bougonna sans vraiment l'écouter, il lui serra la main, embrassa Samira en lui serrant fortement l'épaule pour dire ne t'inquiète pas, c'est juste un passage à vide, il sortit, se retrouva dans la rue déserte, le tabac était fermé à présent. En glissant la main dans la poche de sa veste, il trouva les cigarettes achetées pour Jérôme, hésita à revenir à l'agence les lui donner et ne le fit pas.

Agnès, en l'attendant, regardait un vieux film au ciné-club de la télévison. «Ça va? dit-elle – Ça va», et il s'assit près d'elle, sur le canapé. Le film étant commencé depuis près d'une heure, elle lui résuma le début sur un ton d'amusement paresseux qu'il jugea affecté. Cary Grant jouait un médecin dynamique qui tombait amoureux d'une jeune femme enceinte, la sauvait du suicide, lui redonnait goût à la vie et l'épousait. Cependant, jaloux de sa réussite, les autres médecins de la ville où il exerçait menaient une cabale contre lui, fouillant dans son passé où, semblait-il, certains épisodes douteux pouvaient le faire radier de l'Ordre. Il était difficile de savoir si les soupçons à son égard étaient fondés ou non, ce qui rendait vaguement suspecte son idylle douceâtre avec la jeune première: on se demandait s'il l'aimait vraiment ou s'il l'épousait pour mener à bien une quelconque machination. Les deux intrigues, de toute façon, ne semblaient pas avoir grand rapport. Il les suivait avec une attention hébétée, certain, sans céder au désir de le vérifier, qu'Agnès l'observait du coin de l'œil. Bientôt, il y eut une scène de procès où fut dévoilé le secret de Cary Grant: à ce qu'il comprit, on lui reprochait d'avoir exercé la médecine dans un village voisin où, pour endormir la méfiance des habitants à l'égard du corps médical, il se faisait passer pour boucher, ceci jusqu'au jour où une de ses clientes, qu'il soignait en feignant de lui vendre des steaks, découvrait son diplôme de médecin, s'indignait de la supercherie, et il devait quitter le village sous peine d'être lynché. «C'est fou», gloussa Agnès, lorsqu'il se défendit en expliquant qu'il vendait la viande au prix coûtant, sans tirer aucun bénéfice de cette activité paramédicale. Cary Grant, en outre, avait une sorte d'homme de main, un vieux type aux gestes très lents qui le suivait partout, sans rien dire, jusque dans les salles d'opération. Sa présence conférait à ce mélo médical une touche bizarre, comme empruntée à ces films d'épouvante où les savants fous, mais Cary Grant n'avait rien d'un savant fou, sont flanqués d'un bossu grimaçant qui claudique sous l'orage en transportant des cadavres chipés à la morgue. D'autant que le mystérieux assistant, accusé d'être un assassin, se mettait à raconter calmement, dans le détail, qu'il avait eu autrefois un ami et une petite amie, mais s'était aperçu que son ami était également le petit ami de sa petite amie, alors ils s'étaient battus et, en le voyant, lui, rentrer seul au village, couvert de sang, comme on n'avait pas retrouvé le corps de son ami, on l'avait condamné à quinze ans de bagne. «Mais, s'étonnait le juge, on n'a jamais retrouvé le corps?» «Si, répondait poliment l'assistant, je l'ai retrouvé, moi, quinze ans plus tard, en sortant de prison, derrière la vitrine d'un restaurant où il mangeait une soupe, une soupe de pois, je crois. Je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas dit qu'il était vivant et, sa réponse n'étant pas satisfaisante, je l'ai frappé jusqu'à ce qu'il meure, estimant que j'avais payé pour cet acte et qu'il était donc juste que je l'accomplisse. Mais le tribunal n'a pas été de cet avis et, cette fois, j'ai été pendu.» Pendu, puis plus ou moins ressuscité par Cary Grant qui, blanchi par cette touchante explication, ainsi que par le caractère non lucratif de son commerce de viande, triomphait modestement, à la fin du film, en dirigeant avec entrain l'orchestre des joyeux infirmiers de l'hôpital.

