38706.fb2 La moustache - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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Docilement, sans demander d'explication, elle interrompit son geste. Puis ils parlèrent, serrés l'un contre l'autre sous la couverture, jusqu'au matin. Elle dit, mais il le savait déjà, qu'elle ne le faisait pas marcher. Elle le jura, et il répondit qu'elle n'avait pas besoin de jurer, qu'il en était sûr, même si ce genre de choses était dans ses habitudes. Dans ses habitudes, oui, mais pas avec lui, pas comme ça, pas cette fois, il fallait qu'il la croie, qu'elle le croie. Bien sûr ils se croyaient, ils se croyaient vraiment, mais alors que croire? Qu'il devenait fou? Qu'elle devenait folle? Ils se serraient plus fort en osant dire cela, se léchaient, ils savaient qu'il ne fallait pas arrêter de faire l'amour, de se toucher, sans quoi ils ne pourraient plus se croire ni même en parler. Le lendemain matin, s'ils se séparaient, tout risquait de recommencer, ne pouvait que recommencer. Ils flancheraient, forcément, douteraient à nouveau l'un de l'autre. Elle dit qu'à première vue, tout cela semblait impossible, mais que c'était peut-être une chose qui arrivait parfois. Mais à qui? A personne, ils ne connaissaient personne, n'avaient entendu parler de personne à qui ce fût arrivé de croire porter une moustache et de n'en porter pas. Ou bien, corrigea-t-elle, de croire que l'homme qu'on aime n'en porte pas alors qu'il en porte une. Non, on n'avait jamais entendu parler de ça. Mais ce n'était pas de la folie, ils n'étaient pas fous, il devait s'agir d'un état passager, une sorte d'hallucination, peut-être le début d'une dépression nerveuse. J'irai voir un psychiatre, dit-elle. Pourquoi toi? Si quelqu'un est frappé, répondait-il, c'est moi. Pourquoi? Parce que les autres pensent comme toi, ils croient aussi que je n'ai jamais eu de moustache, donc c'est moi qui me détraque. Nous irons tous les deux, dit-elle en l'embrassant, peut-être qu'au fond c'est un truc courant. Tu crois? Non. Moi non plus. Je t'aime. Et ils se répétèrent qu'ils s'aimaient, se croyaient, se faisaient confiance, même si c'était impossible, que répéter d'autre?

Le matin, en préparant le café, il jeta à la poubelle le paquet de cigarettes contenant les poils coupés. Nu dans la cuisine, regardant hoqueter la cafetière, il eut peur de le regretter plus tard, d'avoir sacrifié sa seule pièce à conviction si le procès reprenait, s'ils n'étaient plus d'accord pour faire front ensemble. Peur aussi de se demander si elle ne l'avait pas aimé, rassuré, serré contre elle cette nuit pour endormir sa méfiance et le pousser à ce geste. Mais il ne fallait pas commencer à penser ainsi, c'était fou, et traître surtout à l'égard d'Agnès.

En prenant le café, à la lumière du jour qui entrait à flots dans le salon, ils évitèrent le sujet, parlèrent du film de la veille. Vers onze heures, il fallut qu'il parte pour l'agence, bien qu'on fût samedi: le projet devait être prêt pour lundi, Jérôme et Samira l'attendaient. Malgré la difficulté qu'il éprouvait à prononcer ce mot, il dit à Agnès, sur le pas de la porte, très vite, qu'il faudrait penser à cette histoire de psychiatre. Elle répondit qu'elle s'en occuperait, sur le ton dont elle aurait annoncé qu'elle commanderait un repas chinois chez le traiteur d'en bas.

