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Merde, pensa-t-il, il ne se rappelait plus le numéro. Le numéro de l'immeuble de ses parents, où il avait vécu toute son enfance. Cela se produisait souvent pour des amis, il savait très bien retrouver des immeubles dont il n'avait jamais connu le numéro, mais ses parents… C'était absurde. La fatigue, les somnifères, pertes de mémoire partielles… Le taxi longeait à petite allure le large boulevard en courbe, il reconnaissait les grilles, au milieu, ceignant la voie ferrée sur laquelle autrefois passait le petit train, les hautes façades bourgeoises, bien ravalées. Elles étaient noires de crasse, dans son enfance; il se rappelait le ravalement, les échafaudages et les bâches qui, pendant un mois, plus peutêtre, avaient aveuglé les fenêtres, privant les locataires d'une lumière qui n'était pas le moindre agrément de leur position élevée…
L'étage. Il ne se rappelait pas non plus l'étage.
«Stop», dit-il.
Il paya, descendit, les mains moites. Réfléchit.
Une chose était sûre: ses parents demeuraient du côté droit du boulevard Émile-Augier, en venant de La Muette, puisqu'il n'y avait pas de côté gauche: le côté gauche s'appelait boulevard Jules-Sandeau. Et il connaissait aussi le code de la porte cochère. Il eut envie de le noter, pour être certain de ne pas l'oublier, mais il n'avait rien sur lui pour écrire et n'osait arrêter un passant. Du reste, personne ne passait. Il arpenta le trottoir. On ne pouvait même pas dire que tous les immeubles se ressemblaient, il y avait des différences, même s'ils dataient de la même époque, impossible de ne pas trouver le bon, il y avait vécu dix ans, il y retournait une fois par semaine, et en plus il était architecte. Lorsqu'il arriva presque à l'avenue Henri-Martin, il comprit qu'il était, de toute façon, allé trop loin et rebroussa chemin en redoublant d'attention. Malgré quoi, il se retrouva à La Muette. Il entra dans une cabine, une chance qu'il n'ait pas oublié le numéro de'téléphone depuis tout à l'heure. Au moment où il le composait, la sirène d'une ambulance retentit, pas très loin, sa main se crispa sur le combiné, personne ne répondait. Et ses parents, il le savait, ne figuraient pas dans l'annuaire, ils tiraient même une certaine vanité du fait de payer pour ça. Affolé, il reprit ses recherches, suivit à nouveau le boulevard en s'arrê tant à chaque porte. On n'entendait plus l'ambulance, mais le numéro de code, qu'il se répétait en craignant de le mélanger avec celui du téléphone, ne lui servait à rien. Presque tous les immeubles arboraient des claviers identiques: les neuf premiers chiffres, plus deux ou trois lettres. Il pianota quand même, en désespoir de cause, sur plusieurs d'entre eux, sonna pour appeler une concierge qui l'envoya promener en disant qu'il n'existait personne de ce nom, le sien, dans son immeuble, et se retrouva avenue Henri-Martin. Il refit le trajet sur l'autre trottoir, en pure perte puisque ce n'était même pas le boulevard Émile-Augier. Il croisa une femme qui ressemblait à sa mère, mais ce n'était pas non plus sa mère. De cette catastrophe-là, ni Jérôme ni Agnès ne pouvaient être tenus pour responsables, mais seulement sa fatigue, peut-être aussi une drogue qu'ils lui avaient fait absorber, ou bien ils avaient pleinement réussi, déjà, il devenait fou pour de bon.
De retour à La Muette, il s'assit sur un banc et s'efforça de pleurer, espérant ainsi calmer ses nerfs, recouvrer une lucidité qu'il sentait flancher. Il était en plein Paris, dans un quartier paisible, par un après-midi de printemps, et on voulait le rendre fou, le tuer, et il n'avait nulle part où aller. Il fallait qu'il fuie, vite, avant qu'ils n'arrivent. Il savait que son trouble suffirait à confirmer tout ce qu'ils diraient, s'ils décidaient de le faire enfermer tout de suite, sans plus attendre. Et s'il prenait les devants? S'il allait trouver, soit les flics, soit un hôpital, en racontant tout? Mais la perspective, justement, de tout raconter, de dévider ce qui, aux yeux de n'importe quelle personne sensée ne pouvait apparaître que comme un tissu d'absurdités, de voir le flic, devant lui, téléphoner à Agnès en lui demandant de venir le chercher… Non, ce n'était pas possible. Aucun refuge, personne à qui se confier. S'il avait eu une maîtresse, une double vie… mais sa vie était liée à celle d'Agnès, ses amis étaient les siens, elle avait dû leur faire la leçon, appeler l'un d'entre eux revenait à se livrer à l'un de ses rabatteurs, à se jeter dans la gueule du loup. Il fallait fuir, vite, laisser derrière lui son père peut-être mourant – pourquoi pensait-il ça? – gagner un répit. Un hôtel? Dangereux aussi, ils chercheraient de ce côté-là, il se ferait cueillir au réveil. Plus loin, mettre de la distance, du temps, entre lui et ce cauchemar. Quitter la ville, le pays, oui, c'était la seule solution.
Mais comment? Il avait cinquante francs sur lui, ni chéquier, ni passeport, ni carte de crédit. II fallait qu'il repasse à l'appartement. II ricana: s'il allait à l'hôtel, un des cinq cents ou mille hôtels de Paris, il croyait se jeter dans la gueule du loup et rentrer chez lui, ça oui, c'était faisable? Ridicule, sauf que… Sauf qu'ils devaient l'attendre n'importe où sauf là, s'être lancés à sa recherche et qu'il suffisait de téléphoner pour s'assurer qu'ils étaient absents. Dans leur situation, aucune chance qu'ils ne décrochent pas. Enfin, très peu de chances, c'était un risque à courir. II se leva, voulut faire avant de partir une dernière tentative pour retrouver l'immeuble de ses parents, mais non, le temps pressait, il héla un taxi, se fit conduire au carrefour Duroc. Son plan, dans sa simplicité, lui semblait lumineux, il en riait presque.
Arrivé à destination, il se précipita dans le café d'angle, remarquant au passage que la population de la terrasse s'était clairsemée. L'après-midi tirait à sa fin, l'air fraîchissait. Au comptoir, il demanda à téléphoner, le garçon dit que le téléphone était réservé aux consommateurs.
«Alors, faites-moi un café, le plus dégueulasse possible, et buvez-le à ma santé.»
L'autre, en tirant la gueule, lui tendit un jeton, il posa un billet sur le comptoir et descendit au soussol en se félicitant de sa repartie, qui lui semblait témoigner de la sûreté de ses réflexes. La cabine puait, il chercha son numéro dans l'annuaire, puis le composa. Agnès décrocha aussitôt, mais il avait prévu le coup, il n'allait pas se laisser démonter, au contraire.
«C'est moi, dit-il.
– Où es-tu?
– A La Muette. Chez… chez ma mère.» Il gloussa intérieurement, c'était une bonne réplique. «Viens tout de suite.
– Mais tu es fou. Tu as rendez-vous dans une heure chez le docteur Kalenka, avenue du Maine.
– Justement. Prends la voiture et viens me chercher. Je serai au café d'angle, à La Muette. Je t'attends.
– Mais…»
Elle se tut. Il pouvait l'entendre réfléchir au bout du fil. Respirer, en tout cas.
«D'accord, dit-elle. Mais je t'en prie, ne t'en va pas.
– Non, je t'attends.
– Je t'aime», cri a-t-elle pendant qu'il raccrochait.
Il murmura: «Salope», cogna du poing contre la cloison de la cabine, puis remonta en hâte au rez-de-chaussée, se plaça derrière une colonne d'où, sans risque d'être repéré du dehors, il verrait la voiture passer. A cause des sens interdits, elle ne pouvait pas éviter le carrefour. Le temps qu'elle descende, il revint au comptoir et demanda un autre jeton. Il regrettait un peu d'avoir été désagréable avec le garçon; si par hasard celui-ci refusait, cela compromettrait vaguement son plan. Mais l'autre ne sembla même pas le reconnaître et, serrant le jeton dans sa paume humide, il regagna son poste d'observation.Comme prévu, il vit passer la voiture, qui s'arrêta au feu. D'où il se tenait, en dépit du reflet sur la vitre, il reconnaissait le profil d'Agnès, sans pouvoir cependant saisir son expression. Quand elle tourna dans le boulevard des Invalides, il redescendit au sous-sol, forma de nouveau le numéro, laissa sonner, en vain. Dans sa hâte, elle avait omis de brancher le répondeur. Et Jérôme n'était pas là. Au pire, s'il y était et ne décrochait pas, il se sentait de force à lui casser la figure.