Le mot fin apparut, salué par les applaudissements du concert, puis la speakerine vint leur souhaiter une bonne nuit. Ils restèrent cependant assis sur le canapé, côte à côte, les yeux fixés sur l'écran déserté. Agnès passa sur une autre chaîne, mais il n'y avait plus rien. Le film, surtout pris en route, laissait une impression curieuse, on sentait que les divers éléments qui le composaient ne s'accordaient pas ensemble, que l'histoire réaliste et gnangnan de la fille-mère et du souriant docteur jurait avec celle du village de fous où on lynchait le boucher en s'apercevant qu'il était médecin, où les gens commettaient des meurtres après avoir purgé la peine qui les sanctionnait, et il lui semblait presque qu'au lieu de regarder le film ils l'avaient composé tous les deux au fur et à mesure, sans se concerter, ou bien chacun s'efforçant de saper le travail de l'autre, comme on réaliserait un cadavre exquis en désirant qu'il soit raté pour énerver les autres participants. C'était probablement ainsi, songea-t-il, qu'avaient travaillé les scénaristes, en se tirant dans les pattes. La neige continuait à tomber sur l'écran, cela durerait toute la nuit. Il regretta de n'avoir pas de magnétoscope, pour continuer.

«Bon, dit enfin Agnès en appuyant sur la télécommande et en faisant disparaître la neige, je vais me coucher.»

Il resta un moment assis sur le canapé, pendant qu'elle se déshabillait, disparaissait dans la salle de bains. Il ne s'était pas rasé ce soir, n'avait rien mangé de la journée, ses mains étaient moites. En plus, il avait fumé trois cigarettes. Cependant, il semblait que tout rentrait dans l'ordre, qu'on n'allait plus parler de la moustache et, à tout prendre, cela valait mieux. Agnès traversa le salon, nue. «Tu viens dormir? dit-elle, de la chambre. J'ai sommeil.» Pourquoi, malgré tout, ne s'expliquait-elle pas? Si elle avait appelé tous leurs amis dans la journée, il y avait bien une raison, un canular collectif, quelque chose comme une surprise d'anniversaire, sauf que ce n'était pas son anniversaire. Il avait senti, pendant le film, qu'elle le surveillait, et maintenant elle allait se coucher tranquillement. «Je viens», répondit-il, mais avant de la rejoindre, il se dirigea à son tour vers la salle de bains, saisit sa brosse à dents, la reposa, s'assit sur le rebord de la baignoire, regarda autour de lui. Ses yeux s'arrêtèrent sous le lavabo, à la petite poubelle de métal dont il souleva le couvercle, du bout du pied. Vide, sauf un bout de coton qui avait dû servir à Agnès pour se démaquiller, tout à l'heure. Évidemment, elle avait fait disparaître les preuves. Il gagna la cuisine, à la recherche d'un sac-poubelle plein, mais il n'y en avait pas.

«Tu as descendu la poubelle?», cria-t-il, conscient qu'il aurait beau prendre l'air innocent et naturel, sa question paraîtrait forcément cousue de fil blanc.

Pas de réponse. Il retourna dans le salon, répéta sa question.

«Oui, merci, ne t'en fais pas», dit Agnès d'une voix molle, comme si elle dormait déjà. Tournant les talons, il se dirigea vers la porte d'entrée qu'il referma discrètement derrière lui, descendit au rezde-chaussée, jusqu'au renfoncement, sous l'escalier de service, où on entreposait les poubelles. Vide aussi, la concierge avait déjà dû les sortir sur le trottoir. Oui, d'ailleurs, il les avait remarquées en rentrant de l'agence.

Elles y étaient encore. Il commença à fouiller, à la recherche d'un sac qui pût être le leur. Il en éventra plusieurs, en plastique bleu, avec ses ongles. Curieux comme il est facile de reconnaître sa poubelle, pensa-t-il en tombant sur des bouteilles de yaourt à boire, des emballages froissés de plats surgelés, ordures de nantis, et de nantis bohêmes qui mangent rarement chez eux. Ce constat lui procurait un vague sentiment de sécurité sociologique, celui d'être bien dans sa case, repérable, reconnaissable, et il vida le tout sur le trottoir, avec une sorte d'allégresse. Il trouva vite le sac, plus petit, qu'on plaçait dans la poubelle de la salle de bains, en retira des cotons-tiges, deux tampax, un vieux tube de dentifrice, un autre de tonique pour la peau, des lames de rasoir usagées. Et les poils étaient là. Pas tout à fait comme il l'avait espéré, nombreux mais dispersés alors qu'il imaginait une touffe bien compacte, quelque chose comme une moustache tenant toute seule. Il en ramassa le plus possible, qu'il recueillit dans le creux de sa main. Quand il en eut rassemblé un petit monticule, moins qu'il ne pensait en avoir coupé, mais quand même, il remonta. Il entra sans bruit dans la chambre, la main tendue en coupelle devant lui et, s'asseyant sur le lit à côté d'Agnès apparemment endormie, alluma la lampe de chevet. Elle gémit doucement puis, comme il lui secouait l'épaule, cligna des yeux, grimaça en voyant la main ouverte devant son visage.