«Tu te négliges», dit Jérôme en observant qu'il n'était pas rasé. Il ne répondit rien, se contenta de sourire. Hormis cette remarque et une raillerie distraite de Samira quand il lui demanda une cigarette, le début de la journée se déroula sans incident notable. Si, comme cela semblait à présent avéré, il souffrait d'hallucinations, peut-être d'un début de dépression nerveuse, mieux valait ne pas mettre tout le monde au courant, éviter de provoquer dans son dos des chuchotements compatissants du style: «Pauvre vieux, il ne tourne pas rond en ce moment…» L'affaire allait se tasser, il en était certain, autant qu'elle ne se répande pas, ne lui colle pas à l'agence, auprès des clients, une réputation de malade dont il aurait du mal à se débarrasser par la suite. Aussi veilla-t-il à ne commettre aucun impair. Samira semblait avoir oublié sa conduite étrange de la veille, au pire elle l'attribuerait à un conflit conjugal; il avait bien fait de ne pas pousser plus loin, de ne pas lui poser la question fatale – alors que, sur le moment, il s'était reproché sa lâcheté. En un sens, il s'en tirait bien: son délire, si délire il y avait, demeurait discret, puisque l'incompréhensible désaccord portait sur un fait passé et qu'à moins d'évoquer celui-ci, ce dont il se gardait bien, rien dans son apparence présente ne risquait de le trahir. Se regardant dans la glace, se palpant, il voyait sa lèvre supérieure ornée d'un poil vivace, celui d'un homme pas rasé, pas encore d'un moustachu, et c'était peut-être disgracieux mais apparemment reconnu par tout le monde, ce qui le rassurait. Il commençait même à penser que l'affaire pourrait en rester là, qu'il n'était pas nécessaire d'aller voir un psychiatre: il suffisait, s'agissant de son ex-moustache, de se rallier à ce qui semblait être l'opinion générale, et de ne plus en parler. L'opinion générale, bien sûr, n'était pas très largement représentée. S'il faisait le compte des témoins à charge, il y avait Agnès, Serge et Véronique, Jérôme et Samira, plus un certain nombre de personnes qu'il avait forcément croisées depuis moins de 48 heures et à qui son visage était familier. Il s'efforça de les compter aussi: le patron du tabac d'en face, le coursier de l'agence qui était passé à deux reprises la veille, un locataire de l'immeuble rencontré dans l'ascenseur, et personne ne lui avait fait de remarque. Cependant, raisonna-t-il, si lui-même, croisant quelqu'un qu'i! connaissait à peine, observait qu'il avait rasé sa moustache, irait-il aussitôt lui en parler comme d'une affaire d'état? Certainement pas et, qu'on l'impute au quant-à-soi ou à l'inattention, le silence de ces figurants n'avait rien d'étonnant.

Tout en travaillant, en mordillant un feutre, il luttait contre la tentation de faire au moins un test sur quelqu'un qui le connaissait bien, de poser la question une dernière fois, avant de la classer ou plutôt d'en saisir le psychiatre. Car le problème se reposerait quelle que soit la réponse. Soit le cobaye répondait que non, il n'avait jamais porté de moustache, et non seulement cela confirmait qu'il traversait un accès de folie, mais encore cela portait cette folie à la connaissance d'une personne supplémentaire, alors que jusqu'à présent seule Agnès en était vraiment informée. Soit l'interlocuteur répondait que bien sûr, il l'avait toujours connu moustachu, quelle drôle de question, et alors, forcément, Agnès était coupable. Ou bien folle. Non, coupable, puisqu'il fallait qu'elle se soit assuré la complicité des autres. Ce qui revenait d'ailleurs au même, car une telle culpabilité, une blague poussée si loin, si méthodiquement, jusqu'à la conspiration, impliquait une forme de folie. Qu'il fasse la preuve de son propre délire ou de celui d'Agnès, il n'en tirait de toute manière aucun bénéfice, sinon celui d'une certitude déplaisante dans l'un et l'autre cas. Et, en réalité, superflue: il lui suffisait d'examiner sa carte d'identité pour vérifier que, sur la photo, il portait bel et bien une épaisse moustache noire. N'importe quelle personne consultée sur ce point ne pourrait que confirmer le témoignage de ses yeux. Donc démentir Agnès. Donc prouver qu'elle était folle ou bien cherchait à le rendre fou. Mais, hypothèse d'école, à supposer qu'il soit devenu fou, lui, au point de plaquer une moustache imaginaire sur dix ans de sa vie et sur une photo d'identité, cela voulait dire qu'Agnès de son côté se tenait exactement le même raisonnement, le croyait fou furieux, pervers mental ou les deux. En dépit de quoi, en dépit de sa scène extravagante avec les poils récupérés dans la poubelle, elle était venue le rejoindre sur le canapé, l'avait assuré de son amour, de sa confiance, envers et contre tout, et cela méritait bien qu'il lui fasse confiance en retour, non? Si, sauf que la confiance ne pouvait être réciproque, qu'obligatoirement l'un des deux mentait ou déraisonnait. Or, il savait bien que ce n'était pas lui. Donc, c'était Agnès, donc leur étreinte cette nuit était une duperie de plus. Mais si, par extraordinaire, ce n'était pas le cas, alors elle avait été héroïque, sublime d'amour et il lui fallait se montrer à la hauteur. Mais…

Il secoua la tête, alluma une cigarette, furieux de se laisser enfermer dans ce cercle vicieux. Incroyable, tout de même, qu'il soit si difficile de trouver un arbitre pour les départager sur un point aussi objectif, une évidence qui devait s'imposer à tout le monde.

