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La main a ouvert le livre.
Les yeux commencent à courir de gauche à droite, puis descendent quand ils arrivent au bout de la ligne.
Les yeux s'ouvrent plus largement.
Peu à peu, les mots interprétés par le cerveau donnent naissance à une image, une immense image.
Au fond du crâne, l'écran géant panoramique interne du cerveau s'allume. C'est le début.
La première image représente…
… l'Univers immense, bleu marine et glacé.
Examinons de plus près l'image et zoomons sur une région saupoudrée de myriades de galaxies multicolores.
Au bout du bras de l'une de ces galaxies: un vieux soleil chatoyant.
L'image glisse encore en avant.
Autour de ce soleil: une petite planète tiède marbrée de nuages nacrés.
Sous ces nuages: des océans mauves bordés de continents ocre.
Sur ces continents: des chaînes de montagnes, des plaines, des moutonnements de forêts turquoise.
Sous les ramures des arbres: des milliers d'espèces animales. Et parmi elles, deux espèces tout particulièrement évoluées.
Des pas.
Quelqu'un marchait dans la forêt printanière.
C'était une jeune humaine. Elle avait de longs cheveux lisses et noirs. Elle portait une veste noire sur une jupe longue de même couleur. Sur ses iris gris clair étaient dessinés des motifs compliqués, presque en relief.
En ce petit matin du mois de mars, elle avançait d'un pas vif. Par à-coups, sa poitrine se soulevait sous l'effort.
Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle les aspira d'un coup.
Cette jeune fille aux yeux gris clair se nommait Julie et elle avait dix-neuf ans. Elle arpentait la forêt en compagnie de son père, Gaston, et de son chien Achille quand, soudain, elle stoppa net. Devant elle se dressait, comme un doigt, un énorme rocher de grès, surplombant un ravin.
Elle s'avança jusqu'à la pointe du rocher.
Il lui sembla distinguer, en contrebas, un chemin qui menait à une cuvette, hors des sentiers battus.
Elle mit ses mains en porte-voix:
– Hé, papa! Je crois que j'ai découvert un nouveau chemin. Suis-moi!
Elle court droit devant elle. Elle dévale la pente. Elle slalome pour éviter les bourgeons du peuplier qui s'érigent en naseaux pourpres autour d'elle.
Applaudissements d'ailes. Des papillons déploient leurs voilures chamarrées et brassent l'air en se poursuivant.
Soudain, une jolie feuille surprend son regard. C'est le genre de feuille délicieuse, apte à vous faire oublier tout ce que vous décidez d'entreprendre. Elle suspend sa course, s'approche.
Admirable feuille. Il suffira de la découper en carré, de la triturer un peu, puis de la recouvrir de salive pour qu'elle fermente jusqu'à former une petite boule blanche pleine de mycéliums suavement aromatiques. Du tranchant de la mandibule, la vieille fourmi rousse sectionne la base de la tige et hisse la feuille au-dessus de sa tête, telle une vaste voile.
Seulement, l'insecte ignore tout des lois de la navigation à voile. À peine la feuille dressée, elle donne prise au vent. En dépit de tous ses petits muscles secs, la vieille fourmi rousse est trop légère pour lui faire contrepoids. Déséquilibrée, elle chavire. De toutes ses griffes, elle s'accroche à la branche mais la brise est trop forte. Emportée, la fourmi décolle.
Elle n'a que le temps de lâcher prise avant de s'envoler trop haut.
La feuille, elle, descend mollement en zigzaguant dans les airs.
La vieille fourmi l'observe choir et se dit que ce n'est pas grave. Il y en a d'autres, plus petites.
La feuille n'en finit pas de tomber en ondulant. Elle met du temps à atterrir benoîtement sur le sol.
Une limace remarque cette si jolie feuille de peuplier. Un bon goûter en perspective!
Un lézard aperçoit la limace, s'apprête à l'avaler puis remarque lui aussi la feuille. Autant attendre que l'autre l'ingurgite, elle sera alors plus dodue. Il épie de loin le repas de la limace.
Une belette repère le lézard et s'apprête à le dévorer quand elle s'aperçoit qu'il paraît attendre que la limace mange la feuille, elle décide de patienter à son tour. Sous les ramures, trois êtres écologiquement complémentaires s'épient.
Soudain, la limace voit une autre limace approcher. Et si celle-ci voulait lui voler son trésor? Sans perdre plus de temps, elle fonce sur l'appétissante feuille et la dévore jusqu'à la dernière nervure.
Son repas à peine terminé, le lézard lui fond dessus et la gobe à la manière d'un spaghetti. Le moment est venu pour la belette de s'élancer à son tour pour attraper le lézard. Elle galope, bondit au-dessus des racines mais, soudain, elle percute quelque chose de mou…
La jeune fille aux yeux gris clair n'avait pas vu venir la belette. Surgissant d'un fourré, l'animal s'était cogné dans ses jambes.
Elle sursauta sous le choc et son pied dérapa sur le bord du rocher de grès. En déséquilibre, elle considéra le précipice au-dessous d'elle. Ne pas tomber. Surtout, ne pas tomber.
La jeune fille battit des bras, brassa l'air pour se rattraper. Il s'en fallut d'un rien. Le temps sembla ralentir.
Tombera? Tombera pas?
Un moment, elle crut pouvoir s'en sortir, mais une brise légère transforma soudain ses longs cheveux noirs en une voile effilochée.
Tout se ligua pour la faire chuter du mauvais côté. Le vent la poussa. Son pied dérapa encore. Le sol se déroba. Les yeux gris clair s'écarquillèrent. Leurs pupilles se dilatèrent. Les cils battirent.
Entraînée, la jeune fille bascula dans le ravin. Dans la chute, ses longs cheveux noirs vinrent lui draper le visage comme pour le protéger.
Elle tenta de se raccrocher aux rares plantes de la pente mais elles lui glissèrent entre les doigts, ne lui abandonnant que leurs fleurs et ses illusions. Elle roula dans les graviers.
La dénivellation était trop abrupte pour lui permettre de se redresser. Elle se brûla à un rideau d'orties, se griffa à un buisson de ronces, dégringola jusqu'à un parterre de fougères où elle espérait bien terminer sa chute. Hélas, les larges feuilles masquaient une seconde ravine, plus raide encore. Ses mains s'écorchèrent à la pierre. Un nouveau massif de fougères s'avéra tout aussi traître. Elle le franchit pour tomber encore. En tout, elle traversa sept murs de plantes, s'égratignant contre des framboisiers sauvages, faisant s'envoler en une nuée d'étoiles un bouquet de fleurs de pissenlit.
Elle glissait encore, glissait toujours.
Elle percuta du pied un gros rocher pointu et une douleur fulgurante lui déchira le talon. En bout de course, une flaque de boue beige la recueillit tel un havre gluant.
Elle s'assit, se releva, s'essuya à l'aide de brins d'herbe. Rien que du beige. Ses vêtements, son visage, ses cheveux, tout était recouvert de terre fangeuse. Elle en avait jusque dans la bouche, et le goût en était amer.
La jeune fille aux yeux gris clair massa son talon endolori. Elle n'était pas encore remise de sa stupeur quand elle sentit quelque chose de froid et de visqueux glisser sur son poignet. Elle frémit. Un serpent. Des serpents! Elle était tombée dans un nid de serpents et ils étaient là, rampant contre elle.
Elle poussa un cri d'effroi.
Si les serpents ne sont pas dotés d'ouïe, leur langue extrêmement sensible leur permet de percevoir les vibrations de l'air. Pour eux, ce cri résonna comme une détonation. Apeurés à leur tour, ils s'enfuirent en tous sens. Des mères serpentines inquiètes couvrirent leurs serpenteaux en se déhanchant pour former des S nerveux.
La jeune fille passa une main sur son visage, releva la mèche qui gênait son regard, recracha la terre- amère et s'efforça de remonter la pente. Elle était trop raide et son talon l'élançait. Elle se résigna à se rasseoir et à appeler.
– Au secours! papa, au secours! Je suis là, tout en bas. Viens m'aider! Au secours!
Elle s'égosilla longtemps. En vain. Elle était seule et blessée au fond d'un précipice et son père n'intervenait pas. Se serait-il égaré lui aussi? En ce cas, qui la découvrirait au plus profond de cette forêt, au-delà de tant de massifs de fougères?
La jeune fille brune aux yeux gris clair respira très fort, s'efforçant de calmer son cœur battant. Comment sortir de ce piège?
Elle essuya la boue qui maculait encore son front et observa les alentours. Sur sa droite, au bord du fossé, elle distingua une zone plus sombre traversant les hautes herbes. Tant bien que mal, elle s'y dirigea. Des chardons et des chicorées dissimulaient l'entrée d'une sorte de tunnel creusé à même la terre. Elle s'interrogea sur l'animal qui avait édifié ce terrier géant. C'était trop grand pour un lièvre, pour un renard ou un blaireau. Il n'y avait pas d'ours dans cette forêt. Était-ce le refuge d'un loup?
Toutefois, l'endroit bas de plafond était suffisamment spacieux pour laisser passer une personne de taille moyenne. Elle n'en menait pas large en s'y aventurant, mais elle espérait que ce passage lui permettrait de déboucher quelque part. Alors, à quatre pattes, elle s'enfonça dans ce couloir de limon.
Elle progressait à tâtons. Le lieu s'avérait de plus en plus sombre et froid. Une masse recouverte de piquants s'enfuit sous sa paume. Un hérisson pusillanime s'était mis en boule sur son chemin avant de filer en sens inverse. Elle continua dans l'obscurité totale, perçut des frétillements autour d'elle.
Nuque baissée, elle progressait toujours sur les coudes et les genoux. Enfant, elle avait mis longtemps à apprendre à se tenir debout puis à marcher. Alors que la plupart des bambins marchent dès l'âge d'un an, elle avait attendu dix-huit mois. La station verticale lui avait paru trop aléatoire. La sécurité était bien plus grande à quatre pattes. On voyait de plus près tout ce qui traînait sur le plancher et, si on tombait, c'était de moins haut. Elle aurait volontiers passé le reste de son existence au ras de la moquette si sa mère et ses nourrices ne l'avaient contrainte à se tenir debout.
Ce tunnel n'en finissait pas… Pour se donner le courage de poursuivre, elle se força à fredonner une comptine:
Une souris verte
Qui courait dans l'herbe
On l'attrape par la queue
On la montre à ces messieurs.
Ces messieurs nous disent,
Trempez-la dans l'huile,
Trempez-la dans l'eau
Et vous obtiendrez un escargot tout chaud!
Trois ou quatre fois, et de plus en plus fort, elle reprit cet air. Son maître de chant, le Pr Yankélévitch, lui avait enseigné à se draper dans les vibrations de sa voix comme dans un cocon protecteur. Mais ici, il faisait vraiment trop froid pour s'égosiller. La comptine se transforma bientôt en une vapeur émanant de sa bouche glacée puis s'acheva en respiration rauque.
Tel un enfant entêté à aller jusqu'au bout d'une bêtise, elle ne songea pas pour autant à faire demi-tour. Julie rampait sous l'épiderme de la planète.
Une faible lueur lui sembla apparaître au loin.
Épuisée, elle pensa qu'il s'agissait d'une hallucination quand la lueur se divisa en multiples et minuscules scintillements jaunes, certains clignotant.
La jeune fille aux yeux gris clair s'imagina un instant que ce sous-sol recelait des diamants; en approchant, elle reconnut des lucioles, insectes phosphorescents posés sur un cube parfait.
Un cube?
Elle tendit les doigts et, aussitôt, les lucioles s'éteignirent et disparurent. Julie ne pouvait compter sur sa vue dans ce noir total. Elle palpa le cube, faisant appel à toutes les finesses de son sens du toucher. C'était lisse. C'était dur. C'était froid. Et ce n'était ni une pierre ni un éclat de rocher. Une poignée, une serrure… c'était un objet fabriqué par la main d'un homme.
Une petite valise de forme cubique.
À bout de fatigue, elle ressortit du tunnel. En haut, un aboiement joyeux lui apprit que son père l'avait retrouvée. Il était là, avec Achille et, d'une voix molle et lointaine, il clamait:
– Julie, tu es là, ma fille? Réponds, je t'en prie, fais-moi un signe!
De la tête, elle accomplit un mouvement en forme de triangle. La feuille de peuplier se déchire. La vieille fourmi rousse en attrape une autre et la déguste au bas de l'arbre, sans prendre le temps de la laisser fermenter. Si le repas n'a pas bon goût, au moins il est roboratif. De toute façon, elle n'apprécie pas spécialement les feuilles de peuplier, elle préfère la viande, mais comme elle n'a encore rien mangé depuis son évasion, ce n'est pas le moment de faire la difficile.
Le mets avalé, elle n'oublie pas de se nettoyer. Du bout de sa griffe, elle s'empare de sa longue antenne droite et la courbe en avant jusqu'à l'amener au niveau de ses labiales. Puis, sous ses mandibules, elle la dirige vers son tube buccal et elle suçote la tige pour la débarbouiller.
Ses deux antennes une fois enduites de la mousse de sa salive, elle les lisse dans la fente de la petite brosse placée sous ses tibias.
La vieille fourmi rousse fait jouer les articulations de son abdomen, de son thorax et de son cou jusqu'à leur point extrême de torsion. Avec ses griffes, elle décrasse ensuite les centaines de facettes de ses yeux. Les fourmis ne disposent pas de paupières pour protéger et humidifier leurs yeux; si elles ne pensent pas à récurer en permanence leurs lentilles oculaires, au bout d'un moment elles ne distinguent plus que des images floues.
Plus ses facettes retrouvent leur propreté, mieux elle voit ce qui se trouve face à elle. Tiens, il y a quelque chose. C'est grand, c'est même immense, c'est plein de piquants, ça bouge.
Attention, danger: un hérisson énorme sort d'une caverne!
Détaler, et vite. Le hérisson, boule imposante recouverte de dards acérés, la charge, gueule béante.
Des piqûres, elle en avait par tout le corps. Instinctivement, elle nettoya d'un peu de sa salive ses plaies les plus profondes. En clopinant, elle porta la valise cubique jusqu'à sa chambre. Un instant, elle s'assit sur son lit. Au-dessus, sur le mur, s'étalaient de gauche à droite des posters de la Callas, Che Guevara, les Doors et Attila le Hun.
Julie se releva péniblement pour se rendre dans la salle de bains. Elle prit une douche très chaude et se frotta vigoureusement de son savon parfumé à la lavande. Ensuite, elle se drapa dans une grande serviette, glissa ses pieds dans des babouches d'épongé et entreprit de débarrasser ses vêtements noirs des amas de terre beige qui les souillaient.
Impossible de remettre ses souliers. Son talon blessé avait doublé de volume. Elle chercha au fond d'un placard une vieille paire de sandalettes d'été dont les lanières présentaient le double avantage de ne pas appuyer sur son talon et de laisser ses orteils à l'air libre. Julie avait en effet des pieds petits mais très larges. Or, la vaste majorité des fabricants de chaussures n'imaginaient pour les femmes que des souliers aux formes étroites et allongées, ce qui avait le déplorable effet de multiplier les durillons douloureux.
De nouveau, elle se massa le talon. Pour la première fois, il lui semblait ressentir tout ce qu'il y avait à l'intérieur de cette partie de son pied comme si ses os, ses muscles, ses tendons avaient attendu cet incident pour se manifester. À présent, ils étaient là, tous, en pleine effervescence à l'extrémité de sa jambe. Ils existaient. Ils se manifestaient par des signaux de détresse.
À voix basse, elle salua: «Bonjour, mon talon.»
Cela l'amusa de saluer ainsi une parcelle de son corps. Elle ne s'intéressait à son talon que parce qu'il était meurtri. Mais, à bien y réfléchir, quand donc pensait-elle à ses dents sinon lorsqu'elles présentaient des caries? De même, on ne découvrait l'existence de l'appendice qu'au moment de la crise. Il devait y avoir ainsi dans son corps des tas d'organes dont elle ignorait l'existence, simplement parce qu'ils n'avaient pas eu l'impolitesse de lui envoyer des signaux de souffrance.
Son regard revint sur la valise. Elle était fascinée par cet objet sorti des entrailles de la terre. S'en emparant, elle la secoua. La mallette était lourde. Un système de cinq molettes, chacune nantie d'un code, préservait la serrure.
La valise était faite d'un métal épais. Il aurait fallu un marteau-piqueur pour la percer. Julie considéra la serrure. Chaque molette était gravée de chiffres et de symboles. Elle les manœuvra au hasard. Elle avait peut-être une chance sur un million de découvrir la bonne combinaison.
Elle secoua encore. Il y avait quelque chose à l'intérieur, un objet unique. Le mystère commençait à exacerber sa curiosité.
Son père entra dans la chambre avec son chien. C'était un grand gaillard rouquin et moustachu. Un pantalon de golf contribuait à lui donner des allures de garde-chasse écossais.
– Ça va mieux? demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
– Tu es tombée dans une zone à laquelle on ne peut accéder qu'en traversant une véritable muraille d'orties et de ronces, expliqua-t-il, c'est une sorte de clairière que la nature aurait préservée des curieux et des promeneurs. Elle n'est même pas signalée sur le plan. Heureusement qu'Achille a flairé que tu étais là! Que serions-nous sans les chiens?
Il flatta affectueusement son setter irlandais qui, en retour, étala une bave argentée au bas de son pantalon et jappa joyeusement.
– Ah, quelle histoire! reprit-il. C'est bizarre, cette serrure protégée par une combinaison. Il s'agit peut-être d'une sorte de coffre-fort que des cambrioleurs n'auraient pas réussi à ouvrir.
Julie secoua sa chevelure brune.
– Non, dit-elle.
Le père soupesa la chose.
– S'il y avait des pièces ou des lingots à l'intérieur, ça pèserait plus lourd et s'il y avait des liasses de billets, on les entendrait s'entrechoquer. Peut-être un sac de drogue, abandonné par des trafiquants. Peut-être une… bombe.
Julie haussa les épaules.
– Et s'il y avait dedans une tête humaine?
– Dans ce cas, il aurait fallu d'abord que des Jivaros se chargent de la réduire, contra le père. Ta mallette n'est pas assez grande pour renfermer une tête humaine normale.
Il regarda sa montre, se rappela un rendez-vous impor tant et s'éclipsa. Son chien, heureux sans aucune raison précise, le suivit en agitant la queue et en haletant bruyamment.
Julie secoua encore la valise. Aucun doute, c'était mou et s'il y avait une tête dedans, à force de la remuer en tous sens, elle lui avait sûrement brisé le nez. Du coup, la valise lui répugna et elle se dit qu'elle ferait mieux de ne plus s'en occuper. Dans trois mois, il y avait le baccalauréat et si elle ne voulait pas passer une quatrième année en terminale, l'heure était aux révisions.
Julie sortit donc son livre d'histoire et entreprit de le relire. 1789. La Révolution française. La prise de la Bastille. Le chaos. L'anarchie. Les grands hommes. Marat. Danton. Robespierre. Saint-Just. La Terreur. La guillotine…
Du sang, du sang et encore du sang. «L'Histoire n'est qu'une suite de boucheries», songea-t-elle, en plaçant un sparadrap sur l'une de ses écorchures qui s'était rouverte. Plus elle lisait, plus elle était écœurée. Penser à la guillotine lui rappela la tête coupée à l'intérieur de la valise.
Cinq minutes plus tard, armée d'un gros tournevis, elle s'attaquait à la serrure. La valise résistait. Elle prit un marteau, tapa sur le tournevis pour augmenter ses capacités de levier sans plus de résultat. Elle pensa: «Il me faudrait un pied-de-biche», et puis: «Zut, je n'y arriverai jamais.»
Elle retourna à son livre d'histoire et à la Révolution française. 1789. Le tribunal populaire. La Convention. L'hymne de Rouget de Lisle. Le drapeau bleu-blanc-rouge. Liberté-Égalité-Fraternité. La guerre civile. Mirabeau. Chénier. Le procès du roi. Et toujours la guillotiné… Comment s'intéresser à tant de massacres? Les mots lui entraient par un œil et ressortaient par l'autre.
Un grattement dans le bois d'une poutre attira son attention. Ce termite au travail lui donna une idée.
Écouter.
Elle posa une oreille contre la serrure de la valise et tourna lentement une première molette. Elle perçut comme un infime déclic. La roue dentée avait accroché son répondant. Julie recommença quatre fois l'opération. Un mécanisme finit par s'enclencher, la serrure couina. Mieux que la violence du tournevis et du marteau, la seule sensibilité de son oreille avait suffi.
Appuyé au chambranle de la porte, son père s'étonna:
– Tu as réussi à l'ouvrir? Comment?
Il examina la serrure qui inscrivait: «1+1 = 3.»
– Mmh, ne me dis rien, je sais. Tu as réfléchi. Il y a une rangée de chiffres, une rangée de symboles, une rangée de chiffres, une rangée de symboles et une rangée de chiffres. Tu as déduit qu'il s'agissait d'une équation. Tu as ensuite pensé que quelqu'un qui voudrait conserver un secret n'utiliserait pas une équation logique de type 2+2 = 4. Tu as donc essayé 1+1 = 3. Cette équation, on la retrouve souvent dans les rites anciens. Elle signifie que deux talents réunis sont plus efficaces que leur simple addition.
Le père haussa ses sourcils roux et se lissa la moustache.
– Tu t'y es vraiment prise comme ça, hein?
Julie le considéra, une lueur taquine dans ses yeux gris clair. Le père n'aimait pas qu'on se moque de lui mais il ne dit rien. Elle sourit.
– Non.
– Elle actionna le bouton. Le ressort souleva d'un coup sec le couvercle de la valise cubique.
Père et fille se penchèrent.
Les mains égratignées de Julie attrapèrent ce qu'il y avait à l'intérieur et l'apportèrent sous la lumière de la lampe de son bureau.
Il s'agissait d'un livre. Un gros livre épais d'où s'échappaient par endroits des morceaux de feuillets collés.
Un titre était calligraphié sur la couverture en grandes lettres stylisées:
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu par le Professeur Edmond Wells
Gaston maugréa.
Curieux titre. Les choses sont soit relatives, soit absolues. Elles ne peuvent être à la fois les deux. Il y a là une antinomie.
Au-dessous, et en caractères plus petits, une précision:
tome III
Au-dessous encore, un dessin: un cercle renfermant un triangle, pointe en haut, contenant lui-même une sorte de Y. À bien y regarder les branches de l'Y étaient formées de trois fourmis se touchant mutuellement les antennes. La fourmi de gauche était noire, la fourmi de droite était blanche et la fourmi du centre, constituant le tronc inversé de l'Y, était mi-blanche, mi-noire.
Enfin, sous le triangle, était répétée la formule déclenchant l'ouverture de la valise cubique: 1+1 = 3.
– On dirait un vieux grimoire, marmonna le père.
Julie, considérant la fraîcheur de la couverture, estima qu'il était au contraire très récent. Cette couverture, elle la caressa. Elle était lisse et douce au contact.
La fille brune aux yeux gris clair ouvrit la première page et lut.
BONJOUR: Bonjour, lecteur inconnu.
Bonjour pour la troisième fois ou bonjour pour la crémière fois.
A vrai dire, que vous découvriez ce livre en premier ou en dernier n'a guère d'importance. Ce livre est une arme destinée à changer le monde. Non, ne souriez pas. C'est possible. Vous le pouvez. Il suffît que quelqu'un veuille vraiment quelque chose pour que cela se produise. Très peu de cause peut avoir beaucoup d'effet. On raconte que le battement d'une aile de papillon à Honolulu suffît à causer un typhon en Californie. Or, vous possédez un souffle plus important que celui provoqué par le battement d'une aile de papillon, n'est-ce pas?
Moi, je suis mort. Désolé, je ne pourrai vous aider qu'indirectement, par l'intermédiaire de ce livre. Ce que je vous propose, c'est de faire une révolution. Ou, plutôt, devrais-je dire, une «évolution». Car notre révolution n'a nul besoin d'être violente ou spectaculaire, comme les révolutions d'antan. Je la vois plutôt comme une révolution spirituelle. Une révolution de fourmis. Discrète. Sans violence. Des séries de petites touches qu'on pourrait croire insignifiantes mais qui, ajoutées les unes aux autres, finissent par renverser des montagnes. Je crois que les révolutions anciennes ont péché par impatience et par intolérance. Les utopistes n'ont raisonné qu'à court terme. Parce qu'ils voulaient à tout prix voir de leur vivant le fruit de leur travail. Il faut accepter de planter pour que d'autres récoltent ailleurs et plus tard.
Discutons-en ensemble. Tant que durera notre dialogue, libre à vous de m'écouter ou de ne pas m'écouter. (Vous avez déjà su écouter la serrure, c'est donc une preuve que vous savez écouter, n'est-ce pas?) Il est possible que je me trompe. Je ne suis pas un maître à penser, ni un gourou, ni qui que ce soit de sacré. Je suis un homme conscient que l'aventure humaine ne fait que commencer. Nous ne sommes que des hommes préhistoriques. Notre ignorance est sans limites et tout reste à inventer. Il y a tant à faire… Et vous êtes capable de tant de merveilles.
Je ne suis qu'une onde qui entre en interférence avec votre onde de lecteur. Ce qui est intéressant, c'est cette rencontre-interférence. Ainsi, pour chaque lecteur, ce livre sera différent. Un peu comme s'il était vivant et adaptait son sens conformément à votre culture, vos souvenirs, votre sensibilité de lecteur particulier.
Comment vais-je agir en tant que «livre»? Simplement en vous racontant de petites histoires simples sur les révolutions, les utopies, les comportements humains ou animaux. À vous de déduire des idées qui en découlent. À vous d'imaginer des réponses qui vous aideront dans votre cheminement personnel. Je n'ai, pour ma part, aucune vérité à vous proposer.
Si vous le voulez, ce livre deviendra vivant. Et j'espère qu'il sera pour vous un ami, un ami capable de vous aider à vous changer et à changer le monde. Maintenant, si vous êtes prêt et si vous le souhaitez, je vous propose d'accomplir tout de suite quelque chose d'important ensemble: tournons la page.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Le pouce et l'index de sa main droite effleurèrent le coin de la page, le saisirent et s'apprêtaient à tourner le feuillet quand une voix retentit dans la cuisine.
«À table!» lançait sa mère.
Il n'était plus temps de lire.