Il sortit du café, courut jusque chez lui en pensant que deux heures plus tôt, il courait exactement en sens inverse, qu'il était alors un fuyard et que maintenant il maîtrisait la situation, qu'il avait manœuvré comme un chef pour s'introduire sans risque dans le camp adverse. Personne dans l'appartement. Il courut vers le secrétaire, ouvrit le tiroir oùse trouvait son passeport qu'il ramassa, ainsi que ses cartes de crédit: American Express, Visa, Diner's Club. Il trouva même de l'argent liquide. Agnès n'aurait pas dû négliger ces détails, c'est ainsi, pensa-t-il avec satisfaction, que capotent les plans les mieux organisés. Il voulut laisser un mot sarcastique, «je vous ai bien eus» ou quelque chose de ce genre, mais n'en trouva pas la formulation. Près du téléphone, il avisa l'interrogateur à distance du répondeur et le fourra dans sa poche, puis il quitta l'appartement. Avant même d'atteindre le carrefour, il trouva un taxi et demanda qu'on le conduise à l'aéroport de Roissy. Tout se passait bien, comme un hold-up minutieusement préparé. Il n'avait plus du tout sommeil.
La circulation était fluide, ils rejoignirent sans peine le boulevard périphérique, puis l'autoroute. Durant le trajet, il prit plaisir à écarter, au nom de la logique et de la vraisemblance, les obstacles qui pouvaient empêcher son départ. A supposer que, découvrant la disparition du passeport et des cartes de crédit, Agnès et Jérôme devinent son intention, ils n'auraient jamais le temps de l'arrêter avant sa montée dans l'avion. Quant à faire transmettre son signalement à la police des aéroports, c'était une mesure hors de leur portée. Il regrettait presque d'avoir pris sur eux une telle avance, se privant du spectacle de leurs silhouettes minuscules en train de courir sur la piste tandis que l'avion décollait, de la fureur qu'ils éprouveraient à le voir leur échapper de si peu. Il se demanda combien de temps il lui faudrait attendre pour partir, obtenir une place sur un vol dont la destination lui était égale, pourvu qu'elle fût lointaine. Le fait d'arriver sans bagages, de demander un billet pour n'importe où lui procurait une sorte d'ivresse, une impression de liberté royale qu'il croyait dévolue aux héros de cinéma et qu'altérait à peine la crainte que, dans la vie, ça ne se passe pas aussi facilement. Mais il n'y avait aucune raison, après tout. Et cette ivresse augmenta encore quand le chauffeur demanda «Roissy 1 ou 2?»: il se sentit riche d'un pouvoir de choix planétaire, libre de décider à son gré, tout de suite, s'il aimait mieux s'envoler pour l'Asie ou pour l'Amérique. En fait, il ne savait pas très bien à quelles régions du monde, ou à quelles compagnies, correspondaient les divisions de l'aéroport, mais cette ignorance entrait dans l'ordre normal des choses, il n'en éprouvait aucune gêne et il dit au hasard «Roissy 2, je vous prie», se renfonça dans la banquette, sans inquiétude aucune.
Ensuite, tout alla très vite. Il consulta le tableau des départs: en s'accordant une marge d'une heure, le temps d'établir le billet, il avait le choix entre Brasilia, Bombay, Sydney et Hong-Kong, et, comme par enchantement, il restait de la place pour Hong-Kong, aucun visa n'était nécessaire, l'hôtesse au guichet ne parut pas surprise, dit seulement que ça risquait d'être juste pour l'enregistrement des bagages. «Pas de bagages!», déclara-t-il fièrement, en levant les bras, un peu déçu cependant qu'elle n'en ait pas l'air plus étonnée. Le contrôle du passeport ne posa pas davantage de problèmes et le va-et-vient indifférent du regard de l'employé entre sa photographie moustachue et son visage en passe de le redevenir dissipa ses dernières appréhensions: tout était en ordre. Moins d'une demi-heure après son arrivée à Roissy, il s'endormait dans le terminal de départ. Quelqu'un, un peu plus tard, lui toucha l'épaule et dit qu'il était temps, il tendit sa carte d'embarquement, piétina jusqu'à son fauteuil où, à peine assis, sa ceinture bouclée, il s'endormit de nouveau.
On lui toucha encore l'épaule, à l'escale de Bahrein. Il mit quelques instants à se rappeler où il était, sa destination, ce qu'il fuyait, et se laissa porter sans bien comprendre par le flot des passagers ensommeillés qu'un règlement quelconque obligeait à descendre, bien qu'on ne changeât pas d'avion, pour patienter dans une salle de transit. C'était un long corridor coupé par une travée d'échoppes brillantes où l'on vendait des produits détaxés, ouvrant d'un côté sur la piste de l'aéroport, de l'autre sur une étendue où l'œil se repérait mal parce qu'il faisait nuit, que les lumières de la salle se reflétaient dans les vitres et aussi parce qu'il n'y avait rien à voir que des constructions basses, vers l'horizon, sans doute d'autres bâtiments de l'aéroport. La plupart des hommes et des femmes qui somnolaient sur les banquettes portaient le costume arabe, ils devaient attendre un autre avion. Il s'assit à l'écart, partagé entre l'envie de replonger dans le sommeil, de regagner plus tard sa place, comme un zombie, de dormir jusqu'à Hong-Kong sans se poser de questions, et le sentiment diffus qu'il fallait faire le point et que, passée l'excitation du départ, ce ne serait pas facile. L'idée de se trouver à Bahrein, au nord du golfe Persique, fuyant un complot fomenté par Agnès, lui semblait à présent si incongrue que toutes ses pensées, encore confuses, tendaient moins à examiner la situation qu'à s'assurer de sa réalité. Il se leva, gagna les toilettes où il se passa de l'eau froide sur le visage, se regarda longuement dans la glace. Derrière lui, la porte s'ouvrit, livrant le passage à un autre voyageur, et il se hâta de remettre dans sa poche le passeport qu'il venait d'en sortir pour le présenter au miroir, comparer. Puis il retourna dans la salle de transit, marcha un moment pour s'éclaircir les idées, louvoyant entre les deux rangées de banquettes que séparait le bloc tronçonné des boutiques hors-taxe auxquelles il feignit de s'intéresser, regardant les étiquettes des cravates, les gadgets électroniques, jusqu'à ce qu'une vendeuse s'approche, dise «May I help you, Sir?», et qu'il batte en retraite. En se rasseyant, il remarqua dans le cratère d'un cendrier sur pied un paquet de cigarettes Marlboro, vide et surtout déchiqueté d'une manière qui lui sembla familière, bien qu'un effort fût nécessaire pour se rappeler ce qu'évoquait ce dépiautage. Cela revint: deux ou trois ans plus tôt, une rumeur avait circulé à Paris, peut-être ailleurs, il n'en savait rien, d'origine aussi mystérieuse que ces histoires drôles qui naissent, se colportent, puis disparaissent sans qu'on sache jamais qui a pu les lancer, et cette rumeur prétendait que la firme Marlboro avait partie liée avec le Ku Klux Klan dont elle assurait la publicité clandestine par certaines marques de reconnaissance incorporées au dessin du paquet. Ce que l'on démontrait en faisant valoir tout d'abord que les lignes séparant les espaces rouges des espaces blancs formaient trois K, un côté pile, un côté face, un sur la tranche supérieure, ensuite que le fond de l'emballage intérieur était orné de deux points, l'un jaune, l'autre noir, ce qui signifiait: «Kill the niggers and the yellow». Que ce fût vrai ou non, cette explication avait eu quelque temps la valeur d'un divertissement de société et l'on voyait souvent; sur les tables des cafés, des paquets déchiquetés témoignant que quelqu'un s'était livré au numéro. Ces vestiges, petit à petit, étaient devenus plus rares, parce que les initiés, trop nombreux, ne trouvaient plus personne à initier, parce qu'on s'était lassé, mais surtout parce que ça ne marchait pas à tous les coups. Agnès qui, à l'époque, ne manquait pas une occasion de faire la démonstration, tirait même de ses échecs de plus en plus nombreux à trouver les points jaune et noir la preuve inattaquable de l'authenticité de l'anecdote: le secret du message s'étant répandu, les manitous de chez Marlboro avaient selon elle renoncé à le faire circuler sous cette forme, il restait donc à découvrir où ils avaient bien pu le transférer. Par désœuvrement, il examina le paquet avec minutie, mais sans succès, puis se leva, alla acheter dans une boutique hors-taxe une cartouche qu'il paya avec sa Carte American Express. Il fuma une cigarette, puis une autre. En face de sa banquette, sur le planisphère moucheté de pendules indiquant l'heure dans différentes régions du monde, l'Espagne manquait, inexplicablement remplacée par une mer d'un bleu soutenu qui s'étendait des Pyrénées à Gibraltar. Il était 6 h 14 à Paris.