Mais, en y réfléchissant, où résidait la difficulté? Au risque que l'arbitre soit vendu à la partie adverse? Il suffisait, pour la tourner, de s'adresser au premier venu, à un passant dans la rue, qu'Agnès n'avait matériellement pas pu circonvenir. Ce qui, du même coup, réduisait l'autre problème, savoir le caractère gênant de la question. Posée à un ami, à une relation de travail, elle le ferait passer pour cinglé. A un inconnu aussi bien, mais c'était sans conséquence, le tout était de choisir quelqu'un qu'il ne reverrait jamais. Il ramassa sa veste, dit qu'il sortait prendre l'air.

Il était trois heures de l'après-midi. Le soleil brillant, les magasins fermés, on aurait pu se croire en été, ou tout au moins un dimanche. Il éprouvait toujours un sentiment de vacance à travailler à l'agence durant le week-end, de même qu'à ne pas le faire un jour de semaine. Son métier permettait ce genre de fantaisies, qui lui faisaient apprécier l'organisation libre et légère de sa vie et, à cet instant, il trouvait plutôt drôle, accordé à cette légèreté, qu'une telle bizarrerie en menace l'équilibre. La veste jetée sur les épaules, il descendit à pas lents la rue Oberkampf quasiment déserte et lorsqu'enfin il croisa un petit vieux, porteur d'un cabas d'où dépassait une botte de poireaux, sourit en se représentant son air ahuri s'il lui demandait poliment de bien vouloir regarder sa carte d'identité, dire si oui ou non il portait une moustache sur la photo. Il croirait qu'on se moquait de lui, s'indignerait peut-être. Ou bien, s'il ne le prenait pas mal, il répondrait par une blague à ce qu'il supposerait en être une. Ça aussi, c'était un risque à ne pas sous-estimer. Il se demanda comment lui-même réagirait en pareille circonstance, réalisant avec inquiétude qu'il dirait sans doute n'importe quoi, faute de trouver une repartie spirituelle. C'est vrai, que peut-on répondre de drôle à une telle question? «Mais oui, c'est bien Brigitte Bardot!»? Faible, faible. La meilleure solution, en effet, serait d'exposer clairement son problème, mais il se voyait mal le faire. Ou bien de s'adresser à quelqu'un qui, par vocation ou profession, n'est pas censé blaguer. A un flic, par exemple. Mais s'il tombait sur un mal luné, il pouvait très bien se retrouver au poste pour outrage à agent de la force publique. Au fait, tant qu'il y était, pourquoi pas un curé? Aller dans un confessionnal, dire: «Mon père, j'ai péché, mais ce n'est pas le problème, je voudrais seulement qu'à travers le treillis de bois vous jetiez un coup d'œil à cette photo… Vous êtes complètement givré, mon fils.» Non, s'il voulait vraiment une instance spécialisée dans ce genre de questions, il n'y avait pas à tortiller, c'était le psychiatre, et justement, il allait bientôt en voir un, Agnès s'en chargeait. Tout ce qu'il voulait, c'était en quelque sorte préparer la visite, savoir sur quel pied danser.

Il avait soif, obliqua vers un café ouvert sur le boulevard Voltaire, puis se ravisa. Il était sûr, s'il entrait, de ne pas poser la question. Mieux valait rester dehors, afin de pouvoir quitter au plus vite son interlocuteur, qu'elle que soit l'issue de la tentative.

