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[Elle raconte son malheur à ma femme, et en reconnaît la cause. Ensuite elle met son âme à nu, disant ce qu’elle a tu dans la lettre à Laure.].
10 novembre.
C’est entre la mort et la vie, que je t’écris, chère sœur; mais je crois pourtant que je suis mieux: du moins j’ai plus de courage. Quel triste sort m’attendait à Paris! Et quel a été le terme de mes trop mondaines espérances! J’ai perdu… ce qu’on ne recouvre jamais, et j’envie le sort de ces filles que je regardais comme bien au-dessous de moi, mais qui sont à présent au-dessus; elles ont l’honneur, et je ne l’ai plus!… On a beau me dire que la violence… La violence faite à Thamar ne lui ôta pas moins sa qualité de fille, et l’infortunée passa ses jours dans la honte et dans la douleur!…
Chère amie! je ne veux pas que tu saches mes malheurs par d’autres que par moi; on pourrait te les affaiblir, en te les racontant; je veux te les peindre tels qu’ils me sont arrivés. Ils sont une punition du Ciel: si je n’avais rien écouté; si je n’avais pas souri au crime, aurait-il jamais osé porter la main sur moi! Tu le sais, je ménageais le marquis; j’ai fait la faute de lui répondre par écrit de lui parler, on ne se doute pas ici des torts que j’ai eus; mais je les sais, moi, et ils ont toujours été l’une des causes de mon désespoir. Bien plus, j’étais avertie que l’odieux marquis devait entreprendre quelque chose contre moi dans la journée, et mon cœur s’est gonflé d’orgueil; j’ai eu la vanité de me considérer d’avance comme une héroïne enlevée qui n’aurait qu’à dire un mot pour se faire obéir par son ravisseur. Je n’ai rien craint, rien redouté; je me croyais trop adorée, pour qu’on osât entreprendre quelque chose qui pût me déplaire. J’ai été plus loin, j’ai bravé un serrement de cœur, que j’éprouvais depuis deux jours; et qui s’était augmenté depuis la soirée des échelles de corde, dont je t’ai parlé. Que je suis punie de ma vanité sotte, et de mon imprudent orgueil! Tu vas en juger par mon récit.
Tu sais, ma chère sœur, que j’étais dans une situation singulière, lorsque je t’écrivis ma dernière lettre, précisément la veille de mon malheur. Je ne crois pas aux pressentiments, d’ailleurs mes inquiétudes avaient pour objet deux autres personnes, au sujet desquelles je ne suis guère tranquillisée: je t’en dirai deux mots en finissant. Nous partîmes de bonne heure pour aller à la promenade, à cause du beau temps. Je ne m’étais jamais sentie tant de vanité que ce jour-là: pas un homme qui ne s’arrêtât pour nous regarder, Mlle Fanchette et moi, et qui ne nous adressât des choses gracieuses… J’ai payé cher ce plaisir frivole!… Le marquis nous suivait, et sans doute il fut témoin de cette admiration qu’on nous marquait; peut-être hâta-t-elle l’exécution de son dessein, en donnant plus d’activité à sa criminelle passion… À notre retour, il m’enleva. Je ne voulus ni crier, ni me défendre. Je n’avais même aucune frayeur; mais je m’aperçus bientôt que j’avais affaire à de vils agents, qui exécutaient leurs ordres en automates: l’état gênant où ils me mirent, en me couvrant la bouche, et même les yeux, me fit évanouir. Je revins à moi chez le marquis: il se présenta en riant. Je le traitai comme il convenait à une femme outragée, qui parle à un homme dont elle se croit la maîtresse adorée. J’exigeai qu’il punît ses agents. Il les a effectivement punis, de la manière la plus complète, à ce qu’il me paraît. Mais je me fis tort par-là; il crut m’avoir satisfaite, et lorsque j’exigeai ma liberté, je reconnus que les hommes ne nous sont pas aussi soumis, malgré leurs adulations, qu’ils tâchent de nous le persuader; je ne fus pas obéie à beaucoup près! je te l’avouerai, je m’abaissai aux prières les plus humbles, jusqu’à promettre d’écouter ses vœux, s’il voulait me rendre à Mme Canon. Je vis dans ses yeux qu’il avait d’autres desseins; une frayeur puérile succéda aussitôt à mon excès d’audace; je m’évanouis. L’infâme (c’est le nom qu’il mérite), m’a dit ensuite, qu’il croyait que je l’avais fait exprès. Il abusa de ma triste situation pour satisfaire sa brutalité. J’étais entre la mort et la vie: car j’avais une connaissance confuse de ce qui se passait; je voulais m’écrier, et je sentais que ma langue était liée. Enfin, je repris connaissance. Mon premier mouvement fut de le déchirer. Je fis un effort qui épuisa mes forces, ou plutôt qui me montra que je n’en avais plus. Il est impossible d’exprimer à combien d’indignités je fus exposée dans cette triste situation: le malheureux agissait comme si j’eusse été sa complice… J’entendais ses expressions et ma langue ne pouvait se délier pour le démentir. Mais l’excès de mon désespoir le toucha enfin, ou le rebuta, je ne sais lequel. Il passa dans une autre pièce, et il dit tout haut à deux femmes, la honte de notre sexe, qui le servent dans ses débauches: «Voyez donc ce qu’elle a! je crois en vérité qu’elle est réellement évanouie.» Elles le regardèrent en ricanant, et elles vinrent auprès de moi; je les voyais, je les entendais, mais je ne pouvais leur parler. L’une me tâta le pouls, et elle fit à l’autre un signe alarmant: «Elle se meurt! ceci est sérieux! il faut le dire à monsieur!…» Celle à qui l’on parlait se prit à rire, en répondant une chose très grossière. Elle alla trouver le marquis. Il revint: je crus qu’il allait insulter à mon malheur; mais il fit un geste de désespoir, et il leur dit: «Ne négligez rien! Ah Dieu! si j’étais assez malheureux pour causer sa mort, je ne me le pardonnerais pas! Bon! répondit la plus méchante des deux femmes, c’est une bégueule! est-ce qu’on meurt de ces choses-là!» Le marquis la fit taire, et on me laissa tranquille, par l’ordre d’un médecin, qui ne m’aborda que les yeux bandés, je crois, mais je n’en suis pas absolument sûre à présent. Les femmes me forcèrent, par toutes sortes de moyens, à prendre ce qui m’était ordonné; j’avais une si grande frayeur du marquis, que dès qu’on prononçait son nom, je tressaillais; elles s’en aperçurent, et elles employèrent ce moyen, pour m’obliger à recevoir tout ce qu’elles me présentaient; la menace de faire entrer le marquis m’eût fait avaler du poison. Je me remis un peu. Lorsqu’on vit que j’avais recouvré toute ma connaissance, on me présenta une lettre du marquis, que je rejetai avec indignation.»Lisez sa lettre, me dit une des femmes, où il va paraître lui-même.» Je lus donc cette odieuse lettre, que j’ai retrouvée dans mes poches, et que je t’envoie.
Lettre du Marquis, à Ursule.
