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«Si tu veux qu'on n'aille pas déjeuner chez tes parents… dit-elle doucement.
– Je préfère pas, tu as raison, répondit-il sans ouvrir les yeux.
– Je vais les appeler.»
Il l'entendit décrocher le téléphone, parler à sa mère, et admira un enjouement qu'il savait feint, même si la fin de l'incertitude la soulageait. Elle dit qu'il avait un gros travail à terminer pour le lendemain, qu'il passerait la journée à l'agence, d'où il lui téléphonerait certainement. Il pensa que sa mère appellerait peut-être l'agence, comme ça, juste pour lui dire bonjour, et qu'il devrait prévenir Jérôme, ou demander à Agnès de le faire. Mais non, inutile, Jérôme avait assez de présence d'esprit pour ne pas gaffer. Il se demanda ce qu'ils pensaient tous: Jérôme, Samira, Serge, Véronique, de ce qui lui arrivait. Moins de gens seraient au courant, mieux cela vaudrait pour tout le monde. Éviter que l'affaire transpire, établir un cordon sanitaire: il avait déjà pensé cela.
Il se rappela qu'Agnès avait invité Serge et Véronique pour le soir. En dépit d'un coup de fil bizarre, ils ne savaient sans doute rien. La perspective du dîner, d'avoir à se surveiller sans cesse pour ne pas leur mettre la puce à l'oreille l'effrayait d'autant plus.
«Pendant que tu y es, dit-il, tu ne voudrais pas décommander Serge et Véronique? J'aimerais mieux.»
Pas de réponse. Il répéta sa demande, certain qu'elle ne protesterait pas. Dans son état, le besoin de solitude allait de soi. Agnès se tenait derrière lui, debout près du canapé; la neutralité forcée de sa voix l'alerta, mais en fait, dès que son silence s'était prolongé, il avait compris.
«Décommander qui?»
Tout se désagrégeait. Il fit un effort pour articuler, en martelant les syllabes:
«Serge et Véronique Scheffer, nos amis. Que tu as invités ce soir. Chez qui nous avons dîné jeudi, quand tout a commencé. Serge est chargé de mission au ministère de l'Environnement, Véronique suit des cours aux Langues'O, ils ont une maison de campagne en Bourgogne, nous y sommes allés souvent, tu y as même détraqué les radiateurs. Ce sont nos meilleurs amis», acheva-t-il dans un souffle.
Elle s'accroupit devant lui, les mains posées sur ses genoux, et commença à agiter la tête de gauche à droite, dans un geste de dénégation bizarrement mécanique. En même temps, elle disait «non», d'abord en le murmurant, puis de plus en plus fort, il pensa qu'elle allait avoir une crise de nerfs et faillit la gifler à la volée, mais elle se calma, se contenta de mordiller ses lèvres en regardant la moquette.
«Tu ne connais pas Serge et Véronique, c'est ça?»
Elle secoua la tête.
«Alors, avec qui avons-nous passé la soirée de jeudi?
– Mais tous les deux, tout seuls, balbutia-t-elle. Nous sommes allés au cinéma…
– Qu'est-ce que nous avons vu?
– Péril en la demeure.
– Où ça?
– A Montparnasse, je ne sais plus dans quel cinéma.»
Elle tournait obstinément la cuiller dans sa tasse vide. Emporté par la logique policière de ses questions, il faillit demander qu'elle lui montre les billets, mais bien sûr, personne ne garde les billets de cinéma, même pas durant la projection, il n'y a jamais de contrôle. Il faudrait tout garder, toujours, ne négliger aucune preuve. Comme la tribu animiste, dans le village où ils avaient acheté la couverture: la tradition se perdait mais autrefois, à ce qu'on leur avait dit, les habitants recueillaient précieusement leurs rognures d'ongles, leurs excréments, leurs cheveux, leurs poils coupés, tout ce qui faisait partie d'eux et qui leur permettrait d'entrer au paradis en toute intégrité, non mutilés…
La piste du cinéma ne menait pas très loin. Il était sûr de n'avoir pas vu Péril en la demeure, seulement exprimé l'intention de le voir, un de ces jours, sur la foi d'une critique. Il pressentit qu'à partir de ce moment tout s'accélérerait, que toute question qu'il poserait, ou même, sans question, toute remarque se référant à un passé commun risquerait de provoquer un nouvel éboulement. Il allait perdre ses amis, son métier, l'emploi du temps de ses journées… et l'hésitation le torturait: valait-il mieux poursuivre l'enquête, découvrir l'étendue du désastre, ou faire l'autruche, se taire, ne plus rien dire qui entraîne une nouvelle dépossession?