A 6 h 46, sur le même fuseau horaire, une voix féminine diffusée par les haut-parleurs avec une légère saturation pria les voyageurs à destination de Hong-Kong de regagner l'avion. Il y eut un frottement de pieds dans la lumière jaune, un homme réveillé en sursaut chaussa des lunettes noires pour chercher autour de lui sa carte de transit qui avait glissé sous la banquette. Un peu plus tard, les lumières basculèrent dans les hublots, les plafonniers de la cabine s'éteignirent. Les passagers s'enroulaient dans des couvertures à motifs écossais, rouge et vert, qu'ils retiraient d'enveloppes en plastique. Certains, pour lire, allumaient leur veilleuse, c'était la nuit, en plein ciel, il veillait, et c'était aussi le réel.
L'avion se posa à Hong-Kong en fin d'après-midi. Il resta assis pendant qu'autour de lui les passagers s'agitaient, empoignaient leurs bagages à main, que l'hôtesse récupérait les écouteurs de plastique abandonnés sur les sièges, et descendit le dernier, à regret. Il s'était accoutumé à la vie ralentie de la cabine; la succession régulière des repas, des films, des annonces par haut-parleur n'avait pas vraiment engourdi sa lucidité, mais ne lui offrait aucune résistance, un peu comme une chambre où il serait prévu qu'on se cogne sans arrêt la tête contre les murs et qu'on aurait garnie, par humanité, d'un rembourrage en caoutchouc. Il sourit en réfléchissant au sens de cette pensée, qui lui était venue tout naturellement: en somme, il aspirait à la cellule capitonnée, sans se l'avouer ni se croire fou pour autant, simplement pour y être à l'abri. Et à partir de maintenant, c'était fini, il s'exposait en terrain découvert.
Une buée de chaleur brouillait les silhouettes vitrées des immeubles qui se dessinaient derrière les bâtiments de l'aéroport. Voyageant sans bagages, il put franchir très vite les guichets de la douane, le contrôle des passeports, et se retrouva dans le hall d'arrivee, entouré de gens qui couraient, poussaient des caddies, agitaient des pancartes, se palpaient avec véhémence, en parlant très fort, une syllabe gutturale, une autre chantante, il n'y comprenait rien, bien entendu. Il ôta sa veste, la jeta sur son épaule. Que faire, à présent? Prendre un billet de retour? Téléphoner à Agnès pour lui demander pardon? Sortir de l'aéroport, marcher tout droit jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose? Il resta un moment immobile dans la bousculade puis, comme si ces actions avaient été aussi obligatoires que les formalités de débarquement, entraient dans un cycle de gestes qu'il fallait accomplir à leur suite et qui donc différaient le moment de prendre une décision, il alla de guichet en guichet jusqu'à ce qu'il trouve celui de l'American Express et se procura, en dollars de Hong-Kong, l'équivalent de 5000 F. Il les répartit dans les poches de son pantalon, qui lui collait aux cuisses. Puis, sur le conseil de l'employé qu'il avait interrogé en anglais, il gagna un bureau de tourisme et réserva une chambre dans un hôtel de catégorie moyenne, choisi sur catalogue. On lui donna un bon pour le trajet en taxi, ce qui s'avéra utile car le chauffeur ne comprenait pas l'anglais. La voiture s'engagea dans un dédale de rues grouillantes de monde, bordées de gratte-ciel déjà anciens, décrépits, hérissés de perches à linge et de climatiseurs qui gouttaient au point de former des mares sur les trottoirs défoncés au marteau-piqueur. Certains de ces immeubles semblaient en cours de démolition sans avoir pour autant été évacués, on en construisait d'autres, partout des palissades protégeaient des chantiers, de grands échafaudages de bambou, des bétonneuses entre lesquelles piétons et voitures louvoyaient en faisant brailler des radios, au rythme d'un embouteillage paradoxal dont on aurait projeté le film en accéléré. Le taxi déboucha enfin sur une avenue plus large, puis le déposa devant l'hôtel King où il avait réservé et où le réceptionniste lui fit remplir une fiche avant de le conduire jusqu'à sa chambre, au 18e étage. Le froid créé par le climatiseur, une grosse boîte encastrée dans le mur humide, lui fit découvrir qu'il suait abondamment. Il tenta de régler l'appareil qui, après qu'il eut tourné un bouton, hoqueta puis se transforma en puissante soufflerie, enfin interrompit toute manifestation d'activité, de sorte qu'il entendit le brouhaha de la rue. Derrière un store métallique, la fenêtre était scellée. Le front appuyé contre la vitre, il observa un moment la circulation en contrebas puis, la chaleur revenant, se dévêtit, prit une douche en repoussant opiniâtrement le rideau de plastique qui venait se coller contre lui. Enveloppé dans une servietteéponge, il revint dans la chambre, s'étendit sur le lit et croisa les bras derrière la tête.
Voilà. Et maintenant?
Maintenant, soit il restait couché sur ce lit jusqu'à ce que ça passe, mais il savait que ça ne passerait pas, soit il retournait tout de suite à l'aéroport, s'installait sur une banquette jusqu'au premier avion pour Paris, mais il n'en avait pas le courage, soit il décidait que, tout comme il lui avait fallu un toit pour dormir, il lui fallait maintenant des vêtements de rechange, une brosse à dents, un rasoir, il descendait acheter tout ça et se retrouvait, à brève échéance, dans la même position, couché sur le lit, se demandant: et maintenant?
Il resta sans bouger, sans mesurer le temps, jusqu'à ce qu'il fasse nuit. Alors il décida d'appeler au moins Agnès. Il y avait le téléphone dans la chambre, mais il ne parvint à obtenir ni une ligne directe – de toute manière, il ignorait l'indicatif pour la France – ni la réception. Il se rhabilla, ses vêtements sentaient la sueur, et descendit au rez-de-chaussée. Le réceptionniste, qui parlait anglais, accepta de former le numéro pour lui mais, après un temps assez long, émergea du bureau situé derrière le comptoir, en disant que ça ne répondait pas. Étonné qu'Agnès, en s'absentant, n'ait pas branché le répondeur, il insista pour que l'autre refasse une tentative, qui n'aboutit pas davantage, et sortit.
Nathan Road, la grande et bruyante avenue sur laquelle donnait son hôtel, était illuminée comme les Champs-Élysées lors des fêtes de Noël, la circulation s'effectuait sous des arcs de lampions rougeoyants qui figuraient des dragons. Il marcha sans but dans la foule dense et indifférente, l'odeur un peu fade de la cuisine à la vapeur, parfois du poisson séché. A mesure qu'il avançait, les magasins devenaient plus luxueux, on y vendait surtout du matériel électronique détaxé et de nombreux touristes faisaient leurs emplettes. A l'extrémité de l'avenue, qu'il avait fini de descendre, une grande place ouvrait sur la baie, de l'autre côté de laquelle s'étendait un miroitant chaos de gratte-ciel étagés au flanc d'une montagne dont le sommet se perdait dans la brume nocturne. Se rappelant des photos vues dans des magazines, il pensa que cette cité spectaculaire était Hong-Kong et se demanda où il se trouvait, lui. Profitant, encore une fois, de pouvoir confesser une ignorance qui n'avait rien d'anormal, il posa la question à une Européenne en short, du genre routarde, qui devait être hollandaise ou scandinave, mais dit tout de même: «Here, Kowloon» et le nom lui était vaguement familier, il avait dû le lire quelque part. Il comprit, en regardant le plan déplié par la routarde, qu'une partie de la ville se trouvait sur l'île, en face de lui, l'autre sur le continent, un peu comme Manhattan et New York, et qu'il avait choisi son hôtel dans la portion continentale, Kowloon donc.
