38730.fb2 La promesse de l’aube - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I

C'est fini. La plage de Big Sur est vide, et je demeure couché sur le sable, à l'endroit même où je suis tombé. La brume marine adoucit les choses; à l'horizon, pas un mât; sur un rocher, devant moi, des milliers d'oiseaux; sur un autre, une famille de phoques: le père émerge inlassablement des flots, un poisson dans la gueule, luisant et dévoué. Les hirondelles de mer atterrissent parfois si près, que je retiens mon souffle et que mon vieux besoin s'éveille et remue en moi: encore un peu, et elles vont se poser sur mon visage, se blottir dans mon cou et dans mes bras, me recouvrir tout entier… A quarante-quatre ans, j'en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle. Il y a si longtemps que je suis étendu sans bouger sur la plage que les pélicans et les cormorans ont fini par former un cercle autour de moi et, tout à l'heure, un phoque s'est laissé porter par les vagues jusqu'à mes pieds. Il est resté là, un long moment, à me regarder, dressé sur ses nageoires, et puis il est retourné à l'Océan. Je lui ai souri, mais il est resté là, grave et un peu triste, comme s'il savait.

Ma mère avait fait cinq heures de taxi pour venir me dire adieu à la mobilisation, à Salon-de-Provence, où j'étais alors sergent instructeur à l'École de l'Air.

Le taxi était une vieille Renault délabrée: nous avions détenu, pendant quelque temps, une participation de cinquante, puis de vingt-cinq pour cent, dans l'exploitation commerciale du véhicule. Il y avait des années, maintenant, que le taxi était devenu propriété exclusive de son ex-associé, le chauffeur Rinaldi: ma mère, cependant, avait tendance à croire qu'elle possédait toujours quelque droit moral sur le véhicule, et comme Rinaldi était un être doux, timide et impressionnable, elle abusait un peu de sa bonne volonté. C'est ainsi qu'elle s'était fait conduire par lui de Nice à Salon-de-Provence – trois cents kilomètres – sans payer, bien entendu, et, longtemps après la guerre, le cher Rinaldi, grattant sa tête devenue toute grise, se rappelait encore avec une sorte de rancune admirative comment ma mère l'avait «mobilisé».

«Elle est montée dans le taxi et puis elle m'a dit, tout simplement: " A Salon-de-Provênce, on va dire adieu à mon fils. " J'ai essayé de me défendre: ça faisait une course de dix heures, aller retour. Elle m'a immédiatement traité de mauvais Français, et elle a menacé d'appeler la police et de me faire arrêter, parce qu'il y avait la mobilisation et que j'essayais de me dérober. Elle était installée dans mon taxi, avec tous ses paquets pour vous – des saucissons, des jambons, des pots de confiture – et elle me répétait que son fils était un héros, qu'elle voulait l'embrasser encore une fois et que je n'avais pas à discuter. Puis elle a pleuré un peu. Votre vieille dame, elle a toujours pleuré comme un enfant, et quand je l'ai vue là, dans mon taxi, après tant d'années qu'on se connaissait, pleurant silencieusement, avec son air de chien battu – je vous demande pardon, Monsieur Romain, mais vous savez bien comment elle était -j'ai pas pu dire non. J'avais pas d'enfants, tout foutait le camp de toute façon, on n'en était plus à une course de taxi près, même une de cinq cents kilomètres. J'ai dit: " Bon, on y va, mais vous allez rembourser l'essence ", pour le principe. Elle a toujours considéré qu'elle avait conservé un droit sur le taxi, juste parce qu'on a été associés, sept ans plus tôt. Ça fait rien, vous pouvez dire qu'elle vous aimait, elle aurait fait n'importe quoi pour vous…»

Je l'ai vue descendre du taxi, devant la cantine, la canne à la main, une gauloise aux lèvres et, sous le regard goguenard des troufions, elle m'ouvrit ses bras d'un geste théâtral, attendant que son fils s'y jetât, selon la meilleure tradition.

J'allai vers elle avec désinvolture, roulant un peu les épaules, la casquette sur l'œil, les mains dans les poches de cette veste de cuir qui avait tant fait pour le recrutement de jeunes gens dans l'aviation, irrité et embarrassé par cette irruption inadmissible d'une mère dans l'univers viril où je jouissais d'une réputation péniblement acquise de «dur», de «vrai» et de «tatoué».

Je l'embrassai avec toute la froideur amusée dont j'étais capable et tentai en vain de la manœuvrer habilement derrière le taxi, afin de la dérober aux regards, mais elle fit simplement un pas en arrière, pour mieux m'admirer et, le visage radieux, les yeux émerveillés, une main sur le cœur, aspirant bruyamment l'air par le nez, ce qui était toujours, chez elle, un signe d'intense satisfaction, elle s'exclama, d'une voix que tout le monde entendit, et avec un fort accent russe:

– Guynemer! Tu seras un second Guynemer! Tu verras, ta mère a toujours raison!

Je sentis le sang me brûler la figure, j'entendis les rires derrière mon dos, et, déjà, avec un geste menaçant de la canne vers la soldatesque hilare étalée devant le café, elle proclamait, sur le mode inspiré:

– Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d'Annunzio, Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es!

Je crois que jamais un fils n'a haï sa mère autant que moi, à ce moment-là. Mais, alors que j'essayais de lui expliquer dans un murmure rageur qu'elle me compromettait irrémédiablement aux yeux de l'Armée de l'Air, et que je faisais un nouvel effort pour la pousser derrière le taxi, son visage prit une expression désemparée, ses lèvres se mirent à trembler, et j'entendis une fois de plus la formule intolérable, devenue depuis longtemps classique dans nos rapports:

– Alors, tu as honte de ta vieille mère?

D'un seul coup, tous les oripeaux de fausse virilité, de vanité, de dureté, dont je m'étais si laborieusement paré, tombèrent à mes pieds. J'entourai ses épaules de mon bras, cependant que, de ma main libre, j'esquissais, à l'intention de mes camarades, ce geste expressif, le médius soutenu par le pouce et animé d'un mouvement vertical de va-et-vient, dont le sens, je le sus par la suite, était connu des soldats du monde entier, avec cette différence qu'en Angleterre, deux doigts étaient requis là où un seul suffisait, dans les pays latins – c'est une question de tempérament.

Je n'entendais plus les rires, je ne voyais plus les regards moqueurs, j'entourais ses épaules de mon bras et je pensais à toutes les batailles que j'allais livrer pour elle, à la promesse que je m'étais faite, à l'aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ceux dont j'avais si bien appris à connaître, dès mes premiers pas, la puissance et la cruauté.

Encore aujourd'hui, plus de vingt ans après, alors que tout est dit, et que je demeure étendu sur mon rocher de Big Sur, au bord de l'Océan, et que seuls les phoques font entendre leur cri dans la grande solitude marine où les baleines passent parfois avec leur jet d'eau minuscule et dérisoire dans l'immensité – encore aujourd'hui, alors que tout semble vide, je n'ai qu'à lever les yeux pour voir la cohorte ennemie qui se penche sur moi, à la recherche de quelque signe de défaite ou de soumission.

J'étais un enfant lorsque ma mère pour la première fois m'apprit leur existence; avant Blanche-Neige, avant le Chat Botté, avant les sept nains et la fée Carabosse, ils vinrent se ranger autour de moi et ne me quittèrent plus jamais; ma mère me les désignait un à un et murmurait leurs noms, en me serrant contre elle; je ne comprenais pas encore, mais déjà je pressentais qu'un jour, pour elle, j'allais les défier; à chaque année qui passait, je distinguais un peu mieux leurs visages; à chaque coup qu'ils nous portaient, je sentais grandir en moi ma vocation d'insoumis; aujourd'hui, ayant vécu, au bout de ma course, je les vois encore clairement, dans le crépuscule de Big Sur, et j'entends leurs voix, malgré le grondement de l'Océan; leurs noms viennent tout seuls à mes lèvres et mes yeux d'homme vieillissant retrouvent pour les affronter le regard de mes huit ans.

Il y a d'abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec son derrière rouge de singe, sa tête d'intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions; en 1940, il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands; aujourd'hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l'épaule de nos savants; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur la terre; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nous nos grands hommes pour assurer notre propre destruction.

Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues, une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l'oeil et son rictus hilare; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître; il y a si longtemps qu'il préside à notre destin, qu'il est devenu riche et honoré; chaque fois qu'il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l'humanité lui lèche les bottes avec attendrissement; cela l'amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n'existent pas, qu'elles ne sont qu'un moyen de nous réduire à la servitude et, en ce moment même, dans l'air opalin de Big Sur, par-dessus l'aboiement des phoques, les cris des cormorans, l'écho de son rire triomphant roule vers moi de très loin, et même la voix de mon frère l'Océan ne parvient pas à le dominer.

Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine – penché hors de sa loge de concierge, à l'entrée du monde habité, en train de crier «Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre» – c'est un merveilleux organisateur de mouvements de masses, de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, malgré son poil galeux, sa tête d'hyène et ses petites pattes tordues, c'est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l’on trouve toujours dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d'habileté.

Il y a d'autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier; leurs cohortes sont nombreuses et nombreux leurs complices parmi nous; ma mère les connaissait bien; dans ma chambre d'enfant, elle venait m'en parler souvent, en pressant ma tête contre sa poitrine et en baissant la voix; peu à peu, ces satrapes qui chevauchent le monde devinrent pour moi plus réels et plus visibles que les objets les plus familiers et leurs ombres gigantesques sont demeurées penchées sur moi jusqu'à ce jour; lorsque je lève la tête, je crois apercevoir leurs cuirasses étincelantes et leurs lances semblent se braquer sur moi avec chaque rayon du ciel.

Nous sommes aujourd'hui de vieux ennemis et c'est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit; ma mère avait été un de leurs jouets favoris; dès mon plus jeune âge, je m'étais promis de la dérober à cette servitude; j'ai grandi dans l'attente du jour où je pourrais tendre enfin ma main vers le voile qui obscurcissait l'univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié; j'ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l'habitent de leur courage et de leur amour.

CHAPITRE II

Ce fut à treize ans, je crois, que j'eus pour la première fois le pressentiment de ma vocation.

J'étais alors élève de quatrième au lycée de Nice et ma mère avait, à l'Hôtel Négresco, une de ces «vitrines» de couloir où elle exposait les articles que les magasins de luxe lui concédaient; chaque écharpe, chaque ceinture ou chemisette vendue, lui rapportait dix pour cent de commission. Parfois, elle pratiquait une petite hausse illicite des prix et mettait la différence dans sa poche. Toute la journée, elle guettait les clients éventuels, fumant nerveusement d'innombrables gauloises, car notre pain quotidien dépendait alors entièrement de ce commerce incertain.

Depuis treize ans, déjà, seule, sans mari, sans amant, elle luttait ainsi courageusement, afin de gagner, chaque mois, ce qu'il nous fallait pour vivre, pour payer le beurre, les souliers, le loyer, les vêtements, le bifteck de midi – ce bifteck qu'elle plaçait chaque jour devant moi dans l'assiette, un peu solennellement, comme le signe même de sa victoire sur l'adversité. Je revenais du lycée et m'attablais devant le plat. Ma mère, debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits.

Elle refusait d'y toucher elle-même et m'assurait qu'elle n'aimait que les légumes et que la viande et les graisses lui étaient strictement défendues.

Un jour, quittant la table, j'allai à la cuisine boire un verre d'eau.

Ma mère était assise sur un tabouret; elle tenait sur ses genoux la poêle à frire où mon bifteck avait été cuit. Elle en essuyait soigneusement le fond graisseux avec des morceaux de pain qu'elle mangeait ensuite avidement et, malgré son geste rapide pour dissimuler la poêle sous la serviette, je sus soudain, dans un éclair, toute la vérité sur les motifs réels de son régime végétarien.

Je demeurai là un moment, immobile, pétrifié, regardant avec horreur la poêle mal cachée sous la serviette et le sourire inquiet, coupable, de ma mère, puis j'éclatai en sanglots et m'enfuis.

Au bout de l'avenue Shakespeare où nous habitions alors, il y avait un remblai presque vertical qui dominait le chemin de fer, et c'est là que je courus me cacher. L'idée de me jeter sous un train et de me dérober ainsi à ma honte et à mon impuissance me passa par la tête, mais, presque aussitôt, une farouche résolution de redresser le monde et de le déposer un jour aux pieds de ma mère, heureux, juste, digne d'elle, enfin, me mordit au cœur d'une brûlure dont mon sang charria le feu jusqu'à la fin. Le visage enfoui dans mes bras, je me laissai aller à ma peine, mais les larmes, qui me furent souvent si clémentes, ne m'apportèrent cette fois aucune consolation. Un intolérable sentiment de privation, de dévirilisation, presque d'infirmité, s'empara de moi; au fur et à mesure que je grandissais, ma frustration d'enfant et ma confuse aspiration, loin de s'estomper, grandissaient avec moi et se transformaient peu à peu en un besoin que ni femme ni art ne devaient plus jamais suffire à apaiser.

J'étais en train de pleurer dans l'herbe, lorsque je vis ma mère apparaître en haut du talus. Je ne sais comment elle avait découvert l'endroit: personne n'y venait jamais. Je la vis se baisser pour passer sous les fils de fer, puis descendre vers moi, ses cheveux gris pleins de lumière et de ciel. Elle vint s'asseoir à côté de moi, son éternelle gauloise à la main.

– Ne pleure pas.

– Laisse-moi.

– Ne pleure pas. Je te demande pardon. Tu es un homme, maintenant. Je t'ai fait de la peine.

– Laisse-moi, je te dis!

Un train passa sur la voie. Il me parut soudain que c'était mon chagrin qui faisait tout ce fracas.

– Je ne recommencerai plus.

Je me calmai un peu. Nous étions assis sur le remblai tous les deux, les bras sur les genoux, regardant de l'autre côté. Il y avait une chèvre attachée à un arbre, un mimosa. Le mimosa était en fleurs, le ciel était très bleu, et le soleil faisait de son mieux. Je pensai soudain que le monde donnait bien le change. C'est ma première pensée d'adulte dont je me souvienne.

Ma mère me tendit le paquet de gauloises.

– Tu veux une cigarette?

– Non.

Elle essayait de me traiter en homme. Peut-être était-elle pressée. Elle avait déjà cinquante et un ans. Un âge difficile, lorsqu'on n'a qu'un enfant pour tout soutien dans la vie.

– Tu as écrit, aujourd'hui?

Depuis plus d'un an, «j'écrivais». J'avais déjà noirci de mes poèmes plusieurs cahiers d'écolier. Pour me donner l'illusion d'être publié, je les recopiais lettre par lettre en caractères d'imprimerie.

– Oui. J'ai commencé un grand poème philosophique sur la réincarnation et la migration des âmes. Elle fit «bien» de la tête.

– Et au lycée?

– J'ai eu un zéro en math.

Ma mère réfléchit.

– Ils ne te comprennent pas, dit-elle. J'étais assez de son avis. L'obstînatiôn avec laquelle mes professeurs de sciences me donnaient des zéros me faisait l'effet d'une ignorance crasse de leur part.

– Ils le regretteront, dit ma mère. Ils seront confondus. Ton nom sera un jour gravé en lettres d'or sur les murs du lycée. Je vais aller les voir demain et leur dire…

Je frémis.

– Maman, je te le défends! Tu vas encore me ridiculiser.

– Je vais leur lire tes derniers poèmes. J'ai été une grande actrice, je sais dire des vers. Tu seras d'Annunzio! Tu seras Victor Hugo, Prix Nobel!

– Maman, je te défends d'aller leur parler.

Elle ne m'écoutait pas. Son regard se perdit dans l'espace et un sourire heureux vint à ses lèvres, naïf et confiant à la fois, comme si ses yeux, perçant les brumes de l'avenir, avaient soudain vu son fils, à l'âge d'homme, monter lentement les marches du Panthéon, en grande tenue, couvert de gloire, de succès et d'honneurs.

– Tu auras toutes les femmes à tes pieds, conclut-elle catégoriquement, en balayant le ciel de sa cigarette.

Le midi cinquante de Vintimille passa dans un nuage de fumée. Aux fenêtres, les voyageurs devaient se demander ce que cette dame aux cheveux gris et cet enfant triste qui essuyait encore ses larmes pouvaient bien regarder dans le ciel avec tant d'attention. Ma mère parut soudain préoccupée.

– Il faut trouver un pseudonyme, dit-elle avec fermeté. Un grand écrivain français ne peut pas porter un nom russe. Si tu étais un virtuose violoniste, ce serait très bien, mais pour un titan de la littérature française, ça ne va pas…

Le «titan de la littérature française» approuva cette fois entièrement. Depuis six mois, je passais des heures entières chaque jour à «essayer» des pseudonymes. Je les calligraphiais à l'encre rouge dans un cahier spécial. Ce matin même, j'avais fixé mon choix sur «Hubert de la Vallée», mais une demi-heure plus tard je cédais au charme nostalgique de «Romain de Roncevaux». Mon vrai prénom, Romain, me paraissait assez satisfaisant. Malheureusement, il y avait déjà Romain Rolland, et je n'étais disposé à partager ma gloire avec personne. Tout cela était bien difficile. L'ennui, avec un pseudonyme, c'est qu'il ne peut jamais exprimer tout ce que vous sentez en vous. J'en arrivais presque à conclure qu'un pseudonyme ne suffisait pas, comme moyen d'expression littéraire, et qu'il fallait encore écrire des livres.

– Si tu étais un virtuose violoniste, le nom de Kacew, ce serait très bien, répéta ma mère, en soupirant.

Cette affaire de «virtuose violoniste» avait été pour elle une grande déception et je me sentais bien coupable. Il y avait là un malentendu avec le destin que ma mère ne comprenait pas du tout. Attendant tout de moi et cherchant quelque merveilleux raccourci qui nous eût menés tous les deux «à la gloire et à l'adulation des foules» – elle n'hésitait jamais devant un cliché, ce qui était moins dû à une banalité de vocabulaire qu'à une sorte de soumission à la société de son temps, à ses valeurs, à ses étalons-or – il y a, entre les clichés, les formules toutes faites et l'ordre social en vigueur, un lien d'acceptation et de conformisme qui dépasse le langage – elle avait d'abord nourri l'espoir que j'allais être un enfant prodige, un mélange de Yacha Heifetz et de Yehudi Menuhin, qui étaient alors à l'apogée de leur jeune gloire. Ma mère avait toujours rêvé d'être une grande artiste; j'avais à peine sept ans, lorsqu'un violon d'occasion fut acquis dans un magasin de Wilno, en Pologne Orientale, où nous étions de passage alors, et que je fus solennellement conduit chez un homme fatigué, aux vêtements noirs et aux longs cheveux, que ma mère appelait «maestro», dans un murmure respectueux. Je m'y rendis ensuite seul, courageusement, deux fois par semaine, avec le violon dans une boîte ocre, tapissée à l'intérieur de velours violet. Je n'ai gardé du «maestro» que le souvenir d'un homme profondément étonné chaque fois que je saisissais mon archet, et le cri «Aïel Aïe! Aïe!» qu'il poussait alors, en portant les deux mains à ses oreilles, est encore présent à mon esprit. Je crois que c'était un être qui souffrait infiniment de l'absence d'harmonie universelle dans ce bas monde, une absence d'harmonie dans laquelle je dus jouer, au cours des trois semaines que durèrent mes leçons, un rôle éminent. Au bout de la troisième semaine, il m'ôta vivement l'archet et le violon des mains, me dit qu'il parlerait à ma mère et me renvoya. Ce qu'il dit à ma mère, je ne le sus jamais, mais celle-ci passa plusieurs jours à soupirer et à me regarder avec reproche, me serrant parfois contre elle dans un élan de pitié.

Un grand rêve s'était envolé.

CHAPITRE III

Ma mère faisait alors des chapeaux à façon pour une clientèle qu'elle recrutait, au début, par correspondance; chaque prospectus était écrit à la main et annonçait que, «pour distraire ses loisirs, l'ancienne directrice d'une grande maison de couture parisienne acceptait de modeler des chapeaux à domicile, pour une clientèle restreinte et choisie». Elle tenta de reprendre la même occupation quelques années plus tard, peu après notre arrivée à Nice, en 1928, dans le deux-pièces de l'avenue Shakespeare, et comme l'affaire mettait du temps à démarrer – elle ne démarra jamais, en fait – ma mère prodiguait des soins de beauté dans l'arrière-boutique d'un coiffeur pour dames; l'après-midi, elle donnait les mêmes soins aux chiens de luxe dans un chenil de l'avenue de la Victoire. Plus tard vint le tour des vitrines dans les hôtels, des bijoux offerts de porte en porte, dans les palaces, à la commission, de participation à un comptoir de légumes au marché de la Buffa, de vente d'immeubles, d'hôtellerie – bref, je ne manquais jamais de rien, le bifteck était toujours là, à midi, et personne, à Nice, ne m'a jamais vu mal chaussé, ou mal vêtu. Je m'en voulais terriblement d'avoir fait faux bond à ma mère par mon absence totale de génie musical et, jusqu'à ce jour, je ne puis entendre le nom de Menuhin ou de Heifetz sans que le remords se mette à bouger dans mon cœur. Quelque trente ans plus tard, alors que j'étais Consul Général de France à Los Angeles, le destin voulut que j'eusse à décorer de la grand-croix de la Légion d'honneur Yacha Heifetz, qui résidait dans ma circonscription. Après avoir épingle la croix sur la poitrine du violoniste et prononcé la formule consacrée: «Monsieur Yacha Heifetz, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Grand-Croix de la Légion d'honneur», je m'entendis soudain dire, à haute et intelligible voix, en levant les yeux au ciel:

– Ça ne s'est pas trouvé, que veux-tu! Le maestro parut légèrement étonné.

– Vous dites, Monsieur le Consul Général?

Je m'empressai de l'embrasser sur les deux joues, selon l'usage, pour compléter la cérémonie.

Je savais que ma mère avait été terriblement déçue par mon absence de génie musical, parce qu'elle n'y avait plus jamais fait allusion devant moi, et chez elle, qui, il faut bien le dire, manquait si souvent de tact, une telle réserve était un signe certain de chagrin secret et profond. Ses propres ambitions artistiques ne s'étaient jamais accomplies et elle comptait sur moi pour les réaliser. J'étais, pour ma part, décidé à faire tout ce qui était en mon pouvoir pour qu'elle devînt, par mon truchement, une artiste célèbre et acclamée et, après avoir longuement hésité entre la peinture, la scène, le chant et la danse, je devais un jour opter pour la littérature, qui me paraissait le dernier refuge, sur cette terre, de tous ceux qui ne savent pas où se fourrer.

L'épisode du violon ne fut donc plus jamais mentionné entre nous et une nouvelle voie fut recherchée pour nous mener à la gloire.

Trois fois par semaine, je prenais mes pantoufles de soie et me laissais conduire par la main au studio de Sacha Jigloff, où, pendant deux heures, je levais consciencieusement la jambe à la barre, cependant que ma mère, assise dans un coin, joignait parfois les mains avec un sourire émerveillé et s'exclamait:

– Nijinsky! Nijinsky! Tu seras Nijinskyl Je sais ce que je dis!

Elle m'accompagnait ensuite au vestiaire, où elle demeurait, l'œil alerte, pendant que je me déshabillais, car, ainsi qu'elle me l'avait expliqué, Sacha Jigloff «avait de mauvaises mœurs», accusation qui se trouva bientôt justifiée, alors que je prenais une douche, lorsque Sacha Jigloff entra sur la pointe des pieds dans le réduit et, ainsi que je le crus dans mon innocence totale, tenta de me mordre, ce qui me fit pousser un hurlement affreux. Je revois encore le malheureux Jigloff fuyant à travers le gymnase, poursuivi par ma mère déchaînée, la canne à la main – et ce fut la fin de ma carrière de grand danseur. Il y avait alors, à Wilno, deux autres écoles de danse, mais ma mère, ainsi instruite, ne s'y risqua plus. L'idée que son fils pût être autre chose qu'un homme aimant les femmes lui était intolérable. Je ne devais avoir guère plus de huit ans, lorsqu'elle commença à me faire le récit de mes «succès» futurs, à évoquer les soupirs et les regards, les billets doux et les serments; la main furtivement serrée sur la terrasse, au clair de lune; mon uniforme blanc d'officier de la garde et la valse, au loin; les murmures et les supplications; elle me tenait contre elle, assise, les yeux baissés, avec un sourire un peu coupable et étrangement jeune, m'accordant tous les hommages et toutes les adulations auxquels sa grande beauté lui avait sans doute jadis donné droit et dont le goût ou le souvenir ne l'avaient peut-être pas quittée entièrement; je m'appuyais négligemment contre elle; je l'écoutais d'un air nonchalant mais avec le plus grand intérêt, en léchant distraitement la confiture sur ma tartine; j'étais beaucoup trop jeune pour comprendre qu'elle cherchait à s'exorciser ainsi de sa propre solitude féminine, de son propre besoin de tendresse et d'attentions.

Le violon et le ballet ainsi éliminés, et ma nullité en mathématiques m'interdisant d'être un «nouvel Einstein», ce fut moi-même, cette fois, qui tentai de découvrir en moi quelque talent caché qui eût permis aux aspirations artistiques de ma mère de se réaliser.

Depuis plusieurs mois, j'avais pris l'habitude de m'amuser avec la boîte de couleurs qui faisait partie de mon équipement d'écolier.

Je passais de longues heures un pinceau à la main, et m'enivrais de rouge, de jaune, de vert et de bleu. Un jour – j'avais alors dix ans – mon professeur de dessin vint trouver ma mère et lui fit part de son opinion: «Votre fils, Madame, a un talent pour la peinture qu'il ne faut pas négliger.»

Cette révélation eut sur ma mère un effet tout à fait inattendu. Sans doute la pauvre était-elle trop pénétrée des légendes et préjugés bourgeois en cours au début du siècle, toujours est-il que, pour une raison ou une autre, peinture et vie ratée allaient ensemble dans son esprit. Elle devait connaître juste ce qu'il fallait des carrières tragiques de Van Gogh, de Gauguin, pour être épouvantée. Je me souviens avec quelle expression de crainte sur le visage elle était entrée dans ma chambre, comment elle s'était assise, avec une sorte de découragement total, devant moi, et comment elle m'avait regardé avec inquiétude et une muette supplication. Toutes les images de La Bohème et tous les échos de rapins condamnés à l'ivrognerie, à la misère et à la tuberculose devaient se succéder dans son esprit. Elle finit par résumer tout cela dans une formule saisissanté et, ma foi, pas tellement fausse, à bien y penser:

– Tu as peut-être du génie, et alors, ils te feront crever de faim.

Je ne sais pas qui elle entendait au juste par «ils». Sans doute ne le savait-elle pas elle-même. Mais à partir de ce jour, il me fut pratiquement interdit de toucher à ma boîte de couleurs. Incapable de m'imaginer doué d'un simple petit talent d'enfant, ce qui était sans doute le cas, son inspiration allait tout de suite à l'extrême et, refusant de me voir autrement qu'en héros, elle me voyait cette fois en héros maudit. Ma boîte d'aquarelle eut une fâcheuse tendance à devenir introuvable et lorsque, réussissant à mettre la main dessus, je me mettais à peindre, ma mère sortait de la chambre, puis rentrait aussitôt, rôdant autour de moi comme un animal inquiet, regardant mon pinceau avec une consternation douloureuse, jusqu'au moment où, complètement écœuré, je laissai mes couleurs tranquilles, une fois pour toutes.

Je lui en ai voulu pendant longtemps et il m'arrive encore aujourd'hui d'avoir brusquement le sentiment d'une vocation manquée.