À dix-neuf ans, Julie était une fille mince. Une chevelure noire, brillante, raide et soyeuse, tombait en rideau jusqu'à ses hanches. Sa peau claire, presque translucide, laissait apparaître parfois les veines bleuâtres à peine dissimulées aux mains et aux tempes. Ses yeux pâles étaient pourtant vifs et chauds. En amande, semblant receler une longue vie pleine de colères et toujours en mouvement, ils lui donnaient des allures de petit animal inquiet. Parfois ils se fixaient dans une direction précise comme si un rayon de lumière transperçant allait en jaillir pour frapper ce qui aurait déplu à la jeune fille.
Julie s'estimait physiquement insignifiante. C'était pour cela qu'elle ne se regardait jamais dans une glace.
Jamais de parfum. Jamais de maquillage. Jamais de vernis à ongles. À quoi bon d'ailleurs, ses ongles, elle était toujours à les mordiller.
Aucun effort vestimentaire non plus. Elle cachait son corps sous des vêtements amples et sombres.
Son parcours scolaire était inégal. Jusqu'en terminale, elle avait été en avance d'une classe et ses professeurs s'étaient félicités de son niveau intellectuel et de sa maturité d'esprit. Mais, depuis trois ans, rien n'allait plus. À dix-sept ans, elle avait échoué à son baccalauréat. De nouveau à dix-huit. Et à dix-neuf, elle s'apprêtait à repasser pour la troisième fois cet examen alors que ses notes en classe étaient plus médiocres que jamais.
Sa dégringolade scolaire avait coïncidé avec un événement: la mort de son professeur de chant, un vieil homme sourd et tyrannique qui enseignait avec des méthodes originales l'art vocal.
Il s'appelait Yankélévitch, il était convaincu que Julie possédait un don et qu'elle devait le travailler.
Il lui avait appris à maîtriser le soufflet de son ventre, le soufflet de ses poumons, son diaphragme et jusqu'à la position du cou et des épaules. Tout influençait la qualité du chant.
Entre ses mains, elle avait parfois le sentiment d'être une cornemuse qu'un maître de musique s'acharnerait à rendre parfaite. A présent, elle savait harmoniser ses battements de cœur avec les gonflements de ses poumons.
Yankélévitch n'avait pas omis non plus le travail du masque. Il lui avait enseigné comment modifier les formes de son visage et de sa bouche pour parfaire l'instrument de son corps.
L'élève et le maître s'étaient complétés à merveille. Même sourd, rien qu'en observant les mouvements de sa bouche et en posant sa main sur son ventre, le professeur chenu pouvait reconnaître la qualité des sons qu'émettait la jeune fille. Les vibrations de sa voix résonnaient dans tous ses os.
– Je suis sourd? Et alors! Beethoven l'était aussi et ça ne l'a pas empêché de faire du bon boulot, proférait-il souvent.
Il avait appris à Julie que le chant disposait d'un pouvoir qui allait bien au-delà de la simple création d'une beauté auditive. Il lui avait appris à moduler ses émotions pour venir à bout du stress, à oublier ses peurs par la seule aide de sa voix. Il lui avait appris à écouter les chants des oiseaux pour qu'eux aussi participent à sa formation.
Quand Julie chantait, une colonne d'énergie jaillissait tel un arbre depuis son ventre, et c'était pour elle une sensation parfois proche de l'extase.
Le professeur ne se résignait pas à être sourd. Il se tenait informé des nouvelles méthodes de guérison. Un jour, un jeune chirurgien particulièrement adroit réussit à lui implanter sous le crâne une prothèse électronique qui vint totalement à bout de son handicap.
Dès lors, le vieux professeur de chant perçut les bruits du monde tels qu'ils étaient. Les vrais sons. Les vraies musiques. Yankélévitch entendit les voix des gens et le hit-parade à la radio. Il entendit les avertisseurs des voitures et les aboiements des chiens, le ruissellement de la pluie et le murmure des ruisseaux, le claquement des pas et le grincement des portes. Il entendit les éternuements et les rires, les soupirs et les sanglots. Il entendit partout en ville des téléviseurs perpétuellement allumés.
Le jour de sa guérison, qui aurait dû être un jour de bonheur, en fut un de désespoir. Le vieux professeur de chant constata que les vrais sons ne ressemblaient en rien à ceux qu'il avait imaginés. Tout n'était que tintamarre et cacophonie, tout était violent, criard, inaudible. Le monde n'était pas rempli de musiques mais de bruits discordants. Le vieil homme n'avait pu supporter si forte déception. Il s'était inventé un suicide conforme à ses idéaux. Il avait grimpé jusque sous la cloche de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Sous le battant, il avait placé sa tête. À midi pile, il était mort, emporté par l'énergie terrible des douze vibrations monumentales et musicalement parfaites.
Avec cette disparition, Julie n'avait pas seulement perdu un ami, elle avait perdu le guide qui l'aidait à développer son don principal.
Certes, elle avait trouvé un autre professeur de chant, un de ceux qui se contentaient de faire travailler leurs gammes à leurs élèves. Il avait contraint Julie à pousser sa voix jusqu'à des registres trop violents pour son larynx. Elle avait eu très mal.
Peu après, un oto-rhino-laryngologiste diagnostiqua des nodules sur les cordes vocales de Julie. Il lui ordonna d'interrompre ses leçons. Elle subit une opération et, pendant plusieurs semaines, le temps que ses cordes vocales se cicatrisent, elle avait conservé un mutisme total. Ensuite, pour retrouver le simple usage de la parole, la rééducation avait été difficile.
Depuis, elle était à la recherche d'un véritable maître de chant capable de la diriger comme l'avait fait Yankélé-vitch. Faute d'en découvrir un, elle s'était peu à peu fermée au monde.
Yankélévitch affirmait que, lorsqu'on possède un don et qu'on ne l'utilise pas, on est comme ces lapins qui ne rongent pas quelque chose de dur: peu à peu, leurs incisives s'allongent, se recourbent, poussent sans fin, traversent le palais et finissent par transpercer leur cerveau de bas en haut. Pour visualiser ce danger, le professeur conservait chez lui un crâne de lapin où les incisives res-sortaient par le haut à la manière de deux cornes. Il aimait bien montrer à l'occasion aux mauvais élèves cet objet macabre pour les encourager à travailler. Il était allé jusqu'à écrire à l'encre rouge sur le front du crâne du lapin:
Ne pas cultiver son don naturel est le plus grand des péchés.
Privée de la possibilité de cultiver le sien, elle avait connu une période d'anorexie après une première phase de grande agressivité. S'ensuivit alors une phase de boulimie pendant laquelle elle avalait des kilos de pâtisseries, le regard dans le vague, laxatif ou vomitif à portée de la main.
Elle ne révisait plus ses cours, s'assoupissait en classe.
Julie se délabrait. Elle respirait mal et, pour ne rien arranger, depuis peu elle souffrait de crises d'asthme. Tout ce que le chant lui avait apporté de bien se transformait en mal.
La mère de Julie prit place la première à la table de la salle à manger.
– Où étiez-vous cet après-midi? demanda-t-elle.
– Nous nous sommes promenés en forêt, répondit le père.
– C'est là qu'elle s'est fait toutes ces égratignures?
– Julie est tombée dans un fossé, expliqua le père. Elle ne s'est pas fait grand mal mais elle s'est blessée au talon. Elle a aussi découvert un livre étrange dans ce fossé…
Mais la mère ne s'intéressait plus qu'au mets fumant dans son assiette.
– Tu me raconteras ça tout à l'heure. Mangeons vite, les cailles rôties, ça n'attend pas. Tièdes, elles perdent toute leur saveur.
La mère de Julie se précipita pour avaler avec ravissement les cailles rôties, recouvertes de raisins de Corinthe.
Un coup de fourchette précis dégonfla la caille à la façon d'un ballon de rugby rempli de vapeur. Elle attrapa le volatile grillé, le suçota par les trous du bec, du bout des doigts, détacha les ailes qu'elle glissa aussitôt entre ses lèvres, enfin elle brisa bruyamment à coups de molaires les petits os récalcitrants.
– Tu ne manges pas? Tu n'aimes pas ça? demanda-t-elle à Julie.
La jeune fille scrutait l'oiseau grillé, ficelé par une étroite cordelette, posé bien droit dans son assiette. Sa tête était recouverte d'un raisin qui semblait lui servir de chapeau haut de forme. Ses orbites vides et son bec entrouvert laissaient penser que l'oiseau avait été arraché subitement à ses occupations par un événement terrible, quelque chose comme, à son échelle, l'éruption soudaine du volcan de Pompéi.
– Je n'aime pas la viande…, articula Julie.
– Ce n'est pas de la viande, c'est de la volaille, trancha la mère.
Puis elle se voulut conciliante:
– Tu ne vas pas recommencer une crise d'anorexie. Il faut que tu restes en bonne santé pour réussir ton bac et entrer en faculté de droit. C'est parce que ton père a fait son droit qu'il dirige à présent le service juridique des Eaux et Forêts et c'est parce qu'il dirige le service juridique des Eaux et Forêts que tu as bénéficié du piston nécessaire pour que le lycée accepte que tu triples ta terminale. Maintenant, à toi d'étudier le droit.
– Je m'en fous du droit, déclara Julie.
– Tu as besoin de:éussir tes études pour faire partie de la société.
– Je m'en fous de la société.
– Qu'est-ce qui t'intéresse alors? s'enquit la mère.
– Rien.
– À quoi consacres-tu donc ton temps? Tu as une histoire d'amour, hein?
Julie s'adossa à sa chaise.
– Je me fous de l'amour.
– Je m'en fous, je m'en fous… Tu n'as que ces mots à la bouche. Tu dois bien t'intéresser à quelque chose ou à quelqu'un quand même, insista la mère. Mignonne comme tu es, les garçons doivent se bousculer au portillon.
Julie eut une moue bizarre. Son regard gris clair se braqua.
– Je n'ai pas de petit ami et je te signale qu'en plus je suis toujours vierge.
Une expression de stupeur indignée se peignit sur le visage de la mère. Puis elle éclata de rire.
– Il n'y a que dans les ouvrages de science-fiction qu'on trouve encore des filles vierges à dix-neuf ans.
– … Je n'ai pas l'intention de prendre un amant, ni de me marier, ni d'avoir des enfants, poursuivit Julie. Et tu sais pourquoi? Parce que j’ai peur de te ressembler.
La mère avait retrouvé son aplomb.
– Ma pauvre fille, tu n'es qu'un paquet de problèmes. Heureusement que je t'ai pris rendez-vous avec un psychothérapeute! C'est pour jeudi.
La mère et la fille étaient habituées à ces escarmouches. Celle-ci dura encore une heure et, de ce dîner, Julie consomma uniquement la cerise au Grand Marnier qui ornait la mousse au chocolat blanc.
Quant au père, malgré les nombreux appels du pied de sa fille, comme à l'accoutumée, il conserva un visage impassible et se garda bien d'intervenir.
– Allons, Gaston, dis quelque chose, clamait justement son épouse.
– Julie, écoute ta mère, jeta laconiquement le père en pliant sa serviette.
Et, se levant de table, il déclara vouloir se coucher de bonne heure car le lendemain matin il comptait partir dès l'aube faire une grande marche avec son chien.
– Je peux t'accompagner? demanda la jeune fille.
Le père secoua la tête.
– Pas cette fois. Je voudrais examiner de plus près cette ravine que tu as découverte et j'ai envie d'être un peu seul. Et puis, ta mère a raison. Plutôt que de te balader en forêt, tu ferais mieux de bachoter un peu.
Comme il se penchait pour l'embrasser et lui souhaiter une bonne nuit, Julie chuchota:
– Papa, ne me laisse pas tomber.
Il fit mine de n'avoir rien entendu.
Fais de beaux rêves, dit-il simplement.
Il sortit, entraînant son chien par la laisse. Tout excité, Achille voulut démarrer en flèche mais ses griffes trop longues et non rétractiles le firent patiner sur le parquet rigoureusement ciré.
Julie ne voulut pas s'attarder en un tête-à-tête avec sa génitrice. Elle prétexta un besoin pressant et courut aux toilettes.
La porte dûment verrouillée, assise sur le couvercle de la cuvette, la jeune fille brune aux yeux gris clair eut l'impression d'être tombée dans un précipice bien plus profond que celui de la forêt. Cette fois-ci, personne ne pourrait la tirer de là.
Elle éteignit la lumière pour se retrouver totalement seule avec elle-même. Pour se réconforter, elle fredonna encore: «Une souris verte, qui courait dans l'herbe…», mais tout en elle était vacant. Elle se sentait perdue dans un monde qui la dépassait. Elle se sentait toute petite, minuscule comme une fourmi.
La fourmi galope de toute la puissance de ses six pattes et le vent rabat ses antennes en arrière tant elle va vite. Son menton rase les mousses et les lichens.
Elle multiplie les tours et les détours entre les soucis, les pensées et les fausses renoncules, mais son poursuivant ne renonce pas. Le hérisson, mastodonte cuirassé de pointes effilées, s'entête à la poursuivre et son affreuse odeur de musc empuantit l'atmosphère. Le sol tremble à chacun de ses pas. Quelques lambeaux d'ennemis sont encore accrochés à ses piquants et si la fourmi prenait le temps de l'examiner, elle verrait des nuées de puces grimpant et redescendant le long de ses épines.
La vieille fourmi rousse saute par-dessus un talus dans l'espoir de semer son poursuivant. Le hérisson ne ralentit pas pour autant. Ses piquants le protègent des chutes et lui servent d'amortisseurs à l'occasion. Il se roule en boule pour mieux cabrioler puis se rétablit sur ses quatre pattes.
La vieille fourmi rousse accélère encore. Soudain, elle distingue devant elle une sorte de tunnel lisse et blanc. Elle n'identifie pas aussitôt ce dont il s'agit. L'entrée est suffisamment large pour laisser passer une fourmi. Qu'est-ce que ça peut bien être? C'est trop béant pour être un trou de grillon ou de sauterelle. Peut-être un refuge de taupe ou d'araignée?
Trop rabattues en arrière, ses antennes ne lui permettent pas de flairer la chose. Elle est contrainte d'en appeler à sa vision qui ne lui offre une image nette que de très près. Justement, elle y est et, à présent, elle voit. Ce tunnel blanc n'a rien d'un abri. Il s'agit de la gueule béante d'un… serpent!
Un hérisson derrière, un serpent devant. Décidément, ce monde n'est pas fait pour les individus solitaires.
La vieille fourmi rousse n'aperçoit qu'un seul salut: une brindille où s'accrocher et grimper. Déjà, le hérisson au long museau s'encastre dans le palais du reptile.
Il n'a que le temps de se retirer en toute hâte et de mordre le cou du serpent. Ce dernier s'est immédiatement vrillé sur lui-même. Il n'aime pas qu'on vienne lui visiter le fond de la gorge.
Du haut de sa brindille, la vieille fourmi rousse observe, éberluée, le combat de ses deux prédateurs.
Long tube froid contre chaude boule piquante. Le regard jaune fendu de noir de la vipère n'exprime ni peur ni haine, simplement un souci d'efficacité. Elle s'affaire à bien placer sa gueule mortelle. Le hérisson, lui, panique. Il se cabre et tente de lancer ses piquants à l'assaut du ventre du reptile. L'animal est d'une incroyable agilité. Ses petites pattes griffues matraquent les écailles qui résistent aux piquants. Mais le fouet glacé s'entortille et serre. La gueule de la vipère s'ouvre et déploie dans un déclic ses doubles crochets à venin suintant la mort liquide. Les hérissons résistent très bien aux morsures venimeuses des vipères sauf si celles-ci atteignent précisément la zone tendre du bout de leur museau.
Avant de connaître l'issue de la bataille, la vieille fourmi rousse se sent emportée. À sa grande surprise, la brindille à laquelle elle s'est agrippée se met à se mouvoir lentement. Elle pense d'abord que c'est le vent qui la fait pencher et, lorsque la brindille se détache de son rameau et entreprend d'avancer, elle n'y comprend plus rien. La brindille se déplace lentement en dodelinant et grimpe sur une autre branche. Après une courte étape, elle choisit de gravir le tronc.
La vieille fourmi, surprise, se laisse porter par la brindille ambulante. Elle regarde au-dessous d'elle et comprend. La brindille a des yeux et des pattes. Pas de miracle arboricole. Ce n'est pas une brindille mais un phasme.
Ces insectes au corps allongé et frêle se protègent de leurs prédateurs en poussant le mimétisme jusqu'à adopter l'aspect des brindilles, des branches, des feuilles ou des tiges sur lesquelles ils se posent. Ce phasme-ci a si bien réussi son camouflage que son corps est imprimé de marques de fibres de bois, avec des taches et des coupures marron comme si un termite l'avait un peu entamé.
Autre atout du phasme: sa lenteur participe à son mimétisme. On ne pense pas à s'attaquer à quelque chose de lent, voire de quasi immobile. La vieille fourmi avait déjà assisté à une parade amoureuse de phasmes. Le mâle, de taille plus réduite, s'était approché de la femelle en déplaçant une patte toutes les vingt secondes. La femelle s'était un peu éloignée et le mâle était tellement lent qu'il n'avait même pas été capable de la poursuivre. Qu'importe! À force d'attendre leurs mâles à la lenteur légendaire, les femelles phasmes ont fini par s'adapter. Certaines espèces ont trouvé une solution originale au problème de la reproduction: la parthénogenèse. Pas de problème d'accouplement: chez les phasmes, pas besoin de trouver un partenaire pour se reproduire, on fait des enfants juste comme ça, en les désirant.
La brindille sur laquelle elle s'est embarquée s'avère une femelle car, soudain, la voilà qui se met à pondre. Un à un, très lentement bien sûr, elle lâche des œufs qui rebondissent de feuille en feuille comme des gouttes de pluie durcies. L'art du camouflage des phasmes est tel que leurs œufs ressemblent à des graines.
La fourmi mordille un peu la brindille pour voir si elle est comestible. Mais les phasmes ne disposent pas que du mimétisme pour leur défense: ils savent aussi jouer les morts. Aussi, dès que l'insecte perçoit la pointe de la mandibule, il se met en catalepsie et se laisse tomber sur le sol.
La fourmi n'en a cure. Comme le serpent et le hérisson ont déguerpi, elle suit son phasme en bas et le mange. L'exaspérant animal ne lui offre même pas un sursaut d'agonie. À moitié dévoré, il reste impassible telle une véritable brindille. Un détail le trahit pourtant: l'extrémité de la brindille continue de pondre ses œufs-graines.
Assez d'émotions pour la journée. Il fraîchit, l'heure est venue de l'hibernation quotidienne. La vieille fourmi rousse s'enfouit dans un abri de terre et de mousse. Demain, elle se remettra en quête d'un chemin pour retrouver son nid natal. Il faut à tout prix «les» avertir avant qu'il ne soit trop tard.
Calmement, avec ses tibias, elle lave ses antennes pour bien percevoir ce qui l'entoure. Puis elle referme avec un caillou son petit abri pour ne plus être dérangée.
DIFFÉRENCE DE PERCEPTION: On ne perçoit du monde que ce qu'on est préparé à en percevoir. Pour une expérience de physiologie, des chats ont été enfermés dès leur naissance dans une petite pièce tapissée de motifs verticaux. Passé l'âge seuil de formation du cerveau, ces chats ont été retirés de ces pièces et placés dans des boîtes tapissées de lignes horizontales. Ces lignes indiquaient l'emplacement de caches de nourriture ou de trappes de sortie, mais aucun des chats éduqués dans les pièces aux motifs verticaux ne parvint à se nourrir ou à sortir. Leur éducation avait limité leur perception aux événements verticaux.
Nous aussi, nous fonctionnons avec ces mêmes limitations de la perception. Nous ne savons plus appréhender certains événements car nous avons été parfaitement conditionnés à percevoir les choses uniquement d'une certaine manière.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III
Sa main s'ouvrit et se ferma nerveusement avant de se crisper sur le traversin. Julie rêvait. Elle rêvait qu'elle était une princesse du Moyen Age. Un serpent géant l'avait capturée afin de la dévorer. Il l'avait lancée dans des sables mouvants boueux beiges remplis de serpenteaux rampants et elle s'enfonçait dans la mélasse. Un jeune prince, protégé par une armure de papier imprimé, accourait sur son destrier blanc et se battait avec le serpent géant. Il brandissait une longue épée rouge et pointue et implorait la princesse de tenir bon. Il venait à son secours.
Mais le serpent géant se servit de sa gueule comme d'un lance-flammes. Son armure de papier ne fut pas d'une grande utilité au prince. Une seule flammèche suffît à l'embraser. Ficelés avec une cordelette, lui et son cheval furent servis rôtis dans une assiette, entourés d'une purée livide. Le beau prince avait perdu toute sa superbe: sa peau était marron-noir, ses orbites vides et sa tête déshonorée par un raisin de Corinthe.
Le serpent géant saisit alors Julie avec ses crochets venimeux, la hissa hors de la boue pour la jeter dans une mousse au chocolat blanc au Grand Marnier qui se referma sur elle.
Elle voulut crier mais déjà la mousse au chocolat blanc la submergeait, s'enfonçait dans sa bouche et empêchait les sons de sortir.
La jeune fille s'éveilla en sursaut. Sa frayeur était telle qu'aussitôt elle s'empressa de vérifier qu'elle n'était pas devenue aphone. «A-a-a-a, A-a-a-a» sortit du fond de sa gorge.
Ce cauchemar d'une extinction de voix revenait de plus en plus souvent. Parfois, elle était torturée et on lui coupait la langue. Parfois, on lui remplissait la bouche avec des aliments. Parfois, des ciseaux lui coupaient les cordes vocales. Était-il indispensable qu'il y ait des rêves dans le sommeil? Elle espéra se rendormir et ne plus penser à rien de toute la nuit.
Elle passa une main brûlante sur sa gorge moite, s'assit contre son oreiller, consulta son réveil et constata qu'il était six heures du matin. Dehors, c'était encore la nuit. Des étoiles pétillaient derrière la croisée. Elle entendit des bruits en bas, des pas et des aboiements. Comme il l'avait annoncé, son père partait de bonne heure se promener en forêt avec son chien.
– Papa, papa…
Pour toute réponse la porte claqua.
Julie se rallongea, chercha le sommeil, en vain.
Qu'y avait-il derrière la première page de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu du Pr Edmond Wells?
Elle s'empara du gros livre. Il y était question de fourmis et de révolution. Ce livre lui conseillait carrément de faire la révolution, évoquait une civilisation parallèle qui pourrait l'y aider. Elle écarquilla les yeux. Parmi de courts textes d'une écriture crispée, ici et là, au beau milieu d'un mot, une majuscule ou un petit dessin surgissait.
Elle lut au hasard:
Le plan de cet ouvrage est calqué sur celui du Temple de Salomon. Chaque tête de chapitre a pour première lettre celle correspondant au chiffre d'une des mesures du Temple.
Elle fronça les sourcils: quel rapport pouvait-il bien exister entre l'écriture et l'architecture d'un temple?
Elle tourna les pages.
L'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu était un vaste capharnaùm d'informations, de dessins, de graphismes divers. Conformément à son titre, elle contenait des textes didactiques, mais il y avait aussi des poèmes, des prospectus maladroitement découpés, des recettes de cuisine, des listings de programmes informatiques, des extraits de magazines, des images d'actualité ou des photographies érotiques de femmes célèbres disposées là comme autant d'enluminures.
Il y avait des calendriers précisant à quelles dates semer les graines, planter tel légume ou tel fruit, il y avait des collages d'étoffes et de papiers rares, des plans de la voûte céleste ou des métros des grandes villes, des extraits de lettres personnelles, des énigmes mathématiques, des schémas de perspectives issus de tableaux remontant à la Renaissance.
Certaines images étaient très dures, représentations de la violence, de la mort ou de catastrophes. Des textes étaient écrits à l'encre rouge ou bleue ou parfumée. Certaines pages paraissaient avoir été remplies avec une encre sympathique ou du jus de citron. D'autres étaient rédigées en si petits caractères qu'il aurait fallu une loupe pour les déchiffrer.
Elle aperçut des plans de villes imaginaires, des biographies de personnages historiques oubliés par l'Histoire, des conseils pour fabriquer des machines étranges…
Fatras ou trésor, Julie pensait qu'il lui faudrait au moins deux ans pour lire le tout, quand son regard s'arrêta sur des portraits insolites. Elle hésita, mais non, elle ne se trompait pas: il s'agissait bien de têtes. Non pas de têtes humaines, des têtes de fourmis représentées en buste à la manière d'imposants personnages. Aucune fourmi n'était identique à une autre. La taille des yeux, la longueur des antennes, la forme du crâne variaient nettement. D'ailleurs, chacune avait un nom composé d'une suite de chiffres accolé à son portrait. Elle passa.
Parmi les hologrammes, les collages, les recettes et les plans, le thème des fourmis revenait tel un leitmotiv.
Des partitions de Bach, les positions sexuelles prônées par le Kamasûtra, un manuel de codage utilisé par la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale… quel esprit éclectique et pluridisciplinaire avait pu rassembler tout cela?
Elle feuilleta encore cette mosaïque.
Biologie. Utopies. Guides, vade-mecum, modes d'emploi. Anecdotes relatives à toutes sortes de gens et de sciences. Techniques de manipulation des foules. Hexa-grammes du Yi king.
Elle glana une phrase. Le Yi king est un oracle qui, contrairement à ce qu 'on croit habituellement, ne prévoit pas le futur mais explique le présent. Plus loin, elle trouva des stratégies inspirées de Scipion l'Africain et de Clau-sewitz.
Elle se demanda un instant s'il ne s'agissait pas d'un manuel d'endoctrinement puis, sur une page, elle lut ce conseil:
Méfiez-vous de tout parti politique, secte, corporation ou religion. Vous n 'avez pas à attendre des autres qu 'ils vous indiquent ce que vous devez penser. Apprenez à penser par vous-même et sans influence.
Et plus loin une citation du chanteur Georges Brassens:
Plutôt que de vouloir changer les autres, essayez déjà de vous changer vous-même.
Un autre passage attira son regard:
Petit traité sur les cinq sens intérieurs et les cinq sens extérieurs. Il y a cinq sens physiques et cinq sens psychiques. Les cinq sens physiques sont la vue, l'odorat, le toucher, le goût, l'ouïe. Les cinq sens psychiques sont l'émotion, l'imagination, l'intuition, la conscience universelle, l'inspiration. Si on ne vit qu 'avec ses cinq sens physiques, c'est comme si on n'utilisait que les cinq doigts de sa main gauche.
Citations latines et grecques. Nouvelles recettes de cuisine. Idéogrammes chinois. Comment fabriquer un cocktail Molotov. Feuilles d'arbres séchées. Kaléidoscope d'images. Fourmis et Révolution. Révolution et Fourmis.