Un service de ferry reliait les deux rives, les gens, apparemment, l'empruntaient comme le métro. S'insérant dans la foule, il se dirigea vers l'embarcadère, acheta un billet, attendit que le ferry glisse contre le quai, que les passagers descendent, et monta quand l'employé livra le passage. Le trajet lui plut tant qu'une fois parvenu de l'autre côté, il pensa ne pas débarquer, repartir dans l'autre sens sans quitter sa place et, l'employé lui ayant fait signe qu'il fallait descendre, il obéit, mais reprit aussitôt un ticket et recommença. Après trois aller-retour, familiarisé avec la manœuvre, il comprit que, plutôt que d'acheter un ticket à chaque fois, il était plus rapide et pratique de glisser dans une fente une pièce de 50 cents, commandant le tourniquet automatique, et fit en sorte, quand il acheta son dernier ticket, de se faire rendre une provision de pièces suffisamment abondante pour ne plus quitter le bateau avant l'heure de fermeture, dont il ne s'informa pas. Il découvrit ensuite une autre particularité du ferry qui était son entière réversibilité: l'avant était la direction vers laquelle on allait, l'arrière celle dont on s'éloignait, mais, hors de l'eau, il aurait été impossible de distinguer la proue de la poupe. Les dossiers des sièges, même, coulissaient dans des fentes latérales, de manière qu'on puisse les orienter dans le sens désiré et, spontanément, d'un tour de main, les gens les renversaient afin de se tourner en direction opposée à leurs prédécesseurs. Quand on allait vers Hong Kong, tout le monde, même le nez dans son journal, faisait face à Hong-Kong, et de même pour Kowloon. De cette coutume, qui lui sembla par la suite évidente, il s'aperçut à la faveur d'un incident: il venait de remonter dans le bateau et, par jeu, reprenait la place qu'il avait dû abandonner deux minutes plus tôt. Relevant la tête, il se rendit compte qu'il avait oublié le geste de rabat du dossier et se tenait donc seul, à seul, à contre-courant, face à tous les autres passagers. Ceux-ci, du reste, ne paraissaient nullement s'en soucier, pas même le trio de lycéennes en socquettes blanches qu'il s'attendait à voir pouffer; on le regardait sans ironie ni animosité, comme s'il avait été un élément du paysage urbain dont le ferry se rapprochait. Il eut un instant de gêne, mais l'indifférence générale lui procura tout de suite après un sentiment d'apaisement et il interrompit le geste de réversion qu'il amorçait, resta à sa place et même éclata de rire. Seul contre tous, seul à soutenir qu'il avait une moustache, un père, une mémoire dont on le spoliait, mais ici, apparemment, cette singularité ne se remarquait pas, tout ce qu'on exigeait de lui, c'était qu'il descende du ferry une fois à quai, libre d'y remonter en acquittant le péage. L'idée lui vint, folle mais enivrante, qu'il pourrait très bien rester à HongKong, ne plus donner de ses nouvelles, n'en attendre aucune d'Agnès, de ses parents, de Jérôme, les oublier, oublier son métier et trouver n'importe quoi à faire pour subsister ici, ou ailleurs aussi bien, en un lieu en tout cas où on ne le connaissait pas, où personne ne s'intéressait à lui, où on ignorerait toujours s'il avait ou non porté une moustache. Tourner la page, reprendre à zéro, vieille et vaine rengaine de tous les aigris de la planète, pensa-t-il, sauf que son cas à lui était quelque peu différent. A supposer qu'il rentre et qu'au lieu de le mettre au cabanon on s'accorde tacitement à passer l'éponge, à recommencer tout comme avant, à l'agence et à la maison, la vie reprendrait peut-être, mais empoisonnée à jamais. Empoisonnée non seulement par le souvenir de cet épisode, mais surtout par la crainte constante de ses séquelles, le risque de voir l'horreur ressurgir au détour d'une conversation. Une allusion innocente à des souvenirs communs, à une personne ou un objet, et il lui suffirait de voir Agnès pâlir, se mordre les lèvres, de noter un silence prolongé pour savoir que voilà, ça recommençait, que l'univers se désagrégeait à nouveau. Vivre ainsi, en terrain miné, avancer à tâtons dans l'attente de nouveaux éboulements, aucun être humain ne saurait le supporter. Il comprenait que cette perspective l'avait poussé à la fuite, bien davantage que l'hypothèse ridicule d'un complot contre lui. Dans sa fièvre de la veille, il s'en rendait mal compte, mais c'était l'évidence: il fallait disparaître. Pas forcément du monde, mais en tout cas du monde qui était le sien, qu'il connaissait et qui le connaissait, puisque les conditions de la vie dans ce monde-là étaient désormais sapées, gangrenées par l'effet d'une monstruosité incompréhensible et qu'il fallait soit renoncer à comprendre, soit affronter entre les murs d'un asile. Il n'était pas fou, l'asile lui faisait horreur, restait donc la fuite. A chaque nouvelle traversée, il s'exaltait davantage, comprenait qu'il avait choisi la seule issue possible et que seul un instinct de conservation à peine conscient mais vivace l'avait dissuadé, à l'aéroport, de reprendre un billet pour Paris, de revenir se jeter dans la gueule du loup. Sa place n'était plus parmi les siens, songeait-il, conscient de faire vibrer une corde de sentimentalité héroïque qui renforçait sa détermination, tout comme les métaphores concernant les éponges qu'il est inutile de passer lorsque le seul recours est de changer la nappe, ou même la table. Il devinait déjà, cependant, qu'il lui serait difficile d'entretenir cette exaltation qui risquait de retomber toute seule, une fois quitté le ferry. Le monde, pour l'instant, se résumait à ce roulis léger, au miroitement de l'eau sombre, au grincement des câbles d'acier, au cliquetis des grilles qui s'ouvraient pour le débarquement des uns, l'embarquement des autres, à ce va-et-vient immuable et réglé auquel il se laissait aller, hors d'atteinte, dans la tiédeur du soir. Mais il ne pouvait pas passer le reste de sa vie sur le ferry reliant Kowloon à Hong-Kong, s'arrêter là, sur cette image, comme s'arrête le film où Charlot, poursuivi par les flics de deux états mitoyens, sautille éternellement, les pieds en canard de chaque côté de la frontière. Après cette image, il y a un fondu au noir, puis le mot fin s'inscrit sur l'écran, et il n'existe pas, dans la vie, d'équivalent à cette fin suspendue. Si, pourtant: on peut s'arrêter. Accoudé au bastingage, à l'arrière provisoire du bateau, il observait depuis le départ le sillage puissant, suivait de l'œil la courbe écumeuse jusqu'à l'hélice dont il pouvait presque sentir la trépidation sous le plancher du pont. Il suffirait de se laisser tomber, c'était facile. En quelques secondes, il serait déchiqueté par les pales vrombissantes. Personne n'aurait le temps d'intervenir, les passagers du pont, peu nombreux à cette heure, pousseraient des cris, s'agiteraient, feraient stopper le ferry et au mieux on retrouverait quoi? Des bouts de barbaque mêlés aux ordures du port, aux poissons crevés, aux cageots, des vêtements en pièces. Peut-être l'interrogateur à distance, son passeport, en cherchant bien. Et encore: on n'irait pas draguer toute la baie de Hong-Kong pour Identifier un touriste inconnu. Rien de l'empêchait d'ailleurs, pour fignoler, de détruire son passeport avant de sauter, d'éliminer ainsi toute trace de son passage. Mais non, il avait rempli la fiche de l'hôtel. Le recoupement, en fait, serait très facile: deux jours après, le consul de France à Hong-Kong aurait le privilège d'annoncer l'accident à sa famille. Il l'imaginait très bien au téléphone, si toutefois c'était par téléphone qu'on accomplissait ce pénible devoir. Et Agnès au bout du fil, les dents serrées, les pupilles dilatées… Mais ce serait moins horrible, pour elle, à tout prendre, que d'attendre des semaines, des mois, des années sans nouvelles, d'oublier peu à peu, par la force des choses, sans jamais savoir ce qui s'était passé. De se rappeler seulement, tout le reste de sa vie, ces trois jours d'horreur, les phrases prononcées au téléphone lors de son dernier appel, de La Muette prétendument. Elle avait crié «Je t'aime» avant de raccrocher, et lui avait pensé «Fumier» ou «Salope», il l'avait haïe alors qu'elle était sincère, alors qu'elle l'aimait… Le souvenir de ce dernier cri, condamné à rester sans écho, l'émut jusqu'aux larmes. N'osant le hurler, il scanda à voix basse: «Je t'aime Agnès, je t'aime, je n'aime que toi…», et c'était vrai aussi, encore plus vrai parce qu'il l'avait détestée, parce qu'il s'était montré indigne de la confiance qu'elle n'avait cessé de lui porter. Ele n'avait jamais flanché, elle. Il aurait tout donné pour la tenir dans ses bras à nouveau, enserrer son visage, répéter «c'est toi», l'entendre de sa bouche et ne plus jamais cesser de la croire. Quoi qu'il advienne, même contre toute évidence, même si elle appuyait un revolver sur sa tempe, à l'instant où elle presserait la gâchette, où son cerveau se répandrait hors de son crâne fracassé, il penserait: «Elle m'aime, je l'aime, et cela seul est vrai.»