Il s'assit sur un banc, orienté vers la chaussée, espérant que quelqu'un viendrait l'y rejoindre, engagerait la conversation. Mais personne ne vint. Un aveugle palpait la colonne du feu qui réglait la circulation sur le boulevard et il se demanda comment il s'y prenait pour savoir s'il était rouge ou vert. Au bruit des voitures sans doute, mais comme il en passait très peu, i! pouvait se tromper. Il se leva, toucha avec précaution le bras de l'aveugle en proposant de l'aider à traverser. «Vous êtes bien aimable», dit le jeune homme, car c'était un jeune homme, avec lunettes vertes, canne blanche et polo caca d'oie boutonné jusqu'au cou, «mais je reste sur ce trottoir.». Il lâcha son bras, s'éloigna en songeant qu'il aurait pu lui demander à lui, au moins il ne risquait pas d'être abusé par sa vue. Une autre idée lui vint aussitôt, qui le fit sourire. Chiche, pensa-t-il, sachant déjà qu'il allait le faire. Seul problème: il n'avait pas de canne blanche. Mais après tout, certains aveugles la dédaignent, sans doute par amour-propre. Craignant que ses yeux ne le trahissent, il se rappela qu'il avait dans sa poche des lunettes de soleil et les chaussa. C'étaient des RayBan, il doutait d'avoir jamais vu un aveugle en porter, mais d'une certaine manière, il était logique qu'un aveugle refusant la servitude de la canne blanche arbore également des lunettes à prétention décorative. Il fit quelques pas sur le boulevard, hésitant à dessein, les mains légèrement tendues vers l'avant, le menton très haut, et s'obligea à fermer les yeux. Deux voitures passèrent, une moto démarra, assez loin, puis un bruit s'approcha. Il dut tricher un peu pour identifier, entrouvant les yeux. Une jeune femme qui poussait un landau avançait dans sa direction. Il referma les-yeux, après s'être assuré que le véritable aveugle avait quitté les parages, se promit de ne pas les rouvrir avant que ce soit fini, de ne pas rire non plus et s'approcha à tâtons, de manière à couper ce qu'il présumait être la trajectoire de la jeune mère. Du pied, il heurta le landau, dit «pardon, monsieur» et, en avançant la main jusqu'à toucher la capote en tissu plastifié, demanda poliment: «Pourriez-vous, s'il vous plaît, me rendre un petit service?» La jeune femme mit du temps à répondre; peut-être, en dépit de sa méprise calculée, n'avait-elle pas compris qu'il était aveugle. «Bien sûr», dit-elle enfin, tout en déviant un peu le landau afin de ne pas lui écraser le pied, mais aussi de poursuivre son chemin. Il garda la main sur la capote, les yeux fermés et, en commençant à marcher, se jeta à l'eau. «Voilà, dit-il. Comme vous voyez, je suis aveugle. J'ai trouvé, il y a cinq minutes, ce qui me semble être une carte d'identité, ou un permis de conduire. Je me demande si c'est celle d'un passant qui l'aurait égarée ou bien celle d'un ami que j'ai vu tout à l'heure. J'aurais pu l'empocher par mégarde. Si vous vouliez bien me décrire le visage sur la photo, je saurais à quoi m'en tenir et pourrais agir en conséquence.» Il se tut, commença à fouiller dans sa poche pour prendre la carte d'identité, avec l'impression soudaine, encore confuse, que quelque chose clochait dans son explication. «Bien sûr», répéta cependant la jeune femme et, en tâtonnant, il tendit la carte dans sa direction. Il sentit qu'elle la prenait mais ils ne cessèrent pas de marcher, elle poussait sans doute le landau d'une seule main. L'enfant qui s'y trouvait devait dormir, car il ne faisait aucun bruit. Ou bien il n'y avait pas d'enfant. Il déglutit, repoussant la tentation d'ouvrir les yeux.

«Vous faites erreur, monsieur, dit enfin la jeune femme, ce doit être votre carte d'identité. En tout cas, c'est vous sur la photo.»

Il aurait dû y penser, il savait bien que son stratagème comportait un défaut, on s'apercevrait que c'était lui. Mais il n'y avait rien là de bizarre, après tout, il pouvait très bien s'être trompé. La seule chose, c'est qu'il ne portait pas de lunettes de soleil sur la photo. La mention «aveugle» figurait-elle sur les cartes d'identité?

«Vous êtes sûre? demanda-t-il. Est-ce que l'homme sur la photo porte une moustache?

– Bien sûr», dit encore la jeune femme, et il sentit qu'elle glissait entre ses doigts suspendus en l'air le rectangle de carton plié. «Eh bien, insista-t-il, jouant le tout pour le tout, je n'en porte pas, moi!

– Mais si.»

Il commença à trembler, ouvrit les yeux sans y penser. La jeune femme continuait à pousser le landau vide, sans même le regarder. Elle était moins jeune qu'il n'avait cru de loin. «Vous êtes bien certaine, chevrota-t-il, que sur cette photo j'ai une moustache? Regardez encore.» Il agita la carte d'identité devant son nez, pour l'inciter à la reprendre, mais elle écarta vivement sa main et cria soudain, très fort: «Ça suffit! Si vous continuez, j'appelle un agent!» Il s'enfuit en courant, traversa au feu vert. Une voiture pila net pour ne pas le renverser, il entendit, derrière lui, brailler le conducteur, mais continua à courir, jusqu'à la République, entra dans un café, s'affala sur une banquette, hors d'haleine.

Du menton, le garçon l'interrogea, il commanda un café. Lentement, il reprenait ses esprits, digérait la nouvelle. Ainsi, ce qui avait failli, à cause des difficultés d'exécution, lui apparaître comme un canular dépourvu d'enjeu, s'avérait une expérience concluante. Il s'efforça de reconstituer le contenu exact de la confrontation. Lorsqu'il avait objecté qu'il ne portait pas de moustache, la femme au landau avait répondu que si, sans qu'il puisse savoir si elle se référait seulement à la photo ou bien à lui aussi, qui se tenait devant elle. Mais peut-être considérait-elle comme une moustache la friche de poils noirs qui, depuis près de deux jours, avait recommencé à croître sur sa lèvre supérieure. Peut-être y voyait-elle mal. Ou alors il avait rêvé, il n'avait jamais rasé sa moustache, elle était toujours là, bien fournie, en dépit du témoignage de ses doigts tremblants, de ses yeux qui, lorsqu'il se retourna brusquement vers le miroir situé derrière la banquette, enregistrèrent une image bizarrement sombre, verdâtre. Il s'aperçut alors, dans le reflet, qu'il portait toujours ses lunettes de soleil, les ôta, s'examina au jour redevenu normal. C'était bien lui, mal rasé, encore secoué de frissons, mais lui. Donc…