«Qu'est-ce que je fais dans la vie?, risqua-t-il.
– Architecte.»
Au moins, c'était ça de sauvé.
«Jérôme existe, alors? Il a bien appelé tout à l'heure, pour donner l'adresse du psychiatre?
– Oui, admit-elle. Le docteur Kalenka.
– Et toi, poursuivit-il, enhardi par ce succès, tu travailles bien au service de presse des éditions Belin?
– Oui.
– Tu t'appelles bien Agnès?
– Oui.»
Elle sourit, en écartant la frange qui lui cachait les yeux.
«Tu as bien téléphoné à mes parents il y a dix minutes pour dire qu'on ne viendrait pas déjeuner?»
Il sentit son hésitation. «A ta mère, oui.
– Mais on devait aller déjeuner chez mes parents, comme tous les dimanches, c'est bien ça?
– Ton père est mort, dit-elle. L'année dernière.»
Il resta une minute la bouche ouverte, catastrophé, étonné que les larmes ne coulent pas, et la catastrophe soudain était de nature différente: il souffrait moins, cette fois, de constater une nouvelle perte de mémoire, si atroce fût-elle, que d'apprendre la mort de son père, de savoir qu'il ne le reverrait plus, qu'il ne l'avait plus vu, en réalité, depuis un an. Il se rappelait, pourtant, le déjeuner du dimanche précédent. Et même sa voix, la veille, sur le répondeur. Sa voix qu'il avait effacée.
«Je suis désolée, murmura Agnès en posant timidement la main sur son épaule. J'ai mal aussi», et il ne savait pas si elle avait mal à cause de la mort de son père, du chagrin suffocant qu'il en éprouvait, ou à cause de ce qui se passait tout de suite, entre eux. Il frissonna, pour qu'elle retire sa main dont le contact, brusquement, l'exaspérait. Il aurait voulu aussi qu'elle retire ce qu'elle avait dit, comme si elle avait tué son père en le disant. Quelques minutes plus tôt, il vivait encore.
«Tout à l'heure, gronda-il, tu as dit: "chez tes parents", pas"chez ta mère".»
Elle répondit non, très doucement, secoua la tête encore, et il lui sembla que le catalogue de gestes, d'attitudes, se réduisait entre eux de manière monstrueuse: secouer la tête, fermer les yeux, se passer la main sur le visage… C'étaient des gestes ordinaires, mais qui se répétaient trop, écrasaient tous les autres comme les murs d'une chambre qui se rapprochent jusqu'à emprisonner son occupant, le broyer dans leur étau. Et le mouvement s'accélérait: Serge et Véronique, les vacances à Java dont Agnès, l'avant-veille, se souvenait encore, avaient disparu en vingt-quatre heures. Il suffisait maintenant de quelques minutes pour engloutir son père, sans même qu'il ait tourné le dos, sans que l'espace d'une nuit, d'une absence, ait séparé l'instant où Agnès, il en était sûr, avait dit «tes parents», «tu veux que je téléphone à tes parents?», de celui où son père était rayé du monde. L'horreur s'était passée sous ses yeux, sans qu'il puisse rien faire, et elle allait recommencer. Il aurait voulu poser d'autres questions, reposer même celles qui l'avaient rassuré quelques minutes plus tôt, mais il n'osait plus, persuadé que ces gains allaient lui échapper s'il les misait de nouveau, qu'il ne serait plus architecte alors, qu'Agnès ne serait plus Agnès, dirait s'appeler Martine ou Sophie, et n'être pas sa femme, ne pas savoir ce qu'il faisait ici… Il ne fallait plus rien demander, refuser la tentation de ce toboggan, jusqu'à l'arrivée du psychiatre. Pour survivre. Ne pas téléphoner à sa mère, ne plus rien vérifier, interrompre un interrogatoire dont le docteur Kalenka se chargerait, c'était son métier, il fouillerait dans son passé, lui ferait un résumé… La fatigue, à présent, le submergeait, et une sorte de découragement résigné. Il se leva, ses jambes le portaient mal.
«Je vais essayer de dormir un peu. Appelle ce psychiatre, s'il te plaît.»