L’amant le plus tendre et le plus respectueux, malgré les apparences contraires, obtiendra-t-il que vous vouliez le voir un instant, mademoiselle? Il ne prétend que vous rassurer sur les étranges idées que vous avez prises de lui et de sa conduite avec vous. Votre situation me met au désespoir; je n’aurais jamais pensé qu’une fille aussi raisonnable pût s’abandonner à des frayeurs, assez vives, pour la mettre à deux doigts du tombeau; et comme si ce n’était pas assez de ses peines trop réelles, les chimères de son imagination lui en fournissent de plus cruelles encore, Quoi! vous avez pensé… Mais non, vous ne l’avez pas cru, et les reproches que vous m’avez faits, étaient une suite du délire. Vous êtes, mademoiselle, telle que vous êtes entrée chez moi; rassurez-vous, et ne croyez pas à des attentats qui n’ont eu de réalité que dans votre imagination. C’est pour vous tranquilliser là-dessus, connaissant toute votre délicatesse, que je prends la liberté de vous écrire: l’horreur que je vous inspire, d’après ces idées fausses, ces rêves, que vous croyez des réalités, m’empêche de me présenter devant vous; mais une fois désabusée, et votre santé assez fortifiée pour qu’on puisse vous transporter sans danger, moi-même j’irai prendre vos ordres, pour vous remmener chez votre gouvernante, et m’exposer à tout ce que la colère pourra lui suggérer. Voilà, mademoiselle, votre vraie situation, et mes véritables dispositions.
Je suis avec le plus profond respect et le dévouement le plus absolu,
Votre, etc.
On me demandait une réponse à cette lettre, ou plutôt on l’exigeait: mais, malgré tous mes efforts, je ne pus parvenir à la commencer. J’étais absorbée dans mes réflexions, et ma tête encore faible, se fatiguait à tâcher de rendre vraisemblable ce que le marquis m’écrivait. Ne pouvant rien débrouiller, je trouvai plus court et plus consolant de le croire, et cette crédulité me tranquillisa beaucoup mieux que tout le reste. C’était son but sans doute. Mais l’abominable homme ne me rappelait des portes de la mort, que pour m’y faire retomber par la plus indigne des brutalités.
Il vint me voir, et par les respects les plus affectés, par ses regrets, par ses larmes, il me rassura davantage encore. J’allais absolument mieux le lendemain, mais le sommeil fuyait loin de mes paupières, et j’étais fort agitée. Il me proposa lui-même une potion calmante que j’acceptai. Elle me procura un profond sommeil, qui ne finit que par une situation dans laquelle je ne m’étais jamais trouvée, soit que ce fût l’effet de ce qu’on m’avait fait prendre, ou qu’elle eût une tout autre cause. En m’éveillant, le marquis était à mon égard le plus coupable des hommes: cependant… Je secondais son crime, malgré moi, comme s’il y eût eu dans moi une autre volonté contraire à la mienne… Il a même osé depuis m’assurer que je lui avais rendu un baiser… Si je l’ai fait, mon âme n’y a point eu de part, et cette malheureuse connivence de mes sens n’a servi qu’à redoubler mon désespoir, lorsque ma raison a été revenue. Jamais il n’y eut de fureur égale à la mienne; je voulais tuer l’infâme; j’aurais, je crois, attenté à ma propre vie, si j’en avais eu la liberté. Je l’entendais qui disait, en se retirant, après m’avoir laissée entre les mains des deux femmes: «C’est une inconcevable fille!».
Ces deux malheureuses, loin de me consoler, entreprirent de me faire honte de mon désespoir; elles me raillèrent cruellement, et si j’avais cru le marquis capable de penser et de parler comme elles, je ne sais ce que je serais devenue. Mais lorsque leurs propos eurent porté mon indignation au plus haut point, et que j’eus imposé silence aux deux créatures de la manière la plus propre à m’en faire obéir, un laquais du marquis les fit sortir de ma chambre, et j’entendis qu’il les traitait avec une sévérité réelle. Aussi ne reparurent-elles plus devant moi; deux autres, fort jeunes et très naïves, leur furent substituées. Malgré cet adoucissement (si l’on pouvait en donner à des peines comme les miennes), j’envisageais ma situation avec désespoir; je voyais que le marquis avait résolu de me garder, pour assouvir entièrement sa passion, et passer successivement avec moi, de la violence aux soumissions, comptant qu’enfin, je me ferais à mon sort; je pris le parti de ne plus rien recevoir de leurs mains, qui prolongeât ma vie. On me laissa d’abord assez tranquille, espérant qu’en ne me pressant pas, et feignant de ne pas s’apercevoir de mon dessein, le besoin me ferait bientôt accepter sans honte, ce que je n’aurais pas encore refusé. Mais la journée s’étant écoulée, on marqua de l’inquiétude: je le voyais aux mouvements qui se faisaient autour de moi. Le marquis parut enfin lui-même, et sans m’approcher de trop près, il me pria de prendre quelque chose.»Je ne veux rien de vous que la mort, lui dis-je; tout autre don qui viendra de votre part m’est odieux.» En même temps je fis un mouvement de désespoir qui l’obligea de disparaître. Je refusai constamment durant la nuit et le lendemain de prendre aucune nourriture. Ce fut alors qu’il m’offrit ma liberté. Cette promesse ébranla ma résolution; je ne voulus pas avoir à me reprocher d’y avoir été insensible. J’acceptai quelque chose, et je le sommai aussitôt de tenir sa parole. Mais je ne pus moi-même faire aucun mouvement sans m’évanouir, tant ma faiblesse était grande! Je vis le marquis en larmes; il me les cachait, et ce fut ce qui me donna moins d’horreur pour lui. Je continuai de recevoir les secours qu’on apportait à ma situation, et je me fortifiai en quelques jours. Je fis de nouveau presser le marquis de me tenir sa parole: mais il éludait toujours sous quelque prétexte. Enfin, un soir, il vint auprès de mon lit, et après beaucoup d’excuses et de protestations, il me déclara qu’il n’attendait que ma convalescence, pour me tenir sa parole, au sujet du mariage secret, qu’il m’avait proposé; qu’il me donnerait toutes les assurances d’une prompte ratification. Je rejetai son offre. Il jura pour lors que ma liberté dépendait de moi, mais à ce prix, et qu’il aimerait mieux me voir périr que d’abandonner ses espérances. Il me tourmenta, il m’effraya même par les plus terribles menaces (du moins dans mes idées). Je fléchis… malgré moi. Nous en étions là (et voici un secret que je n’ai révélé à personne, pas même à Mme Parangon, ni à Laure, à laquelle dans mon premier trouble, j’ai écrit ce même récit), quand je vis entrer un prêtre et quatre témoins. On essaya de me lever: on y parvint, en me soutenant, on me para même, et on me conduisit dans une chapelle, où le prêtre nous donna la bénédiction des mariés. Je dis oral, ne sachant ce que je faisais. Le marquis paraissait transporté d’autant de joie que j’avais de douleur.