Il serra les poings, ferma les yeux aussi fort que possible pour faire le vide, échapper à ce va-et-vient entre deux hypothèses qu'il avait déjà retournées cinquante fois et qui ne menaient nulle part, sinon de l'une à l'autre, de l'autre à l'une, sans bretelle de sortie pour regagner la vie normale. Déjà, cela recommençait, il ne pouvait s'empêcher de jauger l'avantage qu'il venait de prendre, la preuve qu'il tenait pour confondre… pour confondre qui? Agnès? Mais pourquoi Agnès? Pourquoi faisait-elle ça? Aucune raison au monde ne pouvait justifier un truc pareil, à la fois absurde et irrattrapable. Aucune raison, sinon celle de la folie qui n'a pas besoin de raison, ou bien qui a sa raison propre et, comme justement il n'était pas fou, cette raison lui échappait. Et Serge et Véronique, pensa-t-il rageusement, qui l'avaient encouragée dans son délire! Bande d'irresponsables, il fallait qu'il les engueule, les prévienne, leur dise de ne plus jamais recommencer ce genre d'idioties s'ils ne voulaient pas la voir finir dans une cellule capitonnée.

Il oscillait entre la colère et un attendrissement nauséeux à l'égard d'Agnès, pauvre Agnès, Agnès sa femme, fragile de partout, fine d'attaches, fine mouche, fine paroi aussi entre l'esprit vivace et la déraison qui commençaient à la dévorer. Les signes avant-coureurs devenaient clairs, rétrospectivement: sa mauvaise foi scintillante, son goût outré du paradoxe, les histoires de téléphone, de porte murée, de radiateurs, la double personnalité, si maîtresse d'elle-même le jour, avec des tiers, et sanglotant la nuit dans ses bras, comme une gamine. Il aurait fallu interpréter plus tôt ces signaux de détresse, cet excès d'éclat, et maintenant c'était trop tard, elle sombrait. Non, peut-être pas trop tard. A force d'amour, de patience, de tact, il l'arracherait à ses démons, ramerait de toutes ses forces pour la tirer vers le rivage. Il la frapperait s'il le fallait, par amour, comme on assomme un nageur qui se débat pour lui éviter la noyade. Un élan de tendresse l'envahissait, favorisant l'éclosion de métaphores terribles et bouleversantes qui toutes lui rappelaient son aveuglement et sa responsabilité. Il repensait à la nuit précédente comme à un appel désespéré de sa part. Elle se rendait compte de son état, confusément. Quand elle parlait de psychiatre, c'était pour l'obliger à l'y conduire. Prise au filet de la folie, elle se débattait, tâchait de lui faire comprendre: elle avait inventé tout ce cirque, depuis deux jours, cette absurde histoire de moustache, comme on hurlerait, grimacerait derrière une vitre opaque, insonorisée, pour attirer son attention, l'appeler au secours. Au moins, sans bien comprendre, avait-il su l'entendre en lui faisant l'amour, en l'assurant de sa protection, d'être là, toujours, lui, et de l'aider toujours à rester elle. Il fallait continuer ainsi, être solide comme un roc auquel elle puisse s'appuyer, ne pas se laisser déboussoler, entraîner dans son délire, sans quoi tout était perdu.

Il acheta un paquet de cigarettes, en fuma une en écartant un reproche que la situation rendait dérisoire et commença d'établir un programme de sauvetage. D'abord appeler, lui, un psychiatre. Car bien entendu, tout en lançant l'idée comme une bouteille à la mer, elle comptait bien, en proposant de s'en charger, essayer de circonvenir celui-ci. Sans doute se faisait-elle des illusions, les psychiatres ne devaient pas marcher dans ce genre de combine comme n'importe quels Serge et Véronique. Et d'ailleurs, à la réflexion, il serait plus sage de la laisser faire: sa manœuvre même suffirait à la trahir, le spécialiste comprendrait beaucoup mieux de quoi il retournait en l'écoutant délirer. Il l'imaginait, notant sur son bloc les explications d'Agnès: «Voilà, mon mari croit qu'il portait une moustache jusqu'à jeudi dernier et ce n'est pas vrai.» Rien que ça devrait l'alerter, le persuader que c'était elle qui souffrait de… de quoi, au juste? Il ne connaissait rien aux maladies mentales, se demanda une fois de plus comment pouvait s'appeler celle-ci, si elle était curable… Il se rappelait qu'en gros il y avait la névrose et la psychose, que la seconde était la plus grave, à part ça… Quoi qu'il en soit, il fallait préparer à l'intention du psy un petit dossier qui, dans un second temps, pourrait l'éclairer: des photos de lui, il n'en manquait pas, peut-être des témoignages de tiers concernant le caractère, les sautes d'humeur d'Agnès. Mais d'abord, la laisser prendre l'initiative, c'était le plus simple.