Il gagna la chambre, referma la porte derrière lui. Sans qu'il puisse l'exprimer, le sentiment de la raréfaction des gestes possibles l'obsédait, il lui semblait avoir déjà fait ça; bien sûr qu'il l'avait fait, passer du salon à la chambre, et des centaines, des milliers de fois, mais ce n'était pas pareil, il n'y avait pas alors ce tournis de manège détraqué, venant heurter un butoir, repartant dans l'autre sens sans qu'il puisse ni descendre ni souffler. En s'isolant, aussi, il comptait laisser les coudées franches à Agnès: qu'elle puisse téléphoner à Jérôme, ou encore au psychiatre Sylvain Kalenka sans se sentir surveillée. Organiser une conjuration amicale pour le sauver. Pendant ce temps, il fallait dormir, récupérer, retrouver un peu de lucidité pour aborder la visite dans les meilleures conditions possibles. Lâcher tout, ne plus y penser, ne serait-ce que quelques heures. Dormir. Agnès le réveillerait en douceur lorsqu'il serait temps d'aller au rendez-vous, comme dans son enfance quand, grelottant de fièvre, on le conduisait en voiture chez le médecin, roulé dans une couverture, à demi-inconscient. Bien que généraliste, le médecin de famille avait plusieurs fois pratiqué la dissociation de frères siamois et cette bizarre spécialité lui valait la considération de son père, qui parlait de lui, toujours, en disant «un grand ponte»… La voix de son père s'installait dans son oreille, il se rappelait des phrases entendues récemment, et l'idée que ces phrases n'avaient pu être prononcées que dans son esprit dérangé le faisait grimacer, faute de pouvoir pleurer. Il avala un cachet de somnifère, sans eau, puis la moitié d'un autre, pour être certain de dormir. Puis il ôta ses vêtements, s'étendit, nu, sur le lit qui gardait encore l'empreinte du corps d'Agnès. Il enfonça sa tête dans l'oreiller, murmura le nom d'Agnès, plusieurs fois. Le soleil filtrait au travers des stores vénitiens, on n'entendait aucun bruit, sinon celui, lointain, très lointain, d'une machine à laver qui devait tourner quelque part dans l'immeuble. La lente et molle torsion du linge, observée à travers le hublot, était une image apaisante. Il aurait voulu, de même, laver, essorer longuement son cerveau malade. Agnès, comme lui la veille, ne quitterait certainement pas l'appartement, veillerait sur lui en prenant garde de ne pas troubler son sommeil. Il aurait aimé qu'un bruit léger, de loin en loin, lui signale sa présence, et, n'entendant rien, eut peur qu'elle soit partie, ou qu'elle n'existe plus, elle non plus. Alors il ne resterait plus rien. L'angoisse le fit se lever, entrouvrir la porte. Elle se tenait assise sur le canapé du salon, le buste droit, les yeux fixant le magnétoscope, en face d'elle. Le grincement de la porte lui fit tourner la tête, il vit qu'elle pleurait. «S'il te plaît, dit-il, ne disparais pas. Pas toi.» Elle répondit seulement: «Non. Dors», sans y mettre d'intensité particulière, et c'était mieux ainsi. Il referma la porte, retourna s'allonger.