Je suis revenue, et l’on m’a remise au lit. Il a passé la journée auprès de moi, ne souffrant pas que je reçusse aucun service que de sa main. J’en conviendrai, je me résignais à mon sort, et je cherchais à prendre pour un homme que je regardais comme mon mari, les sentiments que j’allais lui devoir. Il a profité de ces dispositions, qu’il a devinées dans mes regards, et par un demi-sourire qui m’est échappé sur quelque chose qu’il disait. Il s’est mis à genoux devant mon lit; il a pris ma main; il l’a baisée la larme à l’œil, en me disant: «Non, belle Ursule, non, ma chère femme, vous ne me haïssez pas! dites-moi que vous ne me haïssez pas? – Au moins, ai-je répondu, votre démarche d’aujourd’hui m’oblige-t-elle a étouffer la haine, si j’en ai eu.» Il ne m’a répondu que par des transports, et me voyant assez bien disposée, il s’est mis auprès de moi, disant qu’il était mon mari, et que c’était son droit. Je me suis trouvée hors d’état de lui résister: qu’aurais-je dit? j’ai cédé, et malgré ma faiblesse, il a fallu souffrir tout ce que cet homme a voulu. Il m’a donc eue enfin de mon aveu… Je sentais néanmoins quelque chose qui m’inquiétait: non que je doutasse de la vérité de mon mariage, mais j’avais une inquiétude sans motif clair; je me demandais si ce qui venait de se passer était un songe? J’ai soupé avec lui, avec assez de tranquillité. Il allait sans doute se remettre au lit avec moi, lorsque j’ai entendu un grand bruit à la porte de ma chambre. Les deux femmes que je croyais renvoyées par le marquis, sont venues lui dire que c’était des gens armés, avec la garde. Sans se troubler, du moins en apparence, le marquis a dit d’ouvrir: mais en même temps il a disparu par une porte dérobée. Les deux femmes ont ouvert, et se sont évadées facilement; parce que mon frère et ceux qui l’accompagnaient, n’ayant d’abord songé qu’à moi, ils leur en ont laissé tout le temps. J’ai été surprise de la conduite du marquis, et j’attendais qu’il revînt pour s’expliquer. Ainsi je n’ai pas dit un mot de mon prétendu mariage, ni à mon frère, ni à M. Gaudet; mais ce dernier m’ayant demandé si le mariage secret était fait, sur ma réponse affirmative, il m’a recommandé de garder le silence là-dessus, en me disant: «J’ai des raisons pour croire que c’est un faux mariage, qui d’ailleurs ne vaudrait absolument rien, quand ç’aurait été un véritable prêtre. Mais je m’en informerai, et je tiendrai le marquis par-là, mieux que si le mariage était valide…» Je me suis absolument abandonnée à la conduite de l’ami de mon frère, surtout quand j’ai su que c’était lui qui avait découvert ma prison, et obtenu les ordres pour m’en tirer.
Je ne te déguise rien, ma chère sœur; mais je te demande le plus profond secret. Je me trouve dans une si étrange conjoncture, que je n’ose ni parler, ni louer, ni blâmer personne, pour que cette conduite ne fasse pas une impression défavorable pour moi, je feins d’être plus absorbée que je ne la suis. Je redoute d’ailleurs la colère d’Edmond et les dangers où elle peut l’exposer, ainsi que nos chers parents, sur qui le contrecoup de son imprudence retomberait; je lui dissimule autant qu’il est en moi, les torts du marquis, et si je l’avais pu, il aurait ignoré tout ce qui s’est passé dans l’intérieur de la petite maison. Pour M. Gaudet, c’est la prudence même: je suis instruite de toute sa conduite, parce qu’on en parle à côté de moi dans des temps où l’on me croit assoupie; elle est très adroite, et il me dédommage au moins par tous les moyens possibles: car il serait bien honteux et bien désespérant de n’être venue à Paris que pour être la victime d’une brutalité, sans que rien compensât la perte irréparable que j’ai faite. J’apprends que j’ai quinze mille livres de rentes. Je n’oublierai jamais ce service, que je dois à M. Gaudet, et ma douleur, toute vive qu’elle est, ne me rend pas insensible au bien qu’il m’a procuré. Si je m’étais vendue, et que ce fût le prix de mon innocence, j’en aurais honte, et ni nos chers parents, ni vous ne pourriez me revoir; mais ce ne sont que des réparations trop méritées, malheureusement!… On peut dire que cet homme est un ami essentiel: tandis que les autres parlent, il agit, et va droit au but. Car si désormais, je suis réellement l’épouse du marquis, ou si le conseiller (ignorant ce qui, s’est passé, à l’enlèvement près) se détermine jamais à conclure, je crois que ma dot aidera beaucoup à les décider l’un et l’autre! M. Gaudet m’a fait entendre qu’il avait eu ce double motif en vue: vrai, cet homme-là est à tout; et s’il avait entrepris de me faire duchesse, avant mon accident, je crois qu’il y aurait aisément réussi. C’est ce qui fait que dans tous nos entretiens particuliers, je recommande à mon frère de se tenir attaché à M. Gaudet, quoi qu’on lui dise: sa conduite le regarde; mais ses services nous obligent; il est capable d’en rendre de toute espèce, et nous lui devons infiniment de reconnaissance…
Le lendemain.
Comme j’en étais hier à la page précédente de ma lettre, j’ai reçu la visite de M. Gaudet. Mon mariage est faux: l’homme en prêtre était un domestique du marquis; M. Gaudet a fait cette découverte, par le, moyen des deux jeunes filles qu’on m’avait données en second pour me servir, quoiqu’elles ne fussent pas du secret, car elles n’avaient pas vu le mariage; mais M. Gaudet, qui avait des soupçons, leur ayant demandé tout uniment lequel des gens du marquis était en prêtre, le jour de ma délivrance, elles l’ont nommé, sans connaître le motif de ce déguisement…
Une heure après.