Les yeux de Julie lui picotaient. Elle se sentait ivre de ce délire visuel et informatif. Elle tomba sur une phrase:
Ne pas lire cet ouvrage dans l'ordre, plutôt l'utiliser de la manière suivante: quand vous sentez que vous en avez besoin, vous tirez une page au hasard, vous la lisez et vous essayez de voir si elle vous apporte une information intéressante sur votre problème actuel.
Et plus loin encore:
Ne pas hésiter à sauter les passages qui vous semblent trop longs. Un livre n 'est pas sacré.
Julie referma l'ouvrage et lui promit de l'utiliser comme il le lui avait si gentiment proposé. Elle arrangea sa couverture et, cette fois, sa respiration s'apaisa, sa température s'abaissa légèrement et elle s'endormit doucement.
SOMMEIL PARADOXAL: Durant notre sommeil, nous connaissons une phase particulière dite de «sommeil paradoxal». Elle dure quinze à vingt minutes, s'interrompt pour revenir plus longuement une heure et demie plus tard. Pourquoi a-t-on appelé ainsi cette plage de sommeil? Parce qu'il est paradoxal de se livrer à une activité nerveuse intense au moment même de son sommeil le plus profond. Si les nuits des bébés sont souvent très agitées, c'est parce qu'elles sont traversées par ce sommeil paradoxal (proportions: un tiers de sommeil normal, un tiers de sommeil léger, un tiers de sommeil paradoxal). Durant cette phase de leur sommeil, les bébés présentent souvent des mimiques étranges qui leur font prendre des mines d'adultes, voire de vieillards. Sur leur physionomie se peignent tour à tour la colère, la joie, la tristesse, la peur, la surprise alors qu'ils n'ont sans doute jamais encore connu de telles émotions. On dirait qu'ils révisent les expressions qu'ils afficheront plus tard.
Ensuite, au cours de la vie adulte, les phases de sommeil paradoxal se réduisent avec l'âge pour ne plus constituer qu'un dixième, sinon un vingtième de la totalité du temps de sommeil. L'expérience est vécue comme un plaisir et peut provoquer des érections chez les hommes. Il semblerait que, chaque nuit, nous ayons un message à recevoir. Une expérience a été réalisée: un adulte a été réveillé au beau milieu de son sommeil paradoxal et prié de raconter à quoi il était en train de rêver à ce moment. On l'a ensuite laissé se rendormir pour le secouer de nouveau à la phase de sommeil paradoxal suivante. On a constaté ainsi que, même si l'histoire des deux rêves était différente, ils n'en présentaient pas moins un noyau commun. Tout se passe comme si le rêve interrompu reprenait d'une manière différente pour faire passer le même message.
Récemment, des chercheurs ont émis une idée nouvelle. Le rêve serait un moyen d'oublier les pressions sociales. En rêvant, nous désapprenons ce que nous avons été contraints d'apprendre dans la journée et qui heurte nos convictions profondes. Tous les conditionnements imposés de l'extérieur s'effacent. Tant que les gens rêvent, impossible de les manipuler complètement. Le rêve est un frein naturel au totalitarisme.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
C'est le matin. Il fait encore nuit mais il fait déjà chaud. C'est là l'un des paradoxes du mois de mars.
La lune éclaire les ramées comme un astre bleuté. Cette lueur la réveille et lui insuffle l'énergie nécessaire pour reprendre son cheminement. Depuis qu'elle s'avance seule dans cette immense forêt, elle ne connaît pas beaucoup de répit. Araignées, oiseaux, cicindèles, fourmilions, lézards, hérissons et même phasmes se liguent pour l'agacer.
Elle ne connaissait pas tous ces soucis quand elle vivait là-bas, en ville, avec les autres. Son cerveau se branchait alors sur l'«esprit collectif» et elle n'avait même pas besoin de fournir un effort personnel pour réfléchir.
Mais là, elle est loin du nid et des siens. Son cerveau est bien obligé de se mettre en fonctionnement «individuel». Les fourmis ont la formidable capacité de disposer de deux modes de fonctionnement: le collectif et l'individuel.
Pour l'instant, le mode individuel est sa seule possibilité et elle trouve assez pénible de devoir sans cesse penser à soi pour survivre. Penser à soi, à la longue, cela entraîne la peur de mourir. Peut-être est-elle la première fourmi qui, à force de vivre seule, en vient à craindre la mort en permanence.
Quelle dégénérescence!…
Elle avance sous des ormes. Le vrombissement d'un hanneton ventripotent lui fait lever la tête.
Elle réapprend comme la forêt est extraordinaire. Au clair de lune, tous les végétaux virent au mauve ou au blanc. Elle dresse ses antennes et repère une violette des bois recouverte de papillons farceurs qui lui sondent le cœur. Plus loin, des chenilles au dos tigré broutent des feuilles de sureau. La nature semble s'être faite encore plus belle pour célébrer son retour.
Elle trébuche sur un cadavre sec. Elle recule et observe. Il y a là un amoncellement de fourmis mortes, regroupées en spirale. Il s'agit de fourmis noires moissonneuses. Elle connaît ce phénomène. Ces fourmis se sont trop éloignées du nid et lorsque la rosée froide de la nuit est tombée, ne sachant où aller, elles se sont disposées en spirale et elles ont tourné, tourné jusqu'à leur fin. Quand on ne comprend pas le monde dans lequel on vit, on tourne en rond jusqu'au trépas.
La vieille fourmi rousse s'approche pour, du bout de ses antennes, mieux examiner la catastrophe. Les fourmis du bord de la spirale sont mortes les premières et ensuite celles du centre.
Elle considère cette étrange spirale de mort, soulignée par la lueur mauve de la lune. Quel comportement primaire! Il suffisait de se mettre à l'abri d'une souche ou de creuser un bivouac dans la terre pour se protéger du froid. Ces sottes fourmis noires n'ont imaginé rien d'autre que de tourner et tourner comme si la danse pouvait conjurer le danger.
Décidément, mon peuple a encore beaucoup à apprendre, émet la vieille fourmi rousse.
En passant sous des fougères noires, elle reconnaît des parfums de son enfance. Les exhalaisons de pollen l'enivrent.
Il en a fallu du temps pour parvenir à une telle perfection.
D'abord, les algues vertes marines, ancêtres de tous les végétaux, ont atterri sur le continent. Pour s'y accrocher, elles se sont transformées en lichens. Les lichens ont mis alors au point une stratégie de bonification du sol afin de créer un terreau favorable à une seconde génération de plantes qui, grâce à leurs racines plus profondes, ont pu pousser plus grandes et plus solides.
Chaque plante possède désormais sa zone d'influence mais il subsiste encore des aires de conflit. La vieille fourmi voit une liane de figuier étrangleur partir hardiment à l'assaut d'un merisier impassible. Dans ce duel, le pauvre merisier n'a aucune chance. En revanche, d'autres figuiers étrangleurs qui se figurent aptes à venir à bout d'un plant d'oseille s'étiolent, empoisonnés par sa sève toxique.
Plus loin, un sapin laisse s'abattre ses épines pour rendre le sol acide au point d'exterminer toutes les herbes parasites et les petites plantes concurrentes.
À chacun ses armes, à chacun ses défenses, à chacun ses stratagèmes de survie. Le monde des plantes est sans pitié. Seule différence peut-être avec le monde animal, les assassinats végétaux se déroulent plus lentement et, surtout, en silence.
Certaines plantes préfèrent l'arme blanche au poison. Sont là, pour le rappeler à la fourmi promeneuse, les griffes des feuilles de houx, les lames de rasoir des chardons, les hameçons des passiflores et jusqu'aux piquants des acacias. Elle traverse un bosquet qui ressemble à un couloir tout empli de lames effilées.
La vieille fourmi lave ses antennes puis les dresse en panache au-dessus de son crâne pour mieux capter toutes les fragrances qui circulent dans l'air. Ce qu'elle cherche: un relent de la piste odorante qui mène à son pays natal. Car maintenant, chaque seconde compte. Elle doit à tout prix avertir sa cité avant qu'il ne soit trop tard.
Des bouffées de molécules odorantes lui apportent toutes sortes d'informations sans aucun intérêt sur la vie et les mœurs des animaux du coin.
Elle adapte pourtant le rythme de sa marche pour ne rien perdre des odeurs qui l'intriguent. Elle s'insinue dans le flux des courants d'air pour identifier des parfums inconnus. Mais elle n'arrive à rien et cherche une méthode.
Elle gravit le promontoire que forme le sommet d'une souche de pin, se cambre et doucement fait tournoyer ses appendices sensoriels. Selon l'intensité de ses mouvements antennaires, elle capte toute une gamme de fréquences odorantes. À 400 vibrations-seconde, elle ne perçoit rien de spécial. Elle accentue les mouvements de son radar olfactif. 600, 1 000, 2 000 vibrations-seconde. Toujours rien d'intéressant. Elle ne reçoit que des fragrances de végétaux et d'insectes non-fourmis: parfums de fleurs, spores de champignons, odeurs de coléoptères, de bois pourrissant, de feuilles de menthe sauvage…
Elle accélère encore ses frétillements. 10 000 vibrations-seconde. En tournoyant, ses antennes créent des courants d'air aspirants qui attirent à elle toutes les poussières. Elle doit les nettoyer avant de reprendre ses efforts.
12 000 vibrations-seconde. Enfin elle capte des molécules lointaines témoignant de la présence d'une piste fourmi. C'est gagné. Direction ouest-sud-ouest, 12° d'angle par rapport à la clarté de la lune. En avant.
DE L'INTÉRÊT DE LA DIFFÉRENCE : Nous sommes tous des gagnants. Car tous, nous sommes issus de ce spermatozoïde champion qui l'a emporté sur ses trois cents millions de concurrents. Il a gagné le droit de transmettre sa série de chromosomes qui ont fait que vous êtes vous et personne d'autre.
Votre spermatozoïde était quelqu'un de vraiment doué. Il ne s'est pas englué dans quelque recoin. Il a su trouver la bonne voie. Il s'est arrangé peut-être pour barrer le chemin à d'autres spermatozoïdes rivaux.
On a longtemps cru que c'était le spermatozoïde le plus rapide qui réussissait à féconder l'ovule. Il n'en est rien. Plusieurs centaines de spermatozoïdes parviennent en même temps autour de l'œuf. Et ils restent là à attendre, dandinant du flagelle. Un seul d'entre eux sera élu.
C'est donc l'ovule qui choisit le spermatozoïde gagnant parmi toute la masse de spermatozoïdes quémandeurs qui se pressent à sa porte. Selon quels critères? Les chercheurs se sont longtemps interrogés. Ils ont récemment trouvé la solution: l'ovule jette son dévolu sur celui qui «présente les caractères génétiques les plus différents des siens». Question de survie. L'ovule ignore qui sont les deux partenaires qui s'étreignent au-dessus de lui, alors il cherche tout simplement à éviter les problèmes de consanguinité. La nature veut que nos chromosomes tendent à s'enrichir de ce qui leur est différent et non de ce qui leur est similaire.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Des pas sur la terre. Il était sept heures du matin et les étoiles palpitaient encore plus haut, au firmament.
Tout en s'avançant avec son chien par les sentiers escarpés, Gaston Pinson, au cœur de cette forêt de Fontainebleau, au grand air, au calme avec son chien, se sentait bien. Il lissa ses moustaches rousses. Il suffisait qu'il vienne dans ces bois pour se sentir enfin un homme libre.
Sur sa gauche, un sentier en colimaçon montait jusqu'à un entassement de pierres. Au terme de l'ascension, il parvint à la tour Denecourt, à l'extrémité du rocher Casse-pot. De là-haut, la vue était extraordinaire. Par cette aube chaude et encore étoilée, une lune immense suffisait à dévoiler le panorama.
Il s'assit et conseilla à son chien d'en faire autant. Le chien resta debout. Ensemble pourtant, ils contemplèrent le ciel.
– Tu vois, Achille, jadis, les astronomes dressaient des cartes du ciel comme s'il s'agissait d'une voûte plate. Ils l'avaient découpée en quatre-vingt-huit constellations, à la manière de quatre-vingt-huit départements qui auraient défini l'état céleste. La plupart d'entre elles ne sont pas visibles toutes les nuits, à l'exception, pour les habitants de l'hémisphère Nord, d'une seule: la Grande Ourse. Elle ressemble à une casserole qui serait composée d'un carré de quatre étoiles, prolongé d'un manche de trois étoiles. Ce sont les Grecs qui l'ont nommée Grande Ourse, en hommage à la princesse Callixte, fille du roi d'Arcadie. Elle était si belle que, prise de jalousie, Héra, l'épouse de Zeus, la transforma en une grande ourse. Eh oui! Achille, ainsi sont les femmes: toutes jalouses les unes des autres.
Le chien secoua la tête et émit une petite plainte douce.
– Il est intéressant de repérer cette constellation car, si on prolonge le profil de la casserole de cinq fois sa distance, on découvre qu'au-dessus vole un pop-corn lui aussi facile à discerner: l'étoile Polaire. Tu vois, Achille, on dispose ainsi de la direction parfaite du nord, ce qui permet d'éviter de s'égarer.
Le chien ne comprenait rien à toutes ces explications. Il entendait juste que des «bedebedebe Achille bedebedede Achille». De tout le langage humain, il ne comprenait que ce seul assemblage de syllabes, A-chi-le, qui, savait-il, le désignait. Exaspéré par tant de babillages, le setter irlandais choisit de se coucher entre ses deux oreilles et arbora un air compassé. Mais son maître éprouvait trop le besoin de parler pour s'en tenir là.
– La seconde étoile en partant du manche de la casserole, poursuivit-il, est constituée non pas d'une, mais de deux lueurs. Jadis, les guerriers arabes mesuraient la qualité de leur vision à leur aptitude à distinguer ces deux étoiles, Alcor et Mizar.
Gaston plissa les yeux vers le ciel, le chien bâilla. Déjà, le soleil commençait à pointer un dard et, discrètement, les étoiles s'estompèrent puis se retirèrent pour lui faire place.
Il tira un casse-croûte de sa musette, un sandwich jam-bon-fromage-oignons-cornichons-poivre, qu'il dévora en guise de petit déjeuner. Il soupira d'aise. Il n'existait rien de plus agréable que de se lever ainsi, tôt le matin, et de partir en forêt assister au lever du soleil.
Splendide festival de couleurs. L'astre solaire vira au rouge, puis au rose, à l'orange, au jaune et enfin au blanc. Incapable de rivaliser avec tant de magnificence, la lune préféra battre en retraite.
Le regard de Gaston passa des étoiles au soleil, du soleil aux arbres, des arbres au panorama de la vallée. Toute l'étendue de l'immense forêt sauvage apparaissait maintenant nettement. Fontainebleau était constituée de plaines, de collines, de zones de sable, de grès, d'argile, de calcaire. Il y avait aussi une multitude de ruisseaux, de ravins, de futaies de bouleaux.
Le paysage était d'une variété étonnante. C'était sans doute la forêt la plus diversifiée de France. Elle était peuplée de centaines d'espèces d'oiseaux, de rongeurs, de reptiles, d'insectes. À plusieurs reprises, Gaston avait croisé des marcassins et des sangliers, et même, une fois, une biche et son faon.
À soixante kilomètres à peine de Paris, on pouvait toujours croire ici que la civilisation humaine n'avait encore rien gâché. Pas de voitures, pas de klaxons, pas de pollution. Aucun souci. Seulement le silence, le bruissement des feuilles caressées par le vent, le piaillement d'oiseaux chamailleurs.
Gaston ferma les yeux et aspira goulûment l'air tiède du matin. Ces vingt-cinq milles hectares de vie sauvage embaumaient de fragrances non encore répertoriées par les parfumeurs. Profusion de richesses. Gratuites.
Le directeur du service juridique des Eaux et Forêts empoigna ses jumelles et balaya l'ensemble du décor. De cette forêt, il connaissait chaque recoin. À droite, les gorges d'Apremont, le carrefour du Grand-Veneur, la route du Cul-de-chaudron, le grand belvédère, la caverne des Brigands. En face, les gorges de Franchard, l'ancien Ermitage, la route de la Roche-qui -pleure, le belvédère des Druides. À gauche, le cirque des Demoiselles, le carrefour des Soupirs, le mont Morillon.
D'ici, il apercevait les landes, domaine de l'alouette lulu. Plus loin, il y avait la plaine de Chanfroy et ses pics cendrés,
Gaston régla ses jumelles et les braqua sur l'arbre Jupiter, un grand chêne vieux de quatre cents ans culminant à trente-cinq mètres de hauteur. «Que c'est beau, la forêt», s'émerveilla-t-il en déposant ses jumelles.
Une fourmi venait tout juste de s'installer sur l'étui. Il voulut l'en chasser mais elle s'accrocha à sa main avant d'escalader son pull.
Il dit à son chien:
– Les fourmis m'inquiètent. Jusqu'à présent, leurs nids étaient isolés. Mais leurs fourmilières se regroupent pour des raisons mystérieuses. Elles se sont ralliées en fédérations et voici que les fédérations se regroupent entre elles pour former des empires. Comme si les fourmis étaient en passe de se livrer à une expérience que nous, les humains, n'avons jamais été capables de mener à bien, celle de la «suprasociabilité».
Gaston avait en effet lu dans les journaux qu'on repérait de plus en plus de supercolonies de fourmilières. En France, on avait recensé dans le Jura des rassemblements de mille à deux mille cités reliées entre elles par des pistes. Gaston en était persuadé, elles étaient en train de pousser l'expérience de la société jusqu'à son stade le plus accompli.
Comme il examinait les alentours, son regard fut soudain attiré par une vision insolite. Il fronça les sourcils. Au loin, dans la direction du rocher de grès et de la ravine qu'avait découverts sa fille, un triangle brillait entre les futaies. Cette fois, il ne s'agissait pas d'une fourmilière.
La forme scintillante était masquée par des branches mais ses arêtes trop droites la dénonçaient. La nature ignore les lignes droites. Il devait donc s'agir soit d'une tente dressée par des campeurs qui n'avaient rien à faire là, soit d'un gros déchet abandonné en pleine forêt par des pollueurs insouciants.
Irrité, Gaston dévala le sentier en direction de cette lueur triangulaire. Son esprit continuait à lui présenter des hypothèses: une caravane d'un modèle nouveau? Une voiture métallisée? Un placard?
Il mit une heure à travers les ronces et les chardons pour parvenir jusqu'à la forme mystérieuse. Il était fourbu.
De près, la chose était encore plus insolite. Ce n'était ni une tente, ni une caravane, ni un placard. Se dressait devant lui une pyramide d'à peu près trois mètres de haut, aux flancs entièrement recouverts de miroirs. Quant à la pointe du sommet, elle était translucide comme du cristal.
– Eh bien ça! mon brave Achille, pour une surprise, c'est une surprise…
Le chien acquiesça en aboyant. Il grogna en exhibant ses crocs cariés et lâcha son arme secrète: une haleine fétide qui avait déjà mis en déroute plus d'un chat de gouttière.
Gaston contourna le bâtiment.
De grands arbres et des touffes de fougères aigles dissimulaient assez bien la pyramide au premier regard. Si le soleil matinal ne l'avait éclairée d'un rayon précis, jamais Gaston ne l'aurait remarquée.
Le fonctionnaire scruta l'édifice: ni portes, ni fenêtres, ni cheminée, ni boîte aux lettres. Pas même un sentier pour s'en approcher.
Le setter irlandais grognait toujours en reniflant le sol.
– Tu penses comme moi, Achille? J'ai déjà vu des trucs comme ça à la télé. Ce sont peut être des… extraterrestres.
Mais les chiens accumulent d'abord les informations avant d'émettre des hypothèses. Surtout les setters irlandais. Achille semblait s'intéresser à la paroi-miroir. Gaston y colla son oreille.
– Ça alors!
Il percevait des bruits à l'intérieur. Il crut même discerner une voix humaine. De la main, il toqua contre le miroir:
– Il y a quelqu'un là-dedans?
Pas de réponse. Les bruits cessèrent. L'auréole de buée laissée par la phrase sur la paroi-miroir se dissipa.
À y regarder de très près, la pyramide n'avait rien d'extraterrestre. Elle avait été construite en béton et recouverte ensuite de plaques de glace comme on en trouve dans n'importe quel magasin de bricolage.
– Qui peut bien avoir eu l'idée d'ériger une pyramide au beau milieu de la forêt de Fontainebleau, tu as une idée Achille?
Le chien aboya la réponse, mais l'humain ne la comprit pas vraiment.
Il y eut un infime bourdonnement derrière lui.
Bzzz…
Gaston n'y prêta pas attention. La forêt était remplie de moustiques et de taons en tout genre. Le bourdonnement se rapprocha.
Bzzz… Bzzz…
Il sentit une légère piqûre au cou, leva la main comme pour chasser l'insecte importun, mais suspendit son geste. Il ouvrit toute grande la bouche, tournoya sur lui-même. Il lâcha la laisse de son chien et ses yeux s'exorbitèrent quand il s'effondra, tête en avant, dans un bouquet de cyclamens.
HOROSCOPE: En Amérique du Sud, chez les Mayas, existait une astrologie officielle et obligatoire. Selon le jour de sa naissance, on donnait à l'enfant un calendrier prévisionnel spécifique. Ce calendrier racontait toute sa vie future: quand il allait trouver du travail, quand il allait se marier, quand il lui arriverait un accident, quand il mourrait. On le lui chantonnait dans son berceau, il l'apprenait par cœur et lui-même le fredonnait pour savoir où il en était de sa propre existence.
Ce système fonctionnait assez bien, car les astrologues mayas se débrouillaient pour faire coïncider leurs prévisions. Si un jeune homme avait dans les paroles de sa chanson la rencontre de telle jeune fille un certain jour, la rencontre s'opérait car la jeune fille détenait exactement le même couplet dans sa chanson-horoscope personnelle. De même pour les affaires, si un couplet annonçait qu'on allait acheter une maison tel jour, le vendeur avait dans sa chanson l'obligation de la vendre tel jour. Si une bagarre devait éclater à une date précise, tous les participants en étaient informés depuis belle lurette.
Tout fonctionnait à merveille, le système se renforçant de lui-même.
Les guerres étaient annoncées et décrites. On en connaissait les vainqueurs et les astrologues précisaient combien de blessés et de morts joncheraient les champs de bataille. Si le nombre de morts ne coïncidait pas exactement avec les prévisions, on sacrifiait les prisonniers. Comme ces horoscopes chantés facilitaient l'existence! Plus aucune place n'était laissée au hasard. Personne n'avait peur du lendemain. Les astrologues éclairaient chaque vie humaine du début à sa fin. Chacun savait où menait sa vie et même où allait celle des autres.
Comble de prévision, les Mayas avaient prévu… le moment de la fin du monde. Elle surviendrait tel jour du dixième siècle de ce qu'ailleurs on appela l'ère chrétienne. Les astrologues mayas s'étaient tous accordés sur son heure exacte. Si bien que la veille, plutôt que de subir la catastrophe, les hommes mirent le feu à leurs villes, tuèrent eux-mêmes leur famille et se suicidèrent ensuite. Les quelques rescapés quittèrent les cités en flammes pour n'être plus que de rares errants dans les plaines.
Pourtant, cette civilisation était loin d'être l'œuvre d'individus simplistes et naïfs. Les Mayas connaissaient le zéro, la roue (mais ils n'ont pas compris l'intérêt d'une telle découverte), ils ont construit des routes; leur calendrier, avec son système de treize mois, était plus précis que le nôtre. Lorsque les Espagnols sont arrivés au Yucatan, au seizième siècle, ils n'ont même pas eu la satisfaction d'anéantir la civilisation maya puisque celle-ci s'était autodétruite fort longtemps auparavant. Cependant, il subsiste de nos jours des Indiens qui se prétendent lointains descendants des Mayas. On les nomme les «Lacandons». Et, chose étrange, les enfants lacandons fredonnent des airs anciens énu-mérant tous les événements d'une vie humaine. Mais nul n'en connaît plus la signification précise.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Où mène ce chemin? Elle est fourbue. Il y a déjà plusieurs jours qu'elle chemine entourée de ces odeurs de piste fourmi.
À un moment, il lui est arrivé quelque chose d'étrange, elle ne sait pas ce qu'il s'est passé: tout d'un coup elle est montée sur un objet lisse et sombre, puis elle a été soulevée, elle a marché sur un désert rose planté d'herbes noires éparses, a été jetée sur des fibres végétales tressées, elle s'est agrippée puis a été projetée loin dans les airs.
Ce devait être l'un d'«Eux».
«Ils» viennent de plus en plus nombreux dans la forêt.
Peu importe. Elle est toujours vivante et c'est tout ce qui compte.
D'abord faibles, les fragrances phéromonales se confirment. Elle est bien sur une route myrmécéenne. Aucun doute: ce sont des odeurs de piste que dégage ce chemin, entre bruyère et serpolet. Elle hume et identifie immédiatement ce cocktail d'hydrocarbones: du C10 H22, provenant de glandes émettrices placées sous l'abdomen de fourmis exploratrices belokaniennes.
Soleil dans le dos, la vieille fourmi rousse suit à la trace ce rail olfactif. Alentour, de vastes fougères forment des arceaux verts. Les belladones s'élèvent comme autant de colonnes de chlorophylle. Les ifs lui offrent leur ombrage. Elle perçoit, l'épiant, des milliers d'antennes, d'yeux et d'oreilles blottis dans les herbes et les feuillages. Tant qu'aucun animal ne surgit devant elle, elle peut considérer que c'est elle qui effraie et intimide. Elle enfonce sa tête dans son cou pour accentuer ses allures de guerrière et quelques yeux disparaissent.
Soudain, au détour d'un bouquet de lupins bleus, douze silhouettes myrmécéennes se révèlent. Comme elle, ce sont des fourmis rousses des forêts. Elle reconnaît jusqu'à l'odeur de leur cité natale: Bel-o-kan. Elles sont de la famille. Des petites sœurs!
Mandibules en avant, elle court vers ces présences civilisées. Les douze s'arrêtent, dressant l'antenne de surprise. Elle reconnaît en elles de jeunes soldates asexuées, appartenant à la sous-caste des exploratrices-chasseresses. La vieille fourmi rousse s'adresse à la plus proche et lui demande une trophallaxie. L'autre signifie son acceptation en rabattant ses deux antennes en arrière.
Aussitôt les insectes procèdent au rituel immuable de l'échange de nourriture. En se tambourinant mutuellement de la pointe des antennes sur le haut du crâne, les deux fourmis s'informent, l'une des besoins de son interlocutrice, l'autre de ce qu'elle a à lui proposer. Puis, mandibules écartées, elles se placent face à face, bouche contre bouche. La donneuse fait remonter de son jabot social de la nourriture liquide, à peine entamée, et la roule en une grande bulle qu'elle transmet à l'affamée, laquelle l'aspire goulûment.