Dormir, maintenant, ne pas penser. Ou, puisqu'il fallait bien penser à quelque chose, pour s'endormir, se dire qu'il allait bientôt, très bientôt, être entre les mains de la science. Qu'on allait savoir ce qu'il avait. A quoi ressemblerait le docteur Kalenka? L'imagerie populaire représentait traditionnellement le médecin de l'âme sous les traits d'un monsieur d'un certain âge, sagace et barbichu, pourvu d'un rocailleux accent d'Europe centrale, et comme l'imagerie populaire était certainement fausse, tout au moins désuète, il se le figurait en sens inverse comme un type baraqué, direct, aux allures de présentateur télé, ou plutôt de jeune flic, comme ils sont maintenant: veste déstructurée, ou blouson, et cravate en tricot. D'imaginer sa tenue, en détail, l'aiderait à s'endormir. Mais qu'est-ce qu'il était au juste? Psychiatre, psychanalyste, psychothérapeuthe? Sachant que les psychanalystes n'étaient pas forcément médecins, il espérait que Sylvain Kalenka serait un psychiatre: dans un cas comme le sien, il ne fallait pas tomber sur un type qui prétendrait le faire parler, raconter son enfance pendant deux ans, tout en hochant la tête et en faisant mine de trouver ça intéressant, mais sur un partisan de cures plus musclées, un fonceur efficace, diplômé, qui dirait au bout d'un quart d'heure, sans hésitation: voilà, c'est ça, votre maladie porte tel nom, se soigne avec tel médicament, je connais, vous n'êtes pas le premier. Les mots rassurants d'amnésie partielle ou passagère, de dépression nerveuse, de décalcification, dansaient dans sa tête où résonnait toujours le «grand ponte» respectueux de son père. Et Jérôme, certainement, n'aurait pas recommandé un charlatan, ni un petit ponte. Mais, si grand ponte qu'il fût, était-il possible que le docteur Kalenka ne soit pas déconcerté par un patient persuadé d'avoir eu une moustache pendant dix ans, d'avoir passé ses vacances à Java, d'avoir encore son père, des amis portant tel nom, alors que son épouse lui expliquerait patiemment que non, qu'il avait toujours été glabre, qu'ils n'étaient jamais allés à Java, que son père était mort l'an dernier et qu'il en avait été très affecté? Peut-être même fallait-il chercher là l'origine de sa crise, une crise à retardement, d'autant plus violente qu'elle avait longtemps incubé.
Il gloussa nerveusement, saisi par l'appréhension classique du malade qui, dans l'antichambre du médecin, craint de voir disparaître les symptômes qu'il s'apprêtait à lui soumettre. Et si, devant le docteur Kalenka, tout rentrait dans l'ordre, s'il se rappelait brusquement n'avoir jamais porté de moustache, avoir enterré son père l'an dernier? Et si au contraire, en examinant les photos, Kalenka lui donnait raison, voyait la moustache et le jugeait fou parce qu'il se ralliait à l'avis d'Agnès, admettait une aberration qu'un simple coup d'œil suffisait à dissiper? Son père serait vivant, alors, il pourrait lui téléphoner, expliquer ce qui arrivait à Agnès… Il se débattait mollement, à présent, entre la conviction que caresser ce rêve était dangereux, malsain, et celle que le plaisir qu'il en tirait l'aiderait à s'endormir. D'où venait, après tout, sa docilité? Des affirmations d'Agnès et de Jérôme? En y réfléchissant, il sentait poindre une sorte d'excitation, celle du détective confronté à une énigme apparemment insoluble et découvrant soudain que, depuis le début, il l'envisage sous un angle faussé, qu'un brusque changement de perspective va, il sent qu'il brûle, lui en révéler la clé. Quelles hypothèses, en fait, avait-il examinées? Premièrement, il était fou. Et ça, en réalité, même si les apparences militaient contre lui, il savait bien que non. Signe de folie, bien sûr, on peut toujours dire ça, mais non, non, ses souvenirs étaient bien trop précis. Donc son père vivait, ses amis existaient, il avait rasé sa moustache. En admettant cela, deuxième hypothèse: Agnès était folle. Impossible, les autres ne seraient pas entrés dans son jeu. Au début si, peut-être, croyant à une blague, mais pas ensuite, pas Jérôme, quand il était devenu clair que l'affaire dépassait ces proportions bénignes. Troisièmement: Agnès faisait bel et bien une blague, la poussait très loin et s'était assurée leur complicité. Même objection: on aurait arrêté les frais en voyant que ça tournait au vinaigre. En outre, à cause de Sylvie, Jérôme ne plaisantait pas avec ce genre de choses et, de toute manière, en pleine charrette, son intérêt était que son associé vienne travailler à l'agence, pas qu'il se morfonde chez lui en croyant devenir dingue. Restait un quatrièmement, qu'il n'avait pas envisagé jusqu'à présent. C'était qu'il s'agissait d'autre chose que d'une blague, même de très mauvais goût, de quelque chose de beaucoup plus grave, qu'il fallait bien regarder en face, au moins à titre d'hypothèse: un plan dirigé contre lui, visant à le rendre fou, à le pousser au suicide ou à le faire enfermer dans une cellule capitonnée.