Lorsque M. Gaudet a été parti, on m’a annoncé M. le conseiller. On m’a dit qu’il était déjà venu plusieurs fois. La conversation que nous avons eue est singulière! Après m’avoir témoigné l’intérêt qu’il prend à ce qui me touche, j’ai vu qu’il voulait pénétrer plus avant avec moi, qu’il n’avait fait avec Mme Parangon et mes autres amis. Je me suis trouvée très embarrassée. Mentir me répugnait; d’ailleurs le mensonge nous met toujours au-dessous de celui à qui nous mentons, fût-ce le dernier des laquais; car nous craignons qu’il ne découvre la vérité, et qu’après avoir su le mensonge, il ne nous méprise. Cela est encore plus vrai d’une fille avec son amant: le mensonge, dans cette position, est, je crois, égal au manque de sagesse, pour la honte dont il la peut couvrir; voici comme je me suis tirée. Le conseiller, après les compliments, m’a dit: «L’état où je vous vois, prouve que vous avez eu beaucoup à souffrir du marquis, mademoiselle? – Et de mon désespoir, monsieur. – Quel indigne moyen… d’arracher des faveurs! Ce ne sont pas des faveurs que la violence arrache. – Je le sais, mademoiselle: mais j’ai employé ce terme faute d’autre. Le marquis s’est rendu bien coupable! – Au-delà de ce que vous pouvez imaginer, monsieur, et ses propositions de mariage secret n’ont pas été le moindre de ses torts. – Il employait ce moyen? – Certainement, et toute la violence d’un homme emporté par une passion criminelle! Et quelle ressource aviez-vous, contre ses attaques? Mes larmes, les instances, les prières, l’état déplorable où je me suis trouvée, par de fréquents évanouissements. – Vous vous êtes évanouie? – Au point que deux femmes qu’il m’avait données pour me servir, ne pouvaient me quitter. – Elles ne vous quittaient pas? – Non, monsieur, ni jour ni nuit; et lorsque le marquis venait, elles étaient toujours prêtes à venir au moindre mot. (C’est la vérité, mais les malheureuses me trahissaient.) – N’a-t-il rien osé… c’est comme magistrat, et comme ayant du crédit ici que je vous fais cette question?» J’ai feint de me trouver mal, en lui répondant: «Le souvenir des excès du marquis… Je ne me trouve pas bien, monsieur, sonnez…» Il a sonné… «Cette image, ai-je repris, comme égarée, ôtez-la! – où? – Là, au pied de mon lit… Retire-toi, monstre!… Ne m’approche pas!…» On est entré. «Elle est dans le délire!» a dit le conseiller avec effroi. Par cette adresse je m’en suis débarrassée, sans avoir répondu à sa question d’une manière qui l’éclairât, et sans avoir menti. Si pourtant un jour, il s’agissait réellement de mariage entre lui et moi, je crois que je ferais le mensonge: car sa personne m’a toujours convenu; et puis, je ne perds pas de vue l’utilité dont cette alliance serait à notre famille, et le relief qu’elle nous donnerait dans le pays.
Le jour suivant.
Je viens d’avoir une longue conversation avec Mme Parangon. Ô! ma chère sœur! que de secrets elle m’a dévoilés! Ils sont tels que je ne lui ai rien caché non plus: je lui ai ouvert mon cœur comme à toi-même. Je vais seulement te rendre compte de ce qui la concerne.
Elle croit que ce qui vient de m’arriver est une juste punition du Ciel, dont elle s’accuse elle-même d’être l’auteur, ainsi que mon frère: c’est fondante en larmes qu’elle s’est chargée de tout mon malheur. Hélas! je suis plus coupable qu’elle (si quelqu’un l’est, outre le marquis)!… Et mon orgueil a fait bien plus que toutes les fautes étrangères! je ne t’ai rien déguisé, et tu as vu que je n’ai pas toujours été prudente… La vanité est présomptueuse, et quand le vice est le gardien de la vertu, il est aisé d’endormir la sentinelle. Elle est grosse… Mais de qui?… oh! ma chère!… l’oserai-je dire? d’Edmond!… Elle a subi le même traitement que moi… la violence… Mon frère!… ma chère Fanchon! Ah! tous les hommes se ressemblent! Edmond s’être porté à cet excès, avec une femme… la sœur de sa prétendue… Voici le récit de cette vertueuse dame; car elle l’est plus que jamais.
«Ma chère Ursule, je vois dans tout ce qui vous est arrivé, beaucoup plus loin que vous, et que tout le monde non que j’aie plus de pénétration, mais je suis plus instruite. Est-il possible, ma chère fille, que tu sois la victime des fautes d’autrui!… Mais Dieu est juste; il nous punit par des vues profondes, convenables à sa divine sagesse, et toujours de manière que si nous savions tirer avantage de la Punition, elle nous serait profitable par ses effets… Ma chère Ursule… Je suis sans doute la cause de ton malheur, ou du moins, je partage cette funeste influence avec Edmond… Nous sommes, lui et moi, les plus viles des créatures… Je nourris depuis longtemps un penchant criminel pour ton frère… Ô mon amie! je puis te faire cet aveu aujourd’hui que ton accident te met hors des atteintes de la séduction… Ce n’est pas que je me sois, avant notre faute, avoué jamais ce penchant coupable; au contraire, je me le déguisais de toutes les manières, et lorsque l’évidence se présentait à mon esprit, je fuyais: mais je fuyais auprès de toi, et sans le savoir, sans que je le susse bien clairement moi-même, ta présence nourrissait un feu que je croyais éteindre par ton amitié. Durant mon séjour ici avec toi, j’ai tour à tour éprouvé tout ce que l’amour et la jalousie ont de plus cruel. Je le destinais à ma sœur: rien ne paraissait devoir empêcher leur union, et cette assurance, objet de tous mes désirs, au lieu de combler mes vœux, me rendait jalouse de Fanchette! Jamais, jamais mon amie, ce sentiment affreux n’a été écouté; mais je l’avais, et j’étais obligée de le combattre: un premier mouvement, dans certaines occasions, me portait à haïr ma rivale dans Fanchette, à la repousser, lorsqu’elle venait me caresser. Mais, ma chère Ursule, c’était précisément dans ces occasions que je lui prodiguais ces caresses si vives, qui ont souvent excité ton admiration: je me punissais moi-même, et mon coupable cœur, en faisant tout le contraire de ce qu’il eût désiré.