Une partie dans l'estomac principal pour retrouver immédiatement des forces, une autre en réserve dans le jabot social pour, le cas échéant, être capable, elle aussi, de réconforter une de ses sœurs. La vieille fourmi rousse frémit d'aise tandis que les douze cadettes agitent leurs antennes pour lui demander de se présenter.
Chacun des onze segments antennaires lâche sa phéro-mone particulière, telles onze bouches aptes à s'exprimer simultanément sur onze tonalités olfactivement différentes. Ces onze bouches émettent mais elles peuvent aussi recevoir, à la manière alors de onze oreilles.
La jeune fourmi donneuse touche le premier segment, en partant de son crâne, de la vieille fourmi rousse solitaire et déchiffre son âge: trois ans. Sur le second, elle découvre sa caste et sa sous-caste, soldate asexuée et exploratrice-chasseresse extérieure. Le troisième précise son espèce et sa cité natale: fourmi rousse des bois, issue de la cité mère de Bel-o-kan. Le quatrième donne le numéro de ponte et donc l'appellation de celle-ci: le 103 683e œuf pondu au printemps par la Reine lui a donné naissance. Elle se nomme donc «103 683e». Le cinquième segment révèle l'état d'esprit de celle qui se prête à ses attouchements: 103 683e est à la fois fatiguée et excitée car elle détient une information importante.
La jeune fourmi arrête là son décryptage olfactif. Les autres segments ne sont pas émetteurs. Le cinquième sert à détecter les molécules des pistes, le sixième à mener les conversations de base, le septième est réservé aux dialogues complexes, le huitième aux seuls entretiens avec la Reine mère pondeuse. Les trois derniers, enfin, peuvent être utilisés à l'occasion comme petites massues.
À son tour, 103 683e sonde les douze exploratrices. Il s'agit de jeunes soldates, toutes âgées de cent quatre-vingt-dix-huit jours. Elles sont jumelles et pourtant très différentes les unes des autres.
5e est, à quelques secondes près, l'aînée. Tête allongée, thorax étroit, mandibules effilées, abdomen en forme de bâton, elle est tout en longueur et ses gestes sont précis et réfléchis. Ses cuissots sont massifs, ses griffes longues et très écartées.
6e, sa sœur directe, est, par contre, tout en rondeurs: ronde de la tête, galbée de l'abdomen, tassée du thorax jusqu'aux antennes qui présentent de légères spirales aux extrémités. 6e a un tic, elle se passe toujours la patte droite sur l'œil comme si quelque chose la démangeait.
7e, mandibules courtes, pattes épaisses et allure très distinguée, est parfaitement lavée. Sa chitine est si luisante que le ciel s'y reflète. Ses gestes sont gracieux et du bout de l'abdomen elle ne peut s'empêcher de tracer nerveusement des Z qui ne veulent rien dire.
8e est poilue de partout, même du front et des mandibules. Tout en force, tout en poids, ses gestes sont maladroits. Elle mâchouille une brindille qu'elle s'amuse parfois à faire passer de ses mandibules à ses antennes puis qu'elle fait revenir à nouveau dans ses mandibules.
9e a une tête ronde, un thorax triangulaire, un abdomen carré et des pattes cylindriques. Une maladie infantile a criblé de trous son thorax cuivré. Elle a de belles articulations, le sait et en joue en permanence. Cela fait un bruit de charnières bien huilées qui n'est pas désagréable.
10e est la plus petite. C'est tout juste si elle ressemble encore à une fourmi. Pourtant, ses antennes sont très longues, ce qui fait d'elle le radar olfactif du groupe. Les mouvements de ses appendices sensoriels traduisent d'ailleurs une grande curiosité.
11e, 12e, 13e, 14e, 15e, 16e sont de mêmes observées dans les moindres détails.
L'inspection terminée, la vieille fourmi solitaire s'adresse à 5e. Non seulement elle est la plus ancienne, mais ses antennes sont toutes poisseuses de communications olfactives, signe de grande sociabilité. Il est toujours plus facile de s'entretenir avec les bavards.
Les deux insectes se touchent les antennes et dialoguent.
103 683e apprend que ces douze soldates appartiennent à une nouvelle sous-caste militaire, les commandos d'élite de Bel-o-kan. On les envoie en avant-garde pour infiltrer les lignes ennemies. Elles se battent à l'occasion contre d'autres cités fourmis et participent aussi aux chasses contre des prédateurs volumineux, tels que les lézards.
103 683e demande ce que font ces fourmis si loin du nid natal. 5e répond qu'elles sont chargées d'une exploration longue distance. Depuis plusieurs jours, elles marchent vers l'est, à la recherche du bord oriental du monde.
Pour les gens de la fourmilière de Bel-o-kan, le monde a toujours existé et existera toujours. N'ayant pas de naissance il ne connaîtra pas de mort. Pour eux, la planète est cubique. Ils se figurent ce cube d'abord entouré d'air puis cerné d'un tapis de nuages. Au-delà, pensent-ils, il y a de l'eau qui parfois transperce les nuages, d'où les pluies.
Telle est leur cosmogonie.
Les citoyennes de Bel-o-kan croient se trouver tout près du bord oriental et, depuis des millénaires, elles envoient des expéditions pour en déterminer l'emplacement exact.
103 683e signale être, elle aussi, une fourmi exploratrice belokanienne. Elle revient de l'orient. Elle a réussi à atteindre le bord du monde.
Comme les douze refusent de la croire, la vieille fourmi rousse leur propose, à l'abri d'une anfractuosité de racine, de former une ronde en se touchant les antennes.
Là, elle va vite leur narrer l'histoire de sa vie et ainsi toutes pourront connaître son incroyable odyssée vers le bord oriental du monde. Et elles apprendront ainsi la sombre menace qui pèse sur leur cité.
Un drapeau noir claquait à l'avant de la limousine garée devant la maison. A l'étage, s'achevaient les préparatifs.
Chacun s'approcha du cadavre pour embrasser une dernière fois sa main.
Ensuite, le corps de Gaston Pinson fut introduit dans un grand sac en plastique, nanti d'une fermeture à glissière et empli de boules de naphtaline.
– Pourquoi de la naphtaline? demanda Julie à un employé des pompes funèbres.
L'homme en noir arborait une mine très professionnelle.
– Pour tuer les vers, expliqua-t-il, d'une voix guindée. La chair humaine morte attire les asticots. Heureusement, grâce à la naphtaline, les cadavres modernes peuvent s'en protéger.
– Ils ne nous mangent donc plus?
– Impossible, assura le spécialiste. En plus, les cercueils sont désormais recouverts de plaques de zinc qui empêchent les animaux d'y pénétrer. Même les termites ne réussissent pas à les percer. Votre père sera enterré propre et le restera très longtemps.
Des hommes en casquette sombre installèrent le cercueil dans la limousine.
Le cortège funèbre patienta plusieurs heures dans les embouteillages enfumés par les pots d'échappement avant de parvenir au cimetière. Y pénétrèrent dans l'ordre la limousine-corbillard, puis la voiture où avait pris place la famille directe, puis celle de parents plus éloignés, puis celles des amis et, en queue de la procession, les véhicules des collègues de travail du défunt.
Tout le monde était habillé de noir et affichait des airs désolés.
Quatre fossoyeurs portèrent sur leurs épaules le cercueil jusqu'à la tombe ouverte.
La cérémonie se déroula très lentement. Battant la semelle pour se réchauffer, les gens se chuchotaient les phrases de circonstance: «C'était un homme formidable», «il est mort trop tôt», «quelle perte pour le service juridique des Eaux et Forêts», «c'était un saint homme, d'une bonté et d'une générosité extraordinaires», «avec lui disparaît un professionnel hors pair, un grand protecteur de la forêt».
Le prêtre survint enfin et prononça les mots qu'il convenait de dire: «Poussière, tu retournes à la poussière… Cet époux et ce père de famille remarquable était un exemple pour nous tous… Son souvenir restera à jamais dans nos cœurs… Il était aimé de tous… c'est la fin d'un cycle, amen.»
Tout le monde s'empressait à présent autour de Julie et de sa mère pour les condoléances.
Le préfet Dupeyron s'était déplacé en personne.
– Merci d'être venu, monsieur le préfet.
Mais le préfet paraissait particulièrement désireux de s'adresser à la fille:
– Toutes mes condoléances, mademoiselle. Cette perte doit être terrible pour vous.
Se rapprochant jusqu'à l'effleurer, il glissa dans l'oreille de Julie:.
– Étant donné l'estime que je portais à votre père, sachez qu'il y aura toujours pour vous une place dans nos services préfectoraux. Vos études de droit achevées, venez me voir. Je vous trouverai un bon poste.
Le haut fonctionnaire consentit enfin à s'adresser à la mère:
– J'ai d'ores et déjà chargé l'un de nos plus fins limiers d'élucider le mystère de la mort de votre mari. Il s'agit du commissaire Linart. Un as. Avec lui on saura tout, très vite.
Il poursuivit:
– Évidemment, je respecte votre deuil mais il est bon parfois de se changer les idées. À l'occasion du jumelage de notre cité avec une ville japonaise, Hachinoé, il y aura samedi prochain une réception à la salle de gala du château de Fontainebleau. Venez donc avec votre fille. Je connaissais Gaston. Ça lui aurait fait plaisir de vous voir vous distraire.
La mère hocha la tête tandis que les uns et les autres jetaient quelques fleurs séchées sur le cercueil.
Julie s'avança sur le bord de la tombe béante et murmura entre ses dents:
– Je regrette que nous n'ayons jamais réussi à nous parler vraiment. Je suis sûre que, quelque part, tu étais un type bien, papa…
Un moment, elle fixa le cercueil de sapin.
Elle se rongea l'ongle du pouce. C'était le plus douloureux. Quand elle se rongeait les ongles, elle pouvait décider du moment où la douleur s'arrêterait. C'était l'un des avantages qu'elle voyait à se faire souffrir elle-même, elle contrôlait sa souffrance au lieu de la subir.
– Dommage qu'il y ait eu tant de barrières entre nous, termina-t-elle.
En dessous du cercueil, infiltrés par une minuscule faille du béton, un groupe d'asticots affamés tapait contre la plaque de zinc. Eux aussi se disaient:
Dommage qu 'il y ait tant de barrières entre nous.
RENCONTRE DE DEUX CIVILISATIONS: La rencontre entre deux civilisations différentes est toujours un instant délicat.
On aurait pu craindre le pire lorsque, le 10 août 1818, le capitaine John Ross, chef d'une expédition polaire britannique, rencontra les habitants du Groenland: les Inuit (Inuit signifie «être humain» tandis qu'Esquimau veut dire plus péjorativement «mangeur de poisson cru»). Les Inuit se croyaient depuis toujours seuls au monde. Le plus ancien d'entre eux brandit un bâton et leur fit signe de partir. John Saccheus, l'interprète sud-groenlandais, eut alors l'idée de jeter son couteau à ses pieds. Se priver ainsi de son arme en la jetant aux pieds de parfaits inconnus! Le geste dérouta les Inuit qui s'emparèrent du couteau et se mirent à crier tout en se pinçant le nez.
John Saccheus eut la présence d'esprit de les imiter sur-le-champ. Le plus dur était fait. On n'éprouve pas l'envie de tuer quelqu'un qui présente le même comportement que vous.
Un vieil Inuit s'approcha et, tâtant le coton de la chemise de Saccheus, lui demanda quel animal fournissait une si mince fourrure. L'interprète répondait de son mieux (grâce au langage pidgin proche du langage des Inuit) que déjà, l'autre lui posait une nouvelle question: «Venez-vous de la lune ou du soleil?» Puisque les Inuit considéraient qu'ils étaient seuls sur la terre, ils ne voyaient pas d'autre solution à cette arrivée d'étrangers. Quand Saccheus parvint enfin à les convaincre de rencontrer les officiers anglais, les Inuit montèrent sur leur navire et, là, furent d'abord pris de panique en découvrant un cochon, puis hilares face à leurs reflets dans un miroir. Ils s'émerveillèrent devant une horloge et demandèrent si elle était comestible. On leur offrit alors des biscuits qu'ils mangèrent avec méfiance et recrachèrent avec dégoût. Finalement, en signe d'entente, ils firent venir leur cha-man qui implora les esprits de conjurer tout ce qu'il pouvait y avoir comme esprits mauvais à bord du bateau anglais.
Le lendemain, John Ross plantait son drapeau national sur le territoire et s'en appropriait les richesses. Les Inuit ne s'en étaient pas aperçus mais, en une heure, ils étaient devenus sujets de la couronne britannique. Une semaine plus tard, leur pays apparaissait sur toutes les cartes à la place de la mention terra incognita.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
La vieille fourmi rousse solitaire leur parle de terres inconnues, d'un voyage, d'un monde étranger. Les douze exploratrices ont du mal à en croire leurs antennes.
Tout a commencé alors que 103 683e, simple soldate, se promenait dans les couloirs de la Cité interdite de Bel-o-kan, à proximité de la loge royale. Deux sexués, un mâle et une femelle, avaient surgi pour lui réclamer son aide. Ils affirmaient qu'une expédition de chasse avait été exterminée en son entier par une arme secrète capable d'anéantir une dizaine de soldates à la fois.
103 683e avait mené son enquête, déduit que le coup était l'œuvre de leurs ennemis héréditaires, les fourmis naines de la cité de Shi-gae-pou. Une guerre avait été déclenchée contre elles, mais les naines n'avaient pas lancé d'armes géantes aplatissantes dans la bataille. Elles n'en possédaient donc pas.
Il avait donc été décidé de rechercher cette arme du côté d'un autre ennemi ancestral: les termites. Avec une expédition de chasse, 103 683e était partie vers la termitière de l'Est. Elles n'y trouvèrent qu'une cité anéantie par du gaz chloré empoisonné. La reine des termites était l'unique survivante. Elle affirma que toutes ces catastrophes qui se multipliaient depuis peu étaient l'œuvre de «monstres géants gardiens du bord du monde».
103 683e se dirigea donc vers l'est, au-delà du grand fleuve, et après mille péripéties, elle découvrit ce fameux bord du monde oriental.
D'abord, comme le monde n'est pas cubique, son bord ne consiste pas en un vertigineux précipice. Selon elle le bord du monde est plat. 103 683e essaie de le décrire. Elle se souvient d'une zone grise et noire aux forts relents d'essence. Dès qu'une fourmi s'y avançait, elle était pulvérisée par une masse noire qui sentait le caoutchouc. Beaucoup de fourmis avaient tenté de forcer le passage et avaient péri là. Le bord du monde est plat mais c'est une zone de mort instantanée.
103 683e s'apprêtait à faire demi-tour quand l'idée lui était venue de creuser un tunnel sous cette bande infer nale. Elle était ainsi passée de l'autre côté du bord du monde et avait découvert le pays exotique où vivent ces fameux animaux géants, les gardiens du bord du monde évoqués par la reine des termites.
Le récit fascine les douze exploratrices.
Qui sont ces animaux géants? demande 14e, intriguée.
103 683e hésite, puis répond d'un mot:
DOIGTS.
Aussitôt les douzes soldates, pourtant habituées à chasser les pires prédateurs, sursautent et, de surprise, se débranchent de la ronde de communication.
Les Doigts?
Pour elles, ce mot signifie un cauchemar incarné.
Toutes les fourmis connaissent des histoires plus abominables les unes que les autres sur les Doigts. Les Doigts sont les monstres les plus terrifiants de toute la Création. Certains disent qu'ils se déplacent toujours par troupeaux de cinq. D'autres assurent qu'ils tuent les fourmis juste comme ça, sans raison, sans même les manger après.
Dans l'univers de la forêt, la mort est toujours légitimée. On tue pour manger. On tue pour se défendre. On tue pour accroître son territoire de chasse. On tue pour s'emparer d'un nid. Mais les Doigts, eux, ont un comportement absurde. Ils exterminent les fourmis… pour rien!
Du coup, les Doigts ont pris dans le monde myrmécéen une réputation de bêtes démentes dont le comportement est au-delà de l'horreur absolue. Chacun connaissait les anecdotes affreuses qui couraient à leur sujet.
Les Doigts…
Certaines fourmis affirment que les Doigts éventrent des cités entières et creusent dedans en faisant tournoyer des quartiers d'où sortent des grappes de citoyennes épouvantées. Ils déchiquettent même les zones de pouponnières, les soulevant alors que, vision ignoble, il en dégouline des chapelets de couvains à moitié aplatis.
Les Doigts…
À Bel-o-kan, on raconte que les Doigts ne respectent rien, pas même les reines. Ils saccagent tout. On dit qu'ils sont aveugles et que c'est pour se venger d'être privés de vision qu'ils tuent tout ce qui voit.
Les Doigts…
Tous les récits les décrivent comme d'immenses boules roses sans yeux mais aussi sans bouche, sans antennes, sans pattes. De grosses boules roses et lisses dotées d'une puissance phénoménale, qui assassinent tout sur leur passage et ne mangent rien.
Les Doigts…
Certains prétendent qu'ils arrachent une par une les pattes des exploratrices qui se hasardent trop près d'eux.
Les Doigts…
Nul ne sait plus ce qui relève de la réalité et ce qui appartient à la légende. Dans les cités myrmécéennes, on leur donne mille surnoms: «boules roses tueuses», «mort dure qui vient du ciel», «maîtres de la sauvagerie», «terreur rose», «épouvante qui marche par cinq», «férocité lisse», «éventreurs de cités», «innommables»…
Les Doigts…
Il y a encore des fourmis qui pensent qu'ils n'existent pas réellement mais que les nourrices se plaisent à les évoquer pour faire peur aux larves précoces qui veulent sortir trop tôt du nid.
N'allez pas dehors, le grand extérieur est plein de Doigts!
Qui n'a pas entendu cette injonction durant son enfance? Et qui n'a pas entendu les mythologies des grandes guerrières héroïques partant chasser les Doigts à mandibules nues?
Les Doigts…
Les douze jeunes soldates tremblent rien que de les évoquer. On dit aussi que les Doigts ne s'acharnent pas que sur les fourmis. Ils s'en prennent à tous les êtres vivants. Ils empalent des vermisseaux sur des épines courbes et les plongent dans l'eau du fleuve jusqu'à ce que des poissons généreux viennent les délivrer!
Les Doigts…
On prétend qu'en quelques instants, ils mettent à bas des arbres millénaires. On affirme qu'ils détachent les pattes postérieures des grenouilles avant de les rejeter, mutilées mais encore vivantes, dans leur mare.
Et si ce n'était que ça! On a entendu dire que les Doigts crucifient les papillons avec des piques. Ils abattent les moustiques en plein vol. Ils criblent les oiseaux de petites pierres rondes, ils transforment les lézards en bouillie, ils arrachent la peau des écureuils. Ils pillent les ruches des abeilles. Ils étouffent les escargots dans de la graisse verte qui sent l'ail…
Les douze fourmis considèrent 103 683e. Ainsi, cette vieille guerrière prétend les avoir approchés et être revenue indemne.
Les Doigts…
103 683e insiste. Ils se répandent sur les pourtours du monde. Ils commencent à hanter la forêt. On ne peut plus les ignorer.
5e demeure circonspecte. Elle darde ses antennes:
Pourquoi alors n 'en voit-on pas?
La vieille fourmi rousse a une explication:
Ils sont tellement grands et hauts qu 'ils en deviennent invisibles.
Les douze exploratrices en restent coites. Se pourrait-il que cette vieille fourmi ne raconte pas de balivernes…
Les Doigts existeraient donc pour de bon? Leurs antennes olfactivement silencieuses ne savent plus quoi émettre et recevoir. C'est tellement fou. Les Doigts existeraient vraiment et s'apprêteraient à envahir la forêt. Elles essaient d'imaginer le bord du monde et les Doigts qui en sont les gardiens.
5e demande à la vieille fourmi exploratrice pourquoi elle veut rejoindre Bel-o-kan.
103 683e veut informer toutes les fourmis de la planète que les Doigts approchent et que plus rien ne sera pareil maintenant. Il faut la croire.
Elle envoie ses molécules les plus lourdes et les plus convaincantes.
Les Doigts existent.
Elle s'obstine. Il faut alerter l'univers. Toutes les fourmis doivent savoir que, là-haut, dissimulés quelque part au-dessus des nuages, des Doigts les épient et s'apprêtent à tout changer. Que les iouze reforment le cercle, 103 683e a encore d'autres CL oses à leur conter.
Car son récit ne s'arrête pas là. Après sa première odyssée, quand elle a regagné Bel-o-kan, sa cité natale, et rapporté ses aventures à la nouvelle reine, celle-ci s'est alarmée et a décidé de lancer une grande croisade afin d'effacer tous les Doigts de la surface de la terre.
Les Belokaniennes ont rapidement mis sur pied une armée de trois mille fourmis aux abdomens surchargés d'acide formique. Mais la route était longue et, parties à trois mille, elles arrivèrent à cinq cents sur le bord du monde. Là, la bataille fut mémorable. Tout ce qui subsistait encore de la glorieuse armée périt sous des jets d'eau savonneuse. 103 683e fut l'une des rares, sinon la seule, rescapée.
Elle pensa alors rentrer au nid, informer les autres de la mauvaise nouvelle mais sa curiosité fut la plus forte. Plutôt que de revenir, elle décida de surmonter sa peur et de continuer tout droit pour visiter l'autre côté du monde, le pays où vivent les Doigts géants.
Et elle les vit.
La reine de Bel-o-kan se trompait. Trois mille soldates étaient bien incapables de venir à bout de tous les Doigts du monde car ils sont bien plus nombreux qu'on ne l'imagine.
103 683e décrit leur monde. Dans leur zone, les Doigts ont détruit la nature et l'ont remplacée par des objets qu'ils fabriquent eux-mêmes, des objets bizarres car parfaitement géométriques.
Partout, au pays des Doigts, les choses sont lisses, froides, géométriques et mortes.
Mais la vieille exploratrice s'interrompt. Elle hume au loin une présence hostile. Vite, sans réfléchir, avec les douze autres, elle court se cacher. Qui cela peut-il bien être?
Pour mettre à l'aise ses patients, le médecin avait conçu son cabinet comme un salon. Des tableaux modernes aux grandes flaques rouges parvenaient à ne pas jurer avec des meubles anciens en acajou. Au centre de la pièce, un lourd vase Ming, rouge aussi, s'efforçait de conserver son équilibre sur un frêle guéridon cerclé d'un métal doré.
C'était ici que la mère de Julie avait mené sa fille dès sa première crise d'anorexie. Le spécialiste avait immédiatement soupçonné quelque chose de sexuel. Son père aurait-il abusé d'elle dans son enfance? Un ami de la famille se serait-il permis quelques privautés? L'adolescente aurait-elle subi des attouchements de la part de son professeur de chant?
Cette idée avait révulsé la mère. Elle se figurait sa petite fille aux prises avec ce vieillard. Tout viendrait donc de là…
– Vous avez peut-être raison, car elle présente aussi un autre trouble, comme une phobie. Elle ne supporte pas qu'on la touche.
Pour le spécialiste, il était évident que la petite avait subi un fort choc psychologique et il lui était difficile de croire qu'il soit dû à un simple manque de vocalises.
En fait, le psychothérapeute était convaincu que la plupart de ses clientes avaient été abusées sexuellement dans leur enfance. Il en était tellement persuadé que, lorsqu'il n'y avait pas de traumatisme de ce genre à découvrir derrière un comportement maladif, il proposait à ses patientes de s'en autosuggérer un. Ensuite, il lui était facile de les soigner et elles devenaient ses abonnées à vie.
Lorsque la mère avait téléphoné pour prendre rendez-vous, il lui avait demandé si elle mangeait normalement maintenant.
– Non, toujours pas, avait-elle répondu. Elle chipote, elle refuse d'avaler tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la viande. À mon avis, elle traverse toujours une phase anorexique même si les manifestations en sont moins spectaculaires qu'auparavant.
– Voilà qui explique sans doute son aménorrhée.
– Son aménorrhée?
– Oui. Vous m'avez confié qu'à dix-neuf ans votre fille n'a encore jamais eu ses règles. Il y a là un retard plutôt anormal dans son développement. Qu'elle mange si peu en est probablement la cause. L'aménorrhée est souvent liée à l'anorexie. Le corps possède sa sagesse propre. Il ne produit pas d'ovule s'il ne se sent pas capable de nourrir par la suite un fœtus pour le mener à terme, n'est-ce pas?
– Mais pourquoi se conduit-elle ainsi?
– Julie présente ce que, dans notre jargon, nous appelons un «complexe de Peter Pan». Elle veut retenir son état d'enfance. Elle refuse de devenir adulte. Elle espère, en ne mangeant pas, que son corps ne se développera pas, qu'elle demeurera à jamais une petite fille.
– Je vois, soupira la mère. Ce sont sans doute les mêmes raisons qui font qu'elle ne souhaite pas réussir son baccalauréat.
– Évidemment, le bachot signifie lui aussi un passage à l'âge adulte. Et elle ne veut pas devenir adulte. Alors, Julie se cabre comme un cheval rétif pour ne pas passer cette haie, n'est-ce pas?
Par l'interphone, une secrétaire signala l'arrivée de Julie. Le psychothérapeute la pria de la faire entrer.
Julie était venue en compagnie du chien Achille. Autant profiter de cette séance pour assurer la sortie quotidienne de l'animal.
– Comment allons-nous, Julie? interrogea le psychothérapeute.
La jeune fille contempla cet homme massif, qui transpirait toujours un peu, et sa maigre chevelure nouée en catogan.
– Julie, je suis là pour t'aider, l'assura-t-il d'une voix ferme. Je sais qu'au fond de ton cœur tu souffres de la mort de ton père. Mais les jeunes filles ont leur pudeur et tu n'oses donc pas exprimer ta douleur. Il faut pourtant que tu l'exprimes pour t'en libérer. Sinon, elle macérera en toi comme une bile amère et tu n'en souffriras que davantage. Tu me comprends, n'est-ce pas?
Silence. Aucune expression sur le visage fermé.
Le psychothérapeute quitta son fauteuil et la prit aux épaules.
– Je suis là pour t'aider, Julie, répéta-t-il. Il me semble que tu as peur. Tu es une petite fille qui a peur, seule dans le noir, et qu'il faut rassurer. C'est justement mon travail. Ma tâche est de te redonner confiance en toi, d'effacer tes craintes et de te permettre d'exprimer ce qu'il y a de meilleur en toi, n'est-ce pas?