Trois jours plus tôt, ou quatre en tenant compte du décalage horaire, il avait fait l'amour avec elle pour la dernière fois.
Le ferry, pour la vingtième fois peut-être, accosta côté Kowloon et, au lieu de descendre parmi les derniers, comme il en avait pris l'habitude, il bondit sur la passerelle, prêt à prendre un taxi pour l'aéroport, à rentrer tout de suite. Mais, en remontant l'escalier métallique, le contact dans son poing fermé de la pièce de 50 cents qu'il serrait en prévision de la traversée suivante lui fit ralentir le pas. Il retourna la pièce entre ses doigts, hésitant à tirer à pile ou face, mais en fait il avait déjà pris sa décision. Une fois de plus, devant le tourniquet, il glissa 50 cents dans la fente et descendit lentement l'escalier opposé à celui qu'il venait de gravir, patienta devant le grillage pendant que le ferry finissait de se vider. Il ne pouvait pas revenir, une nouvelle tentative ne servirait à rien. Il prendrait le visage d'Agnès entre ses mains, le caresserait, et puis? Et puis ce serait pareil, plus douloureux encore après l'espoir d'une rémission. Ou peut-être Agnès le regarderait approcher, dirait: «Qui êtesvous?» Il hurlerait: «C'est moi, c'est moi, je t'aime» et le mal aurait encore empiré en son absence, elle ne le reconnaîtrait plus, ne se rappellerait même plus qu'il avait existé.
Durant cette traversée, il ne quitta pas le sillage des yeux et pleura. Il pleura sur Agnès, sur son père, sur lui-même. Il poursuivit ses allers-retours. Sur l'eau parfois, une rébellion plus vive lui faisait se promettre d'arrêter la fois suivante, de prendre un taxi, un avion, au moins de passer un coup de téléphone, mais à l'embarcadère il préparait encore sa pièce. L'employé, de temps à autre, lui adressait un petit signe de la main, empreint d'une sympathie perplexe. Il refit même de la monnaie, en achetant un Sprite dont il but quelques gorgées, puis il laissa rouler la bouteille entre ses pieds.
Enfin, ce qu'il craignait se produisit. Lorsqu'il débarqua, côté Hong-Kong, un cadenas verrouillait la grille d'embarquement. Avec un geste d'interrogation impuissante, il la désigna à l'employé qui répondit en riant: «To-morrow, to-morrow» et montra sept doigts, l'heure d'ouverture probablement.
Et maintenant? pensa-t-il en s'asseyant sur les marches humides de la jetée.
Maintenant, il pouvait toujours regagner son hôtel, sur la rive opposée. Il serait sans doute facile de trouver un petit bateau qui accepte de jouer les taxis, mais il n'en avait pas envie. Il n'avait pas envie non plus de s'aventurer dans la ville qui se dressait derrière lui, dont les lumières se reflétaient dans l'eau grasse de la baie. Alors, rester sur la jetée, attendre le lever du jour et reprendre le ferry? Recommencer le lendemain, et les jours qui suivraient? En dépit de l'absurdité de ce projet, aucun autre ne lui venait à l'esprit et il se surprenait à en examiner les conditions matérielles, à faire des calculs. En restant sur le bateau de sept heures à minuit, en dormant la nuit sur la jetée, combien de temps pourrait-il tenir? La traversée coûtait 50 cents, il en effectuait environ quatre par heure, soit 2 dollars de l'heure, à raison de 17 heures par jour, cela revenait à 34 dollars la journée et encore, peut-être existait-il des forfaits. En comptant six dollars de nourriture, hamburgers, soupes ou nouilles peu coûteuses, il s'en tirait à 40 dollars HongKong par jour, environ 40 francs s'il avait bien compris le taux de change. Multipliés par 365 jours, 14600 F par an, pas même une brique et demie, c'était ce qu'il gagnait par mois à Paris et à peine le double du budget alloué pour l'entretien des fous dans le Sud-Ouest. Il suffirait, de temps à autre, qu'il aille chercher de l'argent grâce à l'une de ses cartes de crédit et le sursis, à ce train, devenait pratiquement illimité. Sauf qu'au bout d'un moment la banque s'étonnerait; Agnès devait avoir prévenu de sa disparition les services responsables des cartes de crédit, elle ne tarderait pas à retrouver sa trace. Il l'imaginait débarquant à Hong-Kong, ivre d'inquiétude, le rencontrant sur le ferry, et lui, alors, lui expliquerait calmement que la vie lui était devenue trop pénible, qu'il ne la supportait que dans ces conditions, en prenant le ferry à longueur de journée, qu'il retrouvait à ce prix seulement la paix de l'âme et que, si elle l'aimait, la seule chose qu'elle pouvait désormais faire pour lui consistait à le débarrasser de ses cartes de crédit, à lui verser chaque année l'argent nécessaire, environ 15000 F donc, sur un compte qu'elle lui ouvrirait dans une banque locale, et à le laisser seul. Elle pleurerait, l'embrasserait, le secouerait, mais finirait par céder, que faire d'autre? De temps en temps, fréquemment au début, de moins en moins par la suite, elle ferait le voyage de Hong-Kong, viendrait le rejoindre sur son ferry, lui parlerait doucement en lui tenant la main, en évitant de prononcer certains mots. Kowloon-Hong-Kong, Hong-Kong-Kowloon, elle s'habituerait à le voir vivre ainsi, à la longue. Peut-être ne serait-elle pas seule, peut-être aurait-elle refait sa vie. A l'homme qui l'accompagnerait et resterait discrètement sur le quai, elle expliquerait tout, montrerait ce clochard hébété, devenu pour les usagers du ferry une sorte de mascotte bizarre, bientôt mentionnée dans les guides touristiques, The crazy Frenchman of the Star Ferry, et dirait: «Voilà, c'est mon mari.» Ou bien elle n'en parlerait à personne, ses amis ignoreraient toujours la raison de ses pèlerinages solitaires en Asie. Et lui, le mari, hocherait doucement la tête. A la fin de la journée, elle voudrait le persuader de l'accompagner à son hôtel, une nuit au moins, et il dirait non, toujours doucement, étendrait sa natte sur la jetée, il ne serait jamais allé au-delà, ne connaîtrait de la ville que le court chemin le séparant de la banque où il irait chaque mois renouveler sa provision de piécettes. Absurde, bien sûr, pensait-il, mais que peut espérer d'autre un homme à qui est arrivé ce qui m'est arrivé? A tout prendre, il préférait cela à l'enfermement, à la folie prise en charge et cadenassée par un quelconque docteur Kalenka et sa horde d'infirmiers musculeux. Il aimait mieux vivre sur le ferry que dans le patelin du Sud-Ouest où il finirait par échouer, après tout un parcours de cures sophistiquées et de maisons de repos haut de gamme. Car c'était bien, à terme, le sort qui l'attendait s'il retournait en France. Il se savait pourtant sain d'esprit, mais la plupart des fous entretiennent la même conviction, rien ne les en ferait démordre, et il n'ignorait pas qu'aux yeux de la société une mésaventure comme la sienne ne pouvait signifier que la démence. Alors qu'en vérité, il s'en rendait bien compte à présent, les choses étaient plus complexes. Il n'était pas fou. Agnès, Jérôme et les autres non plus. Seulement l'ordre du monde avait subi un dérèglement à la fois abominable et discret, passé inaperçu de tous sauf de lui, ce qui le plaçait dans la situation du seul témoin d'un crime, qu'il faut par conséquence abattre. Quand bien même, dans son cas, rien ne se produisait plus de suspect, rien ne rentrerait pour autant dans l'ordre et mieux valait décidément, plutôt que le cabanon, le sursis répétitif, morne, mais librement choisi, de la vie sur le ferry. Ne plus jamais rentrer, repousser la tentation, rester