«Je me lassai d’être avec vous: ma folle passion, portée à son comble, par la nouvelle qu’Edmond aimait une fille, pour laquelle il avait eu du goût, ne me laissait plus de repos. Je gagnai à ce surcroît de supplice il rendit mon cœur à la nature, et je plaignis Fanchette comme si elle avait senti à ma manière la perte qu’elle allait faire: tu l’as vue arrosée de mes larmes que tu attribuais à de plus purs motifs. Je partis. J’arrivai. Edmond vint au-devant de moi: et son premier regard fut celui de l’amour. On ne s’y trompe pas, surtout quand on est coupable soi-même. Ce regard me remplit de joie. J’osai penser, j’osai me dire: – je suis aimée. Au premier moment de liberté, il ne me laissa plus de doute. Il m’apprit que sa passion pour Edmée m’était immolée de la manière la plus complète. Je nageai dans une sorte de volupté; je la croyais innocente: je m’y livrai tout entière. Edmond paraissait enivré! que je le trouvai aimable! Il s’était formé depuis mon absence, hélas! aux dépens de ses mœurs! mais je l’ignorais! il s’était formé; et moi je crus devoir quitter le ton pédagogue que j’avais toujours eu avec lui: nous nous mîmes à l’unisson. J’étais enchantée de trouver dans Edmond un homme fait, au lieu d’un timide protégé. J’admirai comment, s’il prenait encore son ancienne manière, ce n’était plus que pour m’exprimer plus respectueusement ses sentiments d’estime, de reconnaissance et d’amitié. Je me livrai avec une sécurité dangereuse à la plus traîtresse des passions, et je fus pendant quelque temps dans la plus douce situation de ma vie car le reste en est empoisonné! Jamais je n’avais été si heureuse auparavant!… Je ne sais si c’était de lui-même, ou par des conseils étrangers, mais Edmond tint une conduite très adroite: respectueux en apparence, mais tendre, il m’arrachait tous les jours de nouvelles faveurs sans que je pusse m’en offenser. Comment l’aurais-je soupçonné! mon cœur, d’accord avec lui, bien loin de chercher à le trouver coupable, en rejetait l’idée avec horreur. Je m’accusais d’être chimérique. Je m’accoutumai donc insensiblement à sa conduite, et nous étions déjà beaucoup plus familiers qu’il ne convient à une femme de l’être avec tout autre que son mari, lorsque Edmond hasarda quelques libertés qui m’éclairèrent. Je les réprimai. Il se plaignit, comme de la plus grande injustice; je me calmai. Il en abusa. C’est la marche des hommes; ils ne reculent jamais: je l’ai appris à mes dépens. Ne pouvant plus douter de ses vues, je l’évitai, mais sans le haïr. Le pouvais-je, quand je portais dans mon sein le complice… Et je l’y porte encore: mon cœur me trahissait!… Il m’écrivit. Ma réponse fut, selon moi, foudroyante. Mais je n’aurais pas dû la faire, ni avouer que j’avais surpris une lettre de ce même Gaudet que tu nommes ton Sauveur, et qui l’est en effet, mais qui n’en est pas moins la cause première de tous nos maux; cela mettait entre Edmond et moi trop de familiarité, en me donnant l’air d’une femme curieuse et peut-être jalouse. Je payai chèrement cette imprudence!… Nous nous réconciliâmes encore; ma facilité à pardonner enhardissait à m’offenser; ou plutôt, je n’aurais dû ni me fâcher, ni me réconcilier: une femme est perdue, lorsqu’elle en vient à ces alternatives, qui donnent également prise sur elle, en montrant son fort ou son, faible, ce qui la flatte ou ce qui lui déplaît… Un jour, le plus cruel de ma vie!… Je l’avais d’abord cru le plus beau, mais les hommes empoisonnent tout!… un jour Edmond était avec moi, respectueux, raisonnable. Nous nous parlions comme un frère et une sœur, de nos projets: le plaisir que je trouvais à cet entretien, me donnait de l’estime pour moi-même, et je me complaisais à la sentir. Insensiblement Edmond changeait de ton: je m’en apercevais, mais je ne lui en voulais pas… Eh! pouvais-je prévoir!… Ramenant tout à mes idées pour ma sœur, je souffrais des choses plus hardies que je n’en avais encore tolérées. Edmond s’émancipait de plus en plus. Aveuglée, je ne le réprimais que malgré moi et sans doute avec trop de mollesse, cependant ses mains s’égaraient sur moi; elles pressaient tout ce qu’elles pouvaient presser… Je les arrêtai, et dans un mouvement involontaire, non réfléchi du moins, je serrai dans les miennes ces mains brûlantes. Ah Dieu! quel orage j’excitai. Edmond perdit toute retenue dans ses discours; il me fit des reproches; oui, il me reprocha ma vertu!… Faible vertu, hélas! déjà détruite par mes coupables complaisances!… Il attaqua les droits des époux, il me montra toute la corruption de son cœur, et je n’en fus pas effrayée! je lui répondis avec douceur, en raisonnant avec lui: je citai la religion, les lois; je ramenai l’idée de Fanchette pour qu’elle me servît de bouclier, mais je le fis trop tendrement; en disant que je voulais être heureuse par elle; C’était avouer que j’aimais!… Je ne le sentais pas! Edmond le sentit!… Enfin, j’eus l’imprudence de me retrancher derrière mon mari! ma bouche, chaste jusqu’alors, osa dire: «Voudriez-vous me partager avec un autre?» C’était dire, si tu veux, je suis à toi… Je sentis que je m’égarais; j’eus encore recours à Fanchette, à toi; toutes deux vous me servîtes; je fis un tableau touchant de notre union future, qui charma Edmond. Il devint paisible Comme un agneau. Il fit plus, il me jura de ne me jamais montrer de coupables désirs: il me nomma: sa sœur, sa sœur chérie (nom sacré qu’il profanait! le Ciel l’en a puni en toi, ma chère Ursule!) «Vous voilà comme il convient, lui dis-je: vous êtes mon frère! vous me nommez votre sœur; à ce titre, nous pouvons nous aimer sans crime. Mon cher Edmond, croyez-moi, le crime n’est pas la route du bonheur; car si j’entends bien ce que c’est que le crime, c’est tout ce qui est contraire à la maxime, de ne pas faire à autrui, ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît; dès qu’une fois nous avons violé cette règle, il n’y a plus rien de sacré à notre égard, et tout le monde peut nous insulter avec justice: nous sentons à quoi nous expose le tort que nous nous sommes donné, et nous souffrons de notre crainte, à défaut du remords. Nous avons beau nous le dissimuler, crier assez haut contre les autres, pour ne pas entendre le cri de notre propre conscience, nous retombons dans nous-mêmes, nous ne pouvons nous estimer, et nous ne sommes pas heureux; fussions-nous des Gaudet, nous ne saurions l’être. Aussi voyez-vous que pour être supportable à lui-même, votre Gaudet a des vertus; il s’en donne le plus qu’il peut, afin de tenir la balance égale, et de se procurer autant d’estime de lui-même, qu’il a sujet de se mépriser en certaines occasions. Combien serait-il plus heureux, s’il n’avait que des vertus! Ô mon cher Edmond! tâchez de profiter de l’exemple, tout mauvais qu’il est, de votre dangereux ami; imitez-le en ce point, d’être sûr qu’il n’y a de bonheur que dans la vertu: lui-même, chose étrange! ne veut que de ce bonheur-là! Observez qu’il ne séduirait pas une femme mariée, lui qui viole ses autres devoirs avec une sorte de frénésie. On ne saurait dire de lui, qu’il n’a rien de sacré; au contraire, il respecte tout ce qui bouleverserait le système social (ce sont les termes que j’ai entendu sortir de sa bouche, en parlant à mon mari). Ainsi, Gaudet ne sera pas adultère, ni voleur, ni homicide, ni fainéant, ni traître, ni parjure à ses amis, ni même à aucun homme, quoiqu’il le soit à Dieu: c’est un être qui fut fait pour être bon, et que son état, la compagnie de ses semblables a perverti. Il veut vous rendre heureux à sa manière, mon frère. Mais voyez-la, sa manière, et concluez: Gaudet se donne des vertus, pour se lester, en quelque sorte, et compenser le mal qu’il fait; si je me donnais ses vertus, en évitant ses vices, ne serais-je pas infiniment plus sage que lui? Voilà, ce me semble, une conclusion nécessaire et très heureuse? Ensuite, vous pouvez encore tirer un parti excellent de sa conduite: Gaudet s’abstient d’un crime, le plus grand de tous, peut-être! il a de bonnes raisons, des raisons absolument humaines; cet homme ne saurait, en avoir d’autres; Gaudet est prudent, quoique passionné; cet éloignement de l’adultère est fondé sur l’expérience d’autrui, peut-être sur la sienne propre: profitons de cet expérience, sans nous embarrasser comment il peut l’avoir acquise; on peut en cela l’imiter aveuglément.».