D'un signe discret, Julie indiqua au chien Achille que le précieux vase chinois contenait un os. Le chien la considéra, paupières tombantes, comprit presque mais n'osa bouger en ce décor inconnu.
– Julie, nous sommes là pour dénouer ensemble les énigmes de ton passé. Nous allons examiner un par un tous les épisodes de ton existence, même ceux que tu t'imagines avoir oubliés. Je t'écouterai et, ensemble, nous verrons comment crever les abcès et cautériser les plaies, n'est-ce pas?
Julie continuait à exciter discrètement le chien. Le chien regardait Julie, regardait le vase et essayait de son mieux de comprendre le lien entre les deux. Son cerveau de chien était très déconcerté car il sentait que la jeune fille lui indiquait qu'il avait quelque chose de très important à faire.
Achille-vase. Vase-Achille. Quel est le rapport? Ce qui contrariait beaucoup Achille dans sa vie de chien était de ne pas trouver les rapports entre les choses ou les événements du monde humain. Il avait mis longtemps à comprendre par exemple le rapport entre le facteur et la boîte aux lettres. Pourquoi cet homme remplissait-il la boîte aux lettres avec des morceaux de papier? Il avait fini par se rendre compte que ce naïf prenait la boîte aux lettres pour un animal se nourrissant de papier. Tous les autres humains le laissaient faire, par pitié probablement.
Mais que voulait Julie à cet instant?
Dans le doute, le setter irlandais jappa. Peut-être cela suffirait-il à la satisfaire?
Le psychothérapeute fixa la jeune fille aux yeux gris clair.
– Julie, je fixe deux objectifs principaux à notre travail commun. D'abord, te redonner confiance en toi-même. Ensuite, mon problème sera de t'enseigner l'humi lité. La confiance est l'accélérateur de la personnalité, l'humilité en est le frein. À partir du moment où l'on maîtrise et son accélérateur et son frein, on contrôle sa destinée et on profite pleinement de la route de la vie. Tu peux comprendre ça, Julie, n'est-ce pas?
Julie consentit enfin à regarder le médecin dans les yeux, et elle lui lança:
– Je m'en fous de votre frein et de votre accélérateur. La psychanalyse n'a été conçue que pour aider les enfants à ne pas reproduire les schémas ratés de leurs parents, voilà tout. Et en général, ça ne marche qu'une fois sur cent. Cessez de vous adresser à moi comme à une gamine nculte. Tout comme vous, j'ai lu l'Introduction à la psychanalyse de Sigmund Freud et vos trucs de psy, je les connais. Je ne suis pas malade. Si je souffre, ce n'est pas d'un manque mais d'un excès. J'ai trop bien compris ce que ce monde a de vieillot, de réactionnaire, de sclérosé. Même votre soi-disant psychothérapie n'est qu'un moyen de macérer encore et encore dans le passé. Je n'aime pas regarder en arrière, et quand je conduis, je ne reste pas les yeux fixés sur le rétroviseur.
Le médecin fut surpris. Jusque-là Julie s'était toujours montrée discrète et muette. Aucun de ses clients ne s'était permis de le remettre en cause directement.
– Je ne dis pas de regarder en arrière, je dis de bien se regarder soi-même, n'est-ce pas?
– Je ne veux pas non plus me voir. Quand on conduit, on ne se regarde pas, et si on ne veut pas avoir d'accident, il vaut mieux regarder devant, et le plus loin possible. En fait, ce qui vous ennuie, c'est que je suis trop… lucide. Alors vous préférez penser que c'est moi qui ne suis pas normale. C'est vous qui me semblez malade avec votre manie de ponctuer chacune de vos phrases d'un «n'est-ce pas?».
Julie poursuivit, imperturbable.
– Et la décoration de votre cabinet. Y avez-vous réfléchi? Tout ce rouge, ces tableaux, ces meubles, ces vases rouges? Vous êtes fasciné par le sang? Et cette queue de cheval! C'est pour mieux exprimer vos ten dances féminines?
Le spécialiste eut un mouvement de recul. Ses paupières battirent comme deux boucliers intermittents. Ne jamais entrer en conflit avec un patient sur son propre terrain était une règle de base de sa profession. Se dégager et vite. Cette jeune fille visait à le déstabiliser en retournant contre lui ses propres armes. Elle devait effectivement avoir lu quelques livres de psychologie. Tout ce rouge… c'était vrai qu'il lui faisait penser à quelque chose de précis. Et son catogan…
Il voulut se reprendre mais sa supposée patiente ne lui laissa pas de répit.
– D'ailleurs, choisir le métier de psy, c'est déjà en soi un symptôme. Edmond Wells a écrit: «Regarde quelle spécialité choisit un médecin et tu comprendras où est son problème. Les ophtalmos portent généralement des lunettes, les dermatos souffrent fréquemment d'acné ou de psoriasis, les endocrinos présentent des problèmes hormonaux et les psys sont…»
– Qui est Edmond Wells? coupa le médecin, saisissant à la volée cette chance de détourner la conversation.
– Un ami qui, lui, me veut du bien, répliqua sèchement Julie.
Il n'avait fallu qu'un instant au «psy» pour retrouver sa contenance. Ses réflexes professionnels étaient trop enracinés en lui pour n'être pas prêts à jouer à tout moment. Après tout, cette fille n'était qu'une cliente, le spécialiste, c'était lui.
– Mais encore? Edmond Wells… Il y a un rapport avec H.G. Wells, l'auteur de L'Homme invisible?
– Aucune. Mon Wells à moi est beaucoup plus fort. Lui a écrit un livre qui «vit et qui parle».
Il voyait à présent comment se sortir de l'impasse. Il s'approcha.
– Et il raconte quoi, «le livre qui vit et qui parle» de ce monsieur Edmond Wells?
Il était maintenant si près de Julie qu'elle pouvait percevoir son haleine. Elle détestait respirer l'haleine de qui que ce soit. Elle détourna son visage de son mieux. L'haleine était forte et mêlée à des relents de lotion mentholée.
– C'est bien ce que je pensais. Il y a dans votre vie quelqu'un qui vous manipule et vous pervertit. Qui est Edmond Wells? Et peux-tu me montrer son «livre qui vit et qui parle»?
Le psy s'emmêlait entre vouvoiement et tutoiement mais, peu à peu, il reprenait les rênes de la conversation. Julie s'en aperçut et refusa de poursuivre l'escarmouche.
Le praticien s'épongea le front. Plus cette petite patiente le défiait et plus il la trouvait belle. Elle était étonnante, cette jeune fille, avec ses allures de gamine de douze ans, l'aplomb d'une femme de trente et une sorte de bizarre culture livresque qui ajoutait à son charme. Il la dévorait des yeux. Il aimait qu'on lui résiste. Tout en elle était ravissant, son parfum, ses yeux, sa poitrine. Il se retint de la toucher, de la caresser.
Déjà, vive comme une truite, elle s'était dégagée, éloignée et se tenait près de la porte. Elle lui adressa un sourire empreint de défi, enfila les bretelles de son sac à dos après avoir vérifié en le palpant que l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III, s'y trouvait toujours.
Elle partit en claquant la porte.
Achille la suivit.
Dehors, elle gratifia l'animal d'un coup de pied. Ça lui apprendrait à casser le vase Ming qu'elle lui indiquait au moment où elle le lui indiquait.
STRATÉGIE IMPRÉVISIBLE: Un esprit observateur et logique est capable de prévoir n'importe quelle stratégie humaine. Il existe cependant un moyen de demeurer imprévisible: il suffît d'introduire un mécanisme aléatoire dans un processus de décision. Par exemple, confier au sort d'un tirage aux dés la direction dans laquelle lancer la prochaine attaque. Non seulement l'introduction d'un peu de chaos dans une stratégie globale permet des effets de surprise mais, de plus, elle offre la possibilité de garder secrète la logique qui sous-tend les décisions importantes. Personne ne peut prévoir les coups de dés.
Évidemment, durant les guerres, peu de généraux osent soumettre aux caprices du hasard le choix de la prochaine manœuvre. Ils pensent que leur intelligence suffit. Pourtant, les dés sont assurément le meilleur moyen d'inquiéter l'adversaire qui se sentira dépassé par un mécanisme de réflexion dont il ne saisit pas les arcanes. Déconcerté et désorienté, il réagira avec peur et sera dès lors complètement prévisible.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
En dressant les antennes au-dessus de leurs abris, 103 683e et ses douze compagnes repèrent les nouvelles venues. Ce sont des fourmis naines de la cité de Shi-gae-pou. Des fourmis de petite taille, mais très hargneuses et très combatives.
Elles s'approchent. Elles ont repéré l'odeur de l'escouade belokanienne et cherchent l'affrontement. Mais que font-elles là, si loin de leur nid?
103 683e pense qu'elles sont là pour les mêmes raisons que ses nouvelles compagnes: la curiosité. Les naines, elles aussi, veulent explorer les limites géographiques orientales du monde. Elle les laisse passer.
Elles se replacent en cercle sous une racine de hêtre, ne se frôlant que du bout de leurs antennes. 103 683e reprend son récit.
Donc, elle s'est retrouvée seule en plein pays des Doigts. Là, elle est allée de découverte en découverte. Elle a commencé par rencontrer des blattes qui prétendaient avoir dompté les Doigts au point que ceux-ci leur déposaient tous les jours d'énormes quantités d'offrandes dans des vasques vertes monumentales.
103 683e a visité ensuite les nids des Doigts. Ils étaient évidemment gigantesques mais ils présentaient aussi d'autres caractéristiques. Ils étaient parfaitement durs et parallélépipédiques. Il était impossible d'en creuser les murs. Dans chaque nid de Doigts, circulent de l'eau chaude, de l'eau froide, de l'air et de la nourriture morte.
Mais là n'est pas le plus extraordinaire. Par chance, 103 683e avait découvert un Doigt n'éprouvant aucune hostilité à l'égard des fourmis. Un Doigt incroyable qui voulait faire entrer en communication leurs deux espèces.
Ce Doigt avait fabriqué une machine permettant de transformer le langage olfactif fourmi en langage auditif Doigt. Il l'avait lui-même mise au point et savait s'en servir.
14e se retire du cercle des antennes.
Cela suffit. Elle en a assez entendu. Cette fourmi est en train d'affirmer qu'elle a «parlé» à un Doigt! Les douze sont d'accord: plus de doute, 103 683e est folle.
103 683e demande qu'on l'écoute sans idées préconçues.
5e rappelle que les Doigts éventrent les cités. Dialoguer avec un Doigt, c'est collaborer avec le pire ennemi des fourmis, sans nul doute le plus monstrueux.
Ses compagnes secouent leurs antennes en signe d'assentiment.
103 683e riposte qu'il faut toujours s'efforcer de bien connaître ses ennemis, ne serait-ce que pour mieux les combattre. Si la première croisade anti-Doigts s'est transformée en un carnage, c'est parce que les fourmis, ignorant tout des Doigts, s'en étaient fait des représentations chimériques.
Les douze hésitent. Elles n'ont pas vraiment envie d'entendre la suite du récit de la vieille fourmi solitaire tant il leur paraît stupéfiant. Mais chez les fourmis, la curiosité est d'ordre génétique. Le cercle se reforme.
103 683e évoque sa conversation avec «le Doigt qui sait communiquer». Grâce à ses explications, que de choses elle va maintenant enseigner à ses cadettes! Ce que voient les fourmis des Doigts, ce ne sont que les prolongements du bout de leurs pattes. Les Doigts sont bien au-delà de ce qu'une fourmi est capable d'imaginer. Ils sont mille fois plus grands qu'elles. Si elles n'ont pas discerné de bouche ni d'yeux chez les Doigts, c'est parce qu'ils sont situés tellement haut qu'elles ne peuvent pas les voir.
N'empêche, les Doigts possèdent bel et bien une bouche, des yeux et des pattes. Ils n'ont pas d'antennes car ils n'en ont pas besoin. Leur sens de l'ouïe leur permet de communiquer et leur sens de la vue leur suffît pour percevoir le monde.
Mais ce ne sont pas là leurs seules caractéristiques. Il y a plus extraordinaire encore: les Doigts se tiennent verticalement en équilibre sur leurs deux pattes postérieures. Sur deux pattes seulement! Ils ont le sang chaud, ils sont sociables, ils vivent dans des cités.
Combien sont-ils?
Plusieurs millions.
5e n'en croit pas ses antennes. Des millions de géants, ça prend de la place tout de même, ça se voit de loin, comment ne s'est-on pas avisé plus tôt de leur existence?
103 683e explique que la terre est bien plus vaste que ne le croient les fourmis et que la plupart des Doigts habitent loin.
Les Doigts sont une toute jeune espèce animale. Les fourmis peuplent la Terre depuis cent millions d'années, les Doigts, depuis trois millions seulement. Longtemps, ils sont restés sous-développés. Ce n'est que très récemment, il y a quelques milliers d'années tout au plus, qu'ils ont découvert l'agriculture et l'élevage, entrepris de construire des villes.
Cependant, si les Doigts constituent une espèce relativement attardée, ils n'en possèdent pas moins un énorme avantage sur tous les autres hôtes de la planète: l'extrémité de leurs pattes, ce qu'ils nomment leurs mains, est formée de cinq doigts articulés capables de pincer, d'agripper, de couper, de serrer, d'écraser. Cet atout leur sert à pallier les lacunes de leurs corps. Comme ils n'ont pas de carapace solide, ils fabriquent des «vêtements» à l'aide de fragments de fibres végétales tressées. Faute de mandibules pointues, ils utilisent des couteaux fabriqués avec des minéraux taillés et polis jusqu'à ce qu'ils deviennent coupants. Comme ils n'ont pas de pattes aptes à les propulser à grande vitesse, ils se servent de voitures, c'est-à-dire de nids mobiles mus par une réaction de feu et d'hydrocarbure. Ainsi, grâce à leurs mains, les Doigts sont parvenus à rattraper leur retard sur les espèces plus avancées.
Les douze jeunes fourmis ont du mal à croire les assertions de l'ancienne.
Avec leur «machine à traduire», les Doigts lui ont raconté n'importe quoi, émet 13e.
6e estime, quant à elle, que le grand âge de 103 683e trouble son entendement. Elle délire, les Doigts n'existent pas, ils ne sont qu'invention de nourrices pour effrayer les couvains.
La vieille fourmi lui demande alors de lécher cette marque qu'elle porte là, sur son front. C'est une marque spéciale, que lui ont apposée les Doigts, pour qu'ils la reconnaissent, elle, entre toutes les fourmis qui courent partout sur cette Terre. 6e accepte l'expérience, lèche, flaire. Ce n'est pas de la fiente d'oiseau, ni un reste de nourriture. 6e en convient: elle rencontre cette matière pour la première fois.
Normal, triomphe 103 683e. Cette substance dure et collante n'est que l'une des glus mystérieuses que savent concocter les Doigts.
Ils appellent cela du «vernis à ongles» et c 'est l'un de leurs produits les plus rares. Ils honorent avec cet onguent les êtres qui leur semblent importants.
103 683e profite de cette preuve concrète de sa connaissance des Doigts pour pousser son avantage. Pour bien comprendre son aventure, insiste-t-elle, il faut la croire sur parole.
L'assistance écoute à nouveau.
Dans leur pays pour géants, les Doigts présentent des comportements aberrants, inconcevables pour une fourmi normale. Mais de toutes leurs idées insolites, trois ont particulièrement intéressé 103 683e et lui ont semblé dignes d'être approfondies.
L'humour,
l'art,
l'amour, énonce-t-elle.
L'humour, explique-t-elle, c'est ce besoin maladif qu'éprouvent certains Doigts de raconter des histoires qui provoquent chez eux des spasmes nerveux et leur permettent de mieux supporter la vie. Elle ne comprend pas très bien ce dont il s'agit. Même son Doigt communicant lui a narré des «blagues», qui n'ont suscité aucun effet chez elle.
L'art, c'est le besoin tout aussi intense qu'ont les Doigts de confectionner des choses qu'ils trouvent très jolies et qui pourtant ne servent à rien. Ni à manger ni à se protéger ni à subsister en quoi que ce soit. Avec leurs «mains», les Doigts produisent des formes, badigeonnent des couleurs ou bien associent des sons qui, liés les uns aux autres, leur semblent particulièrement mélodieux. Cela aussi provoque chez eux des spasmes et leur permet de mieux supporter la vie.
Et l'amour? interroge 10e, très intéressée.
L'amour, c 'est encore plus énigmatique.
L'amour, c'est quand un Doigt mâle multiplie les comportements bizarres pour parvenir à ce qu'un Doigt femelle lui accorde une trophallaxie. Car, chez les Doigts, les trophallaxies ne sont pas automatiques. Parfois même ils se les refusent!
Refuser une trophallaxie… les fourmis sont de plus en plus étonnées. Comment peut-on refuser d'embrasser quelqu'un? Comment peut-on refuser de régurgiter de la nourriture dans la bouche d'autrui?
Le cercle d'audience se resserre pour tenter de comprendre.
Selon 103 683e, l'amour provoque chez eux des spasmes et leur permet de mieux supporter la vie.
C'est la parade nuptiale, suggère 16e.
Non, c'est autre chose, répond 103 683e, mais elle ne peut en dire plus car, là encore, elle n'est pas sûre d'avoir tout bien compris. Mais cela lui semble un sentiment exotique inconnu des insectes.
La petite troupe balance.
10e voudrait mieux les connaître. Elle est curieuse de l'amour, de l'humour et de l'art.
Nous n'avons que faire de l'amour, de l'humour et de l'art, répond 15e.
16e désire situer leur royaume, ne serait-ce que pour les cartes chimiques.
13e dit qu'il est temps d'ameuter l'univers, de rassembler en une immense armée toutes les fourmis et tous les animaux et, ensemble, de détruire ces Doigts monstrueux.
103 683e secoue la tête. Les tuer tous, la tâche est impossible. Il serait plus simple de les… apprivoiser.
Les apprivoiser? s'exclament ses interlocutrices, surprises.
Mais oui! Les fourmis apprivoisent déjà des multitudes de bêtes: pucerons, cochenilles… Alors, pourquoi pas les Doigts? Après tout, les Doigts nourrissent bien, déjà les blattes. Ce que les blattes réussissent pourrait être reproduit ici, à beaucoup plus grande échelle.
103 683e, qui a dialogué avec les Doigts, estime qu'il ne s'agit pas que de monstres insensés et semeurs de mort. Il faut nouer avec eux des relations diplomatiques, coopérer afin que les Doigts bénéficient du savoir des fourmis et, réciproquement, les fourmis de celui des Doigts.
Elle est revenue afin de transmettre cette suggestion à toute son espèce. Que les douze exploratrices lui apportent leur soutien. Si l'idée n'est pas facile à faire accepter par l'ensemble des fourmis, l'effort en vaut la peine.
L'escouade est stupéfiée. Son séjour parmi ces êtres bizarres a troublé l'entendement de 103 683e. Coopérer avec les Doigts! Les apprivoiser comme de simples troupeaux de pucerons!
Autant faire alliance avec les habitants les plus féroces de la forêt, les plus énormes lézards, par exemple. D'ailleurs, les fourmis n'ont pas coutume de nouer des alliances avec qui que ce soit. Elles ne parviennent déjà pas à s'entendre entre elles. Le monde n'est que conflits. Guerres de castes, guerres de cités, guerres de quartiers, guerres fratricides…
Et cette vieille exploratrice au front sali et à la carapace marquée des coups reçus toute une existence durant propose de faire alliance avec des… Doigts! Des êtres si colossaux qu'on n'en aperçoit ni la bouche ni les yeux!
Quelle idée saugrenue.
103 683e insiste. Elle répète encore et encore que, là-haut, des Doigts, certains Doigts en tout cas, entretiennent ce même objectif: parvenir à une coopération fourmis-Doigts. Elle soutient qu'il ne faut pas mépriser ces animaux sous prétexte qu'ils sont différents et méconnus.
On a toujours besoin d'un plus grand que soi, affirme-t-elle.
Après tout, les Doigts savent abattre très rapidement un arbre entier et le découper en tronçons. Ils sont susceptibles de devenir des alliés militaires très intéressants. En cas de coalition, il suffira de leur indiquer à quelle cité s'en prendre pour qu'ils l'éventrent aussitôt.
La guerre étant la première préoccupation des fourmis, l'argument porte. La vieille fourmi rousse s'en rend compte et renchérit:
Vous vous rendez compte: de quelle force nous disposerions si nous alignions dans une bataille une légion de cent Doigts apprivoisés!
Blottie dans l'anfractuosité du hêtre, l'escouade est consciente de vivre un moment crucial dans l'histoire des fourmis. Si cette vieille soldate parvient à les convaincre, elle pourra peut-être un jour convaincre la fourmilière en son entier. Et alors…
Les doigts s'entremêlèrent. Les danseurs enlacèrent fermement leurs cavalières.
Bal au château de Fontainebleau.
En l'honneur du jumelage de la ville de Fontainebleau avec la cité nippone d'Hachinoé, il y avait fête en la demeure historique. Échange de drapeaux, échange de médailles, échange de cadeaux. Représentations de danses folkloriques. Chorales locales. Présentation du panneau: «FONTAINEBLEAU-HACHINOÉ: VILLES JUMELÉES», qui marquerait désormais l'entrée des deux lieux.
Dégustation enfin de saké japonais et d'eau-de-vie de prune française.
Des voitures arborant les drapeaux des deux nations se garaient encore dans la cour centrale et des couples de retardataires en sortaient, en vêtements de gala.
Encore drapées dans le noir de leur deuil, Julie et sa mère débouchèrent dans la salle de bal. La jeune fille aux yeux gris clair n'était guère habituée à un tel déploiement de luxe.
Au centre de la pièce illuminée, un orchestre à cordes entamait une valse de Strauss et les couples virevoltaient, mêlant le noir du smoking des hommes au blanc des robes de soirée des femmes.
Des serveurs en livrée circulaient, portant sur des plateaux d'argent des rangées de petits-fours multicolores alignés dans leurs barquettes en papier.
Les musiciens accélérèrent: le tourbillon final du Beau Danube bleu. Les couples ne furent plus que toupies noires et blanches exhalant des parfums lourds.
Le maire attendit la pause pour prononcer son discours. Rayonnant, il dit sa satisfaction devant ce jumelage de sa chère ville de Fontainebleau et de celle, si amicale, d'Hachinoé. Il loua l'indéfectible amitié nippo-française et espéra qu'elle durerait à jamais. Il énuméra les principales personnalités présentes: grands industriels, émi-nents universitaires, hauts fonctionnaires, militaires gradés, artistes renommés. Tout le monde applaudit très fort.
Le maire de la cité japonaise répondit par un petit exposé sur le thème de la compréhension entre les cultures, si différentes soient-elles.
– Nous avons cependant, vous ici et nous là-bas, la même chance de vivre dans de petites villes paisibles; la beauté de la nature y croît au rythme des saisons et ajoute aux talents des hommes, déclara-t-il.
Sur ces fortes paroles et de nouveaux applaudissements, la valse reprit. Pour varier les plaisirs, les danseurs s'accordèrent pour tourner cette fois dans le sens inverse des aiguilles d'une montre.
Difficile de s'entendre dans un tel brouhaha. Julie, sa mère et Achille s'assirent à une table dans un coin où le préfet vint les saluer. Il était accompagné d'un homme plutôt grand, blond, au visage mangé par deux immenses yeux bleus.
– Voici le commissaire divisionnaire Maximilien Linart, dont je vous ai déjà parlé, précisa le préfet. Il est chargé de l'enquête sur la mort de votre mari. Vous pouvez avoir toute confiance en lui. C'est un policier hors pair. Il enseigne à l'école de police de Fontainebleau. Il saura déterminer rapidement les causes du décès de Gaston.
L'homme tendit la main. Échange de sueurs métacarpiennes.
– Enchantée.
– Enchantée.
– Moi de même.
N'ayant rien d'autre à ajouter, ils se retirèrent. Julie et sa mère contemplèrent à distance la fête qui battait son plein.
– Vous dansez, mademoiselle?
Un jeune Japonais, très guindé, s'inclinait devant Julie.
– Non, merci, répondit-elle.
Surpris par cette rebuffade, le Japonais resta un instant indécis, se demandant ce qu'exigeait la politesse française quand un cavalier était éconduit lors d'une manifestation officielle. La mère vint à sa rescousse:
– Excusez ma fille. Nous sommes en deuil. En France, le noir est la couleur du deuil.
À la fois soulagé de n'être pas personnellement en cause et confus d'avoir commis une bévue, le garçon se cassa en deux devant la table.
– Pardonnez-moi de vous avoir dérangées. Chez nous, c'est le contraire, le blanc est la couleur du deuil.
Le préfet décida de donner du piquant à la soirée en racontant une blague à un petit groupe de convives qui l'entouraient:
– C'est un Esquimau qui creuse un trou dans la glace. Il lance son fil de pêche avec un hameçon et un appât. Il attend, lorsque soudain résonne une voix très forte qui fait trembler le sol: «IL N'Y A PAS DE POISSON ICI!» Apeuré, l'Esquimau s'en va un peu plus loin creuser un autre trou. Il lance son hameçon et attend. La voix terrible tonne à nouveau: «IL N'Y A PAS DE POISSON ICI NON PLUS.» L'Esquimau va encore plus loin creuser un troisième trou. À nouveau la voix se manifeste: «PUISQUE JE vous DIS QU'IL N'Y A PAS DE POISSON ICI!» L'Esquimau fouille des yeux les alentours, n'y voit personne et, de plus en plus effrayé, lève son regard vers le ciel: «Qui me parle? Est-ce Dieu?» Et la voix puissante de retentir: «NON. C'EST LE DIRECTEUR DE LA PATINOIRE…»
Quelques rires. Félicitations. Puis deuxième vague de rires pour ceux qui ont compris à retardement.
L'ambassadeur du Japon tient lui aussi à présenter une histoire.
– C'est l'histoire d'un homme qui s'assoit à une table, ouvre un tiroir, en sort un miroir et le scrute longuement, croyant y voir l'image de son père. Sa femme remarque qu'il tripote souvent ce cadre et s'en inquiète, s'imaginant qu'il s'agit de la photo d'une éventuelle maîtresse. Un après-midi, elle profite de l'absence de son mari pour en avoir le cœur net. Elle va voir quelle est cette étrange image que son mari garde cachée. À peine est-il revenu qu'elle le questionne jalousement: «Mais qui est cette vieille femme acariâtre dont tu gardes le portrait dans ton tiroir?»
Nouvelles esclaffades et rires polis. Deuxième vague de rires pour ceux qui ont compris à retardement. Plus une troisième vague de rires pour ceux qui se la sont fait expliquer.