caché comme le témoin que la Mafia doit éliminer. Il devait faire comprendre cette nécessité à Agnès: sa disparition n'était pas une foucade, mais une obligation vitale; il fallait que, de loin, sans chercher à le revoir, elle l'aide à s'en tirer le moins mal possible. Qu'elle mette fin aux recherches engagées, ne fasse pas opposition à ses cartes de crédit, plus tard lui envoie de l'argent pour assurer sa survie. Maintenant, comment accueillerait-elle de telles consignes? Et lui, à sa place, comment réagirait-il? Il s'avoua avec amertume qu'il ferait sans doute l'impossible pour la rapatrier, contre son gré, la confier aux meilleurs psychiatres, et c'était justement ce qu'il ne fallait pas faire. Il fallait qu'elle s'incline, comprenne. Assis sur les marches, face aux lumières de Kowloon, aux gigantesques enseignes Toshiba, Siemens, TDK, Pepsi, Ricoh, Citizen, Sanyo, dont il connaissait par cœur, à présent, les rythmes de clignotement, il s'efforçait de bâtir des phrases, de trouver le ton juste pour lui faciliter l'effort surhumain de ne pas voir dans son exigence un témoignage supplémentaire de folie, mais au contraire une réaction raisonnable, réfléchie. La moustache, son père, Java, Serge et Véronique, tout cela n'avait plus d'importance, il ne servait à rien d'y revenir, seule comptait désormais l'attitude matérielle qu'il convenait d'adopter face à ce bouleversement sans remède. Il fallait qu'elle comprenne, ce serait dur, et qu'elle l'aide, mais il faudrait aussi que lui-même s'y tienne. Il ne pouvait sous-estimer la vitalité déréglée de son esprit, ignorer que ce qu'il pensait à cet instant, il ne le penserait plus dans deux jours, ou deux heures. L'évidence absolue de ses conclusions ne l'avait pas moins aveuglé quand il croyait Agnès et Jérôme coupables. Il savait à présent qu'il s'était trompé, qu'il voyait enfin clair, mais bientôt, inutile de se leurrer, son cerveau se remettrait à osciller, à courir d'un butoir à l'autre. Déjà, il lui suffisait de penser qu'il ne referait jamais l'amour avec Agnès pour que la machine infernale se réveille, pour qu'il soit tenté d'abandonner toutes ses résolutions, de rentrer, de la serrer dans ses bras en se figurant que la vie allait reprendre. Le ferry lui plaisait, lui avait plu d'emblée parce qu'il offrait un cadre à ses hésitations pendulaires, parce qu'il suffisait d'avoir assez de pièces pour suivre le mouvement, hésiter, se rebeller, mais sans agir pour autant. Car une fois choisie la seule action raisonnable, savoir s'enfuir au bout du monde, tout le problème était de s'en tenir là, de ne plus bouger, de ne plus agir, de ne pas accomplir autrement qu'en pensée le mouvement inverse. Hors du ferry qui le prenait en charge, le monde n'opposait pas à ses velléités suffisamment de résistance. Il aurait fallu pouvoir couper les ponts, se placer dans une situation matérielle ou physique telle que le retour lui soit à jamais interdit. Or, quand bien même il jetterait ses cartes de crédit, son passeport, il lui suffirait de franchir le seuil du consulat pour être bientôt rapatrié. Faute de pouvoir murer ces portes de sortie, rien ne l'assurait que sa détermination ne flancherait pas, qu'une vague mentale plus forte n'emporterait pas sa conviction présente pour lui en substituer une autre, et même le faire sourire de ce qu'il considérerait alors comme une lubie. Aucune puissance au monde ne pouvait le prémunir contre cette versalité, pas même le rythme tranquillisant des traversées en ferry, dont il pressentait qu'il se lasserait vite. Au moins les fous du patelin, ou des asiles, avaient-ils pour alliée la torpeur provoquée par les médicaments: elle réglait la pendule, en circonscrivait le mouvement, comme un ferry intérieur jamais lassé d'aller et de venir, paisiblement, dans leurs cerveaux engourdis. La machine ne grippait plus, carburait aux pilules, aux gélules, aux capsules quotidiennes, plus sûres encore que les pièces de 50 cents parce qu'il y avait toujours quelqu'un pour les administrer. Il se rappelait même l'aveu d'une villageoise expliquant naïvement au reporter que l'avantage, avec ces malades-là, tenait à ce qu'ils étaient incurables, donc à l'assurance de les garder à vie, de toucher jusqu'à leur mort le modeste pactole gratté sur leur entretien. Il les enviait presque d'être ainsi déchargés de toute responsabilité, hors d'atteinte.
Plus tard le ciel pâlit, des bruits, des esquisses d'agitation troublèrent le calme nocturne de la jetée. Il devina des mouvements dans la pénombre. Un homme en short et maillot de corps, à quelques mètres de lui, dessinait une tache claire, mouvante, lançait les bras en avant, en arrière, s'accroupissait, se relevait. D'autres apparurent. Un peu partout, le long du quai, des silhouettes progressivement distinctes se contorsionnaient avec lenteur, calmement, presque en silence. Il entendait des souffles profonds et réguliers, parfois un craquement d'articulation, une phrase lancée à mi-voix, à laquelle répondait alors une autre phrase en écho, empreinte d'une expression qui lui semblait joviale. Un petit vieux en survêtement, qui venait de s'approcher de lui pour faire sa gymnastique, lui adressa un sourire aimable et, du geste, l'invita à l'imiter. Il s'était levé, exécutait maladroitement les mouvements que le vieux lui montrait, sous les rires étouffés de deux très grosses femmes, occupées à toucher leurs orteils du bout des doigts, à une cadence très souple, sans précipitation. Au bout d'une minute, il rit à son tour, fit comprendre à ses compagnons d'exercice qu'il n'avait pas l'habitude, qu'il arrêtait. Le vieux dit «good, good», une des femmes mima un applaudissement et, sous leurs regards à peine ironiques, il s'éloigna, gravit un escalier, se retrouva bientôt sur une large passerelle bétonnée que prolongeait une esplanade bordée de bancs. Partout, des gymnastes de tous âges exécutaient sans hâte leurs mouvements. Il s'étendit sur un des bancs, tournant le dos à la baie. L'embarcadère du ferry, visible en contrebas de la balustrade, restait grillagé. Au-dessus de lui, une petite tonnelle composée de tubulures bleu pâle encadrait un immeuble très haut, dont les fenêtres rondes ressemblaient à des écrous, et un autre encore inachevé, habillé jusqu'à mi hauteur de vitres-miroirs. Les étages supérieurs disparaissaient sous les échafaudages de bambou et les bâches vertes. Entre ces deux blocs, des grues, des bouts d'autres immeubles se détachaient sur la masse vert sombre du Pic dont, si haut qu'il levât les yeux, il ne pouvait voir le sommet, perdu dans une brume scintillante. Le soleil, déjà, cognait sur les vitres, sur les plaques métalliques, les tubulures, un tumulte affairé commençait à monter du port et, pour la première fois, l'idée d'être à Hong-Kong lui procura une sorte d'excitation. Il resta allongé une demi-heure encore, à regarder le soleil se lever dans tous les reflets érigés par la ville. Quand il se retourna vers la baie, il reconnut son ferry qui progressait lentement, entre cargos et sampans, en suivit des yeux le sillage jusqu'à l'embarcadère de Kowloon et, en le voyant prendre le chemin du retour, c'était comme s'il avait été à bord. La reprise de la navette lui inspirait un sentiment de sécurité si grand qu'il se surprit à penser: après tout, je ne suis pas pressé. Il pensa aussi que le matin, tout était plus facile.