«Et ça, dit-il rudement, qu'est-ce que c'est?» Elle prit appui sur le coude, plissant les yeux maintenant à cause de la lumière trop vive.

«Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce que tu as dans la main?

– Des poils, dit-il en se retenant de rire méchamment.

– Oh, non! Non, tu ne vas pas recommencer…

– Les poils de ma moustache, poursuivit-il. Tu peux regarder.

– Tu es fou.»

Elle avait dit cela calmement, comme un constat.

Aucune trace de l'hystérie de la veille. Un instant, il pensa qu'elle avait raison; aux yeux de n'importe quel étranger qui les surprendrait, il avait l'air d'un fou furieux, penché sur sa femme, lui écrasant presque sur la figure une main pleine de poils qu'il était allé récupérer dans une poubelle. Mais peu importait, il avait la preuve.

«Et qu'est-ce que c'est censé prouver? demandat-elle, tout à fait réveillée. Que tu avais une moustache, c'est bien ça?

– C'est ça.»

Elle réfléchit un moment, puis dit en le regardant dans les yeux, doucement et fermement:

«Il faut que tu ailles voir un psychiatre.

– Mais c'est toi, bon dieu, qui dois aller voir un psychiatre!»

Il marchait de long en large dans la pièce, le poing fermé sur sa touffe de poils. «C'est toi qui téléphones à tout le monde pour qu'on fasse semblant de ne se tendre compte de rien! Qui est-ce qui a prévenu Serge et Véronique? et Samira? et Jérôme?…» Il allait ajouter: «…et le patron du tabac», mais se retint.

«Tu te rends compte, demanda posément Agnès, de ce que tu es en train de raconter?»

Il se rendait compte, oui. Ça ne tenait pas debout, bien sûr. Mais rien ne tenait debout.

«Et ça, alors? répéta-t-il en ouvrant de nouveau sa main, comme pour se convaincre lui-même. C'est quoi, ça?

– Des poils, répondit-elle. Puis elle soupira: Les poils de ta moustache, que veux-tu que je te dise? Laisse-moi dormir, maintenant.»

Il claqua la porte, se tint un moment debout au milieu du salon à regarder ses poils, puis s'étendit sur le canapé. Il sortit de sa poche le paquet de cigarettes acheté pour Jérôme, les retira une à une pour y ranger les poils. Ensuite, il fuma une cigarette, attentif aux volutes de la fumée, mais elle n'avait pas de goût. Machinalement, il ôta ses vêtements qu'il jeta par terre, sur la moquette, alla chercher une couverture dans le placard du couloir et décida d'essayer de dormir sans penser à rien.