Le préfet Dupeyron et l'ambassadeur nippon, ravis de leur succès, sortirent d'autres blagues. Ils s'aperçurent qu'il n'était pas facile d'en trouver qui soient aussi amusantes pour les deux peuples, tant les blagues abondent en références culturelles n'ayant de sens que dans leur pays d'origine.
– Croyez-vous qu'il existe un humour universel capable de faire rire tout le monde? demanda le préfet.
Le calme ne revint que lorsque le maître d'hôtel sonna la clochette pour annoncer que tout le monde pouvait s'installer à table car le dîner allait être servi. Des serveuses déposèrent devant chaque assiette des petits pains ronds.
RECETTE DU PAIN: À l'usage de ceux qui l'ont oubliée.
Ingrédients:
600 gde farine
1 paquet de levure sèche
1 verre d'eau
2 cuillerée à café de sucre
1 cuillerée à café de sel, un peu de beurre.
Versez la levure et le sucre dans l'eau et laissez-les reposer pendant une demi-heure. Une mousse épaisse et grisâtre se forme alors. Versez la farine dans une jatte, ajoutez le sel, creusez un puits au centre pour y verser lentement le liquide. Mélangez tout en versant. Couvrez la jatte et laissez reposer un quart d'heure dans un endroit tiède et à l'abri des courants d'air. La température idéale est de 27 °C mais, à défaut, il vaut mieux une température plus basse. La chaleur tuerait la levure. Quand la pâte a levé, travaillez-la un peu à pleines mains. Puis laissez-la à nouveau lever pendant trente minutes. Ensuite vous pouvez la faire cuire pendant une heure dans un four ou dans des cendres de bois. Si vous n'avez pas de four ni de cendres, faites-la cuire sur une pierre en la laissant au grand soleil.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
103 683e exige encore un peu d'attention de ses douze compagnes. Elle n'a pas tout dit. Si elle tient à rejoindre au plus yite sa cité natale, c'est qu'un danger terrible pèse sur Bel-o-kan.
Les Doigts communicants sont très bricoleurs. Ils peuvent œuvrer longtemps pour réussir à produire ce dont ils ont besoin. Ainsi, comme ils voulaient à tout prix lui faire comprendre leur monde de visu, ils ont travaillé pour lui fabriquer une mini-télévision à son échelle.
C'est quoi une télévision? demande 16e.
La vieille fourmi a du mal à se faire comprendre. Elle agite ses antennes pour dessiner un carré. La télévision, c'est une boîte nantie d'une antenne qui, au lieu de percevoir les odeurs, perçoit les images qui traînent dans l'air du monde des Doigts.
Les Doigts ont donc des antennes? s'étonne 10e.
Oui, mais des antennes particulières, incapables de dialoguer entre elles. Elles servent uniquement à recevoir des images et des sons.
Elle explique que ces images montrent tout ce qui se passe dans le monde des Doigts. Elles en sont la représentation et apportent toutes les informations nécessaires pour le comprendre. 103 683e sait bien que ce n'est pas facile à expliquer. Là encore, il faut la croire sur parole. Grâce à la télévision, et sans même avoir à se déplacer, la vieille fourmi rousse a réussi à tout voir et tout connaître du monde des Doigts.
Or, un jour, elle a vu à la télévision, dans une émission régionale, une pancarte blanche plantée précisément à quelques centaines de pas de la grande fourmilière de Bel-o-kan.
Les douze soldates dressent leurs antennes de surprise.
C'est quoi, une pancarte?
103 683e explique: quand les Doigts apposent des pancartes blanches quelque part, cela signifie qu'ils s'apprêtent à couper des arbres, saccager des cités et tout aplatir. En général, les pancartes blanches annoncent la construction d'un de leurs nids cubiques. Ils en mettent une et toute la région est vite transformée en un désert plat, dur, sans herbe, sur lequel s'élève bientôt un nid à Doigts.
C'est ce qui est en train de se passer. Il faut à tout prix prévenir Bel-o-kan avant que ne commencent les travaux de destruction et de mort.
Les douze réfléchissent.
Chez les fourmis, il n'y pas de chef, il n'y a pas de hiérarchie, il n'y a donc pas d'ordres donnés ou reçus, pas d'obligation d'obéissance. Chacun fait ce qu'il veut quand il veut. Les douze se concertent à peine. Cette vieille exploratrice leur a signalé que la cité natale est en danger. Il n'y a pas à pinailler. Elles renoncent à explorer le bord du monde et décident de regagner rapidement Bel-o-kan pour avertir leurs sœurs du danger que représente l'effroyable «pancarte des Doigts».
En avant vers le sud-ouest.
Cependant, même s'il fait chaud, la nuit tombe et il est trop tard pour se mettre en route. L'heure est venue de la mini-hibernation vespérale. Les fourmis se regroupent dans l'anfractuosité d'un arbre, replient pattes et antennes et se pelotonnent les unes contre les autres pour bénéficier quelques instants encore de leur chaleur mutuelle. Puis, presque simultanément, les antennes doucement se rabattent et elles s'endorment en rêvant du curieux monde des Doigts, ces géants aux têtes perdues loin là-haut, vers les cimes des arbres.
12e les imagine en train de manger.
Une multitude de serveurs surgirent, brandissant des plateaux de victuailles. Le responsable du protocole surveillait leur ballet de haut et de loin, comme un chef d'orchestre, donnant des ordres par de petits gestes frénétiques de la main.
Chacun des plateaux constituait une véritable œuvre d'art.
Des cochons de lait aux sourires figés, la gueule fourrée d'une belle tomate rouge, étaient accroupis parmi des montagnes de choucroute. Des chapons rebondis se prélassaient comme si la purée de châtaignes dont ils étaient farcis ne les gênait pas. Des veaux entiers présentaient leurs filets en offrande. Des homards se tenaient par les pinces pour former une ronde joyeuse au travers d'affriolantes macédoines de légumes badigeonnées de mayonnaise luisante.
Le préfet Dupeyron se chargea de porter un toast. Sen tencieusement, il sortit sa «feuille habituelle de jumelage» déjà très écornée et très jaunie car elle avait servi à plusieurs dîners avec des ambassadeurs étrangers, puis il déclara:
– Je lève mon verre à l'amitié entre les peuples et à la compréhension entre les êtres de bonne volonté de toutes les contrées. Vous nous intéressez et j'espère que nous vous intéressons. Quelles que soient les mœurs, les traditions, les technologies, je crois que nous nous enrichissons mutuellement, d'autant que nos différences sont importantes…
Enfin, les impatients furent autorisés à se rasseoir et à se concentrer sur leurs assiettes.
Le souper fut encore l'occasion d'échanger des plaisanteries et des anecdotes. Le maire d'Hachinoé parla d'un de ses habitants extraordinaires. C'était un ermite né sans bras qui vivait en peignant avec ses pieds. On l'appelait le «maître des orteils». Non seulement il savait peindre mais il contrôlait suffisamment ses orteils pour tirer à l'arc et se laver les dents.
L'anecdote passionna l'assistance qui voulait savoir s'il était marié. Le maire d'Hachinoé prétendit que non; en revanche, le maître des orteils avait de nombreuses maîtresses et les femmes en étaient folles pour des raisons inexpliquées.
Ne voulant pas être en reste, le préfet Dupeyron signala que la ville de Fontainebleau possédait aussi son lot de citoyens hors du commun. Mais de tous, le plus extravagant avait été sans conteste un savant fou, du nom d'Edmond Wells. Ce pseudo-scientifique avait carrément cherché à convaincre ses concitoyens que les fourmis constituaient une civilisation parallèle avec laquelle les hommes auraient tout intérêt à communiquer sur un plan d'égalité!
D'abord, Julie n'en crut pas ses oreilles, mais le préfet avait bel et bien prononcé le nom d'Edmond Wells. Elle se pencha pour mieux l'entendre. D'autres convives aussi s'approchaient pour écouter cette histoire de savant fou des fourmis. Ravi de captiver son auditoire, le préfet poursuivit:
– Ce professeur Wells était tellement persuadé de la justesse de son obsession qu'il a pris contact avec le président de la République pour lui proposer de créer… de créer… vous ne devinerez jamais quoi!
Ménageant ses effets, il énonça lentement:
– … Une ambassade fourmi. Avec un ambassadeur des fourmis chez nous!
Il y eut un long silence. Chacun essayait de comprendre comment on pouvait même envisager ce genre de concept saugrenu…
– Mais comment lui était venue cette étrange idée? interrogea l'épouse de l'ambassadeur nippon.
Dupeyron expliqua:
– Ce professeur Edmond Wells affirmait avoir mis au point une machine capable de traduire les mots fourmis en mots humains et vice versa. Il pensait qu'ainsi un dialogue serait possible entre civilisations humaine et myrmécéenne.
– Que signifie «myrmécéen»?
– Cela signifie «fourmi» en grec.
– Et c'est vrai qu'on peut dialoguer avec les fourmis? demanda une autre dame.
Le préfet haussa les épaules.
– Pensez-vous! À mon avis, cet éminent savant avait un peu trop forcé sur notre excellente eau-de-vie locale.
Là-dessus il fit signe aux serveurs de remplir à nouveau les verres.
Il y avait à la table un directeur de bureau d'études, très désireux d'obtenir des commandes et des subsides de la ville. Il se jeta sur cette occasion d'attirer sur lui l'attention des édiles. Se levant presque de sa chaise, il intervint:
– Moi, j'ai entendu dire qu'on arrivait à quelques résultats en fabriquant des phéromones de synthèse. Il paraît qu'on sait leur dire deux mots: «Alerte» et «Suivez-moi»…, des signaux basiques, en quelque sorte. Il suffit de reconstituer la molécule. On sait le faire depuis 1991. On peut donc imaginer qu'une équipe ait développé cette technique au point d'étendre ce vocabulaire à d'autres mots, voire à des phrases entières.
Le sérieux de la remarque jeta un froid.
– Vous en êtes sûr? releva le préfet.
– Je l'ai lu dans une revue scientifique très sérieuse.
Julie aussi l'avait lu, mais elle ne pouvait pas citer comme source l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.
L'ingénieur poursuivit:
– Pour reconstituer les molécules du langage olfactif des fourmis il suffît d'utiliser deux machines: un spectro-mètre de masse et un chromatographe. C'est une simple analyse-synthèse de molécules. On pourrait dire qu'on photocopie un parfum. Les phéromones du langage fourmi ne sont que des parfums. C'est à la portée de n'importe quel apprenti parfumeur. Avec un ordinateur, on associe ensuite à chaque molécule odorante un mot audible et vice versa.
– J'avais entendu parler de déchiffrage du langage dansé des abeilles mais pas du langage olfactif des fourmis, signala un autre convive.
– On s'intéresse plus aux abeilles parce qu'elles ont un intérêt économique, elles produisent du miel, alors que les fourmis ne produisent rien du tout d'utile à l'humain, c'est peut-être pour cela qu'on a ignoré les études sur leur langage, rétorqua l'ingénieur.
– Et aussi peut-être parce que les études sur les fourmis ne sont financées que par les boîtes… d'insecticides, remarqua Julie.
Il s'établit un silence gêné que s'empressa de rompre le préfet. Après tout, ses hôtes n'étaient pas venus au château pour recevoir une leçon d'entomologie. Ils étaient venus pour rire, danser et bien manger. Le préfet détourna l'attention pour revenir sur les aspects comiques de la proposition d'Edmond Wells.
– Quand même, vous vous imaginez la scène: si on créait une ambassade des fourmis à Paris? Moi, je la vois très bien: une petite fourmi en queue-de-pie et nœud papillon circulerait parmi les invités à l'occasion d'une réception officielle. «Qui dois-je annoncer? demanderait l'huissier. – L'ambassadeur du monde des fourmis, répondrait le petit insecte en tendant sa minuscule carte de visite! – Oh, excusez-moi, dirait par exemple l'ambassadrice du Guatemala, je crois que je vous ai marché dessus tout à l'heure. – Je sais, répondrait la fourmi, je suis précisément le nouvel ambassadeur du monde des fourmis, le quatrième qui se fait écraser depuis le début du repas!»
La blague improvisée fit rire tout le monde. Le préfet était content. Il avait à nouveau accaparé les regards.
Puis lorsque les rires se calmèrent:
– Et… en admettant qu'on puisse leur parler, quel intérêt de créer une ambassade fourmi? interrogea la femme de l'ambassadeur japonais.
Le préfet demanda aux gens de s'approcher comme s'il allait confier un secret.
– Vous n'allez pas le croire. Ce type-là, ce professeur Edmond Wells, prétendait que les fourmis forment une puissance économique et politique terrienne, à moindre échelle que la nôtre, mais considérable malgré tout.
Le préfet ménageait ses effets. Comme si l'information était en soi si énorme qu'il fallait un peu de temps pour la digérer.
– L'année dernière, un groupe de ces «fous de fourmis», rallié à ce savant, a contacté le ministre de la Recherche et même le président de la République pour leur demander de réaliser cette ambassade fourmi auprès des hommes. Oh, attendez, le président nous a fait parvenir une copie. Allez la chercher, Antoine.
Le secrétaire du préfet partit fouiller dans une mallette et lui tendit une feuille.
– Écoutez ça, je vais vous la lire, proclama le préfet.
Il attendit le silence puis déclama:
«Nous vivons depuis cinq mille ans avec les mêmes idées: la démocratie avait déjà été inventée par les Grecs de l'Antiquité, nos mathématiques, nos philosophies, nos logiques datent toutes d'au moins trois mille ans. Rien de neuf sous le soleil. Rien de neuf parce que ce sont toujours les mêmes cerveaux humains qui tournent de la même manière. En outre, ces cerveaux ne sont pas utilisés à plein rendement car ils sont bridés par les gens de pouvoir qui, ayant peur de perdre leurs places, retiennent l'émergence de nouveaux concepts ou de nouvelles idées. Voilà pourquoi il y a toujours les mêmes conflits pour les mêmes causes. Voilà pourquoi il y a toujours les mêmes incompréhensions entre les générations.
Les fourmis nous offrent une nouvelle manière de voir et de réfléchir sur notre monde. Elles ont une agriculture, une technologie, des choix sociaux bizarres susceptibles d'élargir nos propres horizons. Elles ont trouvé des solutions originales à des problèmes que nous ne savons pas résoudre. Par exemple, elles vivent dans des cités de plusieurs dizaines de millions d'individus sans banlieues dangereuses, sans embouteillages et sans problèmes de chômage. L'idée d'une ambassade fourmi est le moyen de créer un pont officiel entre les deux civilisations terriennes les plus évoluées qui se sont trop longtemps ignorées mutuellement.
Nous nous sommes assez longtemps méprisés. Nous nous sommes assez longtemps combattus. Il est temps de coopérer, humains et fourmis, d'égal à égal.»
Un silence suivit la fin de la phrase. Puis le préfet émit un petit rire, qui peu à peu fut repris par les autres convives et amplifié.
Leurs gloussements ne cessèrent que lorsqu'on apporta le plat de résistance, de l'estouffade d'agneau au beurre.
– Assurément, ce monsieur Edmond Wells était un peu dérangé! dit la femme de l'ambassadeur japonais.
– Un fou, oui!
Julie réclama la lettre. Elle voulait l'examiner. Elle la médita longuement, comme si elle avait voulu l'apprendre par cœur.
Ses hôtes en étaient au dessert quand le préfet tira le commissaire Maximilien Linart par la manche et le convia à discuter avec lui à l'abri des oreilles indiscrètes. Là, il l'informa que ce n'était pas seulement pour l'amitié entre les peuples que tous ces industriels japonais s'étaient déplacés. Ils appartenaient à un gros groupe financier, lequel souhaitait ériger un complexe hôtelier en pleine forêt de Fontainebleau. Situé à la fois parmi des arbres centenaires et une nature encore sauvage, proche d'un château historique, il attirerait, selon eux, les touristes du monde entier.
– Mais la forêt de Fontainebleau a été déclarée réserve naturelle par arrêté préfectoral, s'étonna le commissaire.
Dupeyron haussa les épaules.
– Évidemment, nous ne sommes pas ici en Corse ou sur la Côte d'Azur où les promoteurs immobiliers mettent le feu à la garrigue pour pouvoir lotir des zones protégées. Mais nous devons tenir compte des enjeux économiques.
Comme Maximilien Linart demeurait perplexe, il précisa, d'un ton qu'il voulait persuasif:
– Vous n'êtes pas sans savoir que la région a un taux de chômeurs assez important. Cela entraîne l'insécurité. Cela entraîne la crise. Nos hôtels ferment les uns après les autres. Notre région se meurt. Si nous ne réagissons pas rapidement, nos jeunes déserteront le pays et les impôts locaux ne suffiront plus à subvenir aux besoins de nos écoles, de l'administration et de la police.
Le commissaire Linart se demanda où Dupeyron voulait en venir avec ce petit discours prononcé pour son seul bénéfice.
– Qu'attendez-vous donc de moi?
Le préfet lui tendit du gâteau aux framboises.
– Où en êtes-vous dans l'enquête sur le décès du directeur du service juridique des Eaux et Forêts, Gaston Pinson?
– C'est une affaire étrange. J'ai réclamé une autopsie au service médico-légal, répondit le policier en acceptant le dessert.
– J'ai lu dans votre rapport préliminaire que le corps a été retrouvé à proximité d'une pyramide de béton d'une hauteur d'environ trois mètres, passée inaperçue jusqu'ici parce que camouflée par de grands arbres.
– C'est bien cela. Et alors?
– Alors! Il existe donc déjà des gens qui ne tiennent aucun compte de cette interdiction de construire au milieu d'une réserve naturelle protégée. Ils ont bâti en toute quiétude, sans que nul ne s'en émeuve, ce qui constitue à coup sûr un précédent intéressant en ce qui concerne nos amis investisseurs japonais. Qu'avez-vous appris sur cette pyramide?
– Pas grand-chose, sinon qu'elle ne figure pas au cadastre.
– Il faut absolument en savoir davantage, insista le préfet. Rien ne vous empêche d'enquêter à la fois sur le décès de Pinson et sur l'érection de cette mystérieuse pyramide. Je suis certain que les deux événements sont liés.
Le ton était péremptoire. Leur conversation fut interrompue par un administré qui voulait obtenir l'aide du préfet pour une place dans une crèche.
Après le dessert les gens se remirent à danser.
Il était tard. La mère de Julie consentit à s'en aller. Comme elle s'éloignait avec sa fille, le commissaire Linart se proposa pour les raccompagner.
Un valet leur remit leurs manteaux. Linart lui glissa une pièce. Ils étaient sur le perron, attendant qu'un voitu-rier amène la berline du commissaire, quand Dupeyron lui glissa à l'oreille:
– Elle m'intéresse vraiment beaucoup cette pyramide mystérieuse. Vous m'avez compris?
– Oui, madame.
– Alors, si vous avez compris, répétez donc la question.
– Comment faire quatre triangles équilatéraux de taille égale avec six allumettes.
– Bien. Approchez de l'estrade pour nous fournir la réponse.
Julie se leva de son pupitre et marcha jusqu'au tableau noir. Elle n'avait pas la moindre idée de la réponse qu'exigeait la prof de maths. La dame la dominait de tout son haut.
Julie lança alentour un regard éperdu. La classe la lorgnait, goguenarde. Tous les autres élèves connaissaient sans aucun doute cette solution qui lui échappait.
Elle regarda l'ensemble de la classe, espérant que quelqu'un viendrait à son secours.
Les visages oscillaient entre l'indifférence amusée, la pitié et le soulagement de n'être pas à sa place.
Au premier rang, trônaient les fils à papa, impeccables et studieux. Derrière, il y avait ceux qui les enviaient et s'apprêtaient déjà à leur obéir. Venaient ensuite les moyens et les «peut mieux faire», les besogneux qui se donnaient beaucoup de mal pour peu de résultats. Tout au fond enfin, les marginaux avaient pris leurs aises près du radiateur.
Il y avait là les «Sept Nains», du nom du groupe de rock qu'ils avaient formé. Ces élèves-là se mêlaient peu au reste de la classe.
– Alors, cette réponse? réclama le professeur.
L'un des Sept Nains lui adressa des signes. Il joignait et rejoignait ses doigts, comme pour composer une forme dont elle ne distinguait pas la signification.
– Voyons, mademoiselle Pinson, je comprends que vous soyez affectée par la mort de votre père mais cela ne change rien aux lois mathématiques qui régissent le monde. Je répète: six allumettes forment quatre triangles équilatéraux de taille égale à condition… qu'on les dispose comment? Tâchez de penser autrement. Ouvrez votre imagination. Six allumettes, quatre triangles, à condition de les disposer en…
Julie plissait ses yeux gris clair. Quelle était cette forme là-bas? À présent, le garçon articulait soigneusement quelque chose, détachant bien les syllabes. Elle s'efforça de lire sur ses lèvres. Pi… ro… ni… de…
– Pironide, dit-elle.
Toute la classe éclata de rire. Son allié afficha un air désespéré.
– On vous a mal soufflé, annonça le professeur. Pas «pironide». Py-ra-mi-de. Cette forme représente la troisième dimension, elle signifie la conquête du relief. Elle rappelle qu'il est possible d'ouvrir le monde afin de pas ser d'une surface plane à un volume. N'est-ce pas… David?
En deux enjambées, elle était déjà au fond de la classe, près du susnommé.
– David, apprenez que dans la vie on peut tricher, à condition de ne pas se faire prendre. J'ai bien vu vos manigances. Regagnez votre place, mademoiselle.
Elle inscrivit sur le tableau: le temps.
– Aujourd'hui, nous avons étudié la troisième dimension. Le relief. Demain, le cours portera sur la quatrième: le temps. La notion de temps a également sa place en mathématiques. Où, quand, comment ce qui a lieu dans le passé produit son effet dans le futur. Je pourrais ainsi vous poser demain la question: «Pourquoi Julie Pinson a-t-elle pris un zéro, dans quelles circonstances et quand en obtiendra-t-elle un nouveau?»
Quelques rires moqueurs et courtisans fusèrent des premiers rangs. Julie se dressa.
– Asseyez-vous, Julie. Je ne vous ai pas demandé de vous lever.
– Non, je tiens à rester debout. J'ai quelque chose à vous dire.
– Au sujet du zéro? ironisa le professeur. Il est trop tard. Votre zéro est déjà inscrit sur votre carnet de notes.
Julie braquait ses yeux de métal gris sur le professeur de mathématiques.
– Vous avez dit qu'il importait de penser autrement, mais vous, vous pensez constamment de la même façon.
– Je vous prierais de demeurer correcte, mademoiselle Pinson.
– Je suis correcte. Mais vous enseignez une matière qui ne correspond à rien de pratique dans la vie. Vous cherchez simplement à briser nos esprits pour les rendre dociles. Si l'on s'enfonce dans le crâne vos histoires de cercles et de triangles, ensuite, on est prêt à admettre n'importe quoi.
– Vous cherchez un deuxième zéro, mademoiselle Pinson?
Julie haussa les épaules, prit son sac, marcha jusqu'à la porte qu'elle claqua dans l'étonnement général.
DEUIL DU BÉBÉ: À l'âge de huit mois, le bébé connaît une angoisse particulière que les pédiatres nomment «le deuil du bébé». Chaque fois que sa mère s'en va, il croit qu'elle ne reviendra plus jamais. Cette crainte suscite parfois des crises de larmes et les symptômes de l'angoisse. Même si sa mère revient, il s'angoissera à nouveau lorsqu'elle repartira. C'est à cet âge que le bébé comprend qu'il y a des choses dans ce monde qui se passent et qu'il ne domine pas. Le «deuil du bébé» s'explique par la prise de conscience de son autonomie par rapport au monde. Drame: «je» est différent de tout ce qui l'entoure. Le bébé et sa maman ne sont pas irrémédiablement liés, donc on peut se retrouver seul, on peut être en contact avec des «étrangers qui ne sont pas maman» (est considéré comme étranger tout ce qui n'est pas maman et, à la rigueur, papa). Il faudra attendre que le bébé atteigne l'âge de dix-huit mois pour qu'il accepte la disparition momentanée de sa mère.
La plupart des autres angoisses que l'être humain connaîtra plus tard, jusqu'à sa vieillesse: peur de la solitude, peur de la perte d'un être cher, peur des étrangers, etc., découleront de cette première détresse.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Il fait froid, mais la peur de l'inconnu leur donne de la force. Au matin, les douze exploratrices et la vieille fourmi marchent. Il faut se hâter par les pistes et les sentes afin de mettre en garde leur cité natale contre la menace de la «pancarte blanche».
Elles parviennent à une falaise qui surplombe une vallée. Elles stoppent pour contempler le paysage et chercher le meilleur passage pour descendre.
Les fourmis disposent d'une perception visuelle différente de celle des mammifères. Chacun de leur globe oculaire est composé d'un amoncellement de tubes, eux-mêmes formés de plusieurs lentilles optiques. Au lieu d'apercevoir une image fixe et nette, elles en reçoivent une multitude de floues qui, par leur nombre, aboutissent enfin à une perception nette. Ainsi elles perçoivent moins bien les détails mais détectent beaucoup mieux le moindre mouvement.
De gauche à droite, les exploratrices voient les sombres tourbières des pays du Sud que survolent des mouches, mordorées et des taons taquins, puis les grands rochers vert émeraude de la montagne aux fleurs, la prairie jaune des terres du Nord, la forêt noire peuplée de fougères aigles et de pinsons fougueux.
L'air chaud fait remonter des moustiques que prennent aussitôt en chasse des fauvettes aux reflets cyan.
En matière de spectre des couleurs aussi, la sensibilité des fourmis est particulière. Elles distinguent parfaitement les ultraviolets et moins bien les rouges. Les informations ultraviolettes font ressortir fleurs et insectes parmi la verdure. Les myrmécéennes voient même sur les fleurs des lignes qui sont autant de pistes d'atterrissage pour les abeilles butineuses.
Après les images, les odeurs. Les exploratrices agitent leurs antennes-radars olfactives à 8000 vibrations-seconde pour mieux humer les relents alentour. En faisant tournoyer leurs tiges frontales, elles détectent les gibiers lointains et les prédateurs proches. Elles hument les exhalaisons des arbres et de la terre. La terre a pour elles une senteur à la fois très grave et très douce. Rien à voir avec son goût âcre et salé.
10e, qui a les plus longues antennes, se dresse sur ses quatre pattes postérieures pour, ainsi surélevée, mieux capter les phéromones. Autour d'elle, ses compagnes scrutent de leurs antennes plus courtes le formidable décor olfactif qui s'étend devant elles.