C'est ainsi que, travaillé malgré tout par quelque besoin obscur et confus, mais impérieux, je me mis à écrire dès l'âge de douze ans, bombardant les revues littéraires de poèmes, de récits et de tragédies en cinq actes en alexandrins.

Ma mère n'avait contre la littérature aucun de ces préjugés presque superstitieux que la peinture lui inspirait; elle la voyait au contraire d'un assez bon œil, comme une très grande dame reçue dans les meilleures maisons. Goethe avait été couvert d'honneurs, Tolstoï était comte, Victor Hugo, Président de la République -je ne sais où elle avait pris cette idée, mais elle y tenait – et puis, brusquement, son visage s'assombrit: – Mais il faudra que tu fasses attention à ta santé, à cause des maladies vénériennes. Guy de Maupassant est mort fou, Heine paralytique…

Elle parut soucieuse et fuma un instant en silence, assise sur le talus. La littérature avait évidemment ses dangers.

– Ça commence par un bouton, me dit-elle.

– Je sais.

– Promets-moi de faire attention.

– Je te le promets.

Ma vie amoureuse n'avait pas dépassé, à cette époque, les regards éperdus que je lançais sous les jupes de Mariette, notre femme de ménage, lorsqu'elle montait sur l'escabeau.

– Il vaut peut-être mieux que tu te maries très jeune avec une bonne et douce jeune fille, dit ma mère, avec un dégoût évident.

Mais nous savions bien, l'un et l'autre, que ce n'était pas du tout ce qui était attendu de moi. Les plus belles femmes du monde, les grandes ballerines, les prime donne, les Rachel, les Duse et les Garbo, – voilà ce à quoi, dans son esprit, j'étais destiné. Moi, je voulais bien. Si seulement le maudit escabeau était un peu plus haut, ou mieux encore, si seulement Mariette voulait bien comprendre combien il était important pour moi de commencer ma carrière tout de suite… J'avais treize ans et demi, et il y avait du pain sur la planche.

C'est ainsi que la musique, la danse et la peinture successivement écartées, nous nous résignâmes à la littérature, malgré le péril vénérien. Il ne nous restait plus maintenant, pour donner à nos rêves un début de réalisation, qu'à nous trouver un pseudonyme digne des chefs-d'œuvre que le monde attendait de nous. Je restais des journées entières dans ma chambre à noircir du papier de noms mirobolants. Ma mère passait parfois la tête à l'intérieur pour s'informer de l'état de mon inspiration. L'idée que ces heures de labeur auraient pu être consacrées plus utilement à l'élaboration des chefs-d'œuvre en question ne nous était jamais venue à l'esprit.

– Alors?

Je prenais la feuille de papier et lui révélais le résultat de mon travail littéraire de la journée. Je n'étais jamais satisfait de mes efforts. Aucun nom, aussi beau et retentissant fût-il, ne me paraissait à la hauteur de ce que j'aurais voulu accomplir pour elle.

– Alexandre Natal. Armand de La Torre. Terrai. Vasco de La Fernaye…

Cela continuait ainsi pendant des pages et des pages. Après chaque chapelet de noms, nous nous regardions, et nous hochions tous les deux la tête. Ce n'était pas ça – ce n'était pas ça du tout. Au fond, nous savions fort bien, l'un et l'autre, les noms qu'il nous fallait – malheureusement, ils étaient déjà tous pris. «Goethe» était déjà occupé, «Shakespeare» aussi, et «Victor Hugo» aussi. C'était pourtant ce que j'aurais voulu être pour elle, c'était cela que j'aurais voulu lui offrir. Parfois, lorsque je levais les yeux vers elle, assis derrière la table, dans mes culottes courtes, il me semblait que le monde n'était pas assez grand pour contenir mon amour.

– Il faudrait quelque chose comme Gabriele d'Annunzio, dit ma mère. Il a fait souffrir la Duse terriblement.

Ceci était dit avec une nuance de respect et d'admiration. Il paraissait à ma mère tout naturel que les grands hommes fissent souffrir les femmes, et elle espérait bien que j'allais, à cet égard, donner le meilleur de moi-même, moi aussi. Elle tenait énormément à mes succès féminins. Elle y voyait manifestement un des aspects essentiels de la réussite terrestre. C'était pour elle quelque chose qui allait de pair avec les honneurs officiels, les décorations, les grands uniformes, le Champagne, les réceptions à l'Ambassade, et lorsqu'elle me parlait de Vronski et d'Anna Karénine, elle me regardait avec fierté, caressait mes cheveux et soupirait bruyamment, avec un sourire de naïve anticipation. Peut-être y avait-il, dans le subconscient de cette femme, qui avait été si belle, mais qui vivait depuis si longtemps sans homme, un besoin de revanche physique et sentimentale qu'elle demandait à son fils de prendre à sa place. En tout cas, après avoir passé la journée à marcher de maison en maison, sa petite valise à la main, – il s'agissait d'aller voir les riches Anglais, dans les palaces, en se présentant comme une dame appauvrie de l'aristocratie russe réduite à vendre ses derniers «bijoux de famille» – les bijoux lui étaient confiés par les boutiquiers et une commission de dix pour cent lui était réservée – après une journée d'autant plus humiliante et fatigante qu'il lui arrivait rarement de conclure plus d'une affaire par mois, elle prenait à peine le temps d'ôter son chapeau et son manteau gris, d'allumer une cigarette et venait avec un sourire heureux s'asseoir en face du gamin en culottes courtes, lequel, écrasé par l'horreur de ne pouvoir rien faire pour elle, passait ses journées à se creuser la cervelle à la recherche d'un nom assez beau, assez retentissant, assez prometteur pour qu'il pût exprimer tout ce qui se passait dans son cœur, pour qu'il sonnât haut et clair aux oreilles de sa mère, avec tout l'écho convaincant de cette gloire future qu'il se proposait de déposer à ses pieds:

– Roland de Chantecler, Romain de Mysore…

– Il vaut peut-être mieux prendre un nom sans particule, s'il y a encore une révolution, disait ma mère.

Je débitais un à un le chapelet de pseudonymes sonores et grandiloquents, chargés d'exprimer tout ce que je ressentais, tout ce que je voulais lui offrir. Elle écoutait avec une attention un peu anxieuse, et je sentais bien qu'aucun de ces noms ne lui suffisait, qu'aucun n'était assez beau pour moi. Peut-être cherchait-elle simplement à me donner courage et confiance dans mon destin. Sans doute savait-elle combien je souffrais d'être encore un enfant, de ne rien pouvoir pour elle, et peut-être avait-elle surpris mon regard anxieux, alors que, de notre balcon, je la voyais s'éloigner chaque matin dans l'avenue Shakespeare, avec sa canne, sa cigarette et la petite valise pleine de «bijoux de famille», et que nous nous demandions tous les deux si la broche, la montre ou la tabatière en or allaient trouver cette fois un acquéreur.

– Roland Campeador, Alain Brisard, Hubert de Longpré, Romain Cortès.

Je voyais bien à ses yeux que ce n'était pas encore ça, et j'en venais à me demander sérieusement si j'arriverais jamais à lui donner satisfaction. Bien plus tard, lorsque pour la première fois j'entendis à la radio le nom du général de Gaulle, au moment de son fameux appel, ma première réaction fut un mouvement de colère parce que je n'avais pas songé à inventer ce beau nom quinze ans plus tôt: Charles de Gaulle, cela aurait sûrement plu à ma mère, surtout si je l'avais écrit avec un seul «1». La vie est pavée d'occasions perdues.

CHAPITRE IV

La tendresse maternelle dont j'étais entouré eut à cette époque une conséquence inattendue et extrêmement heureuse.

Lorsque les affaires allaient bien et que la vente de quelque «bijou de famille» permettait à ma mère d'envisager un mois de relative sécurité matérielle, son premier soin était d'aller chez le coiffeur; elle allait ensuite écouter l'orchestre tzigane à la terrasse de l'Hôtel Royal et engageait une femme de ménage, chargée d'exécuter dans l'appartement divers travaux de propreté – ma mère a toujours eu horreur de laver le plancher et lorsqu'une fois, en son absence, j'essayai de nettoyer le parquet moi-même, et qu'elle me surprit à quatre pattes, un torchon à la main, ses lèvres se mirent à grimacer, les larmes coulèrent sur ses joues, et je dus passer une heure à la consoler et à lui expliquer que, dans un pays démocratique, ces petits travaux ménagers étaient considérés comme parfaitement honorables et qu'on pouvait s'y livrer sans déchoir.

Mariette était une fille au bas-ventre bien ancré dans un bassin généreux, aux grands yeux malins, aux jambes fermes et solides, et dotée d'un derrière sensationnel que je voyais constamment en classe au lieu et à la place de la figure de mon professeur de mathématiques. Cette vision fascinante était la très simple raison pour laquelle je fixais la physionomie de mon maître avec une si complète concentration. La bouche ouverte, je ne la quittais pas des yeux pendant toute la durée de son cours, n'écoutant bien entendu pas un mot de ce qu'il disait – et lorsque le bon maître nous tournait le dos et se mettait à tracer des signes algébriques sur le tableau, je transférais avec effort mon regard halluciné sur celui-ci, et je voyais aussitôt l'objet de mes rêves se dessiner sur le fond noir – le noir a toujours eu sur moi, depuis, l'effet le plus heureux. Lorsque le professeur, flatté par mon attention fascinée, me posait parfois une question, je m'ébrouais, je roulais des yeux ahuris, j'adressais au postérieur de Mariette un regard de doux reproche, et seule la voix vexée de M. Valu me forçait enfin à revenir sur terre.

– Je ne comprends pas! s'exclamait le maître. De tous mes élèves, vous paraissez le plus attentif et on dirait même parfois que vous êtes littéralement suspendu à mes lèvres. Et pourtant vous êtes dans la lune!

C'était exact.

Il m'était cependant impossible d'expliquer à cet excellent homme ce que je voyais au lieu et à la place de sa figure avec une telle perfection.

Bref, Mariette prenait dans ma vie une importance grandissante – cela commençait au réveil et durait plus ou moins toute la journée. Lorsque cette déesse méditerranéenne apparaissait à l'horizon, mon cœur partait au galop à sa rencontre et je demeurais sans bouger sur mon lit, terriblement encombré. Je finis par me rendre compte que Mariette m'observait également avec une certaine curiosité. Elle se tournait parfois vers moi, mettait les mains sur ses hanches, me fixait avec un sourire un peu rêveur, soupirait, hochait la tête et disait: – Ça fait rien, vous pouvez dire que votre mère, elle vous aime vraiment. Elle parle que de vous quand vous êtes pas là. Et toutes ces belles aventures qui vous attendent, et toutes les jolies dames qui vont vous aimer, et patati et patata… Ça finit par me faire de l'effet.

Je me sentis assez contrarié. Ma mère était la dernière chose à laquelle j'étais disposé à penser à ce moment-là. Étendu en travers du lit, dans une position très inconfortable, les genoux plies, les pieds sur la couverture, la tête contre le mur, je n'osais pas bouger.

– Elle me parle de vous comme si vous étiez un prince charmant, quoi… Mon Romain par-ci, mon Romain par-là… Je sais bien que c'est seulement parce que vous êtes son fils, mais à la fin, je me sens toute drôle…

La voix de Mariette avait sur moi un effet extraordinaire. Ce n'était pas une voix comme une autre. D'abord, elle ne paraissait pas venir de la gorge. Je ne sais pas du tout d'où elle venait. Et elle n'allait pas non plus là où les voix vont en général. Elle n'allait pas à mes oreilles, en tout cas. C'était très curieux.

– C'est même énervant, on se demande ce que vous avez de spécial.

Elle attendit un moment, puis soupira et se remit à frotter le parquet. J'étais complètement paralysé, transformé des pieds à la tête en un tronc pétrifié. Nous ne parlâmes plus, ni l'un ni l'autre. Parfois, Mariette tournait la tête dans ma direction, soupirait et se remettait à frotter le parquet. Je regardais cet affreux gaspillage, le cœur déchiré. Je savais bien qu'il fallait faire quelque chose, mais je me sentais littéralement cloué sur place. Mariette finit son travail et s'en alla. Je la vis partir avec la sensation qu'une livre de ma chair venait de s'arracher de mes flancs et de me quitter pour toujours. J'avais l'impression que je venais de rater ma vie. Roland de Chantecler, Artémis Kohinore et Hubert de La Roche Rouge hurlaient à gorge déployée, en se fourrant les poings dans les yeux. Mais je ne connaissais pas alors le dicton célèbre: ce que femme veut, Dieu le veut. Mariette continua à me jeter des regards bizarres, sa curiosité féminine et aussi quelque obscure jalousie, sans doute, éveillées par le chant de tendresse de ma mère et par les images d'Epinal que celle-ci lui peignait de mon avenir triomphal. Le miracle se produisit enfin. Je me souviens de ce visage malicieux penché sur moi et de cette voix un peu rauque, qui me disait ensuite, en me caressant la joue, alors que je planais, quelque part, dans un monde meilleur, entièrement débarrassé de tout poids:

– Faut pas lui dire, hé. J'ai pas pu résister. Je sais bien que c'est ta mère, mais c'est tout de même beau, un amour comme ça. Ça finit par vous faire envie… Y aura jamais une autre femme pour t'aimer comme elle, dans la vie. Ça, c'est sûr.

C'était sûr. Mais je ne le savais pas. Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour moi, je me connais en vrais diamants.

CHAPITRE V

L'épisode avec Mariette prit fin d'une manière inattendue. Un matin, parti ostensiblement au lycée, mon cartable sous le bras, je revins au galop pour rejoindre ma belle, qui venait chez nous vers huit heures et demie. Ma mère s'en était allée de son côté, la valise à la main, pour se rendre à Cannes, où elle comptait offrir ses «bijoux de famille» aux Anglais de l'Hôtel Martinez. Nous n'avions apparemment rien à craindre, mais le destin, avec ce côté vache qui le caractérise, avait organisé une grève d'autobus – ma mère rebroussa chemin. Ayant à peine ouvert la porte de l'appartement, elle entendit des hurlements et, convaincue que j'étais en train de mourir d'une crise d'appendicite – la crise d'appendicite était toujours présente à son esprit, dernière incarnation humble et déchue de la tragédie grecque – elle se rua à mon secours. Je venais à peine de me calmer et j'étais plongé dans cet état de béatitude et d'insensibilité à peu près totale qui est une de nos grandes réussites ici-bas. A treize ans et demi, j'avais le sentiment d'avoir réussi entièrement ma vie, accompli mon destin et, assis parmi les dieux, je contemplais avec détachement mes doigts de pied, seul rappel des lieux terrestres que j'avais jadis fréquentés. C'était un de ces moments de haute sérénité philosophique que mon âme, éprise d'élévation et de détachement, m'a souvent poussé à rechercher, au cours de ma jeunesse méditative; un de ces moments où toutes les doctrines pessimistes et désespérées sur l'adversité et l'infirmité d'être un homme s'effondrent comme de pauvres fabrications, devant l'évidence de la beauté d'être, radieuse de plénitude, de sagesse et de bonheur souverain. Dans mon euphorie, la soudaine apparition de ma mère fut accueillie par moi comme l'eût été n'importe quelle autre manifestation des éléments déchaînés: avec indulgence. Je souris aimablement. La réaction de Mariette fut quelque peu différente. Avec un cri perçant, elle bondit hors du lit. La scène qui suivit fut assez étonnante et, du haut de mon Olympe, je l'observai avec un vague intérêt. Ma mère avait encore la canne à la main; ayant embrassé, d'un coup d'œil, toute l'étendue du désastre, elle leva le bras et passa immédiatement à l'action. La canne s'abattit sur le visage de mon professeur de mathématiques avec une vigoureuse précision. Mariette se mit à hurler et chercha à protéger ce côté adorable de sa personnalité. La petite chambre s'emplit d'un tumulte effrayant, avec le vieux mot russe kourva, résonnant de toute la puissance tragique de la voix de ma mère au-dessus de la mêlée.

Je dois dire que ma mère avait au plus haut degré le don de l'invective; en quelques mots bien choisis, sa nature poétique et nostalgique parvenait à merveille à reconstituer l'atmosphère à la Gorki des Bas-Fonds ou, plus modestement, des Bateliers de la Volga. Il suffisait d'un rien pour que cette dame distinguée aux cheveux blancs, qui inspirait une telle confiance aux acheteurs des «bijoux de famille», se mît soudain à évoquer, devant son auditoire sidéré, toute la Sainte Russie des palefreniers ivres, des moujiks et des feldvebels; elle possédait incontestablement un grand talent de reconstitution historique, par la voix et le geste, et ces scènes semblaient bien prouver qu'elle avait vraiment été, dans sa jeunesse, la grande artiste dramatique qu'elle prétendait avoir été.

Je ne suis cependant jamais parvenu à élucider ce dernier point entièrement. J'ai toujours su, bien entendu, que ma mère avait été «artiste dramatique» – avec quel accent de fierté, elle avait, toute sa vie, prononcé ces mots! – et je me revois encore à ses côtés, à l'âge de cinq, six ans, dans les solitudes enneigées où nous errions au hasard de ses tournées théâtrales, dans les traîneaux aux clochettes tristes qui nous ramenaient de quelque usine glacée, où elle venait de «donner du Tchékov» devant les ouvriers d'un Soviet local, ou de quelque caserne, où elle avait «dit des poèmes» devant les soldats et les matelots de la Révolution. Je me retrouve aussi sans peine dans sa petite loge de théâtre, à Moscou, assis par terre, en train de jouer avec des bouts d'étoffe multicolores, que j'essayais d'assortir harmonieusement: mon premier effort d'expression artistique. Je me souviens même du nom de la pièce qu'elle interprétait alors: Le Chien du jardinier. Mes premiers souvenirs d'enfant sont un décor de théâtre, une délicieuse odeur de bois et de peinture, une scène vide, où je m'aventure prudemment dans une fausse forêt et me fige de terreur en découvrant soudain devant moi une salle immense, béante et noire; je revois encore des visages grimés, étrangement beiges, aux yeux cerclés de blanc et de noir, qui se penchent sur moi et me sourient; des hommes et des femmes bizarrement vêtus qui me tiennent sur les genoux, pendant que ma mère est en scène; je me souviens encore d'un matelot soviétique qui me soulève et m'installe sur ses épaules, pour me permettre de voir ma mère interprétant le personnage de Rosa, dans Le Naufrage de l'espoir. Je me souviens même de son nom de théâtre, ce furent les premiers mots russes que j'appris à lire moi-même et ils étaient écrits sur la porte de sa loge: Nina Borisovskaia. Il semble donc bien que sa situation, dans le petit monde de théâtre russe, aux environs des années 1919-1920, était assez solidement établie. Ivan Mosjoukine, le grand acteur de cinéma, qui avait connu ma mère à l'époque de ses débuts artistiques, avait cependant toujours été assez évasif à ce sujet. Fixant sur moi ses yeux pâles sous des sourcils de Cagliostro, il me disait, à la terrasse de la «Grande Bleue», où il me faisait venir parfois, lorsqu'il tournait un film à Nice, pour voir «ce que je devenais»: «Votre mère aurait dû faire le Conservatoire; malheureusement, les événements ne lui ont pas permis de développer son talent. Et puis, dès votre naissance, jeune homme, en dehors de son fils, rien ne l'intéressait vraiment.» Je savais aussi qu'elle était fille d'un horloger juif de la steppe russe, de Koursk, plus précisément; qu'elle avait été très belle, qu'elle avait quitté sa famille à l'âge de seize ans; qu'elle avait été mariée, divorcée, remariée, divorcée encore – et tout le reste, pour moi, était une joue contre la mienne, une voix mélodieuse, qui murmurait, parlait, chantait, riait – un rire insouciant, d'une gaieté étonnante, que je guette, j'attends, je cherche en vain, depuis, autour de moi; un parfum de muguet, une chevelure sombre qui coule à flots sur mon visage et, murmurées à l'oreille, des histoires étranges d'un pays qui, un jour, allait être le mien. Conservatoire ou pas, elle devait cependant avoir du talent, parce qu'elle mettait à évoquer pour moi la France tout l'art des conteurs orientaux et une force de conviction dont je ne me suis jamais remis. Jusqu'à ce jour, il m'arrive d'attendre la France, ce pays intéressant, dont j'ai tellement entendu parler, que je n'ai pas connu et que je ne connaîtrai jamais – car la France que ma mère évoquait dans ses descriptions lyriques et inspirées depuis ma plus tendre enfance avait fini par devenir pour moi un mythe fabuleux, entièrement à l'abri de la réalité, une sorte de chef-d'œuvre poétique, qu'aucune expérience humaine ne pouvait atteindre ni révéler. Elle connaissait notre langue remarquablement – avec un fort accent russe, il est vrai, dont je garde la trace dans ma voix jusqu'à ce jour – elle n'avait jamais voulu m'expliquer où, comment, de qui, à quel moment de sa vie elle l'avait apprise. «J'ai été à Nice et à Paris» – c'était tout ce qu'elle avait consenti à me confier. Dans sa loge de théâtre glacée, dans l'appartement que nous partagions avec trois autres familles d'acteurs, où une jeune bonne, Aniela, prenait soin de moi et, plus tard, dans les wagons à bestiaux qui nous emportaient vers l'Ouest, avec le typhus pour compagnie, elle s'agenouillait devant moi, frottait mes doigts engourdis et continuait à me parler de la terre lointaine où les plus belles histoires du monde arrivaient vraiment; tous les hommes étaient libres et égaux; les artistes étaient reçus dans les meilleures familles; Victor Hugo avait été Président de la République; l'odeur du collier de camphre que je portais autour du cou, remède souverain, paraît-il, contre les poux typhiques, me piquait aux narines; j'allais être un grand violoniste, un grand acteur, un grand poète; le Gabriele d'Annunzio français, Nijinsky; Emile Zola; on nous gardait en quarantaine à Lida, à la frontière polonaise; je marchais dans la neige, le long de la voie ferrée, une main dans celle de ma mère, tenant dans l'autre un pot de chambre dont je refusais de me séparer depuis Moscou et qui était devenu un ami: je m'attache très facilement; on me rasait le crâne; couchée sur une paillasse, le regard perdu dans le lointain, elle continuait à évoquer mon avenir radieux; je luttais contre le sommeil et ouvrais des yeux tout grands pour essayer d'apercevoir ce qu'elle voyait; le Chevalier Bayard; la Dame aux Camélias; on trouvait du beurre et du sucre dans tous les magasins; Napoléon Bonaparte; Sarah Bernhardt – je m'endormais enfin, la tête sur son épaule, le pot de chambre serré dans mes bras. Plus tard, beaucoup plus tard, après quinze ans de contact avec la réalité française, à Nice, où nous étions venus nous établir, le visage ridé, maintenant, et les cheveux tout blancs, vieillie, puisqu'il faut bien dire le mot, mais n'ayant rien appris, rien remarqué, elle continua à évoquer, avec le même sourire confiant, ce pays merveilleux qu'elle avait apporté avec elle dans son baluchon; quant à moi, élevé dans ce musée imaginaire de toutes les noblesses et de toutes les vertus, mais n'ayant pas le don extraordinaire de ma mère de ne voir partout que les couleurs de son propre cœur, je passai d'abord mon temps à regarder autour de moi avec stupeur et à me frotter les yeux, et ensuite, l'âge d'homme venu, à livrer à la réalité un combat homérique et désespéré, pour redresser le monde et le faire coïncider avec le rêve naïf qui habitait celle que j'aimais si tendrement.

Oui, ma mère avait du talent – et je ne m'en suis jamais remis.

D'un autre côté, le sinistre Agroff, usurier, boulevard Gambetta, un répugnant factotum d'Odessa, déteint, graisseux, flasque, m'avait dit un jour,.s'étant vu refuser les dix pour cent d'intérêt mensuel de la somme qu'il nous avait prêtée pour l'achat d'une «participation» dans un taxi Renault: «Ta mère fait la grande dame, mais quand je l'ai connue, elle chantait dans les beuglants, dans les caf'conc' pour soldats. Son langage vient de là. Je ne me sens pas insulté. Une femme comme ça ne peut pas insulter un honorable commerçant.» N'ayant, à cette époque, que quatorze ans, et ne pouvant guère encore subvenir aux besoins dé ma mère, ce qui était mon plus cher désir, je nie soulageai en donnant à l'honorable commerçant une très belle paire de claques, la première que j'assenais dans une longue et brillante carrière de distributeur de paires de claques qui devait bientôt me rendre célèbre dans le quartier. A partir de ce jour, en effet, ma mère, éblouie par cet exploit, prit l'habitude de venir se plaindre à moi chaque fois qu'à tort ou à raison, elle se sentait insultée, concluant invariablement sa version, pas toujours exacte, de l'incident, par ce refrain: «II croit que je n'ai personne pour me défendre, qu'on peut m'insulter impunément. Comme il se trompe! Va lui donner une paire de gifles.» Je savais que, neuf fois sur dix, l'insulte était imaginaire, que ma mère voyait des insultes partout, qu'elle était parfois la première à injurier les gens sans raison, sous l'effet de ses nerfs surmenés. Mais je ne me suis jamais dérobé. J'avais horreur de ces scènes, ces éclats continuels m'étaient insupportables, odieux, mais je m'exécutais. Il y avait quatorze ans, déjà, que ma mère vivait et luttait seule, et rien ne l'enchantait plus que de se sentir «protégée», de sentir une présence virile à ses côtés. Je prenais donc mon courage à deux mains, j'étouffais ma honte et j'allais trouver quelque malheureux diamantaire, boucher, marchand de tabac, antiquaire, qui m'était ainsi désigné. L'intéressé voyait alors entrer dans sa boutique un garçon frémissant, qui se plantait devant lui, les poings serrés, et lui disait d'une voix tremblante d'indignation – une indignation qui allait avant tout à la manifestation de mauvais goût à laquelle sa piété filiale l'obligeait à se livrer: «Monsieur, vous avez insulté ma mère, tenez!» Là-dessus, je donnais une gifle au malheureux. J'acquis ainsi, très tôt, une réputation de voyou dans les environs du boulevard Gambetta, et personne n'imaginait quelle horreur j'avais moi-même de ces scènes, combien j'en souffrais et combien elles m'humiliaient. Une ou deux fois, sachant l'accusation de ma mère entièrement injustifiée, je tentai de protester, mais alors, la vieille dame s'asseyait devant moi, comme si ses jambes se fussent soudain dérobées sous elle devant une telle ingratitude, ses yeux s'emplissaient de larmes, et elle restait là, à me regarder avec stupeur, dans une sorte d'abandon total des forces et du courage.

Je me levais alors silencieusement et allais me battre. Je n'ai jamais pu supporter la vue d'une créature en proie à ce que je ne peux décrire autrement que comme une sorte d'incompréhension lucide de sa condition. Je n'ai jamais pu tolérer le spectacle d'un être abandonné, homme ou bête et, dans ses attitudes, ma mère avait le don intolérable d'incarner tout ce qu'il peut y avoir de tragiquement muet dans les deux. Si bien qu'Agroff avait à peine fini de parler qu'il recevait une gifle, ce à quoi il répondit simplement: «Voyou. Ça ne m'étonne pas de la part du rejeton d'une saltimbanque et d'un aventurier.» C'est ainsi que je fus brusquement éclairé sur mes intéressantes origines, ce qui ne me fit du reste aucun effet, car je n'attachais nulle importance à ce que je pouvais bien être ou ne pas être d'une manière provisoire et transitoire, puisque je me savais promis à des sommets vertigineux, d'où j'allais faire pleuvoir sur ma mère mes lauriers, en guise de réparation. Car j'ai toujours su que je n'avais pas d'autre mission; que je n'existais, en quelque sorte, que par procuration; que la force mystérieuse mais juste qui préside au destin des hommes m'avait jeté dans le plateau de la balance pour rétablir l'équilibre d'une vie de sacrifices et d'abnégation. Je croyais à une logique secrète et souriante, dissimulée aux recoins les plus ténébreux de la vie. Je croyais à l'honorabilité du monde. Je ne pouvais voir le visage désemparé de ma mère sans sentir grandir dans ma poitrine une extraordinaire confiance dans mon destin. Aux heures les plus dures de la guerre, j'ai toujours fait face au danger avec un sentiment d'invincibilité. Rien ne pouvait m'arriver, puisque j'étais son happy end. Dans ce système de poids et mesures que l'homme cherche désespérément à imposer à l'univers, je me suis toujours vu comme sa victoire.