Ensuite, à propos de tiers, prévenir les amis. Il faudrait bien en passer par là, pour éviter que se reproduisent les clowneries de Serge et Véronique. Le juste dosage de fermeté et de discrétion serait difficile à trouver. Il ne fallait pas trop les alarmer, de façon qu'Agnès ne se sente pas traitée en malade, mais aussi leur faire saisir la gravité de la situation. Les contacter tous, y compris ses amis à elle, ses relations de travail et, autant que possible, les écarter. Atroce, vraiment, de téléphoner dans son dos, mais il n'avait pas le choix.

Quant à lui, mieux valait qu'au moins dans l'immédiat il feigne de se ranger à ses vues pour éviter de nouveaux conflits, une catastrophe peut-être. Il allait rentrer immédiatement, l'emmener dîner dehors, comme si de rien n'était, ne plus parler de moustache et, si elle en parlait, convenir qu'il avait eu une hallucination, que c'était passé. Temporiser, apaiser. Pas trop, quand même: qu'elle n'en conclue pas que la visite au psychiatre n'était plus nécessaire. Il insisterait pour aller se faire soigner, lui, en banalisant la chose, encore qu'une visite chez un psychiatre soit plutôt difficile à banaliser. Il lui demanderait de l'accompagner, c'était presque normal, elle ne soupçonnerait rien. Ou bien elle comprendrait qu'il avait compris. Il faudrait probablement attendre lundi, mais lundi, oui, à la première heure.

Il régla son café, descendit au sous-sol de la brasserie pour appeler l'agence. Pas question d'y retourner, ni aujourd'hui ni demain, et tant pis pour le projet de gymnase, tant pis pour la présentation au client, lundi. Quand Jérôme commença à protester, à dire que merde ce n'était pas vraiment le jour, il le coupa net: «Je suppose, dit-il, que tu t'es rendu compte qu'Agnès n'allait pas bien, alors écoute-moi: je me fous du gymnase, je me fous de l'agence, je me fous de toi et je m'occupe d'elle. Entendu?», et il raccrocha. Il rappellerait le lendemain pour s'excuser, sermonner Jérôme et Samira sans trop leur reprocher leur complicité, après tout excusable, ils ne pouvaient pas savoir, et lui-même avait bien failli se laisser embobiner. Mais pour l'instant il avait hâte de rentrer, de s'assurer qu'Agnès était bien là. Il pensa qu'à partir de maintenant il n'allait plus cesser d'avoir peur pour elle et, tout en l'inquiétant, cette perspective l'exalta bizarrement.

Quand il arriva, un peu avant cinq heures, Agnès venait de rentrer et feuilletait un jeu d'épreuves en écoutant à la radio une émission sur les origines du tango. Elle lui dit qu'elle avait déjeuné dans les jardins de Bagatelle avec Michel Servier, un ami à elle qu'il connaissait peu, et décrivit plaisamment la foule qui se pressait dans le restaurant en plein air, avide de profiter des premiers beaux jours. Elle lui fit même admirer le hâle léger de ses avant-bras. Dommage, dit-il, qu'elle ait déjà déjeuné dehors, il pensait justement aller dîner au Jardin de la paresse, dans le parc Montsouris. Il craignait de l'étonner en proposant cela,. car ils préféraient en général ne pas sortir le samedi soir, mais elle observa seulement que, de toute façon, il risquait de faire un peu froid pour dîner à une terrasse. En revanche, elle aimait bien la salle du restaurant, alors adjugé.

Ils passèrent le reste de l'après-midi paisiblement, elle lisant sur le canapé et écoutant les tangos, lui feuilletant Le Monde et Libération qu'il avait pris soin d'acheter en rentrant, avec la vague idée de paraître naturel, de se donner une contenance. Il se faisait l'effet, derrière ses journaux négligemment dépliés, d'un détective privé épiant la jolie femme que son mari l'a chargé de surveiller. Afin de dissiper cette impression, il s'esclaffa à plusieurs reprises et, sur sa demande, lui fit la lecture des petites annonces Chéris de Libération, où figurait, pour la troisième semaine de suite, un jeune homosexuel désireux de rencontrer, pour amitié et plus, un monsieur entre soixante et quatre-vingts ans, rond, chauve et distingué, ressemblant à Raymond Barre, Alain Poher ou René Coty. Ils se demandèrent si la récurrence de l'annonce signifiait que le jeune homme avait peine à trouver chaussure à son pied ou si au contraire il faisait une abondante consommation hebdomadaire de grands commis dodus à la bedaine sanglée dans de stricts costumes à rayures. Croisés, ajouta Agnès.