Les fourmis souhaiteraient emprunter le chemin le plus rapide pour regagner Bel-o-kan, passer par les bosquets de campanules qui embaument jusqu'ici et que survolent des nuées de papillons vulcains aux ailes constellées d'yeux ébahis. Mais 16e, spécialiste en cartographie chimique, signale que ce coin est infesté d'araignées sauteuses et de serpents à long nez. De plus, des hordes de fourmis cannibales migrantes sont en train de traverser l'endroit et même si l'escouade tentait de passer en hauteur, par les branchages, elle se ferait sans doute capturer par les fourmis esclavagistes que les fourmis naines ont repoussées jusqu'au nord. 5e estime que le meilleur chemin reste encore de descendre la falaise, sur la droite.
103 683e écoute attentivement ces informations. Beaucoup d'événements politiques se sont produits depuis qu'elle a quitté la fédération. Elle demande à quoi ressemble la nouvelle reine de Bel-o-kan. 5e répond qu'elle a un petit abdomen. Comme toutes les souveraines de la cité, elle se fait appeler Belo-kiu-kiuni mais elle n'a pas l'envergure des reines d'antan. Après les malheurs de l'an passé, la fourmilière a manqué de sexués. Alors, pour assurer la survie de la reine fécondée, il y a eu copulation sans envol dans une salle close.
103 683e remarque que 5e ne semble pas accorder beaucoup d'estime à cette pondeuse mais, après tout, nulle fourmi n'est obligée d'apprécier sa reine, fut-elle sa propre mère.
A l'aide de leurs coussinets plantaires adhésifs, les soldates descendent la falaise presque à la verticale.
Le commissaire Maximilien Linart était un homme heureux. Il avait une femme charmante nommée Scynthia et une adorable fille âgée de treize ans, Marguerite. Il vivait dans une belle villa et jouissait de ces deux éléments, symboles de prospérité, que sont un grand aquarium et une large et haute cheminée. À quarante-quatre ans, il lui semblait avoir tout réussi. Bon élève, bardé de diplômes, il était fier de sa carrière. Il avait résolu tant d'affaires qu'on l'avait réclamé comme enseignant à l'école de police de Fontainebleau. Ses supérieurs lui faisaient confiance et n'intervenaient pas dans ses enquêtes. Depuis peu, il s'intéressait même à la politique. Il appartenait au cercle des intimes du préfet, qui l'appréciait de surcroît comme partenaire au tennis.
En rentrant chez lui, il lança son chapeau sur le perroquet et ôta sa veste.
Dans le salon, sa fille était en train de regarder la télévision. Ses nattes blondes ramenées en arrière, elle avançait imperceptiblement son minois vers l'écran. Comme pour environ trois autres milliards d'êtres humains en cette même seconde, une lumière bleue mouvante s'inscrivait sur son visage entièrement tendu vers les images. Télécommande en main, elle zappait en quête de l'introuvable émission idéale.
Chaîne 67. Documentaire. Les parades sexuelles compliquées des chimpanzés bonobos du Zaïre ont retenu l'attention des zoologues. Les mâles se battent entre eux en se servant de leur sexe en érection comme d'une épée. Cependant, en dehors de ces parades, les bonobos ne se querellent jamais. Mieux: il semblerait que cette espèce soit parvenue à inventer la non-violence par le sexe.
Chaîne 46. Social. Les employés des services de nettoyage de la voirie sont en grève. Les éboueurs ne reprendront le ramassage des poubelles que lorsque leurs revendications seront satisfaites. Ils exigent une revalorisation de leur salaire et de leur retraite.
Chaîne 45. Film érotique. «Oui. Ahahaaa, aah, ooo-haah, aah, oooh, oh, non! oh, oui! oui! Continue, continue… Ohahah… non, non, non, bon d'accord, si, oui.»
Chaîne 110. Informations. Dernière minute. Carnage dans une école maternelle devant laquelle avait été garée une voiture piégée. Le bilan est actuellement de dix-neuf tués et de sept blessés parmi les enfants, de deux morts parmi le personnel enseignant. Des clous et des boulons avaient été ajoutés aux explosifs afin de causer davantage de dégâts dans la cour de récréation. L'attentat a été revendiqué dans un message adressé à la presse par un groupe déclarant s'appeler «I.P.», «Islam Planétaire». Le texte précise qu'en tuant le plus grand nombre d'infidèles, ses militants sont sûrs d'aller au paradis. Le ministre de l'Intérieur demande à la population de garder son calme.
Chaîne 345. Divertissement. Émission «La Blague du jour». Et voici notre petite histoire drôle quotidienne que vous pourrez raconter à votre tour pour amuser vos amis: C'est un scientifique qui étudie le vol des mouches. Il coupe une patte et dit à la mouche: «Envole-toi.» Et il s'aperçoit que même sans cette patte la mouche vole toujours. Il coupe deux pattes et dit: «Envole-toi.» Là encore, la mouche vole. Il coupe une aile et il répète: «Envole-toi.» Il s'aperçoit que la mouche ne vole plus. Alors, il inscrit dans son calepin: «Lorsqu'on coupe une aile à une mouche, elle devient sourde.»
Marguerite nota mentalement l'histoire. Mais comme tout le monde avait dû l'entendre au même moment, Marguerite savait déjà qu'elle ne pourrait la placer nulle part.
Chaîne 201. Musique. Nouveau clip de la chanteuse Alexandrine: «…le monde est amour, amour toujours, amoooour, je t'aime, tout n'est que…»
Chaîne 622. Jeu.
Marguerite s'avança et reposa sa télécommande. Elle aimait bien ce jeu télévisé, «Piège à réflexion» où il fallait résoudre une énigme de pure logique. Elle estimait qu'à la télévision, c'était sans doute ce qui se faisait de plus décent. L'animateur salua la foule qui l'ovationnait et s'effaça devant une femme plutôt ronde, assez âgée et engoncée dans une robe de nylon à fleurs. Elle semblait perdue derrière d'épaisses lunettes d'écaille.
L'animateur exhiba une denture d'un blanc éblouissant. Il s'empara du micro:
– Eh bien, madame Ramirez, je vais vous énoncer notre nouvelle énigme: en conservant toujours six allumettes, sauriez-vous construire non plus quatre, ni six, mais HUIT triangles équilatéraux de taille égale?
– Il me semble que nous atteignons à chaque fois une dimension supplémentaire, soupira Juliette Ramirez. D'abord, il a fallu découvrir la troisième dimension, puis la fusion des complémentaires et à présent…
– Le troisième pas, intervint l'animateur. Il vous faut trouver le troisième pas. Mais nous vous faisons confiance, madame Ramirez. Vous êtes la championne des championnes de «Piège à…
– … Réflexion», compléta l'assistance à l'unisson.
Mme Ramirez réclama qu'on lui apporte les six allumettes en question. On lui remit aussitôt six fins et très longs morceaux de bois ourlés de rouge, afin que spectateurs et téléspectateurs ne perdent pas une miette de ses manipulations comme cela aurait été le cas avec de simples allumettes suédoises.
Elle réclama une phrase de secours. L'animateur décacheta une enveloppe et lut:
– La première phrase qui va vous aider est: «Il faut agrandir son champ de conscience.»
Le commissaire Maximilien Linart écoutait d'une oreille quand son regard s'arrêta sur son aquarium. Des poissons morts flottaient, ventre en l'air, à la surface.
Ses poissons, les nourrissait-il trop? À moins qu'ils ne soient décimés par des guerres intestines. Les forts exterminaient les faibles. Les rapides exterminaient les lents. Dans le monde clos de la cage de verre régnait un darwinisme particulier: seuls survivaient les plus méchants et les plus agressifs.
Il profita de ce que sa main était déjà plongée dans l'eau pour redresser, au fond de l'aquarium, le bateau de pirates en stuc et quelques plantes marines en plastique. Après tout, peut-être les poissons tenaient-ils pour vrai ce décor d'opérette.
Le policier remarqua que la pompe du filtre ne fonctionnait plus. Il nettoya avec ses doigts les éponges gorgées d'excréments. «Vingt-cinq guppys, qu'est-ce que ça produit comme déchets!» Pendant qu'il y était, il rajouta de l'eau du robinet.
Il distribua un peu de nourriture aux survivants, vérifia la température du bac et salua sa population.
Dans l'aquarium, les poissons se moquaient tout à fait des efforts de leur maître. Ils ne comprenaient pas pourquoi des doigts avaient retiré les cadavres des guppys qu'ils avaient dûment placés à l'endroit précis où ils fermenteraient le mieux jusqu'à ce que leurs chairs amollies soient plus faciles à découper. Ils n'avaient même pas le droit de se manger mutuellement leurs crottes puisqu'elles étaient aussitôt aspirées par la pompe. Les plus intelligents parmi les occupants de l'aquarium réfléchissaient depuis longtemps au sens de leur vie sans parvenir à comprendre pourquoi de la nourriture apparaissait tous les jours par miracle à la surface des flots, ni pourquoi cette nourriture était toujours inerte.
Deux mains fraîches se posèrent sur les yeux de Maximilien.
– Joyeux anniversaire papa!
– J'avais complètement oublié que c'était aujourd'hui, fit-il en embrassant femme et fille.
– Nous pas! Nous t'avons préparé quelque chose qui te plaira, annonça Marguerite.
Elle brandit un gâteau au chocolat et aux cerneaux de noix sur lequel était plantée une forêt de bougies en feu.
– On a fouillé dans tous les tiroirs mais on n'en a trouvé que quarante-deux, fit-elle remarquer.
D'un souffle, il éteignit toutes les bougies puis se servit une part de gâteau.
– Et nous t'avons aussi acheté un cadeau!
Sa femme lui tendit une boîte. Il avala une dernière bouchée au chocolat, découpa le carton qui révéla un ordinateur portable de la dernière génération.
– Quelle excellente idée! s'émerveilla-t-il.
– J'ai choisi un modèle léger, rapide et doté d'une très grande capacité de mémoire, souligna sa femme. Je pense que tu t'amuseras bien avec.
– Sûrement. Merci, mes amours.
Jusqu'ici, il s'était contenté du volumineux ordinateur de son bureau qu'il utilisait comme machine à traitement de textes et instrument comptable. Avec ce petit portable à la maison, il allait enfin pouvoir explorer toutes les possibilités de l'informatique. Sa femme avait le chic pour dénicher le cadeau idéal.
Sa fille prétendait avoir, elle aussi, un cadeau. Elle avait adjoint à l'ordinateur un logiciel de jeu qui s'intitulait Évolution. «Recréez artificiellement une civilisation et comprenez votre monde comme si vous en étiez le dieu», annonçait la publicité.
– Tu passes tellement de temps à t'occuper de ton aquarium à guppys, déclara Marguerite, que j'ai pensé que cela t'amuserait d'avoir tout un monde virtuel à ta disposition, avec des gens, des villes, des guerres, tout ça, quoi!
– Oh, moi, les jeux…, dit-il en embrassant quand même la donatrice pour ne pas la décevoir.
Marguerite introduisit le disque C.D.-Rom et se donna beaucoup de mal pour lui expliquer les règles de ce dernier-né, et très à la mode, produit de l'informatique. Il s'ouvrait sur une vaste plaine où, en 5000 av. J.-C, le joueur avait mission d'installer sa tribu. Ensuite, à lui de créer un village, de le protéger par une palissade puis d'agrandir son territoire de chasse, construire d'autres villages, maîtriser les guerres avec les tribus avoisinantes, développer les recherches scientifiques et artistiques, construire des routes, dessiner des champs, mettre en route une agriculture, transformer les villages en villes pour que la tribu forme une nation, survive et évolue le plus rapidement possible.
– Au lieu de t'amuser avec vingt-cinq poissons, tu disposeras de centaines de milliers d'hommes virtuels. Ça te plaît?
– Bien sûr, dit le policier, pas encore convaincu mais soucieux de ne pas désappointer sa fille.
COMMUNICATION DES BÉBÉS: Au treizième siècle, le roi Frédéric II voulut faire une expérience pour savoir quelle était la langue «naturelle» de l'être humain. Il installa six bébés dans une pouponnière et ordonna à leurs nourrices de les alimenter, les endormir, les baigner, mais surtout… sans jamais leur parler. Frédéric II espérait ainsi découvrir quelle serait la langue que ces bébés «sans influence extérieure» choisiraient naturellement. Il pensait que ce serait le grec ou le latin, seules langues originelles pures à ses yeux. Cependant, l'expérience ne donna pas le résultat escompté. Non seulement aucun bébé ne se mit à parler un quelconque langage mais tous les six dépérirent et finirent par mourir. Les bébés ont besoin de communication pour survivre. Le lait et le sommeil ne suffisent pas. La communication est aussi un élément indispensable à la vie.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Le monde dé la falaise a sa végétation et sa faune spécifiques. En descendant le long de la roche verticale, les douze jeunes exploratrices et la vieille guerrière découvrent un décor inconnu. Les fleurs accrochées à la paroi sont des œillets roses aux calices cylindriques rougeâtres, des orpins brûlants aux feuilles charnues et à l'odeur poivrée, des gentianes aux longs pétales bleus, des triques-madame dont les feuilles rondes et lisses taquinent les petites fleurs blanches, des artichauts de muraille aux pétales pointus et aux feuilles serrées.
Les treize fourmis dévalent ce mur de grès en s'y cramponnant au moyen des coussinets adhésifs de leurs pattes.
Au détour d'une grosse pierre, l'escouade myrmé-céenne tombe soudain sur un troupeau de psoques. Ces petits insectes, sorte de poux des roches, possèdent des yeux composés très saillants, une bouche broyeuse et des antennes si fines qu'on les en croit à première vue dépourvus.
Les psoques, affairés à lécher les algues jaunes qui poussent sur la roche, n'ont pas perçu l'approche des fourmis. Il est quand même rare de rencontrer des fourmis alpinistes dans le coin. Les psoques ont toujours cru jusqu'ici que leur monde vertical leur assurait une certaine tranquillité; si les fourmis se mettent à gravir et dévaler les falaises, on ne s'en sortira plus!
Sans demander leur reste, ils s'enfuient.
En dépit de son âge avancé, 103 683e réussit quelques beaux tirs d'acide formique qui atteignent à chaque fois les psoques en pleine course. Ses compagnes l'en félicitent. Elle a l'anus encore très précis pour son âge.
L'escouade mange les psoques et constate avec grande surprise qu'ils ont un peu la même saveur que les moustiques mâles. Pour être plus exact, leur goût se situe entre le moustique mâle et la libellule verte, mais sans les arômes mentholés typiques de cette dernière.
Les treize fourmis rousses contournent de nouvelles fleurs: des casse-pierres blancs, des coronilles panachées et des saxifrages perpétuelles aux minuscules pétales immaculés.
Plus loin, elles mettent à sac un attroupement de thrips. 103 683e ne les avait même pas reconnus. À force de vivre parmi les Doigts, elle a oublié nombre d'espèces. Il faut avouer qu'il y en a tellement. Les thrips, petits herbivores aux ailes frangées, claquent sèchement sous les labiales. Ils sont certes croustillants mais laissent, une fois avalés, un arrière-goût citronné qui ne ravit pas les papilles des Belokaniennes.
Les exploratrices tuent encore des hespéries sautillantes, des pyrales purpurines qui sont des papillons pas très jolis mais bien épais, des cercopes sanguinolentes, des odonates paresseux et des lestes aux mouvements gracieux: toutes espèces paisibles et sans autre intérêt que d'être comestibles pour les fourmis rousses.
Elles tuent des méloïdes, insectes dodus dont le sang et les organes génitaux contiennent de la cantharidine, substance excitatrice, même pour des fourmis.
Sur la paroi, le vent leur rabat les antennes telles des mèches rebelles. 14e tire sur un bébé coccinelle orange à deux points noirs. L'animal pleure un sang jaune puant par toutes les articulations de ses pattes.
103 683e se baisse pour mieux l'examiner. Il s'agit d'un leurre. Le bébé coccinelle fait semblant d'être mort mais le tir d'acide a ricoché sur sa carapace hémisphérique sans le blesser. La vieille fourmi solitaire connaît ce stratagème. Certains insectes sécrètent un liquide, de préférence nauséabond, dès qu'ils se sentent en danger, afin d'éloigner leurs prédateurs. Tantôt ce liquide gicle par tous les pores, tantôt des vésicules gonflent puis crèvent au niveau des articulations. Dans tous les cas, ce phénomène ôte tout appétit aux prédateurs affamés.
103 683e s'approche de l'animal suintant. Elle sait que ces hémorragies volontaires cesseront d'elles-mêmes mais, pourtant, cela l'impressionne. Elle signale aux douze jeunes fourmis que cet insecte n'est pas mangeable et le bébé coccinelle reprend sa route.
Mais les Belokaniennes ne font pas que descendre, tuer et manger. Elles sont aussi à l'affût du meilleur chemin. Elles évoluent entre corniches et parois lisses. Parfois, elles sont obligées de se suspendre, de se retenir par les pattes et les mandibules pour franchir des passes vertigineuses. De leurs corps, elles forment des échelles ou des ponts. La confiance est de rigueur; qu'une seule des treize fourmis n'assure pas suffisamment sa prise et c'est tout leur pont vivant qui s'effondrerait.
103 683e a perdu l'habitude d'accomplir autant d'efforts. Là-bas, au-delà du bord du monde, dans l'univers artificiel des Doigts, tout était à portée de mandibules.
Si elle ne s'était pas évadée de leur monde, elle serait amorphe et fainéante comme un Doigt. Car, elle l'a vu à la télévision, les Doigts sont toujours partisans du moindre effort. Ils ne savent même pas fabriquer leur propre nid. Ils ne savent plus chasser pour se nourrir. Ils ne savent plus courir pour fuir leurs prédateurs. D'ailleurs, ils n'en ont plus.
Comme le dit bien un adage myrmécéen: La fonction fait l'organe, mais l'absence de fonction défait l'organe.
103 683e se souvient de sa vie là-bas, au-delà du monde normal.
Que faisait-elle de ses journées?
Elle mangeait la nourriture morte qui lui tombait du ciel, elle regardait la mini-télévision et elle discutait au téléphone (celui de la machine à traduire ses phéromones en mots auditifs) des Doigts. «Manger, téléphoner, regarder la télévision»: les trois principales occupations des Doigts.
Elle n'avait pas tout confié à ses douze cadettes. Elle ne leur avait pas dit que ces Doigts communicants étaient peut-être très causants sans être pour autant efficaces. Ils n'étaient même pas parvenus à convaincre d'autres Doigts de l'intérêt de prendre en considération la civilisation des fourmis et de dialoguer avec elles d'égal à égal.
C'était parce qu'ils avaient échoué que 103 683e tentait à présent de réussir le projet en sens inverse: convaincre les fourmis de faire alliance avec les Doigts. De toute façon, elle était convaincue que c'était l'intérêt des deux plus grandes civilisations terriennes. Fonctionner en additionnant leurs talents et non en les opposant.
Elle se souvient de son évasion. Cela n'avait pas été facile. Les Doigts ne voulaient pas la laisser partir. Elle avait attendu qu'on annonce une météo clémente à la mini-télévision et avait profité d'un interstice de la grille supérieure pour fuir, tôt le matin.
Maintenant, le plus dur reste à faire. Convaincre les siennes. Que les douze jeunes exploratrices n'aient pas d'emblée rejeté son projet lui semble cependant de bon augure.
La vieille fourmi rousse et ses comparses ont terminé leur mouvement pendulaire pour rejoindre l'autre bord de la crevasse. 103 683e signale aux autres que, par commodité, elles peuvent l'appeler comme les soldates de la croisade par un diminutif odorant plus court.
Mon nom est 103 683e. Mais vous pouvez m'appelez 103e.
14e signale que ce n'est pas le nom fourmi le plus long qu'elles aient connu. Avant, dans leur groupe, il y avait une toute jeune fourmi portant le nom de 3 642 451e. On perdait un temps fou à l'appeler. Heureusement, elle avait été mangée par une plante Carnivore durant une chasse.
Elles continuent leur descente.
Les fourmis font une halte dans une caverne rocheuse et s'échangent des trophallaxies aux psoques et aux méloïdes triturés. La vieille a un frisson de dégoût. Déci dément, ce n'est pas bon, le méloïde. Trop amer. Même trituré.
COMMENT S'INTÉGRER: Il faut imaginer que notre conscient est la partie émergée de notre pensée. Nous avons 10 % de conscient émergé et 90 % d'inconscient immergé.
Quand nous prenons la parole, il faut que les 10 % de notre conscient s'adressent aux 90 % de l'inconscient de nos interlocuteurs.
Pour y parvenir, il faut passer la barrière des filtres de méfiance qui empêchent les informations de descendre jusqu'à l'inconscient.
L'un des moyens d'y réussir consiste à mimer les tics d'autrui. Ils apparaissent nettement au moment des repas. Profitez donc de cet instant crucial pour scruter votre vis-à-vis. S'il parle en mettant une main devant sa bouche, imitez-le. S'il mange ses frites avec les doigts, faites de même, et s'il s'essuie souvent la bouche avec sa serviette, suivez-le encore. Posez-vous des questions aussi simples que: «Est-ce qu'il me regarde quand il parle?», «Est-ce qu'il parle quand il mange?»
En reproduisant les tics qu'il manifeste en son moment le plus intime, la prise de nourriture, vous transmettrez automatiquement le message inconscient: «Je suis de la même tribu que vous, nous avons les mêmes manières et donc sans doute une même éducation et les mêmes préoccupations.»
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Après les mathématiques, la biologie. Julie gagna directement le département des «sciences exactes», avec ses paillasses de faïence blanche, ses bocaux renfermant des fœtus animaux baignant dans du formol, ses éprou-vettes sales, ses becs Bunsen noircis et ses microscopes encombrants.
À la sonnerie, élèves et professeurs pénétrèrent dans la salle de biologie. Chacun savait que, pour ce cours, il convenait de se déguiser en s'habillant d'une blouse blanche. Accomplir ce geste suffisait à donner l'impression de revêtir l'uniforme de «ceux qui savent».
Pour la première partie, dite théorique, le professeur avait choisi pour thème «le monde des insectes». Julie sortit son cahier, déterminée à tout noter soigneusement pour vérifier si ses propos correspondraient aux passages afférents de l'Encyclopédie.
Le professeur commença:
– Les insectes constituent 80 % du règne animal. Les plus anciens, les blattes, sont apparus il y a au moins trois cents millions d'années. Sont arrivés ensuite les termites, il y a deux cents millions d'années, puis les fourmis, il y a cent millions d'années. Pour mieux vous rendre compte de l'antériorité de la présence des insectes sur notre planète, il suffit de vous rappeler que notre plus lointain arrière-grand-père connu est daté tout au plus de trois millions d'années.
Le professeur de biologie souligna que les insectes n'étaient pas seulement les plus anciens habitants de la Terre mais aussi les plus nombreux.
– Les entomologistes ont décrit environ cinq millions d'espèces différentes et, chaque jour, on en découvre une centaine d'inconnues. À titre de comparaison, sachez que, par jour également, seule une espèce inconnue de mammifère est détectée.
Au tableau noir, il inscrivit, très gros, «80 % du règne animal».
– Donc, les insectes sont, de tous les animaux de la planète, les plus anciens, les plus nombreux et, j'ajouterai, les moins connus.
Il s'interrompit et un bzzz envahit la pièce. D'un geste précis, le professeur attrapa l'insecte qui troublait son cours et exhiba son corps écrasé en une sorte de sculpture tordue d'où émergeaient encore deux ailes et une tête munie d'une unique antenne.
– C'était une fourmi volante, expliqua l'homme. Sans doute une reine. Chez les fourmis, seules les sexuées possèdent des ailes. Les mâles meurent au moment de la copulation en vol. Les reines continuent sans eux à voler à la recherche d'un lieu où pondre. Comme vous pouvez le constater vous-mêmes, avec l'augmentation générale des températures, la présence des insectes se fait davantage sentir.
Il regarda le corps écrabouillé de la reine fourmi.
– Les sexuées s'envolent généralement juste avant qu'un orage n'éclate. La présence de cette reine parmi nous indique qu'il risque de pleuvoir demain.
Le professeur de biologie jeta la reine écrasée agonisante en pâture à un troupeau de grenouilles qui vivaient dans un aquarium d'à peu près un mètre de long sur cinquante centimètres de hauteur. Les batraciens se bousculèrent pour déguster la proie.
– De manière générale, reprit-il, on assiste à une multiplication exponentielle des insectes, et d'insectes de plus en plus résistants aux insecticides. Dans l'avenir, nous risquons d'avoir davantage encore de cafards dans nos placards, de fourmis dans notre sucre, de'termites dans les boiseries, de moustiques et de princesses fourmis dans les airs. Nantissez-vous de produits insecticides pour vous en débarrasser.
Les élèves prirent des notes. Le professeur annonça qu'il était temps maintenant de passer à la partie «travaux pratiques» de son cours.
– Nous allons nous intéresser aujourd'hui au système nerveux et tout particulièrement aux nerfs périphériques.
Il demanda à ceux du premier rang de venir prendre sur la paillasse des bocaux contenant chacun une grenouille et de les distribuer à leurs condisciples. S'emparant lui même d'un bocal, il précisa la suite de la manœuvre. Pour endormir leur grenouille, tous devaient d'abord jeter dans le flacon un coton imbibé d'éther, sortir ensuite la bête, la crucifier avec des aiguilles dans un bac, sur une plaque de caoutchouc, puis la laver au robinet afin de ne pas être gêné par les filets de sang.
Ils devaient ensuite enlever la peau à l'aide de pinces et d'un scalpel, dégager les muscles puis, avec une pile électrique et deux électrodes, chercher le nerf commandant la contraction de la patte droite.
Tous ceux qui parviendraient à provoquer des mouvements saccadés de la patte droite de la grenouille obtiendraient automatiquement un vingt sur vingt.
Le professeur contrôla à tour de rôle où en étaient ses élèves dans leurs travaux. Certains ne parvenaient pas à endormir leur bête. Ils avaient beau multiplier les cotons d'éther dans le bocal, elle continuait à se débattre. D'autres croyaient être parvenus à anesthésier la leur mais lorsqu'ils tentaient de la crucifier avec des aiguilles sur le support de caoutchouc, la grenouille brassait désespérément l'air de sa patte encore libre.
Silencieuse, Julie contemplait sa grenouille et, un instant, elle eut l'impression que c'était elle-même qui, de l'autre côté du bocal, la fixait. Près d'elle, Gonzague avait déjà transpercé sa grenouille d'une vingtaine d'aiguilles inoxydables, avec des gestes précis.