«Je me perdais, comme tu vois, en beaux raisonnements, sans faire attention, qu’Edmond s’était mis à mes genoux, qu’il baisait mes mains. Ses discours à la vérité, démentaient ses actions: mais il n’en était pas moins passionné. Il me nommait sa sœur; il me jurait qu’il adorait Fanchette. Il me prit un baiser pour elle. Je sentis bien que c’était pour moi: mais je crus qu’il ne fallait pas que je fisse semblant de m’en apercevoir; et d’un air d’aisance, de confiance, je lui rendis son baiser, me proposant de me lever et de nous séparer à l’instant… Ô ma chère Ursule, ce fatal baiser a été de l’huile jetée sur un brasier dévorant; la flamme a jailli, elle m’a enveloppée, consumée!… Ton frère n’a plus été un homme; il est devenu comme une bête féroce… Je ne pouvais revenir de mon étonnement; à peine j’en croyais la réalité. Je me suis défendue. Il m’a meurtrie. «Périr, ou vous posséder!» Les menaces, l’emportement, la force, la rage, voilà ses moyens… J’ai senti, que plus je résisterais, plus je le rendrais forcené… J’ai cédé, je l’avoue, non à l’amour, ma conscience ne me le reproche pas, mais à la rage. «Satisfais-toi, pensais-je; mais de ma vie, je ne te reverrai: va, je me punirai de t’avoir enhardi!…» Il a triomphé… Je ne te le dirais pas, ma chère Ursule, sans ton malheur; mais… Je ne veux plus te rien cacher… Accablée de douleur, forcée… Je sentis que j’aimais le coupable, et mes sens me trahirent comme avait déjà fait mon cœur… Tout est pour lui! pensai-je, dès que je pus penser: que reste-t-il donc à la vertu? hélas! rien, que ma faible raison…
«Il se mit ensuite à mes genoux; et par les expressions les plus tendres, mais les plus emportées, il me jurait que la jouissance n’avait pas été son but; qu’il avait voulu joindre son âme à la mienne… Je ne répondais pas, oppressée, anéantie. Il a continué; et le coupable a osé s’adresser à la divinité même, qu’il venait d’offenser, et lui demander… de me rendre mère!… Il est exaucé, mais… ce ne saurait être qu’un don de colère… Il est venu me prendre un baiser. Je l’ai repoussé de la main; et comme si toute résistance était faite pour exciter les hommes, il a… renouvelé son offense, presque avec autant d’emportement…
«Ce nouvel attentat m’a cruellement irritée… J’ai entendu venir quelqu’un. Edmond s’est caché: c’était mon… Je l’avouerai l’excès de ma honte m’a fait évanouir, en voyant l’offense. Revenue à moi-même, je ne me connaissais plus, j’ai dit quelques extravagances, sans doute: on m’a crue folle. Mais je n’étais qu’accablée de douleur, d’avoir perdu… hélas! toute la douceur de ma vie, que j’attendais d’Edmond… J’ai laissé croire de moi tout ce qu’on a voulu; je n’ai pas été fâchée d’effrayer le coupable, par l’idée qu’il aurait de ma situation; et comme il ne se croirait pas entendu, de lire dans son cœur pour voir s’il y avait des remords. Il y en a eu, ma chère Ursule. Il m’a juré que jamais il n’entreprendrait rien contre ma vertu; il en a fait le serment à Dieu même. Mais j’avais moi-même excité ces remords. Comme il me croyait en délire, lorsqu’il venait auprès de moi, je voyais son abattement: j’en ai été touchée; mais pour creuser l’impression, j’affectais les plus grands écarts du délire. Ensuite, je lui prenais les mains; je les baisais, je le suppliais de m’épargner… effet de ces scènes répétées était terrible sur lui. J’y ai mis le comble, en paraissant recouvrer ma raison: mon premier mot a été de le bannir sévèrement de ma présence!… Oh! que cet ordre m’a coûté!… mais il le fallait… Il ne m’a plus revue seul: mais il revenait avec tous ceux qui entraient auprès de moi, et sans oser me parler, il était le plus empressé à me rendre tous les, services que ma situation exigeait.
«Je me suis rétablie. Fidèle à mes résolutions, je n’ai plus souffert qu’Edmond m’approchât, et quelque peine que me causât cette privation, elle devait être éternelle. Je voyais sa douleur, son désespoir. J’entendais souvent les discours, qu’il tenait seul: il voulait me fuir, et ne le pouvait pas, s’écriait-il. J’ai cru devoir le calmer, par une lettre que voici:
Celle que vous avez si cruellement outragée, ne vous évite, Edmond, ni par haine, ni par rancune: c’est par raison et par devoir. Elle vous évitera toujours. Vous l’avez voulu!… son bonheur vous était à charge, peut-être sa vie… La dernière échappe au danger, mais l’autre est perdu pour toujours. N’aggravez pas sa peine! c’est l’offensée, qui vous prie de ne pas tant vous occuper de votre crime, que des moyens efficaces de le réparer, par une conduite sans reproche; nous nous sommes perdus, Edmond: plus de confiance, où il n’y a plus d’innocence, plus de douceur, plus d’amitié; tout est détruit, tout est éteint; il ne reste plus que le vice!… J’ai mérité mon sort. Mais tel est mon cœur, que si je pouvais encore vous rendre heureux par la vertu, je le ferais. Mais je sens que je ne le puis plus… Vous avez tout renversé!… Vous êtes le plus coupable des hommes, et… Je suis votre complice!… Edmond, voilà votre crime le plus grand! Vous avez commis un forfait que les lois punissent du dernier supplice, et non seulement, vous m’en avez rendue l’objet et la victime, mais vous avez fait de moi votre complice!… Ingrat, vous m’avez ôté mon innocence, pour prix de la tendre amitié que je vous portais, et que… je ne saurais étouffer, vous m’avez avilie au rang des plus méprisables créatures en faisant retomber sur ma tête, toutes mes faiblesses passées!… Était-ce à vous de m’en punir, vous qui en étiez l’objet!… Mon cousin! jetez un coup d’œil sur votre conduite: envisagez-la de sang-froid, et jugez-vous… Ne perdez cependant pas courage; réparez votre faute, et secondez mes résolutions: elles sont de ne jamais vous voir tête à tête et de vous aimer comme auparavant… Bon Dieu! que fais-je? Ma lettre était commencée, pour vous parler comme le doit une femme, que vous avez… déshonorée… et je finis comme une faible amante!… Je m’en punirai.