Il se leva, longea la promenade où la paisible gymnastique matinale faisait déjà place au mouvement plus désordonné et hâtif des gens qui se pressent vers leur travail. Dans la cohue, cependant, des bureaucrates strictement vêtus interrompaient parfois leur marche, posaient leur attaché-case pour consacrer vingt ou trente secondes à étirer les bras, plier les genoux, bomber le torse, soudain très calmes. Personne ne prenait garde à lui. A travers la foule devenue compacte, il déboucha sur un patio, au pied de l'immeuble en construction dont il s'aperçut que les étages inférieurs, terminés, abritaient déjà des bureaux. Une banque: il sourit, se rappelant son projet de vie sur le ferry. Plus loin, un bureau de poste, pas encore ouvert: il se promit d'y revenir plus tard, pour téléphoner à Agnès. Enfin, il aviserait, peut-être qu'une longue lettre vaudrait mieux.
Abandonnant la passerelle, il descendit sur la large avenue qu'elle enjambait et qu'on ne pouvait traverser autrement, longea le trottoir encombré. Il faisait déjà très chaud. Au moment précis où il s'en rendait compte, la sueur devint froide sur ses épaules, il s'arrêta net, comme si ses pieds prenaient racine dans le tapis rouge déroulé sur le trottoir et comprit qu'il passait devant un hôtel dont l'air conditionné entretenait un microclimat jusque dans la rue. Il enfila sa veste, entra. Le hall était glacial, un autre monde d'un coup. Fauteuils de cuir, tables de verre fumé, plantes vertes, le tout ceint d'une loggia et de boutiques de luxe, les murs ornés de bas-reliefs en bronze évoquant un agglomérat de fusibles grillés et d'une fresque hideuse aux motifs vaguement asiatiques. Une pancarte indiquait la direction de plusieurs restaurants et d'une coffee-shop où il résolut, en boutonnant sa veste, de prendre un petit déjeuner.
Il mangea et but de bon appétit, puis demanda qu'on lui apporte de quoi écrire. Mais, devant la feuille de papier, méditant la première phrase de sa lettre à Agnès, il s'aperçut que ses craintes de la nuit étaient fondées, d'autant plus fondées qu'elles lui inspiraient une sorte d'incrédulité rétrospective. Son projet de passer le reste de sa vie à faire la navette entre Kowloon et Hong-Kong, ses calculs de budgets, le fait surtout d'avoir considéré cette solution comme la seule alternative à l'internement dans un patelin du Sud-Ouest lui paraissaient, comme prévu, aussi dérisoires maintenant que le soupçon d'une conspiration ourdie par Agnès contre lui. Dans le naufrage de ses raisonnements nocturnes, d'une détermination à laquelle il s'était pourtant juré de se tenir, l'inquiétude subsistait cependant de ce que pourrait être son retour. Le grand jour, le discret cliquetis des couverts dans la coffee-shop de l'hôtel Mandarin évacuaient l'affaire de la moustache et ses suites vers une zone de doute, presque d'oubli, mais en même temps qu'elle le rassurait, sa présence dans cette coffee-shop l'obligeait à se rappeler qu'il s'était produit des événements irréductibles, qu'il avait franchi une frontière et dépassé peut-être un point de non-retour. A force de rester sans réponse, la question pour lui s'était déplacée du «pourquoi?» au «comment?», mais ce «comment», dès qu'il ne s'agissait plus de mettre un pied devant l'autre, des pièces dans une fente, des aliments dans sa bouche, se mettait lui aussi à flotter, dépouillait sa substance de mot censé déboucher sur une ligne de conduite pour n'être plus qu'un point d'interrogation, un «alors quoi?», un «et maintenant?» dont les effets paralysants ne pouvaient être contrés qu'au coup par coup, en se fixant des buts immédiats, des obstacles bénins qu'il se réjouissait de surmonter parce qu'ils cachaient, le temps de mobiliser son attention, l'obstacle gigantesque du choix entre partir et rester. Pour le moment, tout demeurait ouvert. Mais s'il écrivait à Agnès, il fallait qu'il prenne une décision. Ou bien il se contentait de la rassurer, de dire ne t'inquiète pas, je traverse une crise, bientôt je t'enverrai des nouvelles plus précises. Différer encore. Le mieux, alors, était de téléphoner, qu'au moins elle le sache en vie et ne le fasse pas rechercher.
Renonçant provisoirement à sa lettre, il se servit toutefois du papier à en-tête de l'hôtel pour noter les numéros de téléphone de son appartement, de ses parents et de l'agence, afin d'être certain de ne pas les oublier. Il glissa le feuillet plié en quatre dans la poche intérieure de sa veste et, après avoir réglé son petit déjeuner, se dirigea vers les cabines téléphoniques qu'il avait repérées dans un renfoncement du lobby. Un employé lui fournit l'indicatif pour la France et il le nota également. Puis il forma successivement les trois numéros, mais n'obtint pas de réponse. Selon ses calculs, il était 11 heures du soir à Paris, ce qui expliquait le silence de l'agence, mais il comprenait mal, une fois de plus, qu'Agnès en sortant n'ait pas branché le répondeur. Si elle l'avait fait, il aurait pu, grâce à la télécommande, écouter les messages récents, en tirer une idée de l'atmosphère qui régnait en son absence. A condition, cependant, que l'interrogateur fonctionne encore à une telle distance. Il s'était déjà posé la question, quand ils avaient acheté l'appareil: existait-il une frontière au-delà de laquelle l'impulsion sonore cessait d'agir? A priori, il n'y avait pas de raison. Et, du reste, il pouvait se renseigner facilement sur ce point: les boutiques de matériel électronique ne manquaient pas à Hong-Kong. La réponse, ceci dit, ne changerait rien au problème tant qu'Agnès n'aurait pas remis le répondeur en marche. Elle finirait bien par le faire, à moins qu'il ne soit cassé, ou bien… Il sourit sans gaieté: à moins qu'Agnès lui assure, lorsqu'ils se parleraient, s'ils se parlaient encore un jour, qu'ils n'avaient jamais eu de répondeur. Bien entendu, il se rappelait très bien la forme de l'appareil, l'époque où ils l'avaient acheté, les milliers de messages enregistrés, effacés, parmi lesquels celui de son père leur rappelait le déjeuner dominical; bien entendu, il pouvait suivre du doigt, dans sa poche, les arêtes métalliques de l'interrogateur, mais qu'est-ce que cela prouvait? Il avait encore refait son numéro, laissait sonner. Sans lâcher l'écouteur d'où s'échappait toujours la tonalité monotone, il sortit le petit appareil, lut avec attention la notice imprimée sur la plaque: «1) Composez votre numéro de téléphone. 2) Dès le début de votre annonce, placez le boîtier de télécommande sur le microphone de votre combiné et envoyez la tonalité pendant deux à trois secondes. 3) La cassette Annonce s'arrête, la cassette Messages se rebobine et vous prenez connaissance des messages enregistrés…» Machinalement, il effleura le bouton placé sur la tranche du boîtier, appuya sans relever le doigt jusqu'à ce que la stridence faible mais continue du bip vrille insupportablement les oreilles d'un Chinois corpulent qui, occupant la cabine voisine, se mit à cogner sur la vitre avec véhémence. Comme dégrisé, il relâcha sa pression, remit la télécommande dans sa poche, raccrocha et sortit. Plus encore que le silence au bout du fil, l'inutilité d'un accessoire grâce auquel il comptait pouvoir tâter le terrain, surprendre les réactions provoquées par sa fuite, l'accablait. Il se sentait démuni, trahi: à supposer que l'existence même du répondeur n'ait pas rejoint à la trappe celles de sa moustache, de son père, de ses amis, était-il possible qu'Agnès l'ait délibérément débranché en constatant la disparition de la télécommande? Qu'elle ait sacrifié une chance d'avoir de ses nouvelles rien que pour le priver de l'usage du mouchard? Où était-elle? Que faisait-elle? Que pensait-elle? Continuait-elle à parler, manger, boire, dormir? A effectuer les gestes de la vie quotidienne, en dépit de cette insupportable incertitude? Se rappelait-elle, au moins, qu'il avait disparu? Qu'il avait existé?