Cette conviction ne m'était pas venue toute seule. Sans doute ne faisait-elle que refléter la foi que ma mère, dès sa naissance, avait placée en celui qui était devenu sa seule raison de vivre et d'espérer. J'avais huit ans, je crois, lorsque la vision grandiose qu'elle avait de mon avenir donna lieu à une scène dont le comique et l'horreur sont demeurés à jamais présents dans ma mémoire.

CHAPITRE VI

Nous étions alors installés provisoirement à Wilno, en Pologne, «de passage», ainsi que ma mère aimait à le souligner, en attendant d'aller nous fixer en France, où je devais «grandir, étudier, devenir quelqu'un». Elle gagnait notre vie en façonnant, avec 1'aide d'une ouvrière, des chapeaux pour dames, dans notre appartement transformé en «grand salon de modes de Paris». Un jeu habile d'étiquettes falsifiées faisait croire aux clientes que les chapeaux étaient l'œuvre d'un couturier parisien célèbre de l'époque, Paul Poiret. Inlassablement, elle allait de maison en maison avec ses cartons, une femme encore jeune, aux grands yeux verts, au visage illuminé par une volonté maternelle indomptable et qu'aucun doute ne pouvait ni effleurer ni, encore moins, entamer. Je restais à la maison avec Aniela, qui nous avait suivis lors de notre départ de Moscou, un an auparavant. Nous étions alors dans une situation matérielle déplorable, les derniers «bijoux de famille» – les vrais, cette fois – avaient été depuis longtemps vendus, et il faisait terriblement froid, à Wilno, où la neige montait lentement du sol, le long des murs sales et gris. Les chapeaux se vendaient assez mal. Lorsque ma mère revenait de ses courses, le propriétaire de l'immeuble l'attendait parfois dans l'escalier, pour lui annoncer qu'il allait nous jeter dans la rue, si le loyer n'était pas payé dans les vingt-quatre heures. Le loyer, en général, était payé dans les vingt-quatre heures. Comment, je ne le saurai jamais. Tout ce que je sais, c'est que le loyer était toujours payé, le poêle allumé et ma mère m'embrassait et me regardait avec cette flamme de fierté et de triomphe dans les yeux dont je me souviens si bien. Nous étions alors vraiment au fond du trou- je ne dis pas de 1'«abîme», parce que j'ai appris, depuis, que l'abîme n'a pas de fond, et que nous pouvons tous y battre des records de profondeur sans jamais épuiser les possibilités de cette intéressante institution. Ma mère revenait de ses périples à travers la ville enneigée, posait ses cartons à chapeaux dans un coin, s'asseyait, allumait une cigarette et me regardait avec un sourire radieux.

– Qu'est-ce qu'il y a, maman?

– Rien. Viens m'embrasser.

J'allais l'embrasser. Ses joues sentaient le froid. Elle me tenait contre elle, fixant, par-dessus mon épaule, quelque chose de lointain, avec un air émerveillé. Puis elle disait:

– Tu seras ambassadeur de France.

Je ne savais pas du tout ce que c'était, mais j'étais d'accord. Je n'avais que huit ans, mais ma décision était déjà prise: tout ce que ma mère voulait, j'allais le lui donner.

– Bien, disais-je, nonchalamment.

Aniela, assise près du poêle, me regardait avec respect. Ma mère essuyait des larmes de bonheur. Elle me serrait dans ses bras.

– Tu auras une voiture automobile. Elle venait de parcourir la ville à pied, par dix degrés au-dessous de zéro.

– Il faut patienter un peu, voilà tout.

Le bois craquait dans le poêle de faïence. Dehors, la neige donnait au monde une étrange épaisseur et une dimension de silence, que la clochette d'un traîneau venait souligner parfois. Aniela, la tête penchée, était en train de coudre une étiquette «Paul Poiret, Paris» sur le dernier chapeau de la journée. Le visage de ma mère était à présent heureux et apaisé, sans trace de souci. Les marques de fatigue avaient elles-mêmes disparu; son regard errait dans un pays merveilleux et, malgré moi, je tournais la tête dans sa direction pour chercher à apercevoir cette terre de la justice rendue et des mères récompensées. Ma mère me parlait de la France comme d'autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n'ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d'une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice.

Malheureusement, ma mère n'était pas femme à garder pour elle ce rêve consolant qui l'habitait. Tout, chez elle, était immédiatement extériorisé, proclamé, déclamé, claironné, projeté au-dehors, avec, en général, accompagnement de lave et de cendre.

Nous avions des voisins et ces voisins n'aimaient pas ma mère. La petite bourgeoisie de Wilno n'avait rien à envier à celle d'ailleurs, et les allées et venues de cette étrangère avec ses valises et ses cartons, jugées mystérieuses et louches, eurent vite fait d'être signalées à la police polonaise, très soupçonneuse, à cette époque, à l'égard des Russes réfugiés. Ma mère fut accusée de recel d'objets volés. Elle n'eut aucune peine à confondre ses détracteurs, mais la honte, le chagrin, l'indignation, comme toujours, chez elle, prirent une forme violemment agressive. Après avoir sangloté quelques heures, parmi ses chapeaux bouleversés – les chapeaux de femmes sont restés jusqu'à ce jour une de mes petites phobies – elle me prit par la main et, après m'avoir annoncé qu' «Ils ne savent pas à qui ils ont affaire», elle me traîna hors de l'appartement, dans l'escalier. Ce qui suivit fut pour moi un des moments les plus pénibles de mon existence – et j'en ai connu quelques-uns.

Ma mère allait de porte en porte, sonnant, frappant et invitant tous les locataires à sortir sur le palier. Les premières insultes à peine échangées – là, ma mère avait toujours et incontestablement le dessus – elle m'attira contre elle et, me désignant à l'assistance, elle annonça, hautement et fièrement, d'une voix qui retentit encore en ce moment à mes oreilles:

– Sales petites punaises bourgeoises! Vous ne savez pas à qui vous avez l'honneur de parler! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion d'honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele d'Annunzio! II…

Elle chercha quelque chose de tout à fait écrasant, une démonstration suprême et définitive de réussite terrestre:

– Il s'habillera à Londres!

J'entends encore le bon gros rire des «punaises bourgeoises» à mes oreilles. Je rougis encore, en écrivant ces lignes. Je les entends clairement et je vois les visages moqueurs, haineux, méprisants – je les vois sans haine: ce sont des visages humains, on connaît ça. Il vaut peut-être mieux dire tout de suite, pour la clarté de ce récit, que je suis aujourd'hui Consul Général de France, compagnon de la Libé ration, officier de la Légion d'honneur et que si je ne suis devenu ni Ibsen, ni d'Annunzio, ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Et qu'on ne s'y trompe pas: je m'habille à Londres. J'ai horreur de la coupe anglaise, mais je n'ai pas le choix.

Je crois qu'aucun événement n'a joué un rôle plus important dans ma vie que cet éclat de rire qui vint se jeter sur moi, dans l'escalier d'un vieil immeuble de Wilno, au n° 16 de la Grande-Pohulanka. Je lui dois ce que je suis: pour le meilleur comme pour le pire, ce rire est devenu moi.

Ma mère se tenait debout sous la bourrasque, la tête haute, me serrant contre elle. Il n'y avait en elle nulle trace de gêne ou d'humiliation. Elle savait.

Ma vie, au cours des quelques semaines qui suivirent, ne fut pas agréable. J'avais beau n'avoir que huit ans, mon sens du ridicule était très développé – et ma mère y était pour quelque chose, naturellement. Je m'y suis fait peu à peu. J'ai appris lentement, mais sûrement, à perdre le pantalon en public sans me sentir le moins du monde gêné. Cela fait partie de l'éducation de tout homme de bonne volonté. Il y a longtemps que je ne crains plus le ridicule; je sais aujourd'hui que l'homme est quelque chose qui ne peut pas être ridiculisé.

Mais durant ces quelques minutes, que nous demeurâmes sur le palier, sous les quolibets, les sarcasmes et les insultes, ma poitrine se transforma en une cage d'où un animal pris de honte et de panique cherchait désespérément à s'arracher. II y avait, alors, dans la cour de l'immeuble, un dépôt de bois, et ma cachette favorite se trouvait au centre de cet entassement de bûches; je me sentais merveilleusement en sécurité lorsque, après des acrobaties expertes – les bûches s'élevaient à une hauteur de deux étages – je parvenais à m'y glisser, protégé de tous côtés par des murs de bois humide et parfumé. J'y passais de longues heures, avec mes jouets favoris, entièrement heureux et inaccessible. Les parents interdisaient à leurs enfants de s'approcher de cet édifice fragile et menaçant: un fagot déplacé, une poussée malencontreuse risquaient de tout faire crouler et de vous enterrer. J'avais acquis une grande agilité à me faufiler à travers les étroits corridors de cet univers où je régnais en maître absolu, où le moindre faux pas risquait de provoquer une avalanche, mais où je me sentais chez moi. En déplaçant savamment les bûches, je m'étais aménagé des galeries et des passages secrets, des tanières, tout un monde sûr et amical, si différent de l'autre, où je me glissais comme un furet, et où je demeurais tapi, malgré l'humidité qui mouillait peu à peu le fond de ma culotte et me glaçait le dos. Je savais exactement quelles pièces il fallait retirer pour m'ouvrir un passage, et je les replaçais toujours soigneusement derrière moi pour augmenter encore mon sentiment d'inaccessibihté.

Ce fut donc vers mon domaine de bois que je courus ce jour-là, dès que je pus le faire décemment, c'est-à-dire sans donner l'impression que j'abandonnais ma mère seule devant l'ennemi – nous demeurâmes jusqu'au bout sur le terrain et le quittâmes les derniers.

En quelques mouvements experts, retrouvant mes galeries secrètes, remettant une à une les bûches sur mon passage, je fus au cœur de l'édifice, avec cinq ou six mètres d'épaisseur protectrice au-dessus de ma tête, et là, entouré de cette carapace, sûr enfin que personne ne me voyait, j'éclatai en sanglots. Je pleurai longuement. Après quoi, j'examinai attentivement les bûches au-dessus et autour de moi, afin de choisir exactement celles qu'il fallait retirer pour en finir une fois pour toutes, pour que ma forteresse de bois mort croulât sur moi d'un seul coup et me délivrât de la vie. Je les touchai une à une avec gratitude. Je me souviens encore de leur contact amical et rassurant, et de mon nez humide et de la tranquillité qui s'était soudain faite en moi à l'idée que je n'allais plus jamais être humilié, ni malheureux. Le mouvement devait consister à pousser les bûches à la fois avec mes jambes et avec mon dos.

Je me mis en position.

Puis je me rappelai que j'avais dans ma poche un morceau de gâteau au pavot que j'avais volé le matin dans l'arrière-boutique d'une pâtisserie située dans l'immeuble, et que le pâtissier laissait sans surveillance lorsqu'il avait des clients. Je mangeai le gâteau. Je me remis ensuite en position et, avec un gros soupir, me préparai à pousser. Je fus sauvé par un chat.

Son museau apparut brusquement devant moi entre les bûches, et nous nous regardâmes un instant avec étonnement. C'était un incroyable matou pelé, galeux, couleur de marmelade d'oranges, aux oreilles en lambeaux et avec une de ces mines moustachues, patibulaires et renseignées que les vieux matous finissent par acquérir à force d'expériences riches et variées. Il me regarda attentivement, après quoi, sans hésiter, il se mit à me lécher la figure.

Je n'avais aucune illusion sur les mobiles de cette soudaine affection. J'avais encore des parcelles de gâteau au pavot répandues sur mes joues et mon menton, collées par mes larmes. Ces caresses étaient strictement intéressées. Mais cela m'était égal. La sensation de cette langue râpeuse et chaude sur mon visage me fit sourire de délice – je fermai les yeux et me laissai faire – pas plus à ce moment-là que plus tard, au cours de mon existence, je n'ai cherché à savoir ce qu'il y avait, exactement, derrière les marques d'affection qu'on me prodiguait. Ce qui comptait, c'est qu'il y avait là un museau amical et une langue chaude et appliquée qui allait et venait sur ma figure avec toutes les apparences de la tendresse et de la compassion. Il ne m'en faut pas davantage pour être heureux, lorsque le matou eut fini ses épanchements, je me sentis beaucoup mieux. Le monde offrait encore des possibilités et des amitiés qu'il n'était pas possible de négliger. Le chat se frottait à présent contre mon visage, en ronronnant. J'essayai d'imiter son ronron, et nous eûmes une pinte de bon temps, en ronronnant, tous les deux, à qui mieux mieux. Je ramassai les miettes du gâteau au fond de ma poche et les lui offris. Il se montra intéressé et s'appuya contre mon nez, la queue raide. Il me mordit l'oreille. Bref, la vie valait à nouveau la peine d'être vécue. Cinq minutes plus tard, je grimpais hors de mon édifice de bois et me dirigeais vers la maison, les mains dans les poches, en sifflotant, le chat sur mes talons.

J'ai toujours pensé depuis qu'il vaut mieux avoir quelques miettes de gâteau sur soi, dans la vie, si on veut être aimé d'une manière vraiment désintéressée.

Il va sans dire que les mots frantzuski poslannik – ambassadeur de France – me suivirent partout pendant de longs mois et lorsque le pâtissier Michka me surprit enfin en train de m'esquiver, sur la pointe des pieds, un énorme morceau de gâteau au pavot à la main, toute la cour fut invitée à constater que l'immunité diplomatique ne s'étendait pas à une certaine partie bien connue de mon individu.

CHAPITRE VII

La dramatique révélation de ma grandeur future, faite par ma mère aux locataires du n° 16 de la Grande-Pohulanka, n'eut pas sur tous les spectateurs le même effet désopilant.

II y avait parmi eux un certain M. Piekielny – ce qui, en polonais, veut dire «Infernal». Je ne sais dans quelles circonstances les ancêtres de cet excellent homme avaient acquis ce nom peu ordinaire, mais jamais un nom n'alla plus mal à celui qui en fut affublé. M. Piekielny ressemblait à une souris triste, méticuleusement propre de sa personne et préoccupée; il avait l'air aussi discret, effacé, et pour tout dire absent, que peut l'être un homme obligé malgré tout, par la force des choses, à se détacher, ne fût-ce qu'à peine, au-dessus de la terre. C'était une nature impressionnable, et l'assurance totale avec laquelle ma mère avait lancé sa prophétie, en posant une main sur ma tête, dans le plus pur style biblique, l'avait profondément troublé. Chaque fois qu'il me croisait dans l'escalier, il s'arrêtait et me contemplait gravement, respectueusement. Une ou deux fois, il se risqua à me tapoter la joue. Puis il m'offrit deux douzaines de soldats de plomb et une forteresse en carton. Il m'invita même dans son appartement et me combla de bonbons et de rahatlokoums. Pendant que je m'empiffrais – on ne sait jamais de quoi demain sera fait – le petit homme demeurait assis en face de moi, caressant sa barbiche roussie par le tabac. Et puis un jour, enfin, vint la pathétique requête, le cri du cœur, l'aveu d'une ambition dévorante et démesurée que cette gentille souris humaine cachait sous son gilet.

– Quand tu seras…

Il regarda autour de lui avec un peu de gêne, conscient sans doute de sa naïveté, mais incapable de se dominer.

– Quand tu seras… tout ce que ta mère a dit.

Je l'observais attentivement. La boîte de rahatlokoums était à peine entamée. Je devinais instinctivement que je n'y avais droit qu'en raison de l'avenir éblouissant que ma mère m'avait prédit.

– Je serai ambassadeur de France, dis-je, avec aplomb.

– Prends encore un rahat-lokoum, dit M. Piekielny, en poussant la boîte de mon côté. Je me servis. Il toussa légèrement.

– Les mères sentent ces choses-là, dit-il. Peut-être deviendras-tu vraiment quelqu'un d'important. Peut-être même écriras-tu dans les journaux, ou des livres… Il se pencha vers moi et me mit une main sur le genou. Il baissa la voix.

– Eh bien! quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire…

Une flamme d'ambition insensée brilla soudain dans les yeux de la souris.

– Promets-moi de leur dire: au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny…

Son regard était plongé dans le mien avec une muette supplication. Sa main était posée sur mon genou. Je mangeais mon rahat-lokoum, en le fixant gravement.

A la fin de la guerre, en Angleterre, où j'étais venu continuer la lutte quatre ans auparavant, Sa Majesté la Reine Elizabeth, mère de la souveraine actuelle, passait mon escadrille en revue sur le terrain de Hartford Bridge. J'étais figé au garde-à-vous avec mon équipage, à côté de mon avion. La reine s'arrêta devant moi et, avec ce bon sourire qui l'avait rendue si justement populaire, me demanda de quelle région de la France j'étais originaire. Je répondis, avec tact, «de Nice», afin de ne pas compliquer les choses pour Sa Gracieuse Majesté. Et puis… Ce fut plus fort que moi. Je crus presque voir le petit homme s'agiter et gesticuler, frapper du pied et s'arracher les poils de sa barbiche, essayant de se rappeler à mon attention. Je tentai de me retenir, mais les mots montèrent tout seuls à mes lèvres et, décidé à réaliser le rêve fou d'une souris, j'annonçai à la reine, à haute et intelligible voix:

– Au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny…

Sa Majesté inclina gracieusement la tête et continua la revue. Le commandant de l'escadrille «Lorraine», mon cher Henri de Rancourt, me jeta au passage un regard venimeux.

Mais quoi: j'avais gagné mon rahat-lokoum. Aujourd'hui, la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d'Europe.

Je continue cependant à m'acquitter scrupuleusement de ma promesse, au gré de mes rencontres avec les grands de ce monde. Des estrades de l'ONU à l'Ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l'Elysée, devant Charles de Gaulle et Vichinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans, je n'ai jamais manqué de mentionner l'existence du petit homme et j'ai même eu la joie de pouvoir annoncer plus d'une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine, devant des dizaines de millions de spectateurs, qu'au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny, Dieu ait son âme.

Mais enfin, ce qui est fait est fait, et les os du petit homme, transformés à la sortie du four en savon, ont depuis longtemps servi à satisfaire les besoins de propreté des nazis.

J'aime toujours autant le rahat-lokoum. Cependant, ma mère n'ayant jamais cessé de me voir autrement que comme un mélange de Lord Byron, Garibaldi, d'Annunzio, d'Artagnan, Robin Hood et Richard Cœur de Lion, je suis a présent obligé de faire très attention à ma ligne. Je n'ai pas pu accomplir toutes les prouesses qu'elle attendait de moi, niais j'ai tout de même réussi à ne pas trop prendre de ventre. Tous les jours, je me livre à des exercices d'assouplissement et deux fois par semaine, je fais de la course à pied. Je cours, je cours, oh, comme je cours! Je fais également de l'escrime, du tir à l'arc et au pistolet, du saut en hauteur, du saut de carpe, des poids et haltères, et je sais encore jongler avec trois balles. Évidemment, dans votre quarante-cinquième année, il est un peu naïf de croire à tout ce que votre mère vous a dit, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je n'ai pas réussi à redresser le monde, à vaincre la bêtise et la méchanceté, à rendre la dignité et la justice aux hommes, mais j'ai tout de même gagné le tournoi de ping-pong à Nice, en 1932, et je fais encore, chaque matin, mes douze tractions, couché, alors, il n'y a pas lieu de se décourager.

CHAPITRE VIII

A peu près à la même époque, nos affaires prirent meilleure tournure. Les «modèles de Paris» eurent beaucoup de succès et bientôt une nouvelle ouvrière fut engagée pour faire face à la demande. Ma mère ne passait plus son temps à courir de porte en porte: la clientèle affluait à présent dans nos salons. Le jour vint où elle put annoncer dans les journaux que, désormais, sa maison, «par arrangement spécial avec M. Paul Poiret» allait assurer la représentation exclusive, «sous la supervision personnelle du maître», non seulement de chapeaux, mais encore de robes. Une plaque fut clouée à l'entrée, avec les mots «Maison Nouvelle, Haute Couture de Paris», gravés en français, en lettres d'or. Ma mère ne faisait jamais les choses à demi. A ce début de réussite, il manquait un élément de transcendance, de merveilleux, un deus ex machina qui viendrait transformer notre premier succès en une victoire définitive et écrasante sur l'adversité. Assise sur le petit divan rose du salon, les jambes croisées, une cigarette oubliée aux lèvres, son regard inspiré suivait dans l'espace un projet hardi, cependant que son visage prenait peu à peu cette expression que je commençais à connaître si bien, un mélange de ruse, de triomphe et de naïveté. J'étais tapi dans un fauteuil en face d'elle, mon gâteau au pavot a la main, légitimement acquis, cette fois. Parfois, je tournais la tête dans la direction de son regard, mais je ne voyais jamais rien. Le spectacle de ma mère faisant des projets était pour moi quelque chose de fabuleux et de bouleversant. J'en oubliais mon gâteau et je restais là, bouche bée, débordant de fierté et d'admiration.

Je dois dire que, même dans une petite ville comme Wilno, dans cette province ni lituanienne, ni polonaise, ni russe, où les photographies de presse n'existaient pas encore, la ruse que ma mère imagina était singulierement osée et eut fort bien pu nous expédier une fois de plus sur la grand-route, avec notre baluchon.

Bientôt, en effet, un faire-part informait "la société élégante" de Wilno, que M. Paul Poiret lui-même, venu tout spécialement de Paris, allait inaugurer les salons de "Haute Couture Maison Nouvelle", 16, rue de la Grande-Pohulanka, à quatre heures de l'après-midi.

Ainsi que je l'ai dit, ma mère, lorsqu'elle avait pris une décision, allait toujours jusqu'au bout, et même un peu plus loin. Le jour convenu, alors qu'une foule de belles dames grasses se pressait dans l'appartement, elle n'annonca pas que "Paul Poiret, empêché, nous prie de l'excuser". Ce genre de petite habilete n'était pas dans sa nature. Decidée à frapper un grand coup, elle produisit M. Paul Poiret en personne.

Au temps de sa " carrière théâtrale ", en Russie, elle avait connu un acteur-chanteur francais, un de ces eternels errants des tournées périphériques, sans talent et sans espoir, un dénommé Alex Gubernatis. Il végétait alors vaguement à Varsovie, où il était devenu perruquier de théâtre, après avoir resserré de plusieurs crans la ceinture de ses ambitions, en passant d'une bouteille de cognac par jour à une bouteille de vodka. Ma mere lui envoya un billet de chemin de fer et, huit jours plus tard, Alex Gubernatis incarnait dans les salons de "Maison Nouvelle", le grand maître de la Haute Couture parisienne, Paul Poiret. Il donna à cette occasion le meilleur de lui-même. Vêtu d'une incroyable pèlerine écossaise, d'un pantalon à petits carreaux affreusement collant qui révélait, lorsqu'il se courbait pour baiser la main de ces dames, une petite paire de fesses pointues, une cravate Lavallière nouée sous une pomme d'Adam démesurée, il allongeait, vautré dans un fauteuil, des jambes interminables sur le parquet fraichement ciré, un verre de mousseux à la main, évoquant d'une voix de fausset les grandeurs et ivresses de la vie parisienne, citant les noms des gloires depuis vingt ans disparues de la scène, passant de temps en temps dans sa moumoute des doigts inspires, comme une sorte de Paganini du cheveu. Malheureusement, vers la fin de l'après-midi, le mousseux faisant son oeuvre, ayant réclame le silence, il commença par réciter à l'assistance le deuxieme acte de L'Aiglon, après quoi, la nature reprenant le dessus, il se mit a glapir d'une voix affreusement enjouée des fragments de son répertoire de caf'conc', dont le refrain intéressant et quelque peu enigmatique est resté dans ma mémoire: " Ah! Tu l'as voulu, tu l'as voulu, tu l'as voulu – Tu l'as bien eu, ma Pomponnette!", ponctué d'un claquement du talon et de ses doigts osseux, et d'un clin d'oeil particulièrement fripon adressé à la femme du chef de l'orchestre municipal. A ce moment-là, ma mère jugea plus prudent de l'emmener dans la chambre d'Aniela où il fut allongé sur le lit et enfermé à double tour. Le soir même, avec sa pèlerine écossaise et son âme d'artiste bafoué, il reprenait le train pour Varsovie, protestant avec véhémence contre une telle ingratitude et une telle incompréhension des dons dont le ciel l'avait comblé.

Vêtu d'un costume de velours noir, j'assistais à l'inauguration; je ne quittais pas des yeux le superbe M. Gubernatis et, quelque vingt-cinq ans après, je m'en inspirai pour le personnage de Sacha Darlington, dans mon roman Le Grand Vestiaire.

Je ne crois pas que cette petite supercherie ait eu des motifs uniquement publicitaires. Ma mère avait besoin de merveilleux. Elle rêva toute sa vie de quelque démonstration souveraine et absolue, d'un coup de baguette magique, qui confondrait les incrédules et les narquois, et viendrait faire régner partout la justice sur les humbles et les démunis. Lorsqu'elle demeurait, au cours des semaines qui précédèrent l'inauguration de nos salons, le regard perdu dans l'espace, le visage inspiré et ébloui, je sais bien, aujourd'hui, ce qu'elle voyait: elle voyait M. Paul Poiret faire son apparition devant sa clientèle réunie, lever la main, réclamer le silence, et désignant ma mère à l'assistance, vanter longuement le goût, le talent et l'inspiration artistique de son unique représentant à Wilno. Mais elle savait bien, malgré tout, que les miracles se produisent rarement et que le ciel a d'autres chats à fouetter. Alors, avec un de ses sourires un peu coupables, elle avait fabriqué le miracle de toutes pièces et forcé un peu la main au destin – on avouera cependant que le destin est plus coupable que ma mère et qu'il a bien davantage à se faire pardonner. En tout cas, la supercherie ne fut, à ma connaissance, jamais éventée, et «Maison Nouvelle, grand salon de Haute Couture parisienne» fut lancée avec éclat. En quelques mois, toute la riche clientèle de la ville vint s'habiller chez nous. L'argent afflua dans nos caisses avec une abondance accrue. L'appartement fut redécoré; des tapis moelleux couvrirent nos parquets, et je me gorgeai de rahat-lokoums, en regardant, assis sagement dans un fauteuil, les belles dames se déshabiller devant moi. Ma mère tenait beaucoup à ce que je fusse là, vêtu de velours et de soie; j'étais exhibé à ces personnes, conduit à la fenêtre et invité à lever les yeux au ciel, pour que la clientèle pût admirer comme il convenait leur couleur bleue; on me caressait la tête, on me demandait mon âge, on s'extasiait, pendant que je léchais le sucre sur le lokoum, observant avec intérêt toutes ces choses nouvelles pour moi dont le corps féminin était nanti.