Pendant tout ce temps, trois personnes téléphonèrent et il répondit à chaque fois. La troisième était Véronique, qui ne fit aucune allusion à son coup de fil nocturne de l'avant-veille et, de son côté, la présence d'Agnès l'empêchait de lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Agnès fit signe qu'elle voulait prendre la communication, invita Véronique et Serge à dîner pour le lendemain soir. Il pensa qu'il lui faudrait les appeler avant, ce qu'il comptait faire de toute manière. A aucun moment, ils n'abordèrent la question du psychiatre.

Le soir tombant, ils se rendirent au Jardin de la paresse où ils arrivèrent un peu en avance sur l'heure à laquelle il avait réservé. Ils se promenèrent, en attendant, dans le parc Montsouris. Des lances piquées de petits trous arrosaient d'une pluie fine les pelouses; un coup de vent, détournant le jet, aspergea la robe d'Agnès et il passa son bras autour de ses épaules, puis l'embrassa longuement, se baissant pour caresser ses jambes nues sur lesquelles ruisselaient les gouttes d'eau fraîche. Elle rit. En la serrant contre lui, joue contre joue, il ferma violemment les yeux, ouvrit la bouche comme pour crier, submergé par l'amour qu'il lui portait, la crainte qu'elle ne souffre et, quand ils s'écartèrent l'un de l'autre, il surprit dans son regard une tristesse qui le bouleversa. Ils regagnèrent le restaurant, main dans la main, en observant plusieurs haltes pour s'embrasser à nouveau.

Le dîner fut gai, étonnamment naturel. Ils parlèrent de tout et de rien, Agnès se montra spirituelle, mordante même, mais avec la nuance d'abandon enfantin qui distinguait ce brio-là de celui qu'elle réservait aux autres. Il avait peine à manger, pourtant, la gorge serrée par l'impression qu'ils prenaient tous les deux sur eux, de sorte que leur tendre désinvolture évoquait à ses yeux la parade d'un couple dont la femme se sait condamnée, sait que l'homme qu'elle aime le sait aussi, et s'acharne à n'en rien laisser paraître, jamais, pas même la nuit, éveillée dans ses bras, certaine qu'il ne dort pas non plus et qu'il lutte comme elle pour réprimer ses sanglots. Et, de même que cette femme mettrait un point d'honneur à prouver que le mot cancer ne l'effraie pas, Agnès, en lui caressant la joue, puis la lèvre supérieure, murmura: «Ça pousse, non?» Il emprisonna alors sa main dans la sienne, la garda serrée contre son visage, retraçant avec ses doigts à lui le trajet de ses doigts à elle, comme lorsqu'ils caressaient son sexe tous les deux, et pensa sans rien dire: «Oui, ça pousse, ça repousse.»

Un peu plus tard, au milieu d'une série de plaisanteries concernant la timide prétention de la carte, et alors qu'ils inventaient chacun à leur tour des noms de plats plus prétentieux encore, elle dit brusquement qu'elle n'avait pas encore appelé de psychiatre. Il s'apprêtait à suggérer une chiffonade de petits rougets trépanés, hésitant pour la garniture entre le coulis de morilles «à ma façon» et le lit d'oseille à la moelle, il lui fallut faire un effort pour ne pas laisser tomber sa fourchette. Elle ne connaissait pas de psychiatre, continuait-elle, mais pensait que Jérôme, à cause de sa femme… Sans s'attarder au fait qu'il avait eu la même idée, il interpréta sa proposition comme le signe d'un regain de lucidité: en lui rendant l'initiative, car Jérôme était plutôt son ami à lui, elle sous-entendait qu'elle avait compris ses soupçons, renoncé peut-être à poursuivre auprès du pyschiatre ses manigances sans issue, acceptait qu'il la prenne en charge. Il pressa de nouveau sa main, promit d'appeler Jérôme sans tarder.

En ramassant le chèque glissé dans l'addition, le serveur réclama une pièce d'identité, ce qui l'irrita.

Quand on la lui rapporta, Agnès dit ce qu'il espérait qu'elle ne dirait pas:

«Montre.»