C'était la première fois qu'ils faisaient chambre à part: leurs querelles, lorsqu'ils en avaient, se déroulaient dans le lit conjugal, comme l'amour, et n'en différaient guère. Cette séparation nocturne le troublait plus encore que la mauvaise foi hostile dont faisait preuve Agnès. Il se demandait si elle allait venir le rejoindre pour faire la paix, se blottir dans ses bras, le rassurer et se laisser rassurer par lui en disant «c'est fini, c'est fini», en le répétant longtemps, jusqu'à ce qu'ils s'endorment tous les deux, et ce serait vraiment fini. Incapable de dormir, il se représentait la scène: il entendrait d'abord la porte de la chambre, tirée très doucement, ses pas sur la moquette, qui se rapprocheraient du canapé, puis elle entrerait dans son champ de vision, s'agenouillerait à hauteur de son visage, et il tendrait la main pour caresser ses seins, remonter le long de son cou, vers sa nuque. Elle se coucherait près de lui, répéterait «c'est fini», et lui se répétait tout cela, reprenait depuis le début, depuis le bruit de la porte. Il lui semblait entendre ses pas fouler la moquette, il aurait voulu embrasser ses orteils, ses talons, ses mollets, l'embrasser tout entière. Dans cette version-là, il se levait même pour aller à sa rencontre, dans la pâle clarté venue de la fenêtre. Ils se faisaient face, debout, nus, bientôt l'un contre l'autre, et c'était fini. Ou encore il se tenait déjà debout, à l'attendre, tout près de la porte. Il pourrait même aller la rejoindre, lui, étrange qu'il n'y ait pas pensé plus tôt, il allait se lever… Mais non, il ne pouvait pas, s'il le faisait tout allait recommencer, il penserait au paquet vidé de ses cigarettes, poserait des questions, on n'en sortirait pas. Mais si elle venait, elle, qu'est-ce que ça changerait? Le paquet plein de poils serait toujours là, sur la table basse, témoin de la scène grotesque qu'elle l'avait obligé à faire, il faudrait bien qu'ils en reparlent. Et s'ils n'en reparlaient plus, jamais plus, s'il se rendait, disait d'accord, je n'ai jamais eu de moustache, si ça te fait plaisir?… Mais non, ça non plus, il ne fallait pas le dire, seulement ne plus en parler, il n'en parlerait pas, ni elle non plus, elle viendrait juste se coucher contre lui, être chaude contre lui, il répétait la scène à nouveau, la variait, sentait son corps, et c'est exactement ce qui se passa, il n'en fut pas surpris, elle avait pensé, désiré la même chose que lui, au même moment, tout rentrait dans l'ordre. La porte s'ouvrait, très doucement, ses orteils, ses talons effleuraient la moquette. Il entendait maintenant le tic-tac du réveil, c'était le seul bruit dans la pièce, avec leurs souffles à eux, légers, confondus enfin lorsque agenouillée devant le canapé elle effleura ses lèvres, respira plus fort quand il saisit ses seins, promena ses mains le long de ses flancs, sur ses hanches, sur ses fesses, entre ses fesses, et son souffle devenait une douce plainte, elle balayait son épaule de ses cheveux, embrassait son épaule, mordait son épaule, il sentait couler sur son épaule sa salive et ses larmes, et il pleurait aussi, l'attirait tout entière dans ses bras pour qu'elle s'allonge, mêle ses jambes aux siennes, s'écarte et fasse peser ses seins sur sa bouche, se redresse, cambrée, avance son ventre vers sa bouche qui l'embrassait maintenant, embrassait l'intérieur de ses cuisses, les tendons qui reliaient ses cuisses à son sexe où il plongeait la langue, enfoncée le plus loin possible, un instant sortie pour sucer ses lèvres, replongée à nouveau dans la joie de l'entendre gémir au-dessus de lui, lever les bras pour mieux s'ouvrir, les rejeter en arrière, derrière son dos, pour prendre dans ses mains son sexe à lui, le faire aller et venir entre ses doigts pendant qu'il la suçait, la faisait crier, criait lui aussi en elle, certain qu'elle l'entendait, que ses plaintes vibraient à l'intérieur d'elle comme les cordes vocales dans sa bouche, et sa bouche à lui ne pouvait être ailleurs, ne serait jamais plus ailleurs, quoi qu'il arrive, il le lui répétait, bouche en elle, nez en elle, front en elle, oreilles ouvertes aux cris qui s'échappaient d'elle, et elle criait «c'est toi, c'est toi», le répétait, le lui faisait répéter en même temps qu'elle, en elle, de plus en plus fort, c'était lui, c'était elle, et, le criant, il voulait la voir crier ça, ses mains quittaient les hanches, montaient vers son visage, il écartait les cheveux, la regardait dans l'ombre, au-dessus de lui, les yeux ouverts, la prenait aux épaules, la renversait dos contre son ventre, sexe dans sa bouche, cheveux entre ses jambes arc-boutées, tous deux formant un pont, de plus en plus tendu, de plus en plus arqué au-dessus du canapé, dans la nuit, et ils tombèrent par terre en répétant c'est toi, se roulèrent, agenouillés maintenant, face à face, mains tendues effleurant le visage, en relevant les contours, les larmes roulaient sur leurs mains, sur leurs joues, elle dit viens, l'attira vers elle, en elle, ils se tiraient les cheveux, se mordaient en baisant, ensemble dans son ventre, mordaient les mots entre leurs dents qui brillaient dans l'ombre: toi, c'est toi, toujours toi, ils ne disaient rien d'autre, toujours sur le même ton, il n'y avait que ça à dire, même muets ils l'auraient dit, leurs yeux s'ouvraient plus grand encore que leurs bouches, pour se reconnaître, être sûrs, sûrs de l'être et que l'autre l'était, sûrs d'être là, nulle part ailleurs, jamais plus ailleurs, jamais plus un autre, seulement toi, toi, c'est bien toi, ils continuèrent à le dire plus doucement, longtemps après avoir joui, mélangés, en sueur, jusqu'à ce qu'en soupirant, en souriant, en l'aimant, elle tende la main, à tâtons, vers le paquet de cigarettes et qu'il retienne sa main et dise non.