Il se redressa sur le lit, craignant soudain, après l'avoir espéré, que le somnifère ne fasse son effet. Il avait pris une dose de cheval, pas dormi, ou presque, depuis 48 heures, et à peine mangé, il se sentait très faible. Pourtant, même si sa pensée se mouvait dans une sorte de gangue cotonneuse, elle gagnait en acuité, avançait comme la pointe d'un cutter, tranchant dans le brouillard, il lui semblait l'entendre crisser en bâtissant son raisonnement. Absurde, bien sûr, invraisemblable, aussi absurde et invraisemblable que ces films policiers dont le suspense dissimule les failles de construction, comme Les Diaboliques, ou Chut, chut, chère Charlotte, où les conspirateurs, tout en mettant en scène leurs apparitions pseudosurnaturelles, passent leur temps à rassurer leur malheureuse victime, à lui dire: «Tu es très fatiguée, ma chérie, repose-toi, ça va passer…» Exactement ce qu'on lui disait, ou plutôt ce qu'il se disait lui-même. Et si on avait misé là-dessus, sur la certitude qu'une idée aussi absurde, invraisemblable, n'avait qu'une chance sur un million de lui venir à l'esprit? Les Diaboliques, autant qu'il se souvienne, s'inspiraient d'un fait divers authentique… Et, preuve qu'elle n'était pas si absurde, l'idée avait bien failli ne pas lui venir, il allait s'endormir en confiance, s'abandonner à un trompe-l'œil. Mais ses yeux se dessillaient, il fallait veiller, ne pas lâcher prise, examiner posément le problème en partant du principe que, s'il n'existait qu'une seule explication, si monstrueuse fût-elle, c'était obligatoirement la bonne. Il reprit l'inventaire de ses arguments. Il n'était pas fou, premier point acquis. Maintenant, hormis Serge et Véronique, à qui on avait pu faire le coup de la blague, hormis Samira, que Jérôme avait pu conditionner, qui restait-il? Agnès et Jérôme. Jérôme et Agnès. Combinaison classique: le mari, la femme et l'amant, inutile d'aller chercher plus loin. Objection: s'il y avait une liaison entre eux, il s'en serait aperçu, il y aurait eu des signes. Mais non, pas forcément, et le plan tout entier reposait sur son aveuglement. Autre objection: Agnès aurait pu demander le divorce. Il en aurait souffert, atrocement, mais elle était libre, il n'aurait pu la retenir, et il n'y avait aucun héritage à la clé, rien qui justifiât qu'elle tienne à être sa veuve. Cependant, c'est une objection qu'on peu opposer à la plupart des crimes passionnels, et les gens en commettent quand même. L'idée qu'Agnès, sa femme, et Jérôme, son meilleur ami conspiraient contre lui, ne pouvait s'imposer qu'au prix d'un renversement mental insensé, mais, outre qu'il dessinait une figure répandue, ce renversement, une fois opéré, expliquait tout. Ce mobile admis, les fais s'emboîtaient. Serge et Véronique, dans la première phase, étaient complices sans le savoir, croyaient participer à un canular typiquement d'Agnès, et ensuite on les éliminait. Pas physiquement, bien sûr, simplement en les sortant du jeu, en l'empêchant de communiquer avec eux, d'une façon ou d'une autre. Une fois menée à bien cette préparation psychologique, Jérôme entrait en scène, n'en sortait plus, prenait tout en main, le coupait insidieusement des autres en assumant le rôle de l'ami dévoué, toujours là quand ça ne va pas, en concentrant sur lui toute sa confiance. Et il sortait de sa manche le docteur Kalenka. Certainement pas un vrai psychiatre acquis à leur complot, mais un second couteau, chargé d'achever de semer le trouble dans son esprit. Ou bien, c'était plus vraisemblable, car on ne se met pas à cinquante pour commettre une crime parfait, il n'y avait pas du tout de docteur Kalenka. Agnès, tout à l'heure, ou demain, le conduirait dans un appartement, sans doute à un étage élevé, il n'y aurait pas de plaque sur la porte, ou peut-être une fausse plaque, par perfectionnisme, et la porte donnerait sur le vide, sur un chantier de construction, Jérôme se tiendrait dans l'angle, le pousserait, on conclurait qu'il traversait une phase de dépression, qu'il s'était suicidé. Non, là ça ne tenait pas, trop peu de gens étaient informés de la prétendue dépression, il fallait davantage de témoignagnes pour les innocenter, à supposer qu'on les soupçonne, or toute leur stratégie visait à écarter de possibles témoins… Cette faille du raisonnement l'irrita. Puis, il pensa que le but n'était pas tant de le faire passer pour fou que de le rendre effectivement fou et d'attendre qu'on l'interne, ou bien qu'il se suicide. Considéré ainsi, ça tenait mieux la route. C'était même imparable. Il