Après avoir écrit cette lettre, je la déchirai, ne trouvant pas qu’il fût à propos de l’envoyer; mais je ne la brûlai pas, n’ayant pas en ce moment de feu dans ma chambre, à cause de la saison. Toinette entra, qui m’ayant distraite par quelque chose, me la fit oublier. Je sortis avec elle. À mon retour, je la cherchai, et ne la retrouvai plus. J’en étais dans la plus grande inquiétude, quand ayant ouvert une commode où je serrais mes chaussures, je trouvai deux choses qui m’étonnèrent infiniment. C’était ma lettre, et la réponse, placées dans une paire de souliers de droguet blanc, que j’avais le jour… de mon malheur. Je les pris, et j’aperçus en même temps les traces d’un égarement fougueux… Je lus la réponse, que voici:
Je me conforme, ma Divinité, aux ordres que vous m’avez donnés, et que vos yeux ont la cruauté de me répéter chaque jour: mais du moins, lorsque vous êtes sortie, ne peut-il m’être permis de venir dans le temple que vous habitez? Oui, j’y viens, et j’y rends hommage à ce qui m’est la chose la plus sacrée, après vous, votre parure: elle a un charme céleste, qu’elle tient de vous… J’ai trouvé ce billet déchiré dans votre cheminée; je l’ai lu; j’y réponds; mais je n’ose le garder; je vous le remets, puisqu’il n’était plus destiné à m’être envoyé. Cependant, vous vous êtes occupée de moi! oh! cette idée est le premier plaisir que j’éprouve depuis longtemps! Elle a ouvert mon cœur à un sentiment inépuisable de tendresse, et j’ai prodigué mes adorations à tout ce qui vous touche!… Oui, si j’en étais le maître, je changerais mon sort, avec celui de ces choses inanimées; je m’anéantirais; mais ce serait à votre service, et l’anéantissement serait un bonheur! Femme adorée! soyez cruelle, j’y consens laissez vous adorer, du moins en votre absence! ne m’interdisez pas ce faible soulagement à ma douleur, à mes regrets… Vous m’aimez! ah! que me faut-il donc à présent pour être heureux?… Votre bonheur: voilà ce qui manque au mien… Ne croyez pas cesser jamais d’être ma divinité vous la serez seule, j’en fais le serment! Vous êtes à moi, et je suis à vous rien ne pourra plus rompre le nœud qui nous lie, que la mort. J’en jure par vous-même. Adieu, ma céleste amie. Vous vous débattrez en vain: je vous tiens liée à mon sort… Adieu. C’est de l’amour que j’ai pour vous, pour vous seule; je n’en eus jamais que pour vous; toutes les autres n’ont eu que des désirs; vous, vous seule avez eu de l’amour, je le sens, je vous le jure; il sera éternel: crime ou non crime, je vous adore, je vous adorerais la foudre prête à partir, la terre prête à s’entrouvrir sous mes pas… Ah! grand Dieu! j’ai vu le bonheur, et je me suis dit «Il est inaccessible!» Ce n’est pas vous arracher des faveurs, qu’il me faut: c’est vous posséder, n’être qu’une âme avec vous, confondre la mienne dans la vôtre, vous tenir enlacée, vous regarder, et me dire: «Elle est à elle est ma femme!» Voilà, voilà ce qu’il nie fallait!… Dieu! quel supplice j’éprouve! je brûle d’amour, d’impatience, de désespoir et de rage!… Adieu, Colette… Tu m’es cruelle, je t’en remercie: ne t’avise pas de te radoucir! au lieu de satisfaire ma passion, tu ne ferais, que l’irriter. Après une faveur, j’en voudrais une autre; après t’avoir possédée, je te voudrais avoir seul; je voudrais t’enlever à toute la nature, t’envelopper dans mon existence, pour que tu ne fusses plus que pour moi, qu’aucun œil mortel ne te vît que moi; je te tourmenterais, en t’adorant; je te rendrais esclave, en te traitant en déesse: la passion que tu m’inspires est un délire, une frénésie… Oui, j’aimerais mieux te poignarder, que de te voir à un autre… Je quitte cette idée. Si tu en aimais un autre, toi, moi, lui, nous n’existerions pas un instant après cette fatale découverte!…
Adieu, ma Divinité.
«En cet endroit, j’ai interrompu mon amie.»Ah Dieu! quel emportement! me suis-je écriée. Quoi! c’est ainsi qu’il aime! je ne m’étonne plus!… Ma charmante amie, il faut lui pardonner!».
«Eh! que veux-tu que je lui pardonne! ne m’en ôte-t-il pas les moyens!… Je ne pus lire cette étrange lettre, sans une vive émotion! Si je l’avais eu lue avant mon malheur, il ne serait jamais arrivé; elle m’apprenait à quel homme j’avais affaire et je me rappelai ce que votre père m’avait dit à V ***, qu’Edmond était emporté; mais je ne croyais pas que je dusse l’éprouver, et que ce fût à cet excès. Je continuai donc de l’éviter, jusqu’au jour fatal… Ma chère, fille, ton malheur me fit oublier, et ton frère, et mes remords, et son caractère violent, et sa fougue impétueuse. La lettre de ma tante à la main, je courus à lui: et comment l’abordai-je? La larme à l’œil, inclinée, suppliante, avant de lui montrer la lettre, j’adoucis le coup. Mon premier mouvement, en sortant de ma chambre, avait été de lui dire: «Tenez, Edmond, voilà quelle suite le Ciel donne à votre crime!» Je changeai bien d’avis durant les vingt pas que j’avais à faire!… La douleur et la honte me serrèrent le cœur, et il me vit presque à ses genoux, le prier de se calmer. Je lui baisais les mains!… surpris, confondu, effrayé même, il se lève précipitamment, et se jette à mes pieds.»Qu’est-ce; qu’y a-t-il?… J’atteste le Ciel… Ma cousine! non, rien ne m’est échappé… D’où vient ce trouble?… Ah! je meurs du plus affreux des supplices! Parlez!…, je lui donnai la lettre. Il rougit, il pâlit. Il se leva; mit la lettre en pièces; me poussa hors de son passage, sans me parler, et descendit. Il revint un instant après. «Pardon, pardon, ma cousine!… Ah! je suis au désespoir!… Courons, allons la délivrer! poignarder l’infâme…» J’ai soupiré profondément. Il m’a regardée, s’est écrié: «Ah! c’est moi, c’est mon crime, qui perd ma sœur!… Mais le traître n’est pas celui que j’ai offensé… Me punisse le Ciel après, s’il le veut, mais l’univers entier ne m’empêchera pas de lui arracher l’âme…» Je tâchais de le calmer. Tantôt il m’écoutait; tantôt il me repoussait comme un être inanimé, il s’élançait pour courir; cette agitation cruelle dura longtemps. Mais enfin il se calma un peu. Dans ce nouvel état, quoique plus tranquille, il ne brûlait que plus ardemment de la soif de la vengeance: sa tendresse pour toi se manifestait dans tous ses propos; l’honneur, dont son âme est pleine (quoiqu’il ne l’eût pas empêché… mais les passions sont inconséquentes!) l’honneur ne lui permettait pas d’envisager un instant les périls auxquels la vengeance l’exposait. Nous partîmes en poste deux heures après avoir reçu la lettre, ensemble; j’étais à côté, presque dans les bras de ce même homme que j’avais juré de ne plus voir tête à tête; le jour, la nuit même, rien ne m’effrayait. Effectivement, il n’y avait rien à craindre; Edmond ne voyait qu’Ursule, il ne me parlait que d’elle; il brûlait d’être à Paris. Un seul instant, très court, fut donné à ses sentiments. Ce fut en approchant de cette ville, et lorsque nous l’aperçûmes – «Voilà donc où je brûle d’arriver!» s’écria-t-il. Et se tournant aussitôt de mon côté: «Hélas! dans une autre circonstance, que j’aurais craint l’instant qui doit m’ôter d’auprès de vous! qui doit me priver de la moitié la plus chère de moi-même! Quoi! je désire cet instant! Ah! je le vois bien à présent, l’accident cruel qui m’enlève ma sœur, me prive aussi du jugement et de la raison!» Ses larmes coulèrent aussitôt avec abondance, et il me baisa la main. Il la retint quelques instants, quoique je la voulusse retirer, les yeux fixes, et sans rien regarder. Ensuite il me la rejeta, comme avec horreur, et ne me parla plus, jusqu’à notre arrivée.