Je me souviens encore d'une certaine chanteuse de l'Opéra de Wilno, dont le nom, ou le pseudonyme, était Mlle La Rare. Je devais avoir alors un peu plus de huit ans.

Ma mère et la modéliste étaient sorties du salon, en emportant «le modèle de Paris» pour opérer quelque suprême ajustement. Je demeurai seul avec Mlle La Rare, très déshabillée. Je la contemplai morceau par morceau, en léchant mon rahat-lokoum. Quelque chose, dans mon regard, avait dû paraître familier à Mlle La Rare, parce qu'elle saisit brusquement sa robe et s'en couvrit. Comme je continuais à la détailler, elle courut se réfugier derrière le miroir de la table de toilette. Je me sentis furieux et, faisant le tour de la table, je me plantai résolument devant Mlle La Rare, les jambes écartées, le ventre en avant et me mis à lécher mon lokoum rêveusement. Lorsque ma mère revint, elle nous trouva figés ainsi l'un devant l'autre, dans un silence glacé.

Je me souviens que ma mère, après m'avoir fait sortir du salon, me serra dans ses bras et m'embrassa avec une extraordinaire fierté, comme si j'avais enfin commencé à justifier les espoirs qu'elle avait placés en moi.

Malheureusement, l'entrée du salon me fut désormais interdite. Je me dis souvent qu'avec un peu d'habileté et un peu moins de franchise dans le regard j'aurais pu gagner encore au moins six mois.

CHAPITRE IX

Les fruits de notre prospérité se mirent à pleuvoir sur moi. J'eus une gouvernante française et je fus vêtu d'élégants costumes de velours spécialement coupés pour moi, avec des jabots de dentelle et de soie et, pour faire face aux intempéries, je fus affublé d'une surprenante pelisse d'écureuil dont les centaines de petites queues grises, tournées vers l'extérieur, provoquaient l'hilarité des passants. On me donna des leçons de maintien. On m'apprit à baiser la main des dames, à les saluer en faisant une sorte de plongeon en avant et en ramenant en même temps un pied contre l'autre, et à leur offrir des fleurs: sur ces deux points, le baise-main et les fleurs, ma mère était particulièrement intraitable.

– Tu n'arriveras à rien sans cela, me disait-elle, assez mystérieusement.

Une ou deux fois par semaine, lorsque quelques clientes de marque visitaient nos salons, ma gouvernante, après m'avoir brossé, pommadé, relevé mes chaussettes et noué soigneusement l'énorme jabot de soie sous le menton, me faisait effectuer mon entrée dans le monde.

J'allais de dame en dame, faisant ma courbette, ramenant un pied contre l'autre, baisant les mains, levant les yeux le plus haut possible à la lumière, ainsi que ma mère me l'avait appris. Les dames s'extasiaient poliment, et celles qui savaient se montrer particulièrement enthousiastes dans leurs exclamations obtenaient en général un rabais considérable sur le prix du «dernier modèle de Paris». Quant à moi, n'ayant déjà d'autre ambition que de faire plaisir à celle que j'aimais tant, je levais les yeux à la lumière à tout bout de champ, n'attendant même plus qu'on me le demandât -tout au plus me permettais-je, pour ma distraction personnelle, de remuer les oreilles, petit talent dont je venais d'apprendre le secret auprès de mes camarades de la cour. Après quoi, ayant à nouveau baisé la main de ces dames, fait mes courbettes, claqué les talons, je courais joyeusement derrière le dépôt de bois où, coiffé d'un tricorne de papier et armé d'un bâton, je défendais l'Alsace-Lorraine, marchais sur Berlin et accomplissais la conquête du monde jusqu'à l'heure du goûter.

Souvent, avant de m'endormir, je voyais ma mère entrer dans ma chambre. Elle se penchait sur moi et souriait tristement. Puis elle disait:

– Lève les yeux…

Je levais les yeux. Ma mère demeurait penchée sur moi un long moment. Puis elle m'entourait de ses bras et me serrait contre elle. Je sentais ses larmes sur mes joues. Je finis bien par me douter qu'il y avait là quelque chose de mystérieux et que ces larmes troublantes, ce n'était pas moi qui les inspirais. Un jour, je finis par interroger Aniela là-dessus. Avec l'avenement de notre prpspérité matérielle, Aniela avait été promue au rang de «directrice du personnel» et généreusement rétribuée. Elle détestait ma gouvernante, qui la séparait de moi, et faisait tout ce qu'elle pouvait pour rendre la vie impossible à la «mamzelle», ainsi qu'elle l'appelait. Un jour, donc, me jetant dans ses bras, je lui demandai – Aniela, pourquoi maman pleure-t-elle en regardant mes yeux?

Aniela parut gênée. Elle était avec nous depuis ma naissance et il y avait peu de choses qu'elle ignorait.

– C'est à cause de leur couleur.

– Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'ils ont, mes yeux? Aniela poussa un gros soupir.

– Ils la font rêver, dit-elle évasivement.

Il me fallut plusieurs années pour m'orienter dans cette réponse. Un jour, je compris. Ma mère avait déjà soixante ans et moi vingt-quatre, mais parfois son regard cherchait mes yeux avec une tristesse infinie, et je savais bien que dans le soupir qui soulevait alors sa poitrine, ce n'était pas de moi qu'il s'agissait. Je la laissais faire. Dieu me pardonne, il m'est même arrivé, à l'âge d'homme, de lever exprès les yeux vers la lumière, et de demeurer ainsi, pour l'aider à se souvenir: j'ai toujours fait pour elle tout ce que j'ai pu.

Rien ne fut omis dans la formation que ma mère entendait me donner pour faire de moi un homme du monde. Elle me prodigua elle-même des leçons de polka et de valse, les seules danses qu'elle connaissait.

Après le départ des clientes, le salon était gaiement éclairé, le tapis roulé, un gramophone placé sur la table et ma mère s'asseyait dans un des fauteuils Louis XVI récemment acquis. Je m'approchais d'elle, je m'inclinais, je la prenais par la main et une-deux-trois! une-deux-trois! nous nous élancions sur le parquet, sous le regard désapprobateur d'Aniela.

– Tiens-toi droit! Marque bien la mesure! Lève un peu le menton et observe la dame fièrement en souriant d'un air charmé!

Je levais fièrement le menton, je souriais d'un air charmé et une! deux-trois, une! deux-trois – je sautillais sur le parquet miroitant. Ensuite, j'accompagnais ma mère jusqu'à son fauteuil, je lui baisais la main et m'inclinais devant elle, et ma mère me remerciait d'un mouvement de tête gracieux, en s'éventant. Elle soupirait et disait quelquefois avec conviction, en essayant de reprendre son souffle: – Tu gagneras des prix au Concours Hippique. Sans doute me voyait-elle en uniforme blanc d'officier de la Garde, sautant quelque obstacle sous les yeux éperdus d'amour d'Anna Karénine. Il y avait, dans ses élans d'imagination, quelque chose d'étonnamment démodé et d'un romanesque vieillot; je crois qu'elle cherchait à recréer ainsi autour d'elle un monde qu'elle n'avait jamais connu autrement qu'à travers les romans russes antérieurs à 1900, date à laquelle la bonne littérature s'arrêtait pour elle.

Trois fois par semaine, ma mère me prenait par 1a main et me conduisait au manège du lieutenant Sverdlovski, où j'étais initié par le lieutenant lui-même aux mystères de l'équitation, de l'escrime et du tir au pistolet. Le lieutenant était un homme grand et sec, d'aspect jeune, au visage osseux, armé d'une immense moustache blanche à la Lyautey. A huit ans, j'étais certainement son plus jeune élève et j'avais la plus grande peine à soulever l'immense pistojet qu'il me tendait. Après une demi-heure de fleuret, une demi-heure de tir, une demi-heure de cheval-gymnastique et exercices respiratoires. Ma mère restait assise dans un coin, fumant une cigarette, observant mes progrès avec satisfaction.

Le lieutenant Sverdlovski, qui parlait d'une voix sépulcrale et ne semblait pas connaître d'autre passion dans la vie que de «faire mouche» et de «viser au cœur», ainsi qu'il le disait, avait pour ma mère une admiration sans bornes. Notre arrivée créait toujours dans le stand un mouvement de sympathie. Je me plaçais devant la barrière en compagnie d'autres tireurs, officiers de réserve, généraux en retraite, jeunes gens élégants et désœuvrés, je mettais une main sur ma hanche, j'appuyais le lourd pistolet sur le bras du lieutenant, j'aspirais l'air, arrêtais mon souffle, tirais. Le carton était ensuite présenté à ma mère pour inspection. Elle regardait le petit trou, comparait le résultat à celui de la séance précédente et reniflait avec satisfaction. Après un tir particulièrement réussi, elle mettait le carton dans son sac et l'emportait à la maison. Souvent, elle me disait:

– Tu me défendras, n'est-ce pas? Encore quelques années et…

Elle faisait un geste vague et large, un geste russe. Quant au lieutenant Sverdlovski, il caressait ses longues moustaches raides, baisait la main de ma mère, claquait les talons, et disait:

– Nous ferons de lui un cavalier.

Il me donna lui-même des leçons d'escrime et me fit faire de longues marches à la campagne, sac au dos. On m'apprenait également le latin, l'allemand – l'anglais n'existait pas encore à l'époque ou, du moins, était considéré par ma mère comme une facilité commerciale à l'usage des gens de peu. J'apprenais aussi maintenant, avec une certaine Mlle Gladys, le shimmy et le fox-trot, et lorsque ma mère recevait, j'étais souvent tiré du lit, habille, traîné dans le salon et invité à réciter des fables de La Fontaine, après quoi, ayant dûment levé les yeux vers le lustre, baisé la main de ces dames et fait claquer un pied contre l'autre, j'étais autorisé à me retirer. Avec un programme pareil, je n'avais pas le temps d'aller à l'école où, d'ailleurs, l'enseignement, ne se faisant pas en français, mais en polonais, était à nos yeux complètement dépourvu d'intérêt. Mais je prenais des leçons de calcul, d'histoire, de géographie et de littérature d'une succession de professeurs dont les noms et les visages ont laissé aussi peu de traces dans ma mémoire que les matières qu'ils étaient chargés de m'enseigner.

Il arrivait à ma mère de m'annoncer i

– Ce soir, nous allons au cinéma.

Et le soir, affublé de ma pelisse d'écureuil ou, si la saison était clémente, d'un imperméable blanc et d'une toque de matelot, je déambulais sur les trottoirs de bois de la ville, en offrant le bras à ma mère. Elle veillait farouchement à mes bonnes manières. Je devais toujours courir lui ouvrir la porte et la tenir ouverte pendant qu'elle passait. Une fois, à Varsovie, m'étant rappelé que les dames devaient toujours passer les premières, je m'effaçai galamment devant elle, en descendant d'un tramway. Ma mère me fit immédiatement une scène, devant les vingt personnes qui se bousculaient à l'arrêt: je fus informé que le cavalier doit descendre le premier et offrir ensuite la main à la dame pour l'aider. Quant au baise-main, encore aujourd'hui, je n'arrive pas à m'en débarrasser. Aux Etats-Unis, c'est pour moi une source continuelle de malentendus. Neuf fois sur dix, lorsque, après une petite lutte musculaire, je parviens à porter la main d'une Américaine à mes lèvres, elle me lance un Thank you! étonné, ou bien, prenant cela pour quelque marque d'attention très personnelle, elle m'arrache sa main avec inquiétude, ou, chose plus pénible encore, surtout lorsque la dame est mûre, m'adresse un petit sourire coquin. Allez donc leur expliquer que je fais simplement comme ma mère me l'a dit!

Je ne sais si c'est un de ces films que nous avons vus ensemble, ou l'attitude de ma mère après le spectacle qui m'a laissé un souvenir si étrange et indélébile. Je revois encore l'acteur principal, vêtu de l'uniforme noir des Tcherkesses et d'un bonnet de fourrure, me fixer de l'écran de son regard pâle sous des sourcils ouverts comme des ailes, cependant que le pianiste, dans la salle, jouait son petit air nostalgique et claudiquant. En sortant du cinéma, nous marchâmes en nous tenant par la main à travers la ville déserte. Parfois, je sentais les doigts de ma mère qui serraient les miens, presque douloureusement. Lorsque je me tournais alors vers elle, je voyais qu'elle pleurait. A la maison, m'ayant aidé à me déshabiller et après m'avoir bordé dans mon lit, elle me demanda: – Lève les yeux.

Je levai les yeux vers la lampe. Elle demeura un long moment penchée sur moi, puis, avec un curieux sourire de triomphe, un sourire de victoire et de possession, elle, m'attira à elle et me serra dans ses bras. Or, il advint que, quelque temps après notre visite au cinéma, un bal costumé fut donné pour les enfants de la bonne société de la ville. J'y fus invité, naturellement: ma mère régnait alors souverainement sur la mode locale et nous étions très recherchés. Dès que l'invitation nous parvint, l'atelier de couture fut entièrement voué à la préparation de mon costume.

J'ai à peine besoin de dire que j'allai au bal vêtu en officier des Tcherkesses, avec poignard, bonnet de fourrure, cartouchières et tout le tra la la.

CHAPITRE X

Un jour, un cadeau inattendu me parvint, apparemment tombé du ciel. C'était une bicyclette-bébé, juste ce qu'il fallait pour ma taille. Le nom du mystérieux donateur ne me fut pas révélé et toutes mes questions demeurèrent sans réponse. Aniela, après avoir longuement.contemplé l'objet, me dit simplement, avec animosité:

– Ça vient de loin.

Ma mère et Aniela débattirent longuement le point de savoir s'il fallait accepter le cadeau ou le renvoyer à l'expéditeur. Je ne fus pas autorisé à assister au débat, mais, le coeur serré et suant d'appréhension à l'idée que l'engin merveilleux allait peut-être m'échapper j'entrouvris la porte du salon et surpris quelques bribes d'un dialogue sibyllin:

– Nous n'avons plus besoin de lui. C'était dit par Aniela, sévèrement. Ma mère pleurait dans un coin. Aniela surenchérit alors:

– Il se rappelle un peu tard notre existence.

Puis la voix de ma mère, étrangement suppliante-elle n'avait pas l'habitude de supplier-dit, presque timidement:

– C'est tout de même gentil de sa part. Là-dessus, Aniela conclut:

– Il aurait pu se souvenir de nous plus tôt.

La seule chose qui m'intéressait à l'époque était de savoir si je pourrais garder ma bicyclette. Finalement, ma mère m'y autorisa. Et avec cette habitude qu'elle avait de me couvrir de «professeurs» – professeur de calligraphie – Dieu ait pitié de lui! s'il pouvait voir mon écriture, le pauvre se dresserait sûrement dans son cercueil – professeur d'élocution, professeur de maintien – là non plus, je n'ai pas fait preuve de beaucoup d'aptitude, et tout ce que j'ai retenu de son enseignement, c'est qu'il ne faut pas écarter le petit doigt en tenant ma tasse de thé – professeur d'escrime, de tir, d'équitation, de gymnastique, de… Un père aurait fait beaucoup mieux l'affaire. Bref, ayant acquis une bicyclette, j'acquis aussitôt un professeur de bicyclette, et après quelques chutes et misères d'usage, on put me voir pédaler fièrement sur mon vélo miniature, sur les gros pavés de Wilno, à la suite d'un long jeune homme triste qui portait un chapeau de paille et qui était un «sportif» célèbre dans le quartier. Il m'était formellement interdit de rouler seul dans les rues.

Un beau matin, en revenant de ma promenade avec mon instructeur, je trouvai une petite foule réunie à l'entrée de notre immeuble, bavant d'admiration devant une immense automobile jaune décapotée, arrêtée devant la porte cochère. Un chauffeur en livrée se tenait au volant. Ma bouche s'ouvrit démesurément, mes yeux s'agrandirent, je demeurai figé sur place devant cette merveille. Les autos étaient encore assez rares dans les rues de Wilno, et celles qui y circulaient n'avaient.qu'un très lointain rapport avec la création prodigieuse du génie humain que je voyais. Un petit camarade, fils du cordonnier, me glissa d'une voix respectueuse: «C'est chez vous.» Laissant là ma bicyclette, je courus me renseigner.

La porte me fut ouverte par Aniela et celle-ci, sans un mot d'explication, me saisit par la main et m'entraîna dans ma chambre. Là, elle se livra sur moi à des travaux de propreté prodigieux. L'atelier de couture vint à la rescousse et toutes les filles, Aniela dirigeant les opérations, se mirent à me frotter, savonner, laver, parfumer, habiller, déshabiller, rhabiller, chausser, coiffer et pommader avec un empressement dont je ne devais plus connaître d'égal et que j'attends pourtant toujours de ceux qui vivent avec moi. Souvent, en rentrant du bureau, j'allume un cigare, je m'assieds dans un fauteuil, et j'attends que quelqu'un vienne s'occuper de moi. J'attends en vain. J'ai beau me consoler en pensant qu'aucun trône n'est solide à l'époque actuelle, le petit prince en moi continue à s'étonner. Je finis par me lever et par aller prendre mon bain. Je suis obligé de me déchausser et de me déshabiller moi-même et il n'y a même plus personne pour me frotter le dos. Je suis un grand incompris.

Pendant une bonne demi-heure, Aniela, Maria, Stefka et Halinka s'affairèrent autour de moi. Ensuite, les oreilles écarlates et meurtries par les brosses, un immense noeud de soie blanche autour du cou, chemise blanche, pantalon bleu, souliers à rubans blancs et bleus, je fus introduit dans le salon.

Le visiteur était assis dans un fauteuil, les jambes allongées. Je fus frappé par son regard étrange, d'une clarté et d'une fixité légèrement inquiétantes et comme animales, sous des sourcils qui donnaient à ses yeux quelque chose d'ailé. Un sourire un peu ironique errait sur ses lèvres serrées. Je l'avais vu deux ou trois fois au cinéma et je le reconnus immédiatement. Il m'examina longuement, froidement, avec une sorte de curiosité détachée. J'étais très inquiet, mes oreilles sonnaient et brûlaient et l'odeur d'eau de Cologne dans laquelle je baignais me faisait éternuer. Je sentais confusément que quelque chose d'important était en train de se passer, mais je ne savais guère quoi. J'en étais encore à mes débuts d'homme du monde. Bref, complètement abruti et désorienté par les préparatifs qui avaient précédé mon entrée dans le salon, décontenancé par le regard fixe et le sourire énigmatique du visiteur et encore plus par le silence qui m'accueillit et l'attitude bizarre de ma mère, que je n'avais jamais vue aussi pâle, aussi tendue, le visage figé et semblable à un masque, je commis une gaffe irréparable. Comme un chien trop bien dressé qui ne peut plus s'arrêter de faire son numéro, je m'avançai vers la dame qui accompagnait l'étranger, je fis une courbette, claquai un pied contre l'autre, lui baisai la main, et ensuite, m'approchant du visiteur lui-même, je perdis complètement les pédales et baisai sa main également.

Le résultat de mon impair fut heureux. L'atmosphère de contrainte glacée qui régnait dans le salon disparut aussitôt. Ma mère me saisit dans ses bras. La belle dame rousse en robe couleur d'abricot vint m'embrasser à son tour. Et le visiteur me prit sur les genoux et, pendant que je sanglotais, conscient de la monstruosité de ma gaffe, il me proposa d'aller faire une promenade en automobile, ce qui eut pour effet de faire cesser mes larmes instantanément.

Je devais revoir Ivan Mosjoukine souvent, sur la Côte d'Azur, à la «Grande Bleue», où je venais boire un café avec lui. Il fut une vedette de cinéma célèbre jusqu'à l'avènement du parlant. A ce moment-là, son accent russe très fort et dont il n'essaya, du reste, jamais de se débarrasser, lui rendit la carrière très difficile et, peu à peu, le condamna à l'oubli. A plusieurs reprises, il m'aida à faire de la figuration dans ses films, pour la dernière fois, en 1935 ou 1936, dans une histoire de contrebandiers et de sous-marins, où il expirait, à la fin, dans un nuage de fumée, son bateau canonné et coulé par Harry Baur. Le film s'appelait Nitchevo. J'étais payé cinquante francs par jour: une fortune. Mon rôle consistait à m'appuyer au bastingage et à regarder la mer. Ce fut le plus beau rôle de ma vie.

Mosjoukine mourut peu de temps après la guerre, dans l'oubli et la gêne. Jusqu'à la fin, il conserva son regard étonnant et cette dignité physique qui lui était si personnelle, silencieuse, un peu hautaine, ironique et discrètement désabusée.

Je m'arrange parfois avec les cinémathèques pour revoir ses vieux films.

Il y joue toujours des rôles de héros romantique et de noble aventurier; il sauve des empires, triomphe à l'épée et au pistolet; caracole dans l'uniforme blanc d'officier de la Garde; enlève à cheval de belles captives; subit sans broncher la torture au service du Tzar; les femmes meurent d'amour dans son sillage… J'en sors en frémissant à l'idée de tout ce que ma mère attendait de moi. Je continue d'ailleurs à faire un peu de culture physique, chaque matin, pour me maintenir dispos.

Le visiteur nous quitta le soir même, mais il eut à notre égard un geste généreux. Pendant huit jours, la Packard jaune canari et le chauffeur en livrée furent laissés à notre disposition. Il faisait très beau et il eût été agréable de quitter les lourds pavés de la ville pour aller nous promener dans la forêt lithuanienne.

Mais ma mère n'était pas femme à perdre la tête et à se laisser griser par les effluves du printemps. Elle avait le sens de l'important, le goût de la revanche, et une volonté bien arrêtée de confondre ses ennemis. L'automobile fut donc utilisée dans ce dessein unique et exclusif. Tous les matins, vers onze heures, ma mère me faisait mettre mes plus beaux vêtements – elle-même s'habillait avec une discrétion exemplaire – le chauffeur ouvrait la portière, nous montions et, pendant deux heures, la voiture décapotée roulait lentement à travers la ville, nous conduisant dans tous les endroits publics fréquentés par la «bonne société»: au Café Rudnicki, au jardin botanique, et ma mère ne manquait jamais de saluer avec un sourire condescendant ceux qui l'avaient mal reçue, blessée ou traitée avec hauteur au temps où elle allait de maison en maison avec ses cartons sous le bras.

Aux enfants de huit ans qui seraient parvenus à ce point de mon récit, et qui auraient vécu, comme moi, leur plus grand amour prématurément, je voudrais donner ici quelques conseils pratiques. Je suppose qu'ils souffrent tous du froid, comme moi, et qu'ils passent de longues heures au soleil, à essayer de retrouver quelque chose de la chaleur qu'ils ont connue. De longs séjours sous les tropiques sont aussi recommandés. Un bon feu de cheminée n'est pas à négliger et l'alcool peut être d'un certain secours. Je leur recommande également la solution d'un autre enfant de huit ans de mes amis, également fils unique, qui est ambassadeur de son pays quelque part dans le monde. Il s'est fait fabriquer un pyjama chauffé électriquement et il dort sous une couverture et sur un matelas électriquement chauffés. C'est à essayer. Je ne dis pas que cela vous fait oublier l'amour maternel, mais c'est tout de même bon à prendre.

Le moment est peut-être venu aussi de m'expliquer franchement sur un point délicat, au risque de choquer et de décevoir quelques-uns de mes lecteurs et de passer pour un fils dénaturé auprès de certains tenants des écoles psychanalytiques en vogue: je n'ai jamais eu, pour ma mère, de penchant incestueux. Je sais que ce refus de regarder les choses en face fera immédiatement sourire les avertis et que nul ne peut se porter garant de son subconscient. Je m'empresse aussi d'ajouter que même le béotien que je suis s'incline respectueusement devant le complexe d'Œdipe, dont la découverte et l'illustration honorent l'Occident et constituent certainement, avec le pétrole du Sahara, une des explorations les plus fécondes des richesses naturelles de notre sous-sol. Je dirai plus: conscient de mes origines quelque peu asiatiques, et pour me montrer digne de la communauté occidentale évoluée qui m'avait si généreusement accueilli, je me suis fréquemment efforcé d'évoquer l'image de ma mère sous un angle libidineux, afin de libérer mon complexe, dont je ne me permettais pas de douter, l'exposer à la pleine lumière culturelle et, d'une manière générale, prouver que je n'avais pas froid aux yeux et que lorsqu'il s'agissait de tenir son rang parmi nos éclaireurs spirituels, la civilisation atlantique pouvait compter sur moi jusqu'au bout. Ce fut sans succès. Et pourtant, je compte sûrement, du côté de mes ancêtres tartares, des hommes de selle rapides, qui n'ont dû trembler, si leur réputation est justifiée, ni devant le viol, ni devant l'inceste, ni devant aucun autre de nos illustres tabous. Là encore, sans vouloir me chercher des excuses, je crois cependant pouvoir m'expliquer. S'il est vrai que je ne suis jamais parvenu à désirer physiquement ma mère, ce ne fut pas tellement en raison de ce lien de sang qui nous unissait, mais plutôt parce qu'elle était une personne déjà âgée, et que, chez moi, l'acte sexuel a toujours été lié à une certaine condition de jeunesse et de fraîcheur physique. Mon sang oriental m'a même toujours rendu, je l'avoue, particulièrement sensible à la tendresse de l'âge et, avec le passage des années, ce penchant, je regrette de le dire, n'a fait que s'accentuer en moi, règle presque générale, me dit-on, chez les satrapes de l'Asie. Je ne crois donc avoir éprouvé à l'égard de ma mère, que je n'ai jamais connue vraiment jeune, que des sentiments platoniques et affectueux. Pas plus bête qu'un autre, je sais qu'une telle affirmation ne manquera pas d'être interprétée comme il se doit, c'est-à-dire, à l'envers, par ces frétillants parasites suceurs de l'âme que sont les trois quarts de nos psychothérapistes actuellement en plongée. Ils m'ont bien expliqué, ces subtils, que si, par exemple, vous recherchez trop les femmes, c'est que vous êtes, en réalité, un homosexuel en fuite; si le contact intime du corps masculin vous repousse – avouerai-je que c'est mon cas? – c'est que vous êtes un tout petit peu amateur sur les bords, et, pour aller jusqu'au bout de cette logique de fer, si le contact d'un cadavre vous répugne profondément, c'est que, dans votre subsonscient, vous êtes atteint de nécrophilie, et irrésistiblement attiré, à la fois comme homme et comme femme, par toute cette belle raideur. La psychanalyse prend aujourd'hui, comme toutes nos idées, une forme aberrante totalitaire; elle cherche à nous enfermer dans le carcan de ses propres perversions. Elle a occupé le terrain laissé libre par les superstitions, se voile habilement dans un jargon de sémantique qui fabrique ses propres éléments d'analyse et attire la clientèle par des moyens d'intimidation et de chantage psychiques, un peu comme ces racketters américains qui vous imposent leur protection. Je laisse donc volontiers aux charlatans et aux détraqués qui nous commandent dans tant de domaines le soin d'expliquer mon sentiment pour ma mère par quelque enflure pathologique: étant donné ce que la liberté, la fraternité et les plus nobles aspirations de l'homme sont devenues entre leurs mains, je ne vois pas pourquoi la simplicité de l'amour filial ne se déformerait pas dans leurs cervelles malades à l'image du reste. Je m'accommoderai d'autant mieux de leur diagnostic que je n'ai jamais contemplé l'inceste sous cette terrible lueur de caveau et de damnation éternelle qu'une fausse morale s'est délibérément appliquée à jeter sur une forme d'exubérance sexuelle qui, pour moi, n'occupe qu'une place extrêmement modeste dans l'échelle monumentale de nos dégradations. Toutes les frénésies de l'inceste me paraissent infiniment plus acceptables que celles d'Hiroshima, de Buchenwald, des pelotons d'exécution, de la terreur et de la torture policières, mille fois plus aimables que les leucémies et autres belles conséquences génétiques probables des efforts de nos savants. Personne ne me fera jamais voir dans le comportement sexuel des êtres le critère du bien et du mal. La funeste physionomie d'un certain physicien illustre recommandant au monde civilisé de poursuivre les explosions nucléaires m'est incomparablement plus odieuse que l'idée d'un fils couchant avec sa mère. A côté des aberrations intellectuelles, scientifiques, idéologiques de notre siècle, toutes celles de la sexualité éveillent dans mon cœur les plus tendres pardons. Une fille qui se fait payer pour ouvrir ses cuisses au peuple me paraît une sœur de charité et une honnête dispensatrice de bon pain lorsqu'on compare sa modeste vénalité à la prostitution des savants prêtant leurs cerveaux à l'élaboration de l'empoisonnement génétique et de la terreur atomique. A côté de la perversion de l'âme, de l'esprit et de l'idéal à laquelle se livrent ces traîtres à l'espèce, nos élucubrations sexuelles, vénales ou non, incestueuses ou non, prennent, sur les trois humbles sphincters dont dispose notre anatomie, toute l'innocence angélique d'un sourire d'enfant.