suffisait qu'Agnès, en tête à tête, persiste à nier ses souvenirs et ses certitudes, à provoquer de nouveaux éboulements en feignant d'en être épouvantée, et que Jérôme l'y aide en intervenant aux moments psychologiques. Personne ne l'empêchait de communiquer avec personne, c'était lui qui, affolé, n'osait plus le faire. Et s'il le faisait, s'il appelait son père, ou Serge et Véronique, s'il allait les voir, la confiance qu'il en retirerait serait détruite le soir même par Agnès. Elle le prendrait dans ses bras, en répétant doucement que son père était mort, ferait une crise de nerfs; Jérôme, comme par hasard, appellerait à ce moment-là, confirmerait, raconterait l'enterrement et ce serait comme avec la femme au landau, un coup pour rien, une tentative aussi vaine que les coups de queue furieux d'un poisson pris au filet. Même une confrontation, un dîner par exemple avec Agnès et son père ne servirait à rien, une fois rentrés à la maison, enfin seuls. Il se demanderait sans cesse s'il perdait la raison, s'il voyait des fantômes, si on lui mentait et pourquoi, c'était beaucoup plus subtil et plus simple à la fois que Les Diaboliques. En quelques jours, ce travail de sape porterait ses fruits. Déjà il se retranchait, renonçait à la plus facile des vérifications, n'osait plus rien demander à personne. En quelques jours, avec du doigté, sans violence, aucune, et même sans complicité extérieure, Agnès et Jérôme l'auraient bel et bien persuadé de sa folie, en douceur rendu fou. Et s'il les accusait, montrait qu'il les avait percés à jour, ce serait une preuve de plus, il voyait déjà leurs visages incrédules, catastrophés. Ils le laissaient accomplir tout le travail, se détraquer lui-même. Et, de ce fait, maintenant qu'il avait compris, l'initiative lui appartenait, il lui restait à contre-attaquer, sur leur propre terrain, à établir un plan aussi tordu que le leur pour les prendre à leur propre piège.
Peut-être, cependant, allait-il un peu vite en éliminant le risque d'une agression physique. Leur combine était tellement sophistiquée, ils devaient en avoir si bien prévu le déroulement que, depuis cinq minutes qu'il l'avait devinée, un élément décisif pouvait lui avoir échappé. Il se pouvait très bien que le coup de grâce soit imminent, complètement imprévisible, et qu'il fasse trop tard le raisonnement qui permettrait de le parer. Deux solutions, donc: soit il laissait venir, se comportait comme s'il n'avait rien compris, suivait sagement Agnès chez le soi disant docteur Kalenka, et il courait alors un risque d'autant plus énorme qu'il ne se le représentait pas. Soit il prenait la fuite, abattait d'un coup leur fragile château de cartes et s'assurait une position de repli. Il se sentait assez lucide pour comprendre que le manque de sommeil, le somnifère, peut-être aussi des drogues qu'on lui avait fait avaler risquaient d'affecter son jugement, ses réflexes, donc que la solution de prudence s'imposait. Au moins le temps de récupérer des forces, de bâtir son plan de défense à tête reposée. Cela dit, il se leurrait sans doute en croyant les surprendre: la combine, encore une fois, était trop bien goupillée pour que l'hypothèse de sa fuite n'y soit pas prévue. C'était même ça le plus effrayant: savoir que ce qu'il découvrait maintenant seulement, et encore, pas dans le détail, eux l'avaient programmé depuis plusieurs jours, des semaines, des mois peut-être, qu'ils se tenaient prêts à toutes les éventualités. Il fallait donc, en priorité, réduire leur avance, et peu importait pour l'instant qu'il fasse capoter tout leur plan ou qu'il n'en choisisse qu'une des modalités possibles. Prendre la fuite, donc. Tout de suite, n'importe comment, à n'importe quel prix. Il n'avait que le salon à traverser pour se retrouver dans l'entrée. Aucun bruit, depuis sa retraite dans la chambre, ne l'avait alerté: Agnès était donc seule, il n'aurait qu'elle à affronter et tant pis si elle devinait qu'il avait tout compris. Il se leva, tituba, sa tête allait et venait sur ses épaules comme celle d'un pantin. Il aspira une goulée d'air, et se mit en devoir d'enfiler ses vêtements. Slip, chaussettes, pantalon, chemise, veste, souliers enfin, par chance il s'était déshabillé dans la chambre. Il ferma les yeux un instant, pour se concentrer, avec l'impression d'être dans un film de guerre, sur le point de quitter un abri pour s'élancer en terrain découvert, sous une rafale de balles. Inùtile de prendre l'air dégagé et de dire qu'il allait chercher des cigarettes, mieux valait foncer.