À la porte de ma tante, il sauta de la chaise, et monta précipitamment, sans penser à moi. Il revint sur-le-champ m’en faire des excuses. Il salua ma tante. «Où est il? ajouta-t-il aussitôt; son nom, sa demeure, je vous en prie? – Hélas! monsieur, je l’ignore! – Mort et furie! je saurai bien le trouver, moi! – Voyez M. Gaudet! – Ah oui! c’est vrai!… Où est-il?… Je sais son adresse: j’y cours.» Il y courait. Il revint. «Par où faut-il passer en sortant d’ici? – On va vous y conduire, lui dit ma tante; Martine, où est ce jeune homme? – Le jeune homme, le jeune homme; votre Martine me ferait sécher.» Il part. Il vole. Il poussait devant lui son guide. Enfin, il arrive chez M. Gaudet.
«Celui-ci, en l’apercevant, court à lui, l’embrasse, veut lui montrer Laure. Edmond ne lui répond pas. Il interroge: «Son nom, sa demeure: allons retrouver? – Crois-tu qu’il est sous notre main? répond son ami. Il faut de la prudence, de l’adresse… – Et il a ma sœur!… Enfer et rage! il a ma sœur! – Va, nous lui ferons payer cher son audace! Payer! payer! Il faut l’anéantir… – Rapporte-t’en à moi! – À toi!… il est vrai! – Mais il faut dissimuler: s’il entend parler de ton arrivée, de tes menaces, c’est un homme riche, puissant, il se cachera si bien, que nous ne le découvrirons jamais; et il pourrait d’ailleurs, d’après quelques imprudences, te faire arrêter. – Me faire arrêter! je l’en défie, lui et toute cette grande ville! – Un peu de calme! Il faut m’écouter, si tu veux agir. Ignorant tout, que veux-tu faire?… Salue au moins ta cousine… – Ah! il est vrai! Bonjour, ma chère Laure!… Comme elle est embellie!… Mort et furie! ma sœur! – Calme-toi!… Ursule est une ravissante personne. – Ah! le scélérat! où est-il! – Si bien caché, que toutes mes recherches, et celles de la police même n’ont encore pu le découvrir. – L’abominable homme! oh! je le tiendrai! je le tiendrai! – L’assassineras-tu? -…Moi! moi!… Le Ciel m’en préserve! nous nous battrons; je le tuerai, ou il me tuera: si je le tue, je serai vengé; s’il me tue, sa vilaine âme aura un crime de plus à se reprocher, le mépris, et la haine de tout l’univers. Je ne puis que le punir, et je le punirai. – Le plus pressé, je crois, est de tâcher de délivrer ta sœur? – Ah! il est vrai! allons, allons, cherchons! Allons donc! que faisons-nous ici? – Demain, je compte avoir des nouvelles. Demain! demain! ah! mon cher Gaudet! sur le gril jusqu’à demain!… Voilà leur conversation, qui fut dix fois répétée. Heureusement que dès le lendemain, on te retrouva: car Edmond, à ce que dit M. Gaudet lui-même, aurait donné plus d’embarras que ta recherche.
«À présent, ma chère Ursule, j’ai d’autres craintes. Edmond est concentré: il ne parle plus du marquis, il contraint tous ses mouvements; il ne laisse rien percer au dehors de ses sentiments; il se livre même à une sorte de dissipation. Mais je le connais; il est capable de dissimuler, lorsque ses premiers mouvements sont calmés. Nous allons partir. M. Gaudet compte le garder ici. Je ne sais qu’en penser: sans ma faiblesse, je m’y opposerais. Mais après ce qui est arrivé, il faut qu’il reste. Depuis quelques jours, je le revois comme il était avant ton malheur; il reprend les mêmes sentiments à mon égard; il les exprime de même… Il faut qu’il reste!… Mais que de craintes m’assaillent pour lui! Cette ville, Gaudet, le marquis, tout m’épouvante, et point de remède!… Il me disait hier, en regardant Fanchette: «Qu’elle est charmante! je l’aurais adorée, si… elle n’avait pas eu de sœur!» Tu vois qu’il ne veut plus être mon beau-frère, et que ses vues sont changées… D’ailleurs, ma délicatesse répugne à ce mariage. Le but de cette longue confidence, ma chère Ursule, est pour te dire, qu’il ne se fera jamais; qu’il ne saurait plus se faire.».
«Pourquoi? ai-je dit: il me semble, qu’il vaudrait mieux sacrifier un peu de délicatesse, et donner à mon frère un moyen de régler ses sentiments, pour vous, ma respectable amie? – Non, ma chère Ursule: je porte dans mon sein l’empêchement à ce nœud si désiré.».
On nous a interrompues en ce moment. Je t’avouerai, ma chère Fanchon, que je ne goûte pas les raisons de Mme Parangon, et que malgré moi, il me vient des soupçons, qu’elle veut réserver Edmond pour elle-même. Si elle était fille ou veuve, à la bonne heure! mais… elle se dissimule sa faiblesse, et la cache sous des scrupules. D’un autre côté, considère que si une femme est excusable, c’est celle-là. Son mari ne mérite aucuns égards; il est même impossible qu’elle vive à présent avec lui; on l’accuse d’être… comme les libertins, qui ont été peu délicats dans le choix. de leurs amours. En tout cas, je dois suspendre mon jugement: Mme Parangon a trop de mérite, pour être condamnée, sans connaître parfaitement tous ses motifs.
13 novembre.
Je finis aujourd’hui cette longue lettre. Edmond reste décidément ici, mais seul; M. Gaudet nous accompagne: cet arrangement concilie tout. Nous partirons sous deux ou trois jours. Je brûle de vous embrasser tous, ma chère Fanchon! Mais si, après monsieur, cet embrassement a quelque douceur pour moi, je la devrai à M. Gaudet. C’est un homme bien essentiel, comme on dit ici. Mme Parangon se propose de passer quelque temps chez nous avec sa sœur. Je ne désespère pas du mariage; et entre nous, il faudra tâcher de l’y déterminer, tandis que nous la tiendrons là-bas avec sa petite sœur; on ferait venir Edmond. Car entre nous, je crains quelque chose; il m’a semblé que M. le conseiller voyait Fanchette avec des yeux d’admiration. Il faut tout prévoir. Si ce mariage s’arrangeait, le mien pourrait se faire aussi, moyennant ma fortune actuelle. Je ne t’en dis pas davantage; où la raison parle, tout s’entend.
Adieu, ma bonne amie.