Enfin, pour fermer entièrement le cercle vicieux, je dirai encore que je n'ignore point combien cette façon de minimiser l'inceste peut être aisément interprétée comme une ruse du subconscient cherchant à apprivoiser ce qui, à la fois, lui fait horreur et l'attire délicieusement et, ayant ainsi fait mes ronds de jambe et mes trois tours de piste sur l'air de cette chère vieille valse de Vienne, j'en reviens à mon humble amour.

Car j'ai à peine besoin de dire que ce qui me fait tenter ici ce récit c'est bien le caractère commun, fraternel et reconnaissable de ma tendresse: je n'ai aimé ma mère ni plus, ni moins, ni autrement que le commun des mortels. Je crois aussi sincèrement que ma juvénile tentative de jeter le monde à ses pieds fut, dans une grande mesure, impersonnelle, et, quelle que fût – chacun en jugera à son gré, à sa mesure et selon son cœur – la nature, complexe ou élémentaire, du lien qui nous unissait, une chose, du moins, m'apparaît clairement aujourd'hui, au moment où je jette un dernier regard sur ce qui fut ma vie: il s'agissait, dans tout cela, pour moi, beaucoup plus d'une volonté farouche d'éclairer triomphalement la destinée de l'homme, que du destin d'un seul être aimé.

CHAPITRE XI

J'avais déjà près de neuf ans lorsque je tombai amoureux pour la première fois. Je fus tout entier aspiré par une passion violente, totale, qui m'empoisonna complètement l'existence et faillit même me coûter la vie.

Elle avait huit ans et elle s'appelait Valentine. Je pourrais la décrire longuement et à perte de souffle, et si j'avais une voix, je ne cesserais de chanter sa beauté et sa douceur. C'était une brune aux yeux clairs, admirablement faite, vêtue d'une robe blanche et elle tenait une balle à la main. Je l'ai vue apparaître devant moi dans le dépôt de bois, à l'endroit où commençaient les orties, qui couvraient le sol jusqu'au mur du verger voisin. Je ne puis décrire l'émoi qui s'empara de moi: tout ce que je sais, c'est que mes jambes devinrent molles et que mon cœur se mit à sauter avec une telle violence que ma vue se troubla. Absolument résolu à la séduire immédiatement et pour toujours, de façon qu'il n'y eût plus jamais de place pour un autre homme dans sa vie, je fis comme ma mère me l'avait dit et, m'appuyant négligemment contre les bûches, je levai les yeux vers la lumière pour la subjuguer. Mais Valentine n'était pas femme à se laisser impressionner. Je restai là, les yeux levés vers le soleil, jusqu'à ce que mon visage ruisselât de larmes, mais la cruelle, pendant tout ce temps-là, continua à jouer avec sa balle, sans paraître le moins du monde intéressée. Les yeux me sortaient de la tête, tout devenait feu et flamme autour de moi, mais Valentine ne m'accordait même pas un regard. Complètement décontenancé par cette indifférence, alors que tant de belles dames, dans le salon de ma mère, s'étaient dûment extasiées devant mes yeux bleus, à demi aveugle et ayant ainsi, du premier coups, épuisé, pour ainsi dire, mes munitions, j'essuyai mes larmes et, capitulant sans conditions, je lui tendis les trois pommes vertes que je venais de voler dans le verger. Elle les accepta et m'annonça, comme en passant:

– Janek a mangé pour moi toute sa collection de timbres-poste.

C'est ainsi que mon martyre commença. Au cours des jours qui suivirent, je mangeai pour Valentine plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec les noyaux, une souris, et, pour finir, je peux dire qu'à neuf ans, c'est-à-dire bien plus jeune que Casanova, je pris place parmi les plus grands amants de tous les temps, en accomplissant une prouesse amoureuse que personne, à ma connaissance, n'est jamais venu égaler. Je mangeai pour ma bien-aimée un soulier en caoutchouc.

Ici, je dois ouvrir une parenthèse. Je sais bien que, lorsqu'il s'agit de leurs exploits amoureux, les hommes ne sont que trop portés à la vantardise. A les entendre, leurs prouesses viriles ne connaissent pas de limite, et ils ne vous font grâce d'aucun détail.

Je ne demande donc à personne de me croire lorsque j'affirme que, pour ma bien-aimée, je consommai encore un éventail japonais, dix mètres de fil de coton, un kilo de noyaux de cerises- Valentine me mâchait, pour ainsi dire, la besogne, en mangeant la chair et en me tendant les noyaux – et trois poissons rouges, que nous étions allés pêcher dans l'aquarium de son professeur de musique.

Dieu sait ce que les femmes m'ont fait avaler dans ma vie, mais je n'ai jamais connu une nature aussi insatiable. C'était une Messaline doublée d'une Théodora de Byzance. Après cette expérience, on peut dire que je connaissais tout de l'amour. Mon éducation était faite. Je n'ai fait, depuis, que continuer sur ma lancée.

Mon adorable Messaline n'avait que huit ans, mais son exigence physique dépassait tout ce qu'il me fut donné de connaître au cours de mon existence. Elle courait devant moi, dans la cour, me désignait du doigt tantôt un tas de feuilles, tantôt du sable, ou un vieux bouchon, et je m'exécutais sans murmurer. Encore bougrement heureux d'avoir pu être utile. A un moment, elle s'était mise à cueillir un bouquet de marguerites que je voyais grandir dans sa main avec appréhension – mais je mangeai les marguerites aussi, sous son œil attentif -elle savait déjà que les hommes essayent toujours de tricher, dans ces jeux-là – où je cherchais en vain une lueur d'admiration. Sans une marque d'estime ou de gratitude, elle repartit en sautillant, pour revenir, au bout d'un moment, avec quelques escargots qu'elle me tendit dans le creux de la main. Je mangeai humblement les escargots, coquille et tout.

A cette époque, on n'apprenait encore rien aux enfants sur le mystère des sexes et j'étais convaincu que c'était ainsi qu'on faisait l'amour. J'avais probablement raison.

Le plus triste était que je n'arrivais pas à l'impressionner. J'avais à peine fini les escargots qu'elle m'annonçait négligemment:

– Josek a mangé dix araignées pour moi et il s'est arrêté seulement parce que maman nous a appelés pour le thé.

Je frémis. Pendant que j'avais le dos tourné, elle me trompait avec mon meilleur ami. Mais j'avalai cela aussi. Je commençais à avoir l'habitude.

– Je peux t'embrasser?

– Oui. Mais ne me mouille pas la joue, je n'aime pas ça.

Je l'embrassai, en essayant de ne pas mouiller la joue. Nous étions agenouillés derrière les orties et je l'embrassai encore et encore. Elle faisait tourner distraitement le cerceau autour de son doigt. L'histoire de ma vie.

– Ça fait combien de fois?

– Quatre-vingt-sept. Est-ce que je peux aller jusqu'à mille?

– C'est combien, mille?

– Je ne sais pas. Est-ce que je peux t'embrasser sur l'épaule aussi?

– Oui.

Je l'embrassai sur l'épaule aussi. Mais ce n'était pas ça. Je sentais bien qu'il devait y avoir encore autre chose qui m'échappait, quelque chose d'essentiel. Mon cœur battait très fort et je l'embrassai sur le nez et sur les cheveux et dans le cou et quelque chose me manquait de plus en plus, je sentais que ce n'était pas assez, qu'il fallait aller plus loin, beaucoup plus loin et, finalement, éperdu d'amour et au comble de la frénésie érotique, je m'assis dans l'herbe et j'enlevai un de mes souliers en caoutchouc.

– Je vais le manger pour toi, si tu veux.

Si elle le voulait! Ha! Mais bien sûr qu'elle le voulait, voyons! C'était une vraie petite femme.

Elle posa son cerceau par terre et s'assit sur ses talons. Je crus voir dans ses yeux une lueur d'estime. Je n'en demandais pas plus. Je pris mon canif et entamai le caoutchouc. Elle me regardait faire.

– Tu vas le manger cru?

– Oui.

J'avalai un morceau, puis un autre. Sous son regard enfin admiratif, je me sentais devenir vraiment un homme. Et j'avais raison. Je venais de faire mon apprentissage. J'entamai le caoutchouc encore plus profondément, soufflant un peu, entre les bouchées, et je continuai ainsi un bon moment, jusqu'à ce qu'une sueur froide me montât au front. Je continuai même un peu au-delà, serrant les dents, luttant contre la nausée, ramassant toutes mes forces pour demeurer sur le terrain, comme il me fallut le faire tant de fois, depuis, dans mon métier d'homme.

Je fus très malade, on me transporta à l'hôpital, ma mère sanglotait, Aniela hurlait, les filles de l'atelier geignaient, pendant qu'on me mettait sur un brancard dans l'ambulance. J'étais très fier de moi.

Mon amour d'enfant m'inspira vingt ans plus tard mon premier roman Éducation européenne, et aussi certains passages du Grand Vestiaire.

Pendant longtemps, à travers mes pérégrinations, j'ai transporté avec moi un soulier d'enfant en caoutchouc, entamé au couteau. J'avais vingt-cinq ans, puis trente, puis quarante, mais le soulier était toujours là, à portée de la main. J'étais toujours prêt à m'y attabler, à donner, une fois de plus, le meilleur de moi-même. Ça ne s'est pas trouvé. Finalement, j'ai abandonné le soulier quelque part derrière moi. On ne vit pas deux fois.

Ma liaison avec Valentine dura près d'un an. Elle me transforma complètement. Je dus lutter constamment contre mes rivaux, affirmer et illustrer ma supériorité, marcher sur les mains, voler dans les boutiques, me battre, me défendre sur tous les terrains. Mon plus grand tourment était un certain garçon dont le nom m'échappe, mais qui savait jongler avec cinq pommes – et il y avait des moments où, assis sur une pierre, la tête basse, après des heures d'essais infructueux, les pommes répandues autour de moi, je sentais que la vie ne valait vraiment pas la peine d'être vécue. Néanmoins, je faisais face, et, encore aujourd'hui, je sais jongler avec trois pommes et, souvent, sur ma colline de Big Sur, face à l'Océan et l'infini du ciel, je mets un pied en avant et j'accomplis cet exploit, pour montrer que je suis quelqu'un.

En hiver, alors que nous nous jetions en traîneaux du haut des collines, je me disloquai l'épaule en sautant d'une hauteur de cinq mètres dans la neige, sous je regard de Valentine, simplement parce que j'étais incapable de descendre la pente debout sur mon traîneau, comme le faisait ce voyou de Jan. Ce Jan, comme je le détestais et comme je le déteste encore! Je n'ai jamais su exactement ce qu'il y avait, entre lui et Valentine, et même aujourd'hui, je préfère ne pas y penser, mais il avait presque un an de plus que moi, allant sur ses dix ans, il avait une plus grande habitude des femmes, et tout ce que je savais faire, il le faisait mieux que moi. Il avait la mine patibulaire d'un chat de gouttière, était d'une agilité incroyable et pouvait mettre au but à cinq mètres en crachant.

Il savait siffler d'une manière particulièrement impressionnante, en mettant deux doigts dans sa bouche, un tour que je ne suis pas parvenu à apprendre jusqu'à ce jour, et que je n'ai vu accomplir, depuis, avec la même force stridente, que par mon ami l'ambassadeur Jaime de Castro et la comtesse Nelly de Vogué. Je dois à Valentine d'avoir compris que l'amour de ma mère et la tendresse dont j'étais entouré à la maison n'avaient aucun rapport avec ce qui m'attendait dehors, et aussi, que rien n'était jamais définitivement acquis, gagné, assuré et conservé. Jan, avec un sens inné de l'injure, m'avait surnommé le «petit bleu», et pour me débarrasser de ce surnom, que je jugeais très blessant, bien que je n'eusse guère pu dire pourquoi, je dus multiplier les preuves de courage et de virilité, et je devins très rapidement la terreur des commerçants du quartier. Je peux dire sans me vanter que j'ai cassé plus de vitres, volé plus de boîtes de dattes et de khalva et tiré plus de sonnettes que n'importe quel autre garçon de la cour; j'appris aussi à risquer ma vie avec une facilité qui me fut bien utile, plus tard, pendant la guerre, lorsque ce genre de chose fut officiellement admis et encouragé.

Je me souviens notamment d'un certain «jeu de la mort» que Jan et moi pratiquions sur la margelle d'une fenêtre, au quatrième étage de l'immeuble, sous le regard de nos camarades éblouis.

Peu nous importait que Valentine ne fût pas là – c'était d'elle qu'il s'agissait, dans ce duel, et aucun de nous ne se trompait là-dessus.

Le jeu était très simple, et je crois vraiment que, comparée à lui, la fameuse «roulette russe» n'est que gentil passe-temps de collégiens.

Nous montions au dernier étage de l'immeuble, dans la cage de l'escalier, nous ouvrions une fenêtre qui donnait sur la cour et nous nous asseyions aussi près que possible du vide, les jambes dehors. La fenêtre se prolongeait vers l'extérieur par un rebord de zinc qui ne devait pas avoir plus de vingt centimètres de largeur. Le jeu consistait à pousser le partenaire dans le dos d'un coup brusque, mais calculé de telle façon que le sujet glissât de la fenêtre sur le parapet et se trouvât assis sur l'étroite margelle extérieure, les jambes dans le vide.

Nous jouâmes à ce jeu mortel un nombre incroyable de fois.

Dès que, dans la cour, un débat quelconque nous opposait, ou même sans raison apparente, dans un paroxysme d'hostilité, sans un mot, après nous être défiés du regard, nous montions au quatrième étage de l'immeuble pour «jouer le jeu».

Le caractère étrangement désespéré et en même temps loyal de ce duel venait évidemment du fait que vous vous mettiez entièrement à la merci de votre plus grand ennemi, puisqu'une poussée tant soit peu mal calculée, ou malintentionnée, condamnait le partenaire à une mort certaine, quatre étages plus bas.

Je me souviens encore très bien de mes jambes suspendues dans le vide, de la margelle métallique et des mains de mon rival posées sur mon dos, prêtes à pousser.

Jan est aujourd'hui un personnage important du parti communiste polonais. Je l'ai rencontré, il y a une dizaine d'années, à Paris, dans les salons de l'Ambassade de Pologne, au cours d'une réception officielle. Je l'ai reconnu tout de suite. C'était étonnant combien ce gamin avait peu changé. A trente-cinq ans, il avait le même air hâve, là même maigreur, la même démarche féline et les yeux minces, durs et narquois. Étant donné que nous étions là, l'un et l'autre, es qualité, représentant nos pays respectifs, nous fûmes courtois et polis. Le nom de Valentine ne fut pas prononcé. Nous bûmes de la vodka. Il évoqua ses luttes dans la Résistance et je lui dis quelques mots de mes combats dans l'aviation. Nous bûmes encore un verre.

– J'ai été torturé par la Gestapo, me dit-il.

– J'ai été blessé trois fois, lui dis-je.

Nous nous regardâmes. Puis, d'un commun accord, nous posâmes nos verres et nous dirigeâmes vers l'escalier. Nous montâmes au deuxième étage et Jan m'ouvrit la fenêtre: après tout, on était à l'Ambassade polonaise et j'étais l'invité. J'avais déjà enjambé la fenêtre lorsque l'ambassadrice, une dame charmante et digne des plus beaux poèmes d'amour de son pays, sortit brusquement d'un des salons. Je retirai rapidement ma jambe et m'inclinai, avec un sourire aimable. Elle nous prit chacun par le bras et nous accompagna au buffet.

Il m'arrive de penser avec une certaine curiosité à ce que la presse mondiale aurait dit si l'on avait trouvé sur un trottoir, en pleine guerre froide, un haut fonctionnaire polonais ou un diplomate français, précipité d'une fenêtre de l'Ambassade de Pologne à Paris.

CHAPITRE XII

La cour du n° 16 de la Grande-Pohulanka m'a laissé le souvenir d'une immense arène où je faisais mon apprentissage de gladiateur en vue de combats futurs. On y pénétrait par une vieille porte cochère; au milieu, il y avait un grand tas de briques d'une usine de munitions que les partisans avaient fait sauter pendant les combats patriotiques entre les armées lituaniennes et polonaises; plus loin, le dépôt de bois déjà mentionné; un terrain vague, envahi par les orties, auxquelles j'ai livré les seuls combats vraiment victorieux de ma vie; au fond, il y avait la haute palissade des vergers voisins. Les immeubles des deux rues tournaient le dos à la cour. A droite s'étendaient des granges où je pénétrais souvent par le toit, en soulevant quelques planches. Les granges, que les locataires utilisaient comme garde-meubles, étaient pleines de valises et de coffres que j'ouvrais délicatement, en faisant sauter la serrure; ils déversaient sur le sol, dans une odeur de naphtaline, toute une vie étrange d'objets vieillots et désuets, parmi lesquels je passais des heures merveilleuses, dans une atmosphère de trésors trouvés et de naufrage; chaque chapeau, chaque soulier, chaque coffret de boutons et de médailles, me parlait d'un monde mystérieux et inconnu, le monde des autres. Un boa de fourrure, des bijouteries de pacotille, des costumes de théâtre – une toque toréador, un chapeau haut-de-forme, un tutu de danseuse, jauni et miteux, des miroirs ébréchés, d'où paraissaient revenir vers moi mille regards engloutis, un frac, des pantalons de dentelle, des mantilles déchirées, un uniforme de l'armée du Tsar, avec des rubans de décorations rouges, noirs et blancs, des albums de photographies sépia, des cartes postales, des poupées, des chevaux de bois – tout ce petit bric-à-brac que l'humanité laisse derrière elle sur ses rives, à force de couler, à force de mourir, traces de passage, humbles et biscornues, de mille campements évanouis. Je demeurais, assis sur la terre nue, le derrière glacé, à rêver devant les vieux atlas, les montres cassées, les loups noirs, les articles d'hygiène, les bouquets de violettes en taffetas, les habits de soirée, les vieux gants comme des mains oubliées.

Un après-midi, ayant grimpé sur le toit et retiré la planche pour descendre dans mon royaume, je vis, couché parmi mes trésors, entre le frac, le boa et le mannequin de bois, un couple très occupé. Je n'eus aucune hésitation à reconnaître la nature exacte du phénomène que j'observais: c'était pourtant la première fois que j'assistais à ce genre d'ébats. Je remis pudiquement la planche en place, ne laissant que juste ce qu'il fallait de fente pour me renseigner. L'homme était le pâtissier Michka, et la fille, Antonia, une des servantes de l'immeuble. Je dois dire que je fus complètement instruit, et très étonné, aussi. Ce que ces deux-là faisaient ensemble dépassait de très loin les notions un peu simplistes qui avaient cours parmi mes camarades. A plusieurs reprises, je faillis tomber du toit, essayant de démêler ce qui se passait. Lorsque j'en parlai plus tard à mes petits amis, ils me traitèrent à l'unanimité de menteur; les plus bienveillants m'expliquèrent que, regardant de haut en bas, je devais tout voir à l'envers, d'où mon erreur. Mais moi, j'avais bien vu ce que j'avais vu et je défendis mon opinion avec vigueur et conviction. Finalement, une permanence fut installée sur le toit du hangar, armée d'un drapeau polonais, emprunté au concierge: il fut entendu que lorsque les amants reviendraient sur les lieux, le drapeau serait agité, la confrérie avertie, et que nous nous précipiterions à ce signal vers notre poste d'observation. La première fois que notre éclaireur vit ce qui se passait – c'était le petit Marek Luka, un gamin boiteux et blond comme les blés – il fut à ce point pris par le spectacle bouleversant qu'il oublia complètement d'agiter le drapeau, au désespoir de tous. Par contre, il confirma point par point la description que j'avais faite de ce processus extraordinaire – et il le fit par une mimique éloquente, avec tant d'énergie et de volonté de communiquer son expérience, qu'il se mordit profondément le doigt dans un excès de réalisme – ce qui remonta sérieusement mes actions dans la cour. Nous nous consultâmes longuement pour essayer de nous expliquer les mobiles d'une conduite aussi bizarre, et finalement, ce fut Marek lui-même qui formula l'hypothèse qui nous parut la plus plausible:

– Peut-être qu'ils savent pas s'y prendre, alors ils cherchent de tous les côtés?

Le lendemain, ce fut le tour du fils du pharmacien de monter la garde. Il était trois heures de l'après-midi lorsque les gamins qui écrasaient leurs nez contre la vitre ou jouaient dans la cour, sans trop de conviction, virent le drapeau polonais s'épanouir et s'agiter triomphalement sur le toit du hangar. Quelques secondes plus tard, six ou sept garçons frénétiques fonçaient, poings au corps, vers le signal de ralliement. La planche fut écartée discrètement et nous eûmes tous droit à une leçon de choses d'une grande valeur éducative. Michka, le pâtissier, se surpassa ce jour-là, comme si sa nature généreuse eût deviné la présence des six têtes angéliques penchées sur ses travaux. J'ai toujours aimé la bonne pâtisserie, mais, depuis, je n'ai jamais regardé les gâteaux du même œil. Ce pâtissier-là était un grand artiste. Pons, Rumpelmeyer et le célèbre Leurs, de Varsovie, peuvent mettre chapeau bas devant lui. Il est certain qu'à notre tendre âge, nous ne disposions d'aucun élément de comparaison, mais aujourd'hui, après avoir beaucoup voyagé, beaucoup vu et écouté, ayant prêté une oreille attentive à ceux qui ont pu goûter aux meilleures glaces américaines, déguster les petits fours du fameux Florian, à Venise, savourer les bons strudel et sachertorte de Vienne et, ayant moi-même fréquenté les meilleurs salons de thé des deux continents, je demeure convaincu que Michka était certainement un très grand pâtissier. Il nous donna, ce jour-là, une leçon d'une haute portée morale, il fit de nous des hommes modestes, qui ne prétendront plus jamais avoir inventé la poudre. Si, au lieu de s'être établi dans une petite ville perdue de l'Est européen, Michka était venu ouvrir sa pâtisserie à Paris, il serait aujourd'hui un homme riche, célèbre, décoré. Les plus belles dames de Paris viendraient goûter à ses gâteaux. Dans le domaine de la pâtisserie, il ne craignait personne, et je trouve navrant que des débouchés plus grands n'aient pas été ouverts à ses produits. Je ne sais s'il vit encore – quelque chose me dit qu'il a dû mourir jeune – mais qu'il me soit permis, en tout cas, de m'incliner ici devant la mémoire de ce grand artiste, avec tout le respect d'un modeste écrivain.

Le spectacle auquel nous assistâmes était tellement émouvant et tellement inquiétant, aussi, par certains côtés, que le plus jeune d'entre nous, le petit Kazik, lequel ne devait pas avoir plus de six ans, prit peur et se mit à pleurer. Je reconnais qu'il y avait de quoi, mais nous craignions par-dessus tout de déranger le pâtissier et de lui révéler notre présence, et chacun de nous, tour à tour, dut perdre de précieuses minutes à appliquer sa main sur la bouche de l'innocent pour l'empêcher de hurler.

Lorsque l'inspiration eut enfin quitté Michka, et qu'il ne resta, par terre, que le haut-de-forme écrasé, le boa de plumes aplati et un mannequin de bois stupéfait, ce fut un petit groupe de garçons bien fatigués et silencieux qui descendit du toit. On nous racontait alors l'histoire du gamin Stas, lequel, s'étant couché entre les rails sous un train qui passait, s'était retrouvé ensuite avec des cheveux tout blancs. Aucun de nous n'ayant vu ses cheveux devenir blancs après le passage de Michka, je considère cette histoire comme apocryphe. Après notre descente du toit, nous demeurâmes longuement sans nous parler, recueillis et un peu consternés, sans aucune de ces grimaces, culbutes joyeuses et pitreries diverses qui étaient nos moyens d'expression favoris. Nos visages étaient graves et, debout en petit cercle au milieu de la cour, nous nous regardions dans un silence étrange et respectueux, comme à la sortie d'un lieu sacré. Je crois que nous étions étreints par un sentiment presque surnaturel de mystère et de révélation devant le jaillissement de cette force prodigieuse que les hommes portent dans leurs entrailles: sans le savoir, nous venions de vivre notre première expérience religieuse.

Le petit Kazik ne fut pas le moins frappé par ce mystère.

Le lendemain matin, je le trouvai accroupi derrière le tas de bois. Il avait baissé culotte et était perdu dans la contemplation de son sexe, les sourcils froncés et le visage empreint d'une profonde méditation. De temps en temps, il prenait délicatement l'objet entre le pouce et l'index et tirait dessus, le petit doigt écarté, exactement comme mon professeur de maintien m'avait interdit de le faire, lorsque je tenais ma tasse de thé à la main. Il ne m'avait pas vu venir et je fis «Hou!» dans son oreille; il s'envola littéralement, tenant sa culotte à deux mains, et il me semble le voir encore, détalant à toutes jambes à travers la cour comme un lapin levé.

Le souvenir du grand virtuose à l'ouvrage est resté à jamais présent dans ma mémoire. Je pense souvent à lui. En regardant, dernièrement, un film sur Picasso, où l'on voit le pinceau du maître courir sur la toile à la poursuite de l'impossible, l'image du pâtissier de Wilno me revint irrésistiblement à l'esprit. Il est difficile d'être un artiste, de conserver son inspiration intacte, de croire au chef-d'œuvre accessible. La possession du monde, toujours recommencée, le goût de l'exploit, du style, de la perfection, le désir de parvenir au sommet et d'y demeurer à jamais, dans une sorte d'assouvissement total – je regardais le pinceau du maître s'acharner à la poursuite de l'absolu et une grande tristesse me vint devant ce torse de l'éternel gladiateur qu'aucune victoire nouvelle ne pouvait empêcher d'être vaincu.

Mais il est encore plus difficile de se resigner. Combien de fois me suis-je trouvé, depuis mes débuts dans la carrière d'artiste, la plume à la main, plié en deux, accroché au trapèze volant, les jambes en l'air, la tête en bas, lancé à travers l'espace, les dents serrées, tous les muscles tendus, la sueur au front, au bout de l'imagination et de la volonté, à la limite de moi-même, cependant qu'il faut encore conserver le souci du style, donner une impression d'aisance, de facilité, paraître détaché, au moment de la plus intense concentration, léger au moment de la plus violente crispation, sourire agréablement, retarder la détente et la chute inévitable, prolonger le vol, pour que le mot «fin» ne vienne pas prématurément comme un manque de souffle, d'audace et de talent, et lorsque vous voilà enfin de retour au sol, avec tous vos membres miraculeusement intacts, le trapèze vous est renvoyé, la page redevient blanche, et vous êtes prié de recommencer.