Il respira une dernière fois, un grand coup, puis ouvrit la porte et traversa le salon en courant, sans regarder autour de lui. Il n'entrevit Agnès qu'au moment de pivoter pour tirer la porte d'entrée: encore assise sur le canapé, elle ouvrait la bouche pour crier, mais il était déjà sur le palier, dans l'escalier, dévalant les marches quatre à quatre, le sang battait à ses tempes, il entendait à peine la voix d'Agnès, penchée sur la rampe, qui l'appelait, hurlait son nom, déjà il courait dans le hall, dans la rue, tant pis, il n'avait pas les clés de la voiture, il courut sans s'arrêter jusqu'au carrefour Duroc, son cœur battait, il y avait des gens aux terrasses des cafés, insouciants, paisibles, c'était un dimanche après-midi de printemps. Il s'élança dans l'escalier du métro, sauta par-dessus les barrières, continua de courir jusqu'au quai, qu'il atteignit au moment où la rame arrivait. Il monta, descendit deux stations plus loin, à la Motte-Picquet. A cause du point de côté, qui s'éveillait à retardement, il regagna l'air libre d'un pas de petit vieux, cassé en deux. Il se demand.a si Agnès avait tenté de lui courir après ou si elle avait tout de suite téléphoné à Jérôme. De l'imaginer annonçant qu'il y avait un os le fit ricaner doucement. Mais peut-être ricanait-elle aussi, en disant que tout se passait comme prévu.
Sous le pont du métro aérien, il chercha des yeux une cabine, de la monnaie dans les poches de sa veste, trouva l'une et l'autre, son point de côté s'en allait. La cabine, comble de chance, fonctionnait. Il forma le numéro de ses parents. Occupé. Il attendit, recommença, laissa sonner longuement, sans réponse. Il songea, en attendant, à appeler la police, mais il ne disposait pas d'arguments suffisants, on lui rirait au nez. Et surtout, il voulait voir son père. Non pour s'assurer qu'il était vivant, cela il le savait, mais simplement pour le voir, lui parler, exactement comme si on venait de le détromper après lui avoir annoncé sa mort par erreur, dans un accident d'avion dont toutes les victimes n'auraient pas encore été identifiées. Comme on ne répondait toujours pas, il résolut d'aller boulevard Émile Augier. Il vérifia qu'il avait assez d'argent sur lui pour prendre un taxi, gagna la station au carrefour de la rue du Commerce et s'affala sur la banquette. Si ses parents n'étaient pas chez eux, il les attendrait jusqu'à ce qu'ils rentrent, sur le palier. Non, pas sur le palier. Jérôme et Agnès devaient délibérer, penser qu'il irait là, et ce serait un jeu pour eux de le coincer. Il voyait déjà l'ambulance stationnée devant l'immeuble, les infirmiers costauds à qui ils diraient de ne pas faire attention à ses protestations; ils risquaient, voyant leur proie leur échapper, de miser le tout pour le tout, les grands moyens, de précipiter les choses en provoquant une telle embrouille qu'il se retrouverait dans une camisole de force et d'ici peu réellement fou à lier. Matériellement, cependant, il y avait peu de chances qu'ils arrivent avant lui chez ses parents. Si ceux-ci étaient absents, il se réfugierait dans un café, à La Muette, téléphonerait à intervalles réguliers jusqu'à ce qu'on décroche.
Le taxi avait traversé la Seine, contournait la Maison de la Radio pour prendre la rue de Boulainvilliers. Il se regarda dans le rétroviseur; pâle, les traits tirés, une barbe de trois jours mangeant le visage. Deux jours, corrige a-t-il mentalement. Deux jours sans dormir, et bourré de somnifères, il tenait bien le coup.
«Quel numéro? demanda le chauffeur, arrivé à La Muette.