Il la lui tendit, luttant contre l'idée qu'elle abusait un peu de son statut d'incurable. Elle examina avec attention la photo, puis secoua la tête, en signe d'indulgente désapprobation.

«Quoi?

– Trouve mieux la prochaine fois, mon amour», dit-elle en léchant son index, qu'elle fit glisser sur la photographie. Puis elle le tourna vers lui, montrant une petite tache noire, le lécha à nouveau, le tendit vers son visage, tâchant de l'introduire entre ses lèvres. Il écarta sa main d'un geste brusque, comme celui de la femme au landau tout à l'heure.

«A mon avis, dit-elle, Stabilo Boss. Bonne qualité d'ailleurs, ça part à peine. Tu sais que c'est défendu de maquiller sa carte d'identité? Mais attends.»

Sans lâcher la carte, elle fouilla dans son sac, en retira une petite boîte de métal d'où elle sortit une lame de rasoir.

«Arrête», dit-il.

A son tour, elle écarta sa main et se mit à gratter la moustache, sur le photomaton. Pétrifié, il la regardait faire, détacher de son visage renversé de menues particules noirâtres, grattant jusqu'à ce que l'espace compris entre sa bouche et son nez devienne, non pas gris comme le reste de la photo, mais d'un blanc granuleux, déchiqueté.

«Voilà, conclut-elle, tu es en règle.»

Il reprit la carte d'identité, consterné. Elle avait arraché du grain de l'image sa moustache, une aile de son nez, un lambeau de sa bouche et, bien sûr, cela ne prouvait rien quant au visage que reproduisait la photo avant d'être mutilée. Il faillit le lui dire, mais se rappela sa décision d'entrer dans son jeu, au moins jusqu'à lundi, de ne pas la contredire. Déjà beau, après tout, qu'elle ait vu une moustache, avoué qu'elle le soupçonnait de l'avoir tracée au feutre. En un sens, c'était même mieux, mieux que la marche arrière au sujet du psychiatre, qui calquait trop son attitude à lui: au moins elle acceptait de se trahir, rompait la symétrie capable de faire croire que c'était elle la saine d'esprit, la temporisatrice, la conciliante…

Et, comme d'habitude, comme si elle lisait dans ses pensées, elle lui prit la main, dit: «Pardonnemoi. J'ai eu tort.»

– Partons.»

Ils restèrent silencieux, dans la voiture. A un moment, seulement, elle effleura sa nuque, répéta d'une voix à peine audible: «Pardon». Il détendit le cou, épousant la paume de sa main, mais aucun son ne put franchir ses lèvres. L'idée le tourmentait que peut-être elle avait mutilé ou détruit toutes ses photos, toutes les preuves tangibles autres que le témoignage des amis, toujours sujet à caution. Si ce n'était déjà fait, il fallait se hâter de les mettre en lieu sûr, ne serait-ce que pour le dossier du psychiatre. Il sentait qu'après une brève rémission elle tâchait de reprendre l'avantage, préparait une offensive pour le remettre en position d'accusé, position de celui qui doit fournir les preuves et, si elle jouait si franc, si elle se découvrait, cela signifiait qu'elle avait ménagé ses arrières, mis la main sur les preuves en question. Bien que ce fût sans doute déjà inutile, il aurait voulu entrer le premier dans l'appartement, ne pas l'y avoir laissée seule, il avait été fou de s'absenter. Un espoir lui restait: si, devant l'immeuble, avant qu'il aille garer la voiture au parking, elle exprimait le désir de monter la première, alors il pourrait dire non, tu restes, la retenir de force s'il le fallait. Mais elle ne dit rien, descendit au parking avec lui, signifiant que le mal était fait. Penser qu'elle est folle, se répétait-il, ne pas lui en vouloir, l'aimer ainsi, l'aider à s'en tirer…

Il dut se raisonner, à la porte de l'appartement, pour s'effacer devant elle. Ce tribut payé à la galanterie, il renonça à faire comme s'il ne cherchait rien et, après avoir parcouru du regard les rayonnages, la table basse, le dessus de la commode, ouvrit un à un les tiroirs du secrétaire qui, repoussés sans ménagement, émirent un bruit de bois sec.

«Où sont les photos de Java?»

Elle l'avait suivi, se tenait debout devant lui, le regard fixe. Jamais, même lorsqu'ils faisaient l'amour, il n'avait vu sur son visage une telle expression de désarroi.

«De Java?

– De Java, oui. Je voudrais regarder les photos de Java. Juste comme ça», précisa-t-il sans aucun espoir d'être cru.

Elle s'approcha, saisit son visage entre ses mains, en un geste qu'elle avait dû, qu'il avait dû faire mille fois et qu'elle voulait maintenant charger de conviction, de prière efficace, délester du poids mort que lui conférait l'habitude.