Le goût de l'art, cette obsédante poursuite du chef-d'œuvre, malgré tous les musées que j'ai fréquentés, tous les livres que j'ai lus et tous mes propres efforts au trapèze volant, demeure pour moi, à ce jour, un mystère aussi obscur qu'il l'était il y a trente-cinq ans, lorsque je me penchais du toit sur l'œuvre inspirée du plus grand pâtissier de la terre.

CHAPITRE XIII

Pendant que je procédais ainsi, côté cour, à mes premiers contacts avec l'art, côte jardin, ma mère se livrait à une prospection systématique pour tenter de découvrir en moi la pépite secrète de quelque talent caché. Le violon et la danse tour à tour écartés, la peinture mise hors de course, on me donna des leçons de chant et les grands maîtres de l'Opéra local furent invités à se pencher sur mes cordes vocales, afin de juger si je n'avais pas en moi la graine de quelque Chaliapine futur, promis aux acclamations des foules dans un décor de lumière, de pourpre et d'or. A mon vif regret, je suis obligé de reconnaître aujourd'hui, après trente ans d'hésitation, qu'il y a entre moi et mes cordes vocales un malentendu complet. Je n'ai pas d'oreille et pas de voix. Je ne sais pas du tout comment c'est arrivé, mais il me faut bien reconnaître ce fait. Je n'ai pas, notamment, cette voix de basse qui m'irait si bien: pour une raison ou une autre, c'est Chaliapine hier et Boris Christoff aujourd'hui qui se sont trouvés dotés de ma voix. Ce n'est pas là le seul malentendu dans ma vie, mais celui-là est de taille. Je suis incapable de dire à quel moment, à la suite de quelle sinistre manipulation, la substitution a eu lieu, mais c'est ainsi, et ceux qui veulent connaître ma véritable voix sont invités à acheter un disque de Chaliapine. Ils n'ont qu'à écouter La Puce , de Moussorgsky, en particulier: c'est tout à fait moi. Ils n'ont qu'à m'imaginer, debout sur la scène, faisant «Ha! Ha! Ha! blokhade ma voix de basse, et je suis sûr qu'ils seront de mon avis. Malheureusement, ce qui sort de ma gorge, lorsque, mettant une main sur ma poitrine, le pied en avant et la tête haute, je laisse libre cours à ma puissance vocale, est pour moi une source constante d'étonnement et de tristesse. Encore cela n'aurait-il guère d'importance, si je n'avais pas la vocation. Or, je l'ai. Je ne l'ai jamais dit à personne, pas même à ma mère, mais à quoi bon le cacher plus longtemps? C'est moi, le vrai Chaliapine. Je suis une grande basse tragique incomprise et je le demeurerai jusqu'à la fin de mes jours. Je me souviens qu'au cours d'une représentation de Faust au Metropolitan de New York, je me tins assis près de Rudolf Bing dans sa loge de directeur, les bras croisés, le sourcil méphistophélique, un sourire énigmatique aux lèvres, pendant qu'une doublure, en scène, faisait dans mon rôle ce qu'elle pouvait, et je trouvais quelque chose de tout à fait piquant dans l'idée qu'il y avait là, à côté de moi, un des plus grands impresarii d'opéra du monde, et qu'il ne savait pas. Si Bing, ce soir-là, s'est étonné de mon air diabolique et mystérieux, qu'il veuille bien en trouver aujourd'hui, ici, l'explication.

Ma mère était passionnée d'opéra, elle avait pour Chaliapine une admiration presque religieuse, et je suis sans excuses. Combien de fois à huit, neuf ans, ayant interprété comme il convenait le regard tendre et rêveur qu'elle posait sur moi, ai-je couru me réfugier dans le dépôt de bois, et là, ayant aspiré l'air et pris la pose, je poussais du fond de mes entrailles un ha! ha! ha! blokha! à faire trembler le monde. Hélas! Ma voix m'avait préféré un autre.

Personne n'a appelé le génie vocal avec plus de ferveur, plus de chaudes larmes que l'enfant que j'étais. S'il m'avait été donné une fois, une seule, de paraître devant ma mère, installée triomphalement dans sa loge, à l'Opéra de Paris, ou même, plus modestement, à la Scala de Milan, devant un parterre éblouissant, dans mon grand rôle de Boris Godounov, je crois que j'eusse donné un sens à son sacrifice et à sa vie. Ça ne s'est pas trouvé. Le seul exploit que je pus accomplir pour elle fut de gagner le championnat de Nice de ping-pong, en 1932. J'ai gagné le championnat une fois, mais j'ai été battu depuis régulièrement.

Les leçons de chant furent donc rapidement abandonnées. Un de mes professeurs me qualifia même, assez perfidement, d' «enfant prodige»: il prétendait n'avoir jamais rencontré, dans sa carrière, un gosse aussi dépourvu d'oreille et de talent.

Je mets souvent le disque de La Puce de Chaliapine sur mon phono et j'écoute ma voix véritable avec émotion.

Forcée ainsi à admettre que je ne manifestais aucune disposition spéciale, ni talent caché, ma mère finit par conclure, comme tant d'autres mères avant elle, qu'il ne me restait plus qu'une solution: la diplomatie. Une fois cette idée ancrée dans son esprit, elle se ragaillardit considérablement. Cependant, comme il me fallait toujours ce qu'il y avait de plus beau au monde, il fallait que je devinsse ambassadeur de France – elle n'était pas disposée à prendre moins.

L'amour, l'adoration, je devrais dire, de ma mère, pour la France, a toujours été pour moi une source considérable d'étonnement. Qu'on me comprenne bien. J'ai toujours été moi-même un grand francophile. Mais je n'y suis pour rien: j'ai été élevé ainsi. Essayez donc d'écouter, enfant, dans les forêts lituaniennes, les légendes françaises; regardez un pays que vous ne connaissez pas dans les yeux de votre mère, apprenez-le dans son sourire et dans sa voix émerveillée; écoutez, le soir, au coin du feu où chantent les bûches, alors que la neige, dehors, fait le silence autour de vous, écoutez la France qui vous est contée comme Le Chat botté; ouvrez de grands yeux devant chaque bergère et entendez des voix; annoncez à vos soldats de plomb que du haut de ces pyramides quarante siècles les contemplent; coiffez-vous d'un bicorne en papier et prenez la Bastille, donnez la liberté au monde en abattant avec votre sabre de bois les chardons et les orties; apprenez à lire dans les fables de La Fontaine – et essayez ensuite, à l'âge d'homme, de vous en débarrasser. Même un séjour prolongé en France ne vous y aidera pas.

Il va sans dire qu'un jour vint où cette image hautement théorique de la France vue de la forêt lituanienne, se heurta violemment à la réalité tumultueuse et contradictoire de mon pays: mais il était déjà trop tard, beaucoup trop tard: j'étais né.

Dans toute mon existence, je n'ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent: ma mère et le général de Gaulle. Ils étaient fort dissemblables, physiquement et autrement. Mais lorsque j'entendis l'appel du 18 juin, ce fut autant à la voix de la vieille dame qui vendait des chapeaux au 16 de la rue de la Grande-Pohulanka à Wilno, qu'à celle du Général que je répondis sans hésiter.

Dès l'âge de huit ans, surtout lorsque les choses allaient mal – et elles allèrent mal, très rapidement – ma mère venait s'asseoir en face de moi, le visage fatigué, les yeux traqués, me regardait longuement, avec une admiration et une fierté sans limites, puis se levait, prenait ma tête entre ses mains, comme pour mieux voir chaque détail de mon visage, et me disait:

– Tu seras ambassadeur de France, c'est ta mère qui te le dit.

Tout de même, il y a une chose qui m'intrigue un peu. Pourquoi ne m'avait-elle pas fait Président de la République, pendant qu'elle y était? Peut-être y avait-il, malgré tout, chez elle, plus de réserve, plus de retenue, que je ne lui en accordais. Peut-être considérait-elle, aussi, que dans l'univers d'Anna Karénine et des officiers de la Garde, un Président de la République, ce n'était pas tout à fait du «beau monde», et qu'un ambassadeur en grand uniforme, ça faisait plus distingué.

J'allais parfois me cacher dans mon refuge de bûches parfumées, je songeais à tout ce que ma mère attendait de moi, et je me mettais à pleurer, longuement, silencieusement: je ne voyais pas du tout comment j'allais pouvoir me retourner.

Je revenais ensuite à la maison, le cœur gros, et j'apprenais encore une fable de La Fontaine: c'était tout ce que je pouvais faire pour elle.

Je ne sais quelle idée ma mère se faisait de la Carrière et des diplomates, mais un jour, elle entra dans ma chambre très préoccupée; elle s'assit en face de moi et entreprit aussitôt un long discours sur ce que je peux seulement appeler «l'art de faire des cadeaux aux femmes».

– Rappelle-toi qu'il est beaucoup plus touchant de venir toi-même avec un petit bouquet à la main que d'en envoyer un grand par un livreur. Méfie-toi des femmes qui ont plusieurs manteaux de fourrure, ce sont celles qui en attendent toujours un de plus, ne les fréquente que si tu en as absolument besoin. Choisis toujours tes cadeaux avec discrimination, en tenant compte du goût de la personne à qui tu l'offres. Si elle n'a pas d'éducation, pas de penchant littéraire, offre-lui un beau livre. Si tu dois avoir affaire à une femme modeste, cultivée, sérieuse, offre-lui un objet de luxe, un parfum, un fichu. Rappelle-toi, avant d'offrir quelque chose qui se porte, de bien regarder la couleur de ses cheveux et de ses yeux. Les petits objets comme les broches, les bagues, les boucles d'oreilles, assortis-lés à la couleur des yeux, et les robes, les manteaux, les écharpes, à celle des cheveux. Les femmes qui ont les cheveux et les yeux de la même couleur sont plus faciles à habiller et coûtent donc moins cher. Mais surtout, surtout…

Elle me regardait avec inquiétude et joignait les mains:

– Surtout, mon petit, surtout, rappelle-toi une chose: n'accepte jamais de l'argent des femmes. Jamais. J'en mourrais. Jure-le-moi. Jure-le sur la tête de ta mère…

Je jurais. C'était un point sur lequel elle revenait continuellement et avec une anxiété extraordinaire.

– Tu peux accepter des cadeaux, des objets, des stylos, par exemple, ou des portefeuilles, même une Rolls-Royce, tu peux l'accepter, mais de l'argent – jamais!

Ma culture, générale d'homme du monde n'était pas négligée. Ma mère me donna lecture à haute voix de La Dame aux Camélias et lorsque ses yeux se mouillaient, sa voix se brisait et qu'elle était obligée de s'interrompre, je sais bien, aujourd'hui, qui était Armand, dans son esprit. Parmi les autres lectures édifiantes qui me furent ainsi faites, toujours avec un bel accent russe, je me souviens surtout de MM- Déroulède, Béranger et Victor Hugo; elle ne se bornait pas à me lire les poèmes, mais, fidèle à son passé d'«artiste dramatique», elle me les déclamait, debout dans le salon, sous le lustre étincelant, avec geste et sentiment; je me souviens, notamment, d'un certain Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine, qui m'avait vraiment effrayé: assis sur le bord de ma chaise, j'écoutais ma mère déclamer, debout devant moi, le livre de poèmes à la main, un bras levé; j'avais froid dans le dos devant un tel pouvoir d'évocation; les yeux agrandis, les genoux serrés, je regardais la morne plaine, et je suis sûr que Napoléon lui-même eût été vivement impressionné, s'il se fût trouvé là.

Une autre partie importante de mon éducation française fut, naturellement, La Marseillaise. Nous la chantions ensemble, ma mère assise au piano, moi, debout devant elle, une main sur le cœur, l'autre tendue vers la barricade, nous regardant dans les yeux; lorsque nous en venions à «Aux armes, citoyens!», ma mère abattait ses deux mains avec violence sur le clavier et je brandissais le poing d'un air menaçant; parvenus au «Qu'un sang impur abreuve nos sillons», ma mère, après avoir frappé un dernier coup sur le clavier, demeurait immobile, les deux mains suspendues dans les airs, et moi, frappant du pied, l'air implacable et résolu, j'imitais son geste, les poings fermés, la tête rejetée en arrière – et nous restions ainsi figés un moment, jusqu'à ce que les derniers accords eussent fini de vibrer dans le salon.

CHAPITRE XIV

Mon père avait quitté ma mère peu après ma naissance et chaque fois que je mentionnais son nom, ce que je ne faisais que très rarement, ma mère et Aniela se regardaient rapidement et le sujet de conversation était immédiatement changé. Je savais bien, cependant, par des bribes de conversation, surprises par-ci, par-là, qu'il y avait là quelque chose de gênant, d'un peu douloureux même, et j'eus vite fait de comprendre qu'il valait mieux éviter d'en parler.

Je savais aussi que l'homme qui m'avait donné son nom avait une femme, des enfants, qu'il voyageait beaucoup, allait en Amérique, et je l'ai rencontré plusieurs fois. Il était d'un aspect doux, avait de grands yeux bons et des mains très soignées; avec moi, il était toujours un peu embarrassé et très gentil, et lorsqu'il me regardait ainsi, tristement, avec, me semblait-il, un peu de reproche, je baissais toujours le regard et j'avais, je ne sais pourquoi, l'impression de lui avoir joué un vilain tour.

II n'est vraiment entre dans ma vie qu'après sa mort et d'une façon que je n'oublierai jamais. Je savais bien qu'il était mort pendant la guerre dans une chambre à gaz, exécuté comme Juif, avec sa femme et ses deux enfants, alors âgés, je crois, de quelque quinze et seize ans. Mais ce fut seulement en 1956 que j'appris un détail particulièrement révoltant sur sa fin tragique. Venant de Bolivie, où j'étais Chargé d'Affaires, je m'étais rendu à cette époque à Paris, afin de recevoir le Prix Goncourt, pour un roman que je venais de publier, Les Racines du Ciel. Parmi les lettres qui m'étaient parvenues à cette occasion, il y en avait une qui me donnait des détails sur la mort de celui que j'avais si peu connu.

Il n'était pas du tout mort dans la chambre à gaz, comme on me l'avait dit. Il était mort de peur, sur le chemin du supplice, à quelques pas de l'entrée.

La personne qui m'écrivait la lettre avait été le préposé à la porte, le réceptionniste – je ne sais comment lui donner un nom, ni quel est le titre officiel qu'il assumait.

Dans sa lettre, sans doute pour me faire plaisir, il m'écrivait que mon père n'était pas arrivé jusqu'à la chambre à gaz et qu'il était tombé raide mort de peur, avant d'entrer.

Je suis resté longuement la lettre à la main; je suis ensuite sorti dans l'escalier de la N. R. F., je me suis appuyé à la rampe et je suis resté là, je ne sais combien de temps, avec mes vêtements coupés à Londres, mon titre de Chargé d'Affaires de France, ma croix de la Libération, ma rosette de la Légion d'honneur, et mon Prix Goncourt.

J'ai eu de la chance: Albert Camus est passé à ce moment-là et, voyant bien que j'étais indisposé, il m'a emmené dans son bureau.

L'homme qui est mort ainsi était pour moi un étranger, mais ce jour-là, il devint mon père, à tout jamais.

Je continuais à réciter les fables de La Fontaine, les poèmes de Déroulède et de Béranger, et à lire un ouvrage intitulé Scènes édifiantes de la vie des grands hommes, un gros volume à couverture bleue, ornée d'une gravure dorée représentant le naufrage de Paul et Virginie. Ma mère adorait l'histoire de Paul et Virginie, qu'elle trouvait particulièrement exemplaire. Elle me relisait souvent le passage émouvant où Virginie préfère se noyer plutôt que d'enlever sa robe. Ma mère reniflait toujours avec satisfaction, chaque fois qu'elle finissait cette lecture. J'écoutais attentivement, mais j'étais déjà très sceptique là-dessus. Je croyais que Paul n'avait pas su s'y prendre et voilà tout.

Pour m'apprendre à tenir mon rang avec dignité, je fus également invité à étudier un gros volume intitulé Vies de Français illustres; ma mère m'en donnait elle-même lecture à haute voix, et après avoir évoqué quelque exploit admirable de Pasteur, Jeanne d'Arc et Roland de Roncevaux, elle me jetait un long regard chargé d'espoir et de tendresse, le livre posé sur les genoux. Je ne l'ai vue se révolter qu'une fois, son âme russe reprenant le dessus, devant les corrections inattendues que les auteurs apportaient à l'Histoire. Ils décrivaient, notamment, la bataille de Borodino comme une victoire française, et ma mère, après avoir lu ce paragraphe, est restée un moment décontenancée, avant de dire en fermant le volume et sur un ton scandalisé:

– Ce n'est pas vrai. Borodino a été une grande victoire russe. Il ne faut pas exagérer.

Par contre, rien ne m'empêchait d'admirer Jeanne d'Arc et Pasteur, Victor Hugo et Saint Louis, le Roi-Soleil et la Révolution – je dois dire que, dans cet univers entièrement louable qu'était pour ma mère la France, tout était uni dans la même approbation et, mettant tranquillement dans le même panier la tête de Marie-Antoinette et celle de Robespierre, Charlotte Corday et Marat, Napoléon et le duc d'Enghien, elle me présentait le tout avec un sourire heureux.

Je mis longtemps à me débarrasser de ces images d'Épinal et à choisir entre les cent visages de la France celui qui me paraissait le plus digne d'être aimé; ce refus de discriminer, cette absence, chez moi, de haine, de colère, de rancune, de souvenir, ont pendant longtemps été ce qu'il y avait en moi de plus typiquement non français; je dus attendre l'âge d'homme pour parvenir à me dépétrer enfin de ma francophilie; ce fut seulement aux environs des années 1935, et surtout, au moment de Munich, que je me sentis gagné peu à peu par la fureur, l'exaspération, le dégoût, la foi, le cynisme, la confiance et l'envie de tout casser, et que je laissai enfin, une fois pour toutes, derrière moi, le conte de nourrice, pour aborder une fraternelle et difficile réalité.

En dehors de cette haute formation morale et spirituelle que je recevais et dont je devais avoir, plus tard, tant de mal à me débarrasser, rien de ce qui peut étendre le champ d'expérience d'un homme du monde n'était omis ni négligé dans mon éducation.

Dès que, venant de Varsovie, une tournée théâtrale arrivait dans notre province, un fiacre était commandé et ma mère, très belle et souriante, sous l'immense chapeau tout neuf, me conduisait à une représentation de La Veuve joyeuse, de La Dame de chez Maxim's, ou quelque autre Can-Can de Paris, et moi, chemise de soie, costume de velours noir, une lorgnette de théâtre pressée contre mon nez, je regardais, béat, les scènes de ma vie future, lorsque, brillant diplomate, je boirais le Champagne dans les souliers des belles dames, dans les cabinets particuliers, au bord du Danube, ou lorsque le Gouvernement me confierait la mission de séduire la femme du Prince régnant, afin d'empêcher l'alliance militaire qui se préparait contre nous.

Pour m'aider à me familiariser avec mon avenir, ma mère revenait souvent de ses courses chez les brocanteurs avec de vieilles cartes postales de ces hauts lieux qui m'attendaient.

Je connus ainsi très tôt l'intérieur de chez Maxim's, et il fut entendu entre nous que j'y mènerais ma mère à la première occasion. Elle y tenait beaucoup. Elle y avait dîné, en tout bien, tout honneur, m'avait-elle expliqué à plusieurs reprises, au cours d'un voyage qu'elle avait fait à Paris, avant la guerre de 14.

Ma mère choisissait de préférence les cartes postales représentant des parades militaires, avec de beaux officiers à cheval, sabre au clair, passant la revue; celles des ambassadeurs illustres, en uniformes de gala, celles des grandes personnalités féminines de l'époque, Cléo de Mérode, Sarah Bernhardt, Yvette Guilbert – je me souviens que, devant la carte postale où figurait quelque évêque coiffé de sa mitre et vêtu de violet, elle avait dit, avec approbation: «Ces gens-là s'habillent très bien» – et, naturellement, toutes les cartes reproduisant «les Français illustres» – sauf, bien entendu, ceux qui, tout en ayant accédé à la gloire posthume, n'avaient pas entièrement réussi de leur vivant. C'est ainsi que la carte postale représentant l'Aiglon, après avoir trouvé, je ne sais comment, le chemin de l'album, en fut promptèment enlevée, avec cette simple réflexion qu'«il était tuberculeux» – je ne sais si ma mère craignait ainsi la contagion, ou si le sort du Roi de Rome ne lui paraissait pas un exemple à suivre. Les peintres géniaux, mais ayant connu la misère, les poètes maudits – Baudelaire, en particulier – et les musiciens au destin tragique étaient soigneusement bannis de la collection, car, selon l'expression anglaise connue, ma mère would stand no nonsense: le succès était quelque chose qui devait vous arriver de votre vivant. La carte postale qu'elle rapportait le plus souvent à la maison et que je trouvais toujours partout était celle de Victor Hugo. Elle admettait bien, malgré tout, que Pouchkine fût un aussi grand poète, mais Pouchkine avait été tué dans un duel à trente-six ans, tandis que Victor Hugo avait vécu très vieux et honoré. Partout où j'allais, dans l'appartement, il y avait toujours la tête de Victor Hugo qui me contemplait et quand je dis partout, je l'entends littéralement: le grand homme était toujours là, quel que fût l'endroit, posant sur mes efforts un regard grave, habitué pourtant à d'autres horizons. De notre petit Panthéon de cartes jaunies, elle avait catégoriquement rejeté Mozart – «il est mort jeune» -, Baudelaire – «tu comprendras plus tard pourquoi» -, Berlioz, Bizet, Chopin – «ils étaient malchanceux» – mais, chose étrange, et malgré sa crainte affreuse, pour moi, des maladies et, en particulier, de la tuberculose et de la syphilis, Guy de Maupassant paraissait avoir trouvé quelque excuse à ses yeux et fut admis dans l'album, avec un peu de gêne, il est vrai, et après une courte hésitation. Ma mère avait pour lui une tendresse très marquée, et j'ai toujours été très heureux que Guy de Maupassant n'eût pas rencontré ma mère, avant ma naissance – j'ai parfois le sentiment de l'avoir échappé belle.

Ainsi donc, la carte postale représentant le beau Guy en chemise blanche, la moustache bien tournée, fut admise dans ma collection, où elle figura en bonne place, entre le jeune Bonaparte et Mme Récamier. Lorsque je feuilletais l'album, ma mère se penchait souvent par-dessus mon épaule et posait sa main sur l'image de Maupassant. Elle s'absorbait dans sa contemplation et soupirait un peu.

– Les femmes l'aimaient beaucoup, disait-elle. Puis elle ajoutait, apparemment hors de propos, avec une nuance de regret:

– Mais il vaut peut-être mieux que tu épouses une jeune fille de bonne famille, bien propre.

A force, peut-être, de regarder l'image du pauvre Guy dans notre album, il parut à ma mère que le temps était venu de m'adresser une mise en garde solennelle contre les embûches qui guettent un homme du monde sur son chemin. Un après-midi, je fus invité à monter dans un fiacre et conduit dans un abominable endroit appelé «Panopticum", une sorte de musée d'horreurs médicales, où les échantillons en cire mettaient les collégiens en garde contre les conséquences de certains égarements. Je dois dire que je fus dûment impressionné. Tous ces nez écroulés, fondant, disparaissant sous la morsure du mal, que les autorités offraient à la meditation de la jeunesse des écoles, dans une lumière de caveau, me rendirent malade de peur. Car c'était toujours le nez, apparemment, qui faisait lés frais de ces joies funestes.

L'avertissement s'évère qui me fut ainsi adressé en ce lieu sinistre eut sur ma nature impressionnable une influence salutaire: toute ma vie, j'ai fait très attention à mon nez. J'ai compris que la boxe était un sport que la hiérarchie ecclésiastique de Wilno me déconseillait fortement de pratiquer, ce qui explique pourquoi le ring est un des rares endroits où je ne me suis jamais risqué dans ma carrière de champion. Je me suis toujours efforcé d'éviter les bagarres et les coups de poing et je peux dire qu'à cet égard, du moins, mes éducateurs peuvent être satisfaits de moi.

Mon nez n'est plus ce qu'il était autrefois. On a dû me le refaire entièrement dans un hôpital de la R. A. F. pendant la guerre, à la suite d'un méchant accident d'avion, mais quoi, il est toujours là, j'ai continué à respirer à travers plusieurs républiques et, encore en ce moment, couché entre ciel et terre, lorsque mon vieux besoin d'amitié me reprend et que je pense à mon chat Mortimer, enterré dans un jardin de Chelsea, à mes chats Nicolas, Humphrey, Gaucho, et à Gaston, le chien sans race, qui m'ont tous quitté depuis longtemps, il me suffit de lever la main et de toucher le bout de mon nez pour m'imaginer qu'il me reste encore de la compagnie.

CHAPITRE XV

En dehors des lectures édifiantes qui m'étaient recommandées par ma mère, je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main ou, plus exactement, sur lesquels je mettais discrètement la main chez les bouquinistes du quartier. Je transportais mon butin dans la grange et là, assis par terre, je me plongeais dans l'univers fabuleux de Walter Scott, de Karl May, de Mayn Reed et d'Arsène Lupin. Ce dernier m'enchantait particulièrement et je m'efforçais de mon mieux d'imposer à mon visage la grimace caustique, menaçante et supérieure, dont l'artiste avait doté le visage du héros sur la couverture du livre. Avec le mimétisme naturel des enfants, j'y réussissais assez bien et, aujourd'hui encore, je retrouve parfois, dans mon expression, dans mes traits, dans mes mines, une vague trace du dessin qu'un illustrateur de troisième ordre avait tracé jadis sur la couverture d'un livre bon marché. Walter Scott me plaisait beaucoup et il m'arrive encore de m'étendre sur mon lit et de m'élancer à la poursuite de quelque noble idéal, de protéger les veuves et de sauver les orphelins – les veuves sont toujours remarquablement belles et enclines à me témoigner leur reconnaissance, après avoir enfermé les orphelins dans une pièce à côté. Un autre de mes ouvrages favoris était L'Ile au Trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis. L'image d'un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d'émeraudes et de turquoises – je ne sais pourquoi, les diamants ne m'ont jamais tenté – est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu'il suffit de bien chercher. J'espère encore, j'attends encore, je suis torturé par la certitude que c'est là, qu'il suffit de connaître la formule, le chemin, l'endroit. Ce qu'une telle illusion peut réserver de déceptions et d'amertume, seuls les très vieux mangeurs d'étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n'ai jamais cessé d'être hanté par le pressentiment d'un secret merveilleux et j'ai toujours marché sur la terre avec l'impression de passer à côté d'un trésor enfoui. Lorsque j'erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d'un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu'il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j'interroge, j'appelle et j'attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant: je suis devenu prudent, je feins l'adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d'or, et j'attends qu'un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d'une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment.

Je ne puis pourtant prétendre que ma première rencontre avec la magie fut encourageante.