Gonzague considéra sa victime. L'animal ressemblait à saint Sébastien. Mal endormie, elle cherchait à se débattre mais les aiguilles, savamment placées, l'empêchaient de se mouvoir. Comme elle ne pouvait pas crier, nul ne pouvait comprendre sa souffrance. La grenouille réussit seulement à lâcher un faible «coaa» plaintif.
– Tiens, j'en connais une bien bonne. Tu sais quel est le nerf le plus long du corps humain? demanda Gon-zague à un de ses voisins.
– Non.
– Eh bien, c'est le nerf optique.
– Ah oui! et pourquoi?
– Il suffit de tirer un poil des fesses pour que ça nous arrache une larme!
Ils s'esclaffèrent et, satisfait de sa bonne blague, Gon-zague écorcha prestement la peau, puis le muscle et trouva le nerf. Habilement, il appliqua les électrodes et la patte droite de sa grenouille fut très nettement agitée d'un soubresaut. Elle se tortilla entre les aiguilles qui la transperçaient et ouvrit la bouche, sans plus produire le moindre son tant elle était paralysée de douleur.
«Bien, Gonzague, vous avez vingt», annonça le professeur. Ayant terminé le premier, désœuvré, le meilleur élève de la classe se mit à la recherche d'autres nerfs susceptibles de provoquer d'autres mouvements réflexes tout aussi intéressants. Il dégagea de grands lambeaux de peau, souleva des muscles gris. En quelques secondes, la grenouille encore bien vivante fut entièrement débarrassée de sa peau tandis que Gonzague dénichait de nouveaux nerfs capables eux aussi de produire des spasmes curieux.
Deux de ses copains vinrent le féliciter et profiter du spectacle.
Derrière, des maladroits qui n'avaient pas osé employer suffisamment d'éther ou enfoncer suffisamment les aiguilles avaient la surprise de voir leur grenouille sauter hors du bac, le corps plus transpercé que celui d'un patient d'acupuncteur. Des grenouilles couraient à travers la salle, en dépit d'une patte totalement écorchée, et bringuebalaient leurs muscles gris-rose, provoquant à la fois gloussements et plaintes chez les élèves.
D'horreur, Julie ferma les yeux. Son propre système nerveux se transformait en un ruisseau d'acide chlorhy-drique. Elle n'avait plus le courage de rester.
Elle s'empara de son bocal et de sa grenouille. Puis quitta la salle de classe sans un mot.
Elle traversa en courant le préau du lycée, longea la pelouse carrée avec son mât central orné d'un drapeau où s'affichait la devise de l'établissement: «De l'intelligence naît la raison.»
Elle déposa le bocal et décida d'allumer un incendie dans le coin des ordures. Elle s'y reprit à plusieurs fois avec son briquet, rien à faire, le feu ne voulait pas prendre. Elle alluma bien un bout de papier et le jeta dans une poubelle mais la feuille s'éteignit aussitôt.
«Quand je pense que les journaux rappellent tout le temps qu'il suffit d'un simple mégot jeté négligemment dans la forêt pour en déboiser des hectares alors que moi, avec du papier et un briquet, je n'arrive même pas à enflammer une poubelle!» maugréa-t-elle tout en persévérant.
Il y eut enfin un début d'incendie qu'elle et la grenouille fixèrent avec autant d'attention.
– C'est beau le feu, ça va te venger, petite grenouille…, lui confia-t-elle.
Elle regarda la poubelle brûler. Le feu, c'est noir, rouge, jaune, blanc. La poubelle flambait, transformant de hideux détritus en chaleur et en couleurs. Des flammes noircirent le mur. Une petite fumée âcre s'éleva du coin des ordures.
– Adieu, lycée cruel, soupira Julie en s'éloignant.
Elle libéra la grenouille qui, sans plus contempler l'incendie, galopa à grands sauts se dissimuler dans une bouche d'égout.
Julie attendit, de loin, pour voir si le lycée allait s'embraser entièrement.
Ça y est. C'est fini.
Les treize fourmis sont parvenues au bas de la falaise.
Soudain, 103e est prise de hoquets. Elle remue des antennes. Les autres s'approchent. La vieille exploratrice est malade. L'âge… Elle a trois ans. Une fourmi rousse asexuée jouit normalement d'une durée de vie de trois ans.
Elle a donc atteint le terme de son existence. Il n'y a que les sexuées, et plus précisément les reines, qui vivent jusqu'à quinze ans.
5e est inquiète. Elle redoute que 103e ne meure avant d'avoir tout raconté sur le monde des Doigts et la menace de la pancarte blanche. Il est indispensable de mieux les connaître. Que 103e parte maintenant serait une perte terrible pour toute la civilisation myrmécéenne. Chez les fourmis, on a plus le sens de la préciosité des couvains que de celle des vieillards mais, pour la première fois, 5e pressent un concept commun, ailleurs, exprimé dans une autre dimension: «Chaque fois qu'un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.»
5e gave l'ancienne d'une trophallaxie aux psoques. Si manger n'a jamais ralenti la vieillesse, cela la rend plus confortable.
A nous toutees de chercher une solution pour sauver 103e, ordonne 5e.
Dans le monde des fourmis, on prétend qu'il y a des solutions pour tout. Lorsqu'on n'en trouve pas, c'est qu'on cherche mal.
103e commence à émettre des odeurs d'acide oléique, relents de mort caractéristiques des vieilles fourmis en fin de parcours.
5e rameute ses compagnes pour une communication absolue. La Communication Absolue consiste à brancher son cerveau sur des cerveaux étrangers. En se disposant en rond, les antennes ne se touchant que par leurs extrémités, leurs douze cerveaux n'en feront plus qu'un.
Question: Comment désamorcer la bombe à retardement biologique qui menace cette si précieuse exploratrice?
Les réponses se bousculent. Les idées les plus folles s'expriment. Chacune a un remède à présenter.
6e propose de gaver 103e de racines de saule pleureur, l'acide salicylique soignant, selon elle, toutes les affections. Mais on lui répond que la vieillesse n'est pas une maladie.
8e suggère qu'étant donné que c'est son cerveau qui renferme les informations précieuses, on sorte de son crâne celui de 103e pour le placer dans un corps sain et jeune. Celui de 14e par exemple. 14e n'est pas séduite par l'idée. Les autres non plus. Trop hasardeux, estime le groupe.
Pourquoi ne pas aspirer au plus vite toutes les phéro-mones de ses antennes? émet 14e.
Il y en a trop, soupire 5e.
103e toussote et toussote encore, ses labiales tremblent.
7e rappelle que si 103e était une reine, elle aurait encore douze années à vivre.
Si 103e était une reine…
5e soupèse l'idée. Faire de 103e une reine, ce n'est pas complètement impossible. Toutes les fourmis savent qu'il existe une substance saturée d'hormones, la gelée royale, qui possède la vertu de transformer un insecte asexué en sexué.
La communication s'accélère. Impossible d'utiliser la gelée royale produite par les abeilles. Les deux espèces ont désormais des caractéristiques génétiques trop différenciées. Cependant, abeilles et fourmis ont un ancêtre commun: la guêpe. Les guêpes existent toujours et certaines d'entre elles savent comment fabriquer de la gelée royale afin de créer artificiellement des reines-guêpes de substitution au cas où leur unique reine décéderait par accident.
Enfin un moyen de repousser la vieillesse. Les antennes des douze s'agitent de plus belle. Comment trouver de la gelée royale de guêpe?
12e assure connaître un village guêpe. Elle prétend avoir assisté une fois, par hasard, à la métamorphose d'un asexué en femelle. La reine était morte d'une maladie inconnue et les ouvrières avaient élu l'une des leurs pour la remplacer. Elles lui avaient donné une. mélasse sombre à ingurgiter et l'impétrante avait dégagé au bout de quelques instants des odeurs de femelle. Une autre ouvrière avait été alors désignée pour lui servir de mâle. Une substance similaire lui avait été donnée et elle avait effectivement émis des relents mâles.
12e n'a pas assisté à l'union des deux sexués artificiels créés en état d'urgence, mais lorsque plusieurs jours plus tard elle était repassée par là, elle avait constaté que non seulement le nid était toujours actif mais que, de plus, sa population avait augmenté.
Pourrait-elle retrouver ce lieu où vivent ces guêpes chimistes? interroge 5e.
C'est près du grand chêne septentrional.
103e est prise d'une grande excitation. Devenir sexuée… Posséder un sexe… Ce serait donc possible? Même dans ses espérances les plus folles, elle n'aurait osé espérer un tel miracle. Cela lui redonne aussitôt courage et santé.
Si vraiment c'est possible, elle veut un sexe! Après tout, il est injuste que, simplement par le hasard de leur naissance, certaines aient tout et d'autres rien. La vieille exploratrice rousse dresse ses antennes et les tourne en direction du grand chêne.
Demeure pourtant un problème de taille: le grand chêne se dresse fort loin d'ici et, pour le rejoindre, il faut traverser la grande zone aride des territoires septentrionaux, celle qu'on appelle le désert sec et blanc.
Partout des arbres humides et de la verdure.
Le commissaire Maximilien Linart se dirigeait à pas prudents vers la mystérieuse pyramide de la forêt.
Il avait aperçu un serpent curieusement recouvert de piques de hérisson mais il savait que la forêt recelait toutes sortes de bizarreries. Le policier n'aimait pas la forêt. C'était pour lui un milieu hostile, infesté d'animaux rampants, volants, grouillants et visqueux.
La forêt était le lieu de tous les sortilèges et de tous les maléfices. Jadis, les voyageurs y étaient détroussés par des brigands. Les sorcières s'y terraient pour se livrer à leurs pratiques ésotériques. La plupart des mouvements révolutionnaires y organisaient leurs guérillas. Déjà, Robin des Bois s'en était servi pour mener la vie dure au shérif de Sherwood.
Quand il était plus jeune, Maximilien avait rêvé de voir la forêt disparaître. Tous ces serpents, tous ces moustiques, toutes ces mouches et ces araignées n'avaient que depuis trop longtemps nargué l'homme. Il rêvait d'un monde bétonné où il n'y aurait plus la moindre once de jungle. Rien que des dalles à perte de vue. Ce serait plus hygiénique. En outre, cela permettrait de circuler en patins à roulettes sur de grandes distances.
Pour passer inaperçu, Maximilien s'était habillé en promeneur.
«Le vrai camouflage n'est pas celui qui copie le paysage mais celui qui s'intègre naturellement au paysage.» Il l'avait toujours enseigné aux jeunes recrues de l'école de police: dans le désert on remarque plus facilement un homme en tenue couleur sable qu'un chameau.
Enfin, il repéra le bâtiment suspect.
Maximilien Linart sortit ses jumelles et observa la pyramide.
Le reflet des arbres se multipliant sur les grandes plaques de miroir camouflait le bâtiment au premier regard. Mais un détail pourtant trahissait le lieu. Il y avait deux soleils. Un de trop.
Il s'avança.
Le miroir était un excellent choix de revêtement. C'est à l'aide de miroirs que les prestidigitateurs font disparaître des filles dans des malles transpercées de sabres acérés. Simple effet d'optique.
Il sortit son calepin et nota soigneusement:
1) Enquête sur la pyramide de la forêt,
a) Observation à distance.
Il relut ce qu'il avait écrit et s'empressa de déchirer le feuillet. Il ne s'agissait pas d'une pyramide mais d'un tétraèdre. La pyramide a quatre flancs, plus celui de la surface au sol. Soit en tout cinq côtés. Le tétraèdre a trois flancs plus la surface au sol. Soit en tout quatre côtés. Quatre se dit tétra en grec.
Il rectifia donc:
1) Enquête sur le tétraèdre de la forêt.
L'une des grandes forces de Maximilien Linart était justement sa capacité de désigner précisément ce qu'il voyait et non ce que l'on croyait voir. Ce don d'«objectivité» lui avait déjà évité nombre d'erreurs.
L'étude du dessin avait renforcé chez lui cette aptitude. Quand on dessine, si l'on voit une route, on pense à une route et on est tenté de tracer deux traits parallèles. Mais si on retrace «objectivement» ce qu'on voit, la perspec tive fait que de face, une route se représente par un triangle, ses deux bords servant de lignes de fuite et se rejoignant au fond, à l'horizon.
Maximilien Linart rajusta ses jumelles et se remit à examiner la pyramide. Il s'étonna. Même lui se laissait obséder par le terme «pyramide». Il était vrai que «Pyramide» avait une connotation énigmatique et sacrée. Il déchira donc le feuillet. Pour une fois, il ferait exception à son souci de parfaite exactitude.
1) Enquête sur la pyramide de la forêt.
a) Observation à distance.
– Édifice assez haut. Environ trois mètres. Camouflé par des arbustes et des arbres.
Le croquis achevé, le policier se rapprocha. Il était à peine à quelques mètres de la pyramide quand il repéra dans la terre meuble des traces de pas humains et de pattes de chien sans doute laissées par Gaston Pinson et son setter irlandais. Il les dessina elles aussi.
Maximilien contourna l'édifice. Pas de porte, pas de fenêtre, pas de cheminée, pas de boîte aux lettres. Rien qui évoquât une habitation humaine. Seulement du béton recouvert de miroirs et une pointe translucide.
Il recula de cinq pas et observa longuement la construction. Ses proportions et sa forme étaient harmonieuses. Quel que soit l'architecte qui avait érigé cette étrange pyramide en pleine forêt, il avait abouti à une perfection architecturale.
NOMBRE D'OR: Le nombre d'or est un rapport précis grâce auquel on peut construire, peindre, sculpter en enrichissant son œuvre d'une force cachée. À partir de ce nombre ont été construits la pyramide de Chéops, le temple de Salomon, le Parthénon et la plupart des églises romanes. Beaucoup de tableaux de la Renaissance respectent eux aussi cette proportion.
On prétend que tout ce qui est bâti sans respecter quelque part cette proportion finit par s'effondrer. On calcule ce nombre d'or de la manière suivante:
Soit 1,6180335.
Tel est le secret millénaire. Ce nombre n'est pas qu'un pur produit de l'imagination humaine. Il se vérifie aussi dans la nature. C'est, par exemple, le rapport d'écartement entre les feuilles des arbres afin d'éviter que, mutuellement, elles ne se fassent de l'ombre. C'est aussi le nombre qui définit l'emplacement du nombril par rapport à l'ensemble du corps humain.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Le lycée était un bâtiment parfaitement carré.
Ses trois ailes de béton en U se fermaient sur une haute grille métallique traitée à l'antirouille.
«Un lycée carré afin de former des têtes carrées.»
Elle espérait que les flammes lécheraient bientôt les murs de cet établissement qui ressemblait pour elle à une prison, à une caserne, à un hospice, à un hôpital, à un asile d'aliénés, bref, à l'un de ces endroits carrés où l'on isole les gens qu'on veut voir le moins possible traîner dans les rues.
La jeune fille guettait la fumée qui s'échappait, épaisse, du côté des poubelles. Le concierge surgit bientôt, armé d'un extincteur, et noya le début de sinistre dans un nuage de neige carbonique.
Pas facile de s'attaquer au monde.
Elle marcha dans la ville. Tout, autour d'elle, remuglait la pourriture. En raison de la grève des éboueurs, les rues étaient pleines de poubelles débordant des détritus classiques des humains: petits sacs bleus éventrés remplis d'aliments en putréfaction, de papiers sales, de mouchoirs collants…
Julie se boucha les narines. Elle eut l'impression d'être suivie en s'avançant dans la zone pavillonnaire, déserte à cette heure-ci. Elle se retourna, ne vit rien et poursuivit son chemin. Mais, comme l'impression se faisait plus forte, elle jeta un coup d'œil dans le rétroviseur d'une voiture garée au bord du trottoir et constata qu'en effet elle ne s'était pas trompée. Il y avait trois types, là-bas, derrière elle. Julie les reconnut. C'étaient des élèves de sa classe, tous membres de la caste du premier rang, avec à leur tête Gonzague Dupeyron, toujours en chemise et foulard de soie.
Instinctivement, elle pressentit le danger et déguerpit.
Ils se rapprochaient, elle accéléra le pas. Elle ne pouvait pas courir, son talon encore endolori par sa chute dans la forêt l'en empêchait. Elle connaissait mal ce quartier. Ce n'était pas son chemin habituel. Elle tourna à gauche, puis à droite. Les pas des garçons résonnaient toujours derrière elle. Elle tourna encore. Zut! Cette voie s'achevait en impasse, impossible de faire demi-tour. Elle se dissimula sous un porche, serrant sur sa poitrine le sac à dos contenant l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu comme si elle avait pu lui servir d'armure.
– Elle est sûrement quelque part par là, annonça une voix. Elle n'a pas pu s'échapper. La rue est sans issue.
Ils entreprirent d'explorer les porches, les uns après les autres. Ils se rapprochaient. La jeune fille sentit une sueur froide couler le long de son échine.
Il y avait une porte au fond du porche, une sonnette. «Sésame, ouvre-toi», implora Julie en appuyant désespérément sur le bouton.
Quelques bruits derrière la porte qui ne s'ouvrit pas.
– Où es-tu, petite Pinson, petit, petit, petit, ricana la bande.
Julie se recroquevilla au bas de la porte, genoux sous le menton. Trois visages hilares surgirent d'un coup.
Dans l'incapacité de fuir, Julie fit front. Elle se leva.
– Que me voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix qui se voulait ferme.
Ils se rapprochèrent.
– Fichez-moi la paix.
Ils avançaient toujours, lentement, posément, jouissant de la terreur dans les yeux gris clair et voyant bien que, pour la jeune fille, il n'y avait pas d'échappatoire.
– Au secours! Au viol!
Dans l'impasse, les rares fenêtres ouvertes se fermèrent aussitôt et des lumières s'éteignirent prestement.
– Au secours! Police!
Dans les grandes villes, la police était difficile à joindre, lente à arriver, ses effectifs étaient peu nombreux. Il n'y avait pas de protection individuelle réellement efficace.
Les trois dandys prenaient tout leur temps. Déterminée à ne pas se laisser attraper, Julie tenta une ultime manœuvre: tête baissée, elle fonça. Elle parvint à contourner deux de ses ennemis, s'empara du visage de Gonzague comme pour un baiser et, du front, lui frappa le nez. Il y eut comme un bruit de bois sec qui se fend. Comme il portait la main à son appendice nasal, elle en profita pour lui envoyer un coup de genou dans l'entrejambe. Gonzague descendit la main vers son sexe et émit un léger râle, plié en deux.
Julie savait depuis toujours que le sexe était un point faible et non un point fort.
Si Gonzague était momentanément hors de combat, les autres non, qui lui attrapèrent les bras. Elle se débattit et, dans ses efforts, son sac à dos tomba et l'Encyclopédie en jaillit. Elle eut un mouvement du pied pour le récupérer et un garçon comprit que cet ouvrage était important pour elle. Il se baissa pour ramasser le livre.
– Touche pas à ça! glapit Julie, tandis que le troisième acolyte, sans se soucier de ses coups de reins, lui tordait les bras dans le dos.
Gonzague, encore grimaçant mais affichant un sourire qui voulait signifier «tu ne m'as même pas fait mal», s'empara du trésor de la jeune fille.
– En-cy-clo-pé-die du sa-voir re-latif et ab-solu… tome III, énonça-t-il. Qu'est-ce que c'est que ça? On dirait un manuel de sorcellerie.
Le plus fort la retenait fermement, les deux autres feuilletèrent le livre. Ils tombèrent sur des recettes de cuisine.
– N'importe quoi! Un truc de fille. C'est nul! s'exclama Gonzague en envoyant valser dans le caniveau le grimoire d'Edmond Wells.
À chacun, l'Encyclopédie présentait un visage différent.
En tapant vivement de son bon talon sur les orteils de son tortionnaire, Julie parvint à se dégager momentanément et à rattraper le livre de justesse avant qu'il ne soit avalé par la bouche d'égout. Mais déjà les trois garçons étaient sur elle. Elle distribua des coups de poing dans la mêlée, voulut griffer des visages mais elle n'avait pas d'ongles. Une arme naturelle lui restait: ses dents. Elle enfonça ses deux incisives tranchantes dans la joue de Gonzague. Du sang coula.
– Elle m'a mordu, la furie. La lâchez pas, grogna son tourmenteur. Vous autres, attachez-la!
Avec leurs mouchoirs, ils la ligotèrent à un réverbère.
– Tu vas me payer ça, marmonna Gonzague, en frottant sa joue sanguinolente.
Il sortit un cutter de sa poche et en fit cliqueter la lame.
– À moi de t'entailler les chairs, ma douce!
Elle lui cracha au visage.
– Tenez-la bien, les gars. Je vais lui graver quelques symboles géométriques qui l'aideront à réviser ses cours de maths.
Faisant durer le plaisir, il entailla de bas en haut la longue jupe noire, y tailla un carré de tissu qu'il glissa dans sa poche. Le cutter remontait avec une lenteur insupportable.
«La voix aussi peut se transformer en une arme qui fait mal», lui avait enseigné Yankélévitch.
– YIIIAAAAIIIIAHHHHHHH…
Elle modula son cri en une sonorité insupportable. Dans la rue, des vitres vibrèrent. Les garçons se bouchèrent les oreilles.
– Il va falloir la bâillonner pour travailler tranquillement, constata l'un d'eux.
Ils s'empressèrent de lui enfoncer un foulard de soie dans la bouche. Julie haleta désespérément.
L'après-midi touchait à sa fin. Le réverbère s'éclaira grâce à sa cellule photoélectrique, sensible à la baisse de la clarté du jour. L'irruption de la lumière ne troubla pas les tourmenteurs de la jeune fille. Ils demeurèrent là, dans le cône d'éclairage, à jouer avec leur cutter. La lame parvenait aux genoux. Gonzague érafla d'une ligne horizontale la peau fine de Julie.
– Ça, c'est pour le coup au nez.
– Un trait vertical pour former une croix.
– Ça, c'est pour le coup dans l'entrejambe.
Troisième entaille au genou, dans le même sens.
– La morsure sur la joue. Et ce n'est qu'un début.
Le cutter reprit sa course lente vers le haut de la jupe.
– Je vais te découper comme la grenouille en biologie, lui annonça Gonzague. Je sais tout à fait bien m'y prendre. J'ai eu un vingt sur vingt, tu te souviens? Non. Tu ne te souviens pas. Les mauvais élèves quittent le cours avant la fin.
Il fit encore cliqueter la lame du cutter pour mieux la dégager.
Elle suffoqua, paniquée, au bord de l'évanouissement. Elle se souvint avoir lu, dans l'Encyclopédie, qu'en cas de danger impossible à fuir, il faut imaginer une sphère au-dessus de sa tête et y faire pénétrer peu à peu tous ses membres, toutes les parties de son corps jusqu'à ce que celui-ci ne soit plus qu'une enveloppe vide, privée d'esprit.
Belle théorie, facile à se représenter quand on est assise bien tranquillement dans un fauteuil, mais difficile à mettre en pratique lorsqu'on est liée à une colonne métallique et que des voyous s'acharnent sur vous!
Émoustillé par cette si jolie fille réduite à l'impuissance, le plus gros des trois lui souffla à la figure une haleine lourde et caressa les longs cheveux noirs, doux et soyeux de Julie. De ses doigts tremblants, il effleura le cou blanc translucide où battaient les jugulaires.
Julie se trémoussa dans ses liens. Elle était capable de supporter le contact avec un objet, fut-ce la lame d'un cutter, mais en aucun cas celui d'un épidémie humain. Ses yeux s'écarquillèrent. Elle devint d'un coup pivoine. Tout son corps frémit et parut sur le point d'exploser. Elle souffla bruyamment par le nez. Le gros recula. Le cutter interrompit sa course.
Le plus grand avait déjà vu pareil état.
– Elle fait une crise d'asthme, déclara-t-il.
Les garçons reculèrent, effrayés de voir que leur victime souffre d'un mal qu'ils ne lui avaient pas eux-mêmes infligé. La jeune fille devenait écarlate. Elle tirait sur ses liens au point de s'entamer la peau.
– Laissez-la, fit une voix.
Une ombre longue, nantie de trois jambes, s'étirait à l'entrée de l'impasse. Les assaillants se retournèrent et reconnurent David; la troisième jambe, c'était sa canne qui l'aidait à marcher malgré une spondylarthrite juvénile.
– Alors, David, on se prend pour Goliath? se moqua Gonzague. Désolé, mon vieux, mais on est trois et toi, tu es seul, tout petit et pas du genre musclé.
La bande s'esclaffa. Pas longtemps.
D'autres ombres s'alignaient déjà à côté des trois jambes. De ses yeux presque exorbités, Julie distingua les Sept Nains, les élèves du dernier rang.
Ceux de la première rangée leur foncèrent dessus mais les Sept Nains ne reculèrent pas. Le plus gros des sept distribua des coups de ventre. L'Asiatique pratiqua un art martial très compliqué du genre taekwondo. Le Maigre giflait à tour de bras. La Costaude aux cheveux courts donnait des coups de coude. La Mince à la chevelure blonde usa de ses dix ongles comme d'autant de lames. L'Efféminé visa habilement les tibias de ses pieds. Apparemment, il ne savait faire que ça mais il le faisait bien. Enfin, David fit tournoyer sa canne, frappant de petits coups secs les mains des trois agresseurs.
Gonzague et ses acolytes refusaient d'abandonner aussi facilement la partie. Ils se regroupèrent, distribuant eux aussi des horions et fouettant l'air de leur cutter. Mais à sept contre trois, le combat tourna vite en faveur de la majorité et les tourmenteurs de Julie préférèrent s'enfuir en faisant des bras d'honneur.
– On se retrouvera! cria Gonzague en déguerpissant.
Julie étouffait toujours. Cette victoire n'avait pas mis un terme à sa crise d'asthme, David s'empressa autour du réverbère. Il enleva délicatement le bâillon de la bouche de la jeune fille puis, du bout des ongles, dénoua les nœuds des liens qui emprisonnaient ses poignets et ses chevilles et qu'elle avait resserrés en se débattant.
À peine libérée, elle fonça sur son sac à dos et en sortit un vaporisateur de Ventoline. Bien que très affaiblie, elle parvint à trouver suffisamment d'énergie pour placer l'embout dans sa bouche et le presser de toutes ses forces. Avidement, elle aspira. Chaque bouffée lui redonnait des couleurs et la calmait.
Son second geste fut de récupérer l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu et de le ranger prestement dans son sac à dos.
– Heureusement qu'on passait par là, remarqua Jiwoong.
Julie se massa les poignets pour rétablir la circulation du sang dans ses mains.
– Leur chef, c'est Gonzague Dupeyron, dit Francine.
– Ouais, c'est la bande à Dupeyron, confirma Zoé. Ils appartiennent au