Dans le miroir gravé qui revêtait le mur, derrière la rangée de cabines, il avait pu, en écoutant résonner les sonneries sans réponse, s'observer à loisir: veste fripée, trop chaude, chemise grise de crasse et de sueur, cheveux embroussaillés et barbe de trois jours. Il résolut, pour se calmer, d'acheter des vêtements de rechange. Il traversa le lobby pour gagner un patio bordé de boutiques luxueuses où, sans se presser, il choisit une chemise légère, munie de larges poches pectorales qui le dispenseraient de porter une veste, un pantalon de toile, une paire de slips, des sandales de cuir, enfin un élégant nécessaire à raser, le tout lui coûta un prix insensé mais il s'en moquait et, à la réflexion, décida même de transférer ses quartiers à l'hôtel Mandarin. Le fait de s'engager dans des dépenses fastueuses lui donnait l'impression de prendre une décision. En outre, comme il n'avait rien de particulier à faire à Kowloon, ce déménagement l'écarterait un peu des tentations du ferry. Il n'avait pas davantage à faire «on the Hong-Kong side», mais bon…
Claire, spacieuse, confortable, sa nouvelle chambre comportait deux lits jumeaux, la fenêtre donnait, non sur la grande avenue parallèle au quai, mais sur une rue transversale dont les vitres scellées et doublées filtraient le vacarme. Dès que le groom fut parti, il se déshabilla, prit une douche et rasa sa barbe, maniant avec précaution le coupe-chou, à l'usage duquel il n'était pas habitué. La moustache reprenait tournure, et cette repousse éveilla en lui l'espoir bizarre que le retour à son aspect antérieul entraînerait la disparition et même l'annulation rétrospective de tous les mystères provoqués par son initiative. D'un coup, il retrouverait son intégrité, physique, mentale, biographique, aucune trace ne subsisterait du désordre. Il reviendrait de HongKong, persuadé à juste raison d'y avoir effectué un voyage d'affaires, pour le compte de l'agence, il aurait dans sa serviette, car il en achèterait une, les documents témoignant de son travail, des contacts qu'il avait établis. Agnès l'accueillerait tendrement à l'aéroport, elle connaîtrait l'heure exacte de son retour. Elle ne se souviendrait de rien, lui non plus, tout serait rentré dans l'ordre. Aucune incohérence ne se produirait par la suite, le mystère se serait effacé de lui-même, n'aurait en fait jamais eu lieu. Voilà ce qui pouvait arriver de mieux et, en y réfléchissant, ce n'était ni plus ni moins impossible que ce qui était arrivé. Il pouvait même, songe a-t-il, donner un coup de pouce aux puissances qui, après s'être jouées de lui, consentiraient à tout remettre en place. Aide-toi, le ciel t'aidera… Oui, mais s'aider, dans son cas, cela signifiait réunir des documents prouvant la réalité et l'utilité de son voyage d'affaires, téléphoner à Jérôme pour mettre au point la fiction justifiant son départ impromptu, lui demander de préparer psychologiquement Agnès à croire qu'elle avait rêvé, bref recommencer le cirque, donner de nouvelles preuves de sa folie, à peu de choses près convoquer soi-même l'ambulance qui le cueillerait au sortir de l'avion… Non, seul le ciel, si on pouvait appeler ça le ciel, était en mesure de l'aider: il ne s'agissait pas, surtout pas, de truquer la réalité, mais d'accomplir un miracle, de faire que n'ait pas eu lieu ce qui avait eu lieu. Gommer cet épisode de leurs vies, et ses conséquences, mais aussi gommer la trace de la gomme, et la trace de cette trace. Ne pas truquer, ne pas oublier, mais n'avoir plus rien à truquer ni à oublier, sans quoi le souvenir reviendrait, inéluctablement, les détruirait… Non, vraiment, la seule aide qui fût à sa portée, s'il voulait s'attirer la miséricorde du ciel, c'était de se laisser repousser la moustache, d'en prendre soin, de faire confiance à ce remède. Allongé sur le lit, il effleurait du doigt sa lèvre supérieure, caressait le poil renaissant, sa seule chance.
Plus tard dans l'après-midi, il fit une nouvelle tentative pour téléphoner à Agnès et à ses parents, sans plus de succès. Puis il passa ses vêtements neufs, roula, faute d'ourlet, le bas du pantalon et répartit ce qu'il possédait dans ses poches fessières et pectorales: le passeport, les cartes de crédit, l'argent liquide, la feuille portant les numéros de téléphone. Il hésita à garder sur lui la télécommande et, comme elle l'alourdissait, finit par la caler entre bol et blaireau dans l'étui de cuir contenant le nécessaire à raser, qu'il laissa dans la salle de bains. Il sortit et, empruntant les passerelles au-dessus des avenues, se dirigea vers le débarcadère. Le ciel était gris, la chaleur moite. Le reconnaissant, l'employé du ferry agita les bras en signe de bienvenue, mais il débarqua à Kowloon et ne reprit le bateau qu'une demi-heure plus tard, après avoir réglé sa note à l'hôtel King et récupéré ce qui restait de sa cartouche de cigarettes. Bizarrement, il n'avait pas fumé, pas eu l'idée, depuis son arrivée à HongKong.
De retour sur l'île, il marcha sans but, en tâchant de suivre les quais, ce qui s'avéra impossible à cause des nombreuses voies intraversables, des chantiers de construction, des palissades où il cherchait en vain des brèches pour entrevoir la baie. A la disposition des enseignes publicitaires, au sommet des gratte-ciel qui le surplombaient, il reconnut des quartiers qui, de l'embarcadère du ferry, la nuit précédente, lui avaient paru très éloignés du centre. Dans un autre hôtel de luxe, le Causeway Bay Plaza, il essaya encore de téléphoner, mais il n'y avait toujours personne. Le soir venu, il regagna en taxi le Mandarin, but un Singapore Sling au bar puis monta dans sa chambre pour se regarder dans la glace de la salle de bains, se raser à nouveau, comme un convalescent qui s'assure de ses forces. Plus ses joues étaient lisses, mieux ressortait la barre déjà noire de sa lèvre supérieure. Il savait que la nuit, comme d'habitude, serait dure à passer, que des idées contradictoires, obstinées, exclusives, se porteraient à l'assaut de son cerveau, qu'il voudrait tour à tour, sûr de ne plus varier, reprendre le ferry, filer à l'aéroport, se jeter par la fenêtre, et que le sport consistait à ne rien faire de tout cela, de manière à se retrouver au matin en vie, la moustache croissante, en s'étant contenté de rêver des actes irrémédiables. Il craignait plus que tout, sous l'effet d'une nouvelle lubie, de raser sa moustache et de devoir ensuite tout reprendre à zéro. Il entrevit une suite de jours et de nuits scandée par l'alternance des rasages, des espoirs de repousse, vainement éternisée dans l'attente, l'indécision, la succession plutôt de décisions contraires. Les idées noires revenaient, c'était prévu, bien sûr, le tout était de tenir. Tenir, rien de plus.
Il songea à se soûler, mais c'était trop dangereux. Après avoir appelé Paris encore une fois, inquiet de ce qu'il dirait si par extraordinaire Agnès décrochait, il descendit à la recherche d'une pharmacie où il pourrait se procurer des somnifères, mais lorsqu'il en eut trouvé une ouverte, qu'il eut expliqué ce qu'il voulait à grand renfort de mimiques ridicules, mains croisées sous un oreiller imaginaire et ronflements puissants, la vendeuse prit un air réprobateur et lui fit comprendre qu'il fallait une ordonnance. Il dîna sans faim, de nouilles et de poisson, dans un restaurant en plein air, marcha longtemps, pour se fatiguer, prit un tramway. Accoudé à une fenêtre dépourvue de carreaux, à l'étage supérieur, fumant cigarette sur cigarette malgré l'interdiction que personne ne respectait, il regarda défiler les façades des immeubles, les lumières, les enseignes, les quartiers qui se succédaient, animés ou déserts, les trams qui arrivaient en sens inverse, si proches qu'il lui fallait, à chaque fois, retirer précipitamment son coude.