J'y fus initie dans la cour, par un de mes cadets, prénommé par nous Pastèque, en raison de l'habitude qu'avait l'intéressé d'observer le monde par-dessus la tranche rouge d'une pastèque, dans laquelle il plongeait ses dents et son nez, si bien que seuls ses yeux méditatifs demeuraient visibles. Ses parents avaient une boutique de fruits et légumes dans l'immeuble et il n'émergeait jamais du sous-sol où ils habitaient sans une belle portion de son fruit préféré. II avait une façon de pénétrer dans la chair succulente la tête la première, qui nous faisait saliver de concupiscence, cependant que ses grands yeux attentifs nous observaient avec intérêt par-dessus l'objet de nos désirs. La pastèque était un des fruits les plus communs du pays, mais il y avait, chaque saison, dans la ville, quelques cas de choléra, et nos parents nous interdisaient formellement d'y toucher. Je suis convaincu que les frustrations éprouvées dans l'enfance laissent une marque profonde et indélébile et ne peuvent plus jamais être compensées; à quarante-quatre ans, chaque fois que je plonge mes dents dans une pastèque, j'éprouve un sentiment de revanche et de triomphe extrêmement satisfaisant, et mes yeux semblent toujours chercher par-dessus la tranche ouverte et parfumée, le visage de mon petit camarade pour lui signifier que nous sommes enfin quittes, et que moi aussi, je suis parvenu à quelque chose dans la vie. J'ai beau, cependant, me gaver de mon fruit préféré, il serait vain de nier que je sentirai toujours la morsure du regret dans mon coeur et que toutes les pastèques du monde ne me feront pas oublier celles que je n'ai pas mangées à huit ans, lorsque j'en avais le plus envie, et que la pastèque absolue continuera à me narguer jusqu'à la fin de mes jours, toujours présente, pressentie, et toujours hors de portée.

Eh dehors de cette façon qu'il avait de nous défier en savourant sa possession du monde, Pastèque avait exercé sur moi une autre influence importante. Il devait avoir un ou deux ans de moins que moi, mais j'ai toujours été très influencé par mes cadets. Les hommes âgés n'ont jamais eu d'ascendant sur moi, je les ai toujours considérés comme étant hors jeu et leurs conseils de sagesse me semblent se détacher d'eux comme des feuilles mortes d'une cime sans doute majestueuse, mais que la sève n'abreuve plus. La vérité meurt jeune. Ce que la vieillesse a "appris" est en réalité tout ce qu'elle a oublié, la haute sérénité des vieillards à barbe blanche et au regard indulgent me semble aussi peu convaincante que la douceur des chats émasculés et, alors que l'âge commence à peser sur moi de ses rides et de ses épuisements, je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l'essentiel, j'ai été et ne serai plus jamais.

Ce fut donc le petit Pastèque qui m'initia à la magie. Je me souviens de l'étonnement que j'éprouvai lorsqu'il m'apprit que tous mes vœux pouvaient être exaucés, si je savais m'y prendre. Il suffisait de se procurer une bouteille, d'y uriner d'abord, et d'y placer ensuite, dans l'ordre: des moustaches de chat, des queues de rats, des fourmis vivantes, des oreilles de chauve-souris, ainsi que vingt autres ingrédients difficiles à trouver dans le commerce, et que j'ai complètement oubliés aujourd'hui, ce qui me fait craindre que mes vœux ne soient plus jamais exaucés. Je me mis aussitôt en quête des éléments magiques indispensables. Les mouches étaient partout, les chats et les rats crevés ne manquaient pas dans la cour, les chauves-souris nichaient dans les hangars et uriner dans la bouteille n'offrait pas de problème particulier. Mais essayez donc de faire entrer dans une bouteille des fourmis vivantes! On ne peut ni les saisir, ni les garder, elles s'échappent à peine tenues, s'ajoutant au nombre de celles qu'il vous faut encore capturer, et lorsque l'une d'elles prend enfin obligeamment le chemin du goulot, le temps d'en décider une autre et déjà la précédente est ailleurs et tout est à recommencer. Un vrai métier de Don Juan aux enfers. Il arriva cependant un moment où Pastèque, lassé du spectacle de mes efforts, et impatient de goûter au gâteau que je devais lui remettre en échange de sa formule magique, déclara enfin que le talisman était complet et prêt à fonctionner.

Il ne me restait plus qu'à formuler un vœu.

Je me mis à réfléchir.

Assis par terre, la bouteille entre les jambes, je couvrais ma mère de bijoux, je lui offrais des Packard jaunes avec des chauffeurs en livrée, je lui bâtissais des palais de marbre où toute la bonne société de Wilno était invitée à se rendre à genoux. Mais ce n'était pas ça. Quelque chose, toujours, manquait. Entre ces pauvres miettes et l'extraordinaire besoin qui venait de s'éveiller en moi, il n'y avait pas de commune mesure. Vague et lancinant, tyrannique et informulé, un rêve étrange s'était mis à bouger en moi, un rêve sans visage, sans contenu, sans contour, le premier frémissement de cette aspiration à quelque possession totale dont l'humanité a nourri aussi bien ses plus grands crimes que ses musées, ses poèmes et ses empires, et dont la source est peut-être dans nos gènes comme un souvenir et une nostalgie biologique que l'éphémère conserve de la coulée éternelle du temps et de la vie dont il s'est détaché. Ce fut ainsi que je fis connaissance avec l'absolu, dont je garderai sans doute jusqu'au bout, à l'âme, la morsure profonde, comme une absence de quelqu'un. Je n'avais que neuf ans et je ne pouvais guère me douter que je venais de ressentir pour la première fois l'étreinte de ce que, plus de trente ans plus tard, je devais appeler «les racines du ciel», dans le roman qui porte ce titre. L'absolu me signifiait soudain sa présence inaccessible et, déjà, à ma soif impérieuse, je ne savais quelle source offrir pour l'apaiser. Ce fut sans doute ce jour-là que je suis né en tant qu'artiste; par ce suprême échec que l'art est toujours, l'homme, éternel tricheur de lui-même, essaye de faire passer pour une réponse ce qui est condamné à demeurer comme une tragique interpellation.

Il me semble que j'y suis encore, assis, dans ma culotte courte, parmi les orties, la bouteille magique à la main. Je faisais des efforts d'imagination presque paniques, car je pressentais déjà que le temps m'était strictement compté; mais je ne trouvais rien qui fût à la mesure de mon étrange besoin, rien qui fût digne de ma mère, de mon amour, de tout ce que j'eusse voulu lui donner. Le goût du chef-d'œuvre venait de me visiter et ne devait plus jamais me quitter. Peu à peu, mes lèvres se mirent à trembler, mon visage fit une grimace dépitée et je me mis à hurler de colète, de peur et d'étonnement.

Depuis, je me suis fait à l'idée et, au lieu de hurler, j'écris des livres.

Parfois, il m'arrive d'ailleurs de désirer quelque chose de concret et de bien terrestre, mais comme je n'ai de toute façon plus la bouteille, ce n'est même pas la peine d'en parler.

J'enterrai mon talisman dans la grange, je plaçai le chapeau haut-de-forme par-dessus, pour pouvoir repérer l'endroit, mais une sorte de désenchantement s'empara de moi et je n'essayai jamais de le récupérer.

CHAPITRE XVI

Pourtant, les circonstances firent que ma mère et moi eûmes bientôt besoin de toutes les puissances magiques que nous eussions pu trouver autour de nous.

D'abord, je tombai malade. La scarlatine me quittait à peine qu'une néphrite lui succédait et les grands médecins accourus à mon chevet me déclarèrent perdu. Je fus déclaré perdu à plusieurs reprises, dans ma vie, et une fois, après m'avoir administré l'extrême-onction, on alla même jusqu'à placer une garde d'honneur devant mon corps, en grande tenue, poignard et gants blancs.

A mes moments de conscience, je me sentais très inquiet.

J'avais un sens aigu de mes responsabilités et l'idée de laisser ma mère seule au monde, sans aucun soutien, m'était insupportable. Je savais tout ce qu'elle attendait de moi et alors que j'étais couché là, vomissant du sang noir, l'idée de me dérober me torturait plus encore que mon rein infecté. J'allais déjà sur ma dixième année et je sentais cruellement que je n'étais qu'un raté. Je n'étais pas Yacha Heifetz, je n'étais pas ambassadeur, je n'étais pas d'oreille, pas de voix, et, par-dessus le marché, j'allais mourir bêtement, sans avoir eu le moindre succès féminin et sans même être devenu Français. Encore aujourd'hui, je frémis à l'idée que j'aurais pu mourir à cette époque, sans avoir gagné le championnat de ping-pong de Nice, en 1932.

J'imagine que mon refus de me dérober à mes obligations envers ma mère joua un rôle considérable dans la lutte que j'entamai pour demeurer vivant. Chaque fois que je voyais, penché sur moi, son visage douloureux, vieilli, creusé, j'essayais de sourire et de dire quelques mots cohérents, pour montrer que je tenais bon et que ça n'allait pas si mal que ça.

Je fis de mon mieux. J'appelais à ma rescousse d'Artagnan et Arsène Lupin, je parlais français au médecin, je balbutiais des fables de La Fontaine et, une épée imaginaire à la main, je me fendais en avant et sus! sus! sus! je faisais comme le lieutenant Sverdlovski me l'avait appris. Le lieutenant Sverdlovski vint me voir lui-même et il resta longuement à mon chevet, sa grosse patte posée sur ma main, remuant violemment ses moustaches, et je me sentais encouragé dans ma lutte par cette présence militaire à côté de moi. J'essayais de lever mon bras et de faire mouche, le pistolet au poing; je fredonnais La Marseillaise et donnais très exactement la date de naissance du Roi-Soleil, je gagnais des concours hippiques et j'eus même l'impudeur de me voir debout sur une scène, dans mon costume de velours, un immense jabot de soie blanche sous le menton, jouant du violon devant un public émerveillé, pendant que ma mère, pleurant de gratitude dans sa loge, recevait des fleurs. Le monocle à l'œil et le haut-de-forme sur la tête, aidé, il faut bien l'avouer, par Rouletabille, je sauvais la France des desseins diaboliques du Kaiser et me précipitais aussitôt à Londres pour récupérer les bijoux de la Reine, revenant juste à temps pour chanter Boris Godounov à l'Opéra de Wilno.

Tout le monde connaît l'histoire du caméléon de bonne volonté. On le mit sur un tapis vert, et il devint vert. On le mit sur un tapis rouge, et il devint rouge. On le mit sur un tapis blanc et il devint blanc. Jaune, et il devint jaune. On le plaça alors sur un tapis écossais et le pauvre caméléon éclata. Je n'éclatai pas, mais je fus bien malade tout de même.

Cependant, je me battis courageusement, comme il sied à un Français, et je gagnai la bataille.

J'ai gagné beaucoup de batailles dans ma vie, mais j'ai mis beaucoup de temps à me faire à l'idée qu'on a beau gagner des batailles, on ne peut pas gagner la guerre. Pour que l'homme puisse y parvenir un jour, il nous faudrait une aide extérieure et celle-ci n'est pas encore à l'horizon.

Je peux donc dire que je me battis selon les meilleures traditions de mon pays, avec une abnégation totale, sans penser à moi, mais uniquement pour sauver la veuve et l'orphelin.

Je faillis mourir tout de même, laissant à d'autres le souci de représenter la France à l'étranger.

Mon souvenir le plus pénible fut le moment où, sous l'œil de trois médecins, je fus enveloppé dans un drap glacé, petite expérience que j'eus à subir à nouveau à Damas, en 1941, alors que j'agonisais, atteint d'hémorragies -intestinales à la suite d'un cas de typhoïde particulièrement hideux, et que la Faculté réunie décida qu'on pouvait aussi bien essayer de me faire plaisir encore une fois.

Ce traitement intéressant n'ayant donné aucun résultat, il fut décidé à l'unanimité de «décapsuler» mon rein, quoi que cela veuille dire. Mais ce fut là que ma mère eut une réaction digne de tout ce qu'elle attendait de moi. Elle refusa l'opération. Elle s'y opposa, catégoriquement, furieusement, malgré l'avis du grand spécialiste allemand du rein, qu'elle avait fait venir à grands frais de Berlin. J'appris par la suite que, dans son esprit, il y avait un lien direct entre les reins et l'activité sexuelle. Les médecins eurent beau lui expliquer qu'on pouvait fort bien avoir subi l'opération et avoir des occupations sexuelles normales, je suis sûr que le mot «normales» acheva de l'épouvanter et la confirma dans sa décision. Une activité sexuelle, «normale» n'était pas du tout ce qu'elle envisageait pour moi. Pauvre maman! Je n'ai pas le sentiment d'avoir été bon fils.

Mais je gardai mon rein, et le spécialiste allemand reprit le train, m'ayant condamné à une mort imminente. Je ne mourus point, malgré tous les spécialistes allemands auxquels j'eus affaire depuis.

Mon rein guérit. Dès que la fièvre m'eut quitté, je fus placé sur un brancard et transporté dans un compartiment spécial à Bordighera, en Italie, où le soleil de la Méditerranée fut invité à me prodiguer ses soins.

Mon premier contact avec la mer eut sur moi un effet bouleversant. Je dormais paisiblement sur ma couchette lorsque je sentis sur le visage une bouffée de fraîcheur parfumée. Le train venait de s'arrêter à Alassio et ma mère avait baissé la fenêtre. Je me dressai sur les coudes et ma mère suivit mon regard en souriant. Je jetai un coup d'oeil dehors et je sus brusquement, clairement, que j'étais arrivé. Je voyais la mer bleue, une plage de galets et des canots de pêcheurs, couchés sur le côté. Je regardai la mer. Quelque chose se passa en moi. Je ne sais quoi: une paix illimitée, l'impression d'être rendu. La mer a toujours été pour moi, depuis, une humble mais suffisante métaphysique. Je ne sais pas parler de la mer. Tout ce que je sais, c'est qu'elle me débarrasse soudain de toutes mes obligations. Chaque fois que je la regarde, je deviens un noyé heureux.

Pendant que je me rétablissais sous les citronniers et les mimosas de Bordighera, ma mère fit un rapide voyage à Nice. Son idée était de vendre la maison de couture à Wilno et de venir en ouvrir une autre à Nice. Son sens pratique lui suggérait, malgré tout, que je n'avais que peu de chances de devenir ambassadeur de France en demeurant dans une petite ville de Pologne orientale.

Mais lorsque, six semaines plus tard, nous revînmes à Wilno, il devint apparent que «le grand salon de Haute Couture parisienne Maison Nouvelle» n'était plus quelque chose qui pouvait être vendu, ni même sauvé. Ma maladie nous avait ruinés. Pendant deux ou trois mois, les meilleurs spécialistes d'Europe avaient été convoqués auprès de moi et ma mère était criblée de dettes. Même ayant ma défaillance et bien que sa maison fût, incontestablement, pendant deux ans, la première de la ville, son prestige était plus reluisant que son chiffre d'affaires, et notre train de vie plus grand que nos moyens; l'entreprise ne subsistait que dans le cercle infernal des traites sur l'avenir, et le mot russe wiechsel, traite, était un refrain que j'entendais continuellement. Il faut bien mentionner aussi l'extravagance extraordinaire de ma mère lorsqu'il s'agissait de moi, l'étonnante écurie de professeurs dont j'étais entouré, et surtout, sa détermination de maintenir coûte que coûte une façade de prospérité, de ne pas laisser la rumeur se répandre que l'affaire périclitait car, dans le snobisme capricieux qui pousse la clientèle à accorder ses faveurs à une maison de couture, le succès joue un rôle essentiel: au moindre signe de difficultés matérielles, ces dames font la moue, s'adressent ailleurs, ou s'appliquent à vous arracher un prix de plus en plus bas, accélérant ainsi le mouvement jusqu'à la chute finale. Ma mère le savait bien et elle lutta jusqu'au bout pour sauver les apparences. Elle savait admirablement donner aux clientes l'impression qu'elles étaient «admises», ou même «tolérées», qu'on n'avait pas, vraiment besoin d'elles, qu'on leur faisait une faveur en acceptant leurs commandes. Ces dames se disputaient son attention, ne discutaient jamais les prix, tremblaient à l'idée qu'une robe nouvelle pût ne pas être prête pour le bal, pour la première, pour le gala – ceci, alors que ma mère avait chaque mois le couteau de l'échéance sur la gorge qu'il fallait emprunter de l'argent chez les usuriers, que des traites nouvelles étaient tirées pour faire face aux traites échues, cependant qu'il fallait aussi s'occuper de la mode du jour, ne pas se laisser distancer par les concurrents, jouer la comédie devant les acheteurs, procéder aux interminables essayages, sans jamais donner l'impression à l'aimable clientèle qu'elle vous tenait à sa merci, et assister aux «achèterai – achèterai pas» de ces dames avec un sourire amusé, sans leur laisser deviner que l'issue de cette valse-hésitation était pour vous une question de vie ou de mort.

Souvent, je voyais ma mère sortir du salon pendant un essayage particulièrement capricieux, venir dans ma chambre, s'asseoir en face de moi et me regarder silencieusement, en souriant, comme pour reprendre des forces à la source de son courage et de sa vie. Elle ne me disait rien, fumait une cigarette, puis se levait et repartait au combat.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que ma maladie et les deux mois d'absence pendant lesquels l'affaire fut laissée aux soins d'Aniela, eussent donné à Maison Nouvelle le coup final dont elle ne se releva plus. Peu de temps après notre retour à Wilno, après des efforts désespérés pour renflouer l'entreprise, le combat fut définitivement perdu et nous fûmes déclarés en faillite, à la satisfaction de nos concurrents. Nos meubles furent saisis et je me souviens d'un Polonais gras et chauve, avec des moustaches de cafard, allant et venant dans les salons, une serviette sous le bras, en compagnie, de deux acolytes qui paraissaient sortir de Gogol, tâtant longuement les robes dans les placards, les fauteuils, caressant les machines à coudre, les étoffes et les mannequins d'osier. Ma mère avait cependant eu la précaution de mettre à l'abri des créanciers et commissaires son trésor précieux, une collection complète de vieille argenterie impériale qu'elle avait emportée avec elle de Russie, des pièces rares de collectionneur dont la valeur était, d'après elle, considérable; elle avait toujours refusé de toucher à ce magot, lequel était, en quelque sorte, ma dot; il devait assurer pour plusieurs années notre avenir en France lorsque nous allions enfin nous y établir, et me permettre de «grandir, étudier, devenir quelqu'un».

Pour la première fois depuis qu'elle m'avait, ma mère se montra désespérée, et se tourna vers moi avec une sorte de féminité vaincue et désarmée, pour me demander aide et protection. J'avais déjà près de dix ans et j'étais donc prêt à assumer ce rôle. Je compris que mon premier devoir était de paraître imperturbable, calme, fort, sûr de moi, viril et détaché. Le moment était venu de me révéler aux yeux de tous dans mon rôle de cavalier, celui auquel le lieutenant Sverdlovski m'avait si soigneusement préparé. Les huissiers avaient saisi mes jodpurhs et ma cravache et j'en fus réduit à leur faire face en culotte courte et les mains nues. Je me promenais sous leur nez d'un air arrogant, à travers l'appartement qui se vidait peu à peu de ses objets familiers. Je me plantais devant l'armoire ou la commode que les sbires soulevaient, je mettais les mains dans les poches, le ventre en avant et je sifflotais avec mépris, observant narquoisement leurs efforts maladroits, les narguant du regard, un vrai gars, dur comme un roc, capable de veiller sur sa mère et de vous cracher dessus, à la moindre provocation. Cette mimique n'était nullement destinée aux huissiers, mais à ma mère, pour qu'elle comprît qu'il n'y avait pas lieu de se frapper, qu'elle était protégée, que j'allais lui rendre tout cela au centuple, tapis, console Louis XVI, lustre et trumeau en acajou. Ma mère paraissait réconfortée, assise dans le dernier fauteuil, me suivant d'un regard émerveillé. Lorsque le tapis fut enlevé, je me mis à siffler un tango et j'effectuai sur le parquet, avec une partenaire imaginaire, quelques-uns de ces pas de danse savants que Mlle Gladys m'avait appris. Je glissais sur le parquet, serrant étroitement la taille de ma partenaire invisible, en sifflotant «Tango Milonga, tango de mes rêves merveilleux» et ma mère, une cigarette à la main, penchait la tête d'un côté puis de l'autre, et battait la mesure, et lorsqu'elle dut quitter le fauteuil pour le céder aux déménageurs, elle le fit presque gaiement et sans me quitter des yeux, cependant que je continuais mes évolutions savantes sur le parquet poussiéreux, pour bien marquer que j'étais toujours là et que son plus grand bien avait, en somme, échappé à la saisie.

Nous tînmes ensuite un long conciliabule pour décider ce que nous allions faire, de quel côté nous devions nous tourner. Nous parlâmes français, pour ne pas être compris des coquins, debout dans le salon vide, pendant que le lustre était descendu du plafond.

Il n'était pas question pour nous de demeurer à Wilno, où les meilleures clientes de ma mère, celles qui la cajolaient et la suppliaient, jadis, pour être servies les premières, levaient à présent le nez et détournaient la tête lorsqu'elles la rencontraient dans la rue, attitude d'autant plus commode et explicable de leur part que, souvent, elles nous devaient de l'argent: cela leur permettait, en somme, de faire d'une pierre deux coups.

Je ne me souviens plus des noms de ces nobles créatures, mais j'espère fermement qu'elles sont toujours en vie, qu'elles n'ont pas eu le temps de mettre leur viande à l'abri et que le régime communiste est venu leur apprendre un peu d'humanité. Je ne suis pas rancunier, et je ne vais pas plus loin.

Il m'arrive parfois d'entrer dans les grands salons de couture parisiens, de m'asseoir dan» un coin et d'assister au défilé; tous mes amis croient que je hante ces lieux aimables en rôdeur, pour me livrer à mon péché mignon, qui est de regarder les jolies filles. Ils se trompent.

Je me rends dans ces lieux en pèlerinage pour y penser à la directrice de Maison Nouvelle.

Nous n'avions pas assez d'argent pour aller nous installer à Nice et ma mère refusait de vendre sa précieuse argenterie sur laquelle tout mon avenir était fondé. Avec les quelques centaines de zlotys que nous avions pu sauver du désastre, nous décidâmes donc de nous rendre d'abord à Varsovie, ce qui était tout de même un pas dans la bonne direction. Ma mère y avait des parents et des amis, mais surtout, elle avait un argument décisif en faveur de ce projet.

– Il y a un lycée français à Varsovie, m'annonça-t-elle, en reniflant avec satisfaction.

Il n'y avait plus à discuter. Il n'y avait plus qu'à faire nos valises, ce qui était une façon de parler, car les valises avaient été saisies, elles aussi, et, l'argenterie bien à l'abri, nous dûmes envelopper ce qui nous restait dans un baluchon, suivant la meilleure tradition.

Aniela ne nous accompagna pas. Elle alla rejoindre son fiancé, un employé des chemins de fer, qui habitait dans un wagon sans roues, à côté de la gare; c'est là que nous la laissâmes, après une scène déchirante où nous sanglotâmes éperdument, en nous jetant dans les bras l'un de l'autre, effectuant de fausses sorties, pour revenir nous embrasser encore une fois; je n'ai jamais autant hurlé depuis.

J'ai essayé à plusieurs reprises d'avoir de ses nouvelles, mais un wagon sans roues, ce n'est pas là une adresse bien ferme, dans un monde bouleversé. J'aurais beaucoup aimé la rassurer, lui dire que j'ai réussi à ne pas attraper la tuberculose, ce qui était ce qu'elle redoutait pour moi par-dessus tout. C'était une jolie jeune femme au corps opulent, aux grands yeux bruns, aux longs cheveux noirs, mais c'était déjà il y a trente-trois ans.

Nous quittâmes Wilno sans regret. J'emportais dans mon baluchon mes fables de La Fontaine, un volume d'Arsène Lupin et ma Vie des Français illustres. Aniela avait pu sauver du désastre l'uniforme de Tcherkesse que j'avais jadis porté au bal costumé et je l'emportais également. Il était déjà trop petit et je n'ai jamais eu l'occasion de porter un uniforme de Tcherkesse depuis.

CHAPITRE XVII

A Varsovie, nous vécûmes difficilement dans des chambres meublées. Quelqu'un, de l'étranger, vint en aide à ma mère, lui envoyant, très régulièrement, des sommes d'argent qui nous permettaient de subsister. J'allais à l'école où, tous les matins, à la récréation de dix heures, ma mère m'apportait du chocolat dans un thermos et des tartines beurrées. Elle fit mille choses pour nous maintenir à flot. Elle fut courtière de bijoux, acheta et revendit des fourrures et des antiquités et fut, je crois, la première à avoir eu une idée qui se révéla modestement lucrative: par voie d'annonces, elle informait le public qu'elle achetait des dents qu'à défaut d'autre terme je peux seulement qualifier de dents d'occasion; celles-ci contenaient des travaux en or ou en platine et ma mère les revendait avec profit. Elle examinait les dents à la loupe, les trempant dans un acide spécial pour s'assurer que c'était bien d'un métal noble qu'il s'agissait. Elle fit aussi de la gérance d'immeubles, fut placeuse en publicité et se chargea de mille autres besognes dont je ne me souviens plus aujourd'hui; mais, chaque matin, à dix heures, elle était là, avec son thermos de chocolat et ses tartines beurrées. Cependant, là encore, nous eûmes à subir un échec cuisant: je n'ai pas pu entrer au lycée français de Varsovie. Les études y coûtaient cher et dépassaient nos moyens. Je fréquentai donc l'école polonaise pendant deux ans et, aujourd'hui encore, je parle et j'écris le polonais couramment. C'est une très belle langue. Mickiewicz demeure un de mes poètes préférés, et j'aime beaucoup la Pologne – comme tous les Français.

Cinq fois par semaine, je prenais le tramway et me rendais chez un excellent homme qui s'appelait Lucien Dieuleveut-Caulec et qui m'enseignait ma langue maternelle.

Ici, je dois faire un aveu. Je mens assez peu, car le mensonge a pour moi un goût douceâtre d'impuissance: il me laisse trop loin du but. Mais lorsqu'on me demande où, à Varsovie, j'ai fait mes études, je réponds toujours: au lycée français. C'est une question de principe. Ma mère avait fait de son mieux et je ne vois pas pourquoi je la priverais du fruit de son labeur.

Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que j'assistais à ses luttes sans tenter de venir à son secours. Après avoir failli dans tant de domaines, je croyais enfin avoir découvert ma véritable vocation. J'avais commencé à jongler à Wilno, an temps de Valentine, et pour ses beaux yeux. J'avais continué depuis, en pensant surtout à ma mère, et pour me faire pardonner mon manque d'autres talents. Dans les couloirs de l'école, sous le regard de mes camarades éblouis, je jonglais à présent avec cinq et six oranges et, quelque part, au fond de moi, vivait la folle ambition de parvenir à la septième et peut-être à la huitième, comme le grand Rastelli, et même, qui sait, à la neuvième, pour devenir enfin le plus grand jongleur de tous les temps. Ma mère méritait cela et je passais tous mes loisirs à m'entraîner.

Je jonglais avec les oranges, avec les assiettes, avec les bouteilles, avec les balais, avec tout ce qui me tombait sous la main; mon besoin d'art, de perfection, mon goût de l'exploit merveilleux et unique, bref, ma soif de maîtrise, trouvait là un humble mais fervent moyen d'expression. Je me sentais aux abords d'un domaine prodigieux, et où j'aspirais de tout mon être à parvenir: celui de l'impossible atteint et réalisé. Ce fut mon premier moyen conscient d'expression artistique, mon premier pressentiment d'une perfection possible et je m'y jetai à corps perdu. Je jonglais à l'école, dans les rues, en montant l'escalier, j'entrais dans notre chambre en jonglant et je me plantais devant ma mère, les six oranges volant dans les airs, toujours relancées, toujours rattrapées. Malheureusement, là encore, alors que je me voyais déjà promis au plus brillant destin, faisant vivre ma mère dans le luxe grâce à mon talent, un fait brutal s'imposa peu à peu à moi: je n'arrivais pas à dépasser la sixième balle. J'ai essayé, pourtant, Dieu sait que j'ai essayé. Il m'arrivait à cette époque de jongler sept, huit heures par jour. Je sentais confusément que l'enjeu était important, capital même, que je jouais là toute ma vie, tout mon rêve, toute ma nature profonde, que c'était bien de toute la perfection possible ou impossible qu'il s'agissait. Mais j'avais beau faire, la septième balle se dérobait toujours à mes efforts. Le chef-d'œuvre demeurait inaccessible, éternellement latent, éternellement pressenti, mais toujours hors de portée. La maîtrise se refusait toujours. Je tendais toute ma volonté, je faisais appel à toute mon agilité, à toute ma rapidité, les balles, lancées en l'air, se succédaient avec précision, mais la septième balle à peine lancée, tout l'édificé s'écroulait et je restais là, consterné, incapable de me résigner, incapable de renoncer. Je recommençais. Mais la dernière balle est restée à jamais hors d'atteinte. Jamais, jamais ma main n'est parvenue à la saisir. J'ai essayé toute ma vie. Ce fut seulement aux abords de ma quarantième année, après avoir longuement erré parmi les chefs-d'œuvre, que peu à peu la vérité se fit en moi, et que je compris que la dernière balle n'existait pas.

C'est une vérité triste et il ne faut pas la dévoiler aux enfants. Voilà pourquoi ce livre ne peut être mis entre toutes les mains.

Je ne m'étonne plus aujourd'hui qu'il arrivât à Paganini de jeter son violon et de rester de longues années sans y toucher, gisant là, le regard vide. Je ne m'étonne pas, il savait.

Lorsque je vois Malraux, le plus grand de nous tous, jongler avec ses balles, comme peu d'hommes ont jonglé avant lui, mon cœur se serre devant sa tragédie, celle qu'il porte écrite sur son visage, au milieu de ses plus brillants exploits: la dernière balle est hors de sa portée, et toute son œuvre est faite de cette certitude angoissée.

Il serait temps, d'ailleurs, de dire la vérité, sur l'affaire Faust. Tout le monde a menti effrontément là-dessus, Goethe plus que les autres, avec le plus de génie, pour camoufler l'affaire et cacher la dure réalité. Là encore, je ne devrais sans doute pas le dire, car s'il y a une chose que je n'aime pas faire, c'est bien enlever leur espoir aux hommes. Mais enfin, la véritable tragédie de Faust, ce n'est pas qu'il ait vendu son âme au diable. La véritable tragédie, c'est qu'il n'y a pas de diable pour vous acheter votre âme. Il n'y a pas preneur. Personne ne viendra vous aider à saisir la dernière balle, quel que soit le prix que vous y mettiez. Il y a bien toute une flopée de margoulins qui se donnent des airs, qui se déclarent preneurs, et je ne dis pas qu'on ne peut pas s'arranger avec eux, avec un certain profit. On peut. Ils vous offrent le succès, l'argent, l'adulation des foules. Mais c'est de la bouillie pour les chats, et lorsqu'on s'appelle Michel-Ange, Goya, Mozart, Tolstoï, Dostoïevsky ou Malraux, on doit mourir avec le sentiment d'avoir fait de l'épicerie.

Ceci dit, je continue, bien entendu, à m'entraîner.

Il m'arrive encore de sortir de ma maison, sur ma colline, au-dessus de la baie de San-Francisco, et là, en pleine vue, en pleine lumière, je jongle avec trois oranges, tout ce que je peux faire aujourd'hui. Ce n'est pas un défi. C'est une simple déclaration de dignité.

J'ai vu le grand Rastelli, un pied sur un goulot de bouteille, faire tourner deux cerceaux sur l'autre pied replié derrière lui, tout en tenant une canne sur son nez, un ballon sur la canne, un verre d'eau sur le ballon, et jonglant en même temps avec sept balles.

Je croyais voir là un moment de maîtrise totale et incontestée, un instant souverain de victoire de l'homme sur sa condition, mais Rastelli est mort quelques mois plus tard, désespéré, après avoir quitté l'arène sans être jamais parvenu à saisir la huitième balle, la dernière, la seule qui comptait pour lui.

Je crois que si j'avais pu me pencher sur son lit, il m'eût renseigné sur tout cela une bonne fois et, comme je n'avais alors que seize ans, une vie d'efforts et d'échecs m'aurait peut-être été épargnée.

Je serais désolé si on concluait de tout ce qui précède que je n'ai pas été un homme heureux. Ce serait là une erreur tout à fait regrettable. J'ai connu et je connais encore, dans ma vie, des bonheurs inouïs. Depuis mon enfance, par exemple, j'ai toujours aimé les concombres salés, pas les cornichons, mais les concombres, les vrais, les seuls et uniques, ceux qu'on appelle concombres à la russe. J'en ai toujours trouvé partout. Souvent, je m'en achète une livre, je m'installe quelque part au soleil, au bord de la mer, ou n'importe où, sur un trottoir ou sur un banc, je mords dans mon concombre et me voilà complètement heureux. Je reste là, au soleil, le cœur apaisé, en regardant les choses et les hommes d'un œil amical et je sais que la vie vaut vraiment la peine d'être vécue, que le bonheur est accessible, qu'il suffit simplement de trouver sa vocation profonde, et de se donner à ce qu'on aime avec un abandon total de soi.

Ma mère assistait à mes efforts pour lui venir en aide avec une gratitude émue. Lorsqu'elle revenait à la maison, en traînant sous son bras quelque tapis usé ou quelque lampe d'occasion qu'elle se proposait de revendre, et qu'elle me trouvait dans ma chambre en train de jongler avec mes balles, elle ne se trompait pas sur le motif de mon acharnement. Elle s'asseyait, me regardait faire, et m'annonçait:

– Tu seras un grand artiste! C'est ta mère qui te le dit.

Sa prédiction faillit se réaliser. Notre classe, à l'école, avait organisé un spectacle dramatique, et, après des éliminatoires serrées, le rôle principal dans le poème dramatique de Mickiewicz, Konrad Wallenrod, me fut dévolu, malgré le fort accent russe que j'avais en polonais. Ce ne fut pas par hasard que je gagnai les éliminatoires.

Tous les soirs, ayant terminé ses courses et préparé notre souper, ma mère, pendant une heure ou deux, me faisait répéter mon rôle. Elle l'avait appris par cœur et elle me le jouait d'abord elle-même pour me mettre en train. Elle donnait dans ses récitations le meilleur d'elle-même et j'étais ensuite invité à répéter le texte, en imitant ses gestes, ses attitudes et ses intonations. Le rôle était dramatique à souhait et, vers onze heures du soir, les voisins excédés commençaient à se fâcher et à réclamer le silence. Ma mère n'était pas femme à se laisser faire, et il y eut, dans les couloirs, des scènes mémorables, où, continuant sur la lancée du noble poème tragique du grand poète, elle se surpassait dans l'invective, le défi et les tirades enflammées. Le résultat ne se fit pas attendre, et, quelques jours avant la représentation, nous fûmes invités à aller déclamer ailleurs. Nous allâmes vivre chez une parente de ma mère, dans un appartement occupé par un avocat et sa sœur, qui était dentiste: nous dormîmes d'abord dans la salle d'attente, ensuite dans le cabinet, et chaque matin, il nous fallait débarrasser les lieux avant l'arrivée des clients et des patients.

La représentation eut enfin lieu et je remportai, ce soir-là, mon premier grand succès sur les planches. Après le spectacle, ma mère, encore bouleversée par les applaudissements et le visage ruisselant de larmes, m'emmena manger des gâteaux dans une pâtisserie. Elle avait encore l'habitude de me tenir par la main lorsque nous marchions dans la rue, et comme j'avais déjà onze ans et demi, je trouvais cela terriblement gênant. Je tâchais toujours de dégager poliment ma main, sous quelque prétexte plausible, et j'oubliais ensuite de la lui rendre, mais ma mère la reprenait toujours fermement dans la sienne.

Les rues voisines de la Poznanska étaient, dès l'après-midi, envahies par les prostituées. Il y en avait de véritables nuées, particulièrement dans la rue Chmielna et nous étions devenus, ma mère et moi, pour ces braves filles, un spectacle familier. Lorsque nous marchions ainsi parmi elles, la main dans la main, elles s'écartaient toujours respectueusement et complimentaient ma mère sur ma bonne mine. Lorsque je passais seul, elles m'arrêtaient souvent, me posaient des questions sur ma mère, me demandaient pourquoi elle ne se remariait pas, me donnaient des bonbons et l'une d'elles, une petite rousse maigre avec des jambes en cerceaux, m'embrassait toujours sur la joue, après quoi, me demandant mon mouchoir, elle m'essuyait la joue soigneusement. Je ne sais comment la nouvelle que j'allais tenir un rôle important dans notre représentation scolaire s'était répandue sur le trottoir, et je soupçonne ma mère d'y avoir été pour quelque chose, en tout cas, sur notre chemin à la pâtisserie, les filles nous entourèrent pour nous interroger anxieusement sur l'accueil qui m'avait été fait. Ma mère ne se montra pas inutilement modeste et, pendant les jours qui suivirent, une pluie de cadeaux s'abattit sur moi chaque fois que je passais dans la rue Chmielna. Je reçus de petites croix et des médailles saintes, des chapelets, des canifs, des tablettes de chocolat et des statuettes de la Vierge, et je fus à plusieurs reprises entraîné par les filles dans une petite charcuterie voisine où, sous leurs regards admiratifs, je me gavai de concombres salés.

Lorsque nous fûmes enfin dans la pâtisserie et qu'après mon cinquième gâteau, je commençai à souffler un peu, ma mère m'exposa brièvement ses projets d'avenir. Enfin, nous tenions quelque chose de concret, le talent était certain, la voie tracée, il n'y avait plus qu'à continuer. J'allais devenir un grand acteur, j'allais rendre les femmes malheureuses, j'allais avoir une immense voiture jaune décapotable, j'allais avoir un contrat avec la U.F.A. Cette fois, c'était là, on le tenait, on y était. Encore un gâteau pour moi, un verre de thé pour ma mère: elle devait boire entre quinze et vingt verres de thé par jour. Je l'écoutai – comment dire? – je l'écoutai prudemment. Je dois dire sans me vanter que je n'ai pas perdu la tête. Je n'avais que onze ans et demi, mais j'étais déjà résolu à être l'élément pondéré, mesuré, français, dans la famille. Pour le moment, la seule chose concrète que je voyais dans tout cela était les gâteaux sur le plateau, et là, je n'en ai pas laissé échapper un seul. J'ai bien fait, car ma grande carrière théâtrale et cinématographique ne s'est jamais matérialisée. Ce ne fut pourtant pas faute d'avoir essayé. Pendant plusieurs mois, ma mère ne cessa d'envoyer ma photo à tous les directeurs de théâtres de Varsovie et elle l'adressa également à Berlin, à la U.F.A., avec une longue description du grand triomphe dramatique que j'avais remporté dans le rôle principal de Konrad Wallenrod. Elle m'obtint même une audition avec le directeur du Théâtre Polski, un monsieur distingué et courtois qui m'écouta poliment, pendant que, un pied en avant, un bras levé, dans l'attitude de Rouget de Lisle chantant La Marseillaise , je déclamais énergiquement, dans son bureau, avec un fort accent russe, les vers immortels du barde polonais. J'avais un trac effroyable que j'essayais de cacher en hurlant encore plus fort; il y avait, dans le bureau, plusieurs personnes qui me contemplaient et qui paraissaient vivement frappées, et je ne devais pas avoir, dans cette atmosphère qui manquait, il faut bien le dire, de chaleur, tout le contrôle de mes moyens, parce que le contrat fabuleux ne me fut pas offert. On m'écouta, toutefois, jusqu'au bout et, lorsque après avoir avalé mon poison, comme le rôle l'exige, je tombai à ses pieds, agonisant dans des convulsions affreuses, cependant que ma mère promenait sur l'assistance un regard triomphant, le directeur m'aida à me relever et, après s'être assuré que je ne m'étais pas fait de mal, disparut si rapidement que je me demande encore comment il avait fait et par où il était passé.

Je ne remontai sur les planches que seize ans plus tard, devant un public bien différent et dont le général de Gaulle fut le plus intéressant élément. Cela advint au cœur de l'Afrique équatoriale, à Bangui, dans l'Oubangui-Chari, en 1941. Je m'y trouvais depuis quelque temps avec deux autres équipages de mon escadrille, lorsque nous fut annoncée la visite du général de Gaulle, en tournée d'inspection.

Nous décidâmes d'honorer le chef de la France Libre par un spectacle de théâtre et nous mîmes aussitôt à l'ouvrage. Une revue extrêmement spirituelle, de l'avis de ses auteurs, destinée à dérider notre illustre visiteur, fut composée sur-le-champ. Le texte était très gai et léger, pétillant d'esprit et de bonne humeur, car nous étions à l'époque des grands désastres militaires de 1941 et nous étions fermement résolus à témoigner, devant notre chef, d'un moral à toute épreuve et d'un entrain endiablé.

Nous donnâmes notre première représentation avant l'arrivée du Général pour mettre le spectacle bien au point, et nous eûmes un succès très encourageant. Le public applaudissait à tout casser et bien qu'une mangue se détachât parfois d'un arbre et tombât sur la tête d'un spectateur, tout se passa vraiment très bien.

Le Général arriva le lendemain matin et, le soir, assista à la représentation en compagnie des chefs militaires et hautes personnalités politiques de son entourage.

Ce fut un désastre complet – j'ai juré, depuis, de ne plus jamais, jamais jouer la comédie, ni chanter la chansonnette devant le général de Gaulle, quelles que soient les circonstances dramatiques que mon pays traverserait. La France peut me demander tout, mais pas ça.

Je reconnais que l'idée de jouer de petits sketches fripons devant celui qui se tenait tout seul dans la tempête et dont la volonté et le courage devaient soutenir tant de cœurs défaillants, n'était pas ce que notre jeunesse avait trouvé de plus heureux.

Mais je n'aurais jamais cru qu'un seul spectateur, dans la salle, parfaitement correct et silencieux, pût réduire les acteurs et le public entier à un tel état de gravité.

Le général de Gaulle, dans sa tenue blanche, se tint très droit au premier rang des spectateurs, le képi sur les genoux, les bras croisés.

Il n'a pas bougé, tressailli, ou marqué une réaction quelconque pendant toute la durée de la représentation.

Je crois simplement me rappeler qu'à un moment, alors que, levant très haut la jambe, j'esquissais un pas de french-cancan, cependant qu'un autre acteur s'exclamait: «Je suis cocu! Je suis cocu!», comme son rôle l'exigeait, je crus percevoir, en louchant, un léger frémissement de la moustache sur le visage du chef de la France Libre. Mais peut-être me suis-je trompé. Il se tenait là, très droit, les bras croisés, et il nous fixait avec une sorte d'implacable attention.

L'œil était dans la salle et regardait Caïn.

Mais le phénomène le plus étonnant fut l'attitude des deux cents spectateurs. Alors que la veille, la salle entière riait, éclatait en applaudissements et s'amusait follement, cette fois, pas un rire ne monta vers nous du public.

Pourtant, le Général était assis au premier rang et les spectateurs ne pouvaient guère lire l'expression de son visage. A ceux qui affirment que le général de Gaulle ne sait pas établir un contact avec les foules et communiquer ses sentiments, je donne cet exemple à méditer.

Quelque temps après la guerre, Louis Jouvet montait Don Juan. J'assistais aux répétitions. Dans la scène où la statue du Commandeur, fidèle au rendez-vous, vient entraîner le libertin aux enfers, j'eus soudain une sensation étonnante de déjà-vu, d'une expérience déjà vécue par moi et je me rappelai Bangui, 1941, et le général de Gaulle me fixant de son regard droit.

J'espère qu'il m'a pardonné.

CHAPITRE XVIII

Mon triomphe théâtral dans Konrad Wallenrod fut donc éphémère, et ne résolut aucun des problèmes matériels dans lesquels ma mère se débattait. Nous n'avions plus un sou. Ma mère courait toute la journée à travers la ville à la recherche des affaires et revenait épuisée. Mais je n'ai jamais eu ni faim, ni froid et elle ne se plaignait jamais.

Encore une fois, il ne faudrait cependant pas croire que je ne faisais rien pour l'aider. Au contraire, je me surpassais dans mes efforts pour voler à son secours. J'écrivais des poèmes et je les lui récitais à haute voix: ces poèmes allaient nous rapporter la gloire, la fortune et l'adulation des foules. Je travaillais cinq, six heures par jour à polir mes vers, et je couvrais des cahiers de stances, d'alexandrins et de sonnets. Je commençai même à composer une tragédie en cinq actes, avec un prologue et un épilogue, intitulée Alcymène. Chaque fois que ma mère revenait de ses courses en ville et qu'elle s'asseyait sur une chaise – les premières marques de vieillesse apparaissaient déjà sur sa figure – je lui lisais les strophes immortelles qui devaient jeter le monde à ses pieds. Elle les écoutait toujours attentivement. Peu à peu, son regard s'éclairait, les traces de fatigue disparaissaient de son visage et elle s'exclamait, avec une conviction absolue:

– Lord Byron! Pouchkine! Victor Hugo!

Je m'exerçai également à la lutte gréco-romaine, dans l'espoir de remporter un jour ou l'autre le championnat du monde, et je devins assez rapidement connu à l'école sous le nom de «Gentleman Jim». Je n'étais pas le plus fort, loin de là, mais je savais mieux que personne prendre des attitudes nobles et élégantes, et donner une impression de force tranquille et de dignité. J'avais du style. J'allais presque toujours au tapis.

M. Lucien Dieuleveut-Caulec se penchait sur mes créations poétiques avec beaucoup d'attention. Car il va sans dire que je n'écrivais pas en russe ou en polonais. J'écrivais en français. Nous n'étions à Varsovie que de passage, mon pays m'attendait, il n'était pas question de me dérober. J'admirais beaucoup Pouchkine, qui écrivait en russe, et Mickiewicz, qui écrivait en polonais, mais je n'avais jamais très bien compris pourquoi ils n'avaient pas composé leurs chefs-d'œuvre en français. Ils avaient pourtant, l'un et l'autre, reçu une bonne éducation et ils connaissaient notre langue. Ce manque de patriotisme me paraissait difficile à expliquer.

Je ne cachais jamais à mes petits camarades polonais que je n'étais parmi eux que de passage et que nous comptions bien rentrer chez nous à la première occasion. Cette naïveté obstinée ne me facilitait pas la vie à l'école. Pendant les récréations, alors que je me promenais dans les couloirs d'un air important, un petit groupe d'élèves se formait parfois autour de moi. Ils me regardaient gravement. Puis l'un d'eux faisait un pas en avant, et, s'adressant à moi à la troisième personne, selon le mode polonais, me demandait d'un ton plein de respect:

– Le camarade a encore remis son voyage en France, il paraît?

Je marchais toujours.

– Ce n'est pas la peine d'arriver au milieu de l'année scolaire, leur expliquais-je. Il faut arriver au début.

Le camarade faisait un geste d'approbation. Puis il remarquait:

– J'espère que le camarade les a prévenus, pour qu'ils ne s'inquiètent pas?

Ils se poussaient du coude et je sentais bien qu'on se moquait de moi, mais j'étais au-dessus de leurs insultes. Elles ne pouvaient pas m'atteindre. Mon rêve était plus important pour moi que mon amour-propre et le jeu qu'ils me poussaient à jouer avait beau me couvrir de ridicule, il m'aidait à nourrir mon espoir et mes illusions. Je leur faisais donc face et je répondais tranquillement à toutes les questions qu'ils me posaient. Est-ce que les études étaient plus difficiles, en France, à mon avis? Oui, elles étaient très difficiles, beaucoup plus difficiles qu'ici. On y faisait beaucoup de sport et je comptais me spécialiser tout particulièrement dans l'escrime et la lutte gréco-romaine. Est-ce que les uniformes y étaient obligatoires, dans les lycées? Oui, ils étaient obligatoires. A quoi ressemblaient-ils, ces uniformes? Eh bien, ils étaient bleus, avec des boutons d'or et des képis bleu horizon, et le dimanche, on mettait un pantalon rouge et une plume blanche au képi. Est-ce qu'on y portait le sabre? Seulement le dimanche et la dernière année. Est-ce qu'on y commençait la journée d'études en chantant La Marseillaise ? Oui, on y chantait La Marseillaise tous les matins, naturellement. Est-ce que je voulais bien leur chanter La Marseillaise ? Dieu me pardonne, je mettais un pied en avant, la main sur le cœur, je brandissais le poing, et je chantais mon hymne national, d'une voix enflammée. Oui, je marchais, comme on dit, et pourtant, je n'étais pas dupe, je voyais bien des visages réjouis qui se dissimulaient pour pouffer de rire, mais cela m'était étrangement égal, je restais là, au milieu des banderilleros, complètement indifférent, je'sentais que j'avais un grand pays derrière moi et je ne craignais ni les sarcasmes, ni les quolibets. Ces jeux auraient pu continuer pendant longtemps, si le petit groupe de mes provocateurs ne m'avait brusquement touché au point le plus sensible. La séance avait pourtant commencé de la manière habituelle, lorsque cinq ou six élèves plus âgés que moi vinrent m'entourer, avec beaucoup de considération.

– Tiens, le camarade est encore parmi nous? Nous croyions pourtant qu'il était parti pour la France, où on l'attend si impatiemment?

J'allais me lancer dans mes explications habituelles, lorsque l'aîné du groupe intervint:

– On n'accepte pas les anciennes cocottes, là-bas.

Je ne me souviens plus qui était ce garcon et je ne sais d'où il tenait son étrange information. Ai-je besoin de dire que rien, dans le passé de ma mère, ne justifiait une telle calomnie? Ma mère n'avait peut-être pas été la «grande artiste dramatique» qu'elle se prétendait parfois, mais elle avait tout de même joué dans l'un des bons théâtres de Moscou, et tous ceux qui l'avaient connue à cette époque, tous les témoins de sa jeunesse, me parlaient d'un être fier, que sa beauté extraordinaire n'avait jamais ni grisé, ni égaré.

Mais ma surprise fut si complète qu'elle prit l'apparence de la lâcheté. Mon cœur disparut soudain dans un trou, mes yeux s'emplirent de larmes et je tournai pour la première et dernière fois de ma vie le dos à mes ennemis.

Je n'ai jamais tourné le dos à rien ni à personne, depuis, mais ce jour-là, je l'ai fait, il est inutile de le nier. J'ai été un instant décontenancé.

Lorsque ma mère revint à la maison, je me jetai vers elle et lui dis tout. Je m'attendais à ce qu'elle m'ouvrît ses bras et me consolât, comme elle savait si bien le faire. Mais ce qui se passa alors fut pour moi une surprise complète. Brusquement toute trace de tendresse, d'amour quitta son visage. Elle ne déversa pas sur moi le flot de pitié et d'affection que j'attendais. Elle ne dit rien, et me regarda longuement, presque froidement. Puis elle s'éloigna, alla prendre une cigarette sur la table et l'alluma. Elle alla ensuite à la cuisine, que nous partagions avec les propriétaires de l'appartement, et s'occupa de mon souper. Son visage était indifférent, fermé, et parfois, elle me jetait un regard presque hostile. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Une immense pitié pour moi-même me saisit. Je me sentais outré, trahi, abandonné. Elle fit mon lit, toujours sans me parler. Elle ne se coucha pas, cette nuit-là. En me réveillant le matin, je l'ai trouvé assise sur le même vieux fauteuil de cuir vert glauque, face à la fenêtre, une cigarette à la main. Le parquet était couvert de mégots: elle les jetait toujours n'importe où. Elle me lança un regard inexpressif et se tourna à nouveau vers la fenêtre. Je crois savoir aujourd'hui ce qu'elle pensait – du moins, je l'imagine. Elle devait se demander si j'en valais la peine, si tous ses sacrifices, ses efforts, ses espoirs, avaient un sens – si je n'allais pas me révéler un homme comme les autres – si je n'allais pas la traiter comme un autre homme l'avait traitée. Elle me fit mes trois œufs à la coque et ma tasse de chocolat. Elle me regarda manger. Pour la première fois, un peu de tendresse revint dans ses yeux. Elle devait se dire que je n'avais que douze ans, après tout. Lorsque je ramassai mes livres et mes cahiers pour me rendre en classe, son visage se durcit à nouveau.

– Tu ne vas plus là-bas. C'est fini.

– Mais…

– Tu vas aller étudier en France. Seulement… Assieds-toi. Je m'assis.

– Écoute-moi, Romain.

Je levai les yeux, étonné. Ce n'était plus «Romantchik-Romouchka». C'était la première fois qu'elle abandonnait le diminutif. Je me sentis extrêmement inquiet.

– Écoute-moi bien. La prochaine fois que ça t'arrive, qu'on insulte ta mère devant toi, la prochaine fois, je veux qu'on te ramène à la maison sur des brancards. Tu comprends?

Je restai là, bouche bée. Son visage était complètement fermé, très dur. Les yeux n'avaient pas trace de pitié. Je ne pouvais croire que c'était ma mère qui parlait. Comment pouvait-elle? N'étais-je pas son Romouchka, son petit prince, son trésor précieux?

– Je veux qu'on te ramène à la maison en sang, tu m'entends? Même s'il ne te reste pas un os intact, tu m'entends?

Sa voix montait, elle se penchait vers moi, les yeux étincelants, elle criait presque.

– Sans ça, ce n'est pas la peine de partir… Ce n'est pas la peine d'aller là-bas.

Un sentiment profond d'injustice s'empara de moi. Mes lèvres se mirent à grimacer, mes yeux s'emplirent de larmes, j'ouvris la bouche… Je n'eus pas le temps d'en faire plus. Une gifle formidable s'abattit sur moi et puis une autre, et une autre encore. Ma stupeur fut telle que mes larmes disparurent comme par enchantement. C'était la première fois que ma mère levait la main sur moi. Et comme tout ce qu'elle faisait, ce n'était pas fait à demi. Je demeurai immobile et pétrifié sous les coups. Je ne gueulai même pas.

– Rappelle-toi ce que je te dis. A partir de maintenant, tu vas me défendre. Ça m'est égal ce qu'ils te feront avec leurs poings. C'est avec le reste que ça fait mal. Tu vas te faire tuer, au besoin.

Je faisais encore semblant de ne pas comprendre, d'avoir douze ans, de me cacher, mais je comprenais très bien. Mes joues brûlaient, je voyais encore des étincelles, mais je comprenais. Ma mère s'en aperçut et parut rassérénée. Elle aspira l'air avec bruit, signe de satisfaction, et alla se verser un verre de thé. Elle but le thé, le morceau de sucre dans la bouche, le regard perdu, en train de chercher, de combiner, de calculer. Puis elle recracha ce qui restait du sucre dans la soucoupe, prit sa sacoche et s'en alla. Elle alla tout droit au Consulat de France et entreprit énergiquement des démarches pour nous faire admettre comme résidents dans ce pays où, écrivait-elle dans la demande qu'elle avait fait rédiger par M. Lucien Dieuleveut-Caulec, «mon fils a l'intention de s'établir, étudier, devenir un homme» – mais là, je suis sûr que l'expression dépassait sa pensée et qu'elle ne se rendait pas entièrement compte de ce qu'elle exigeait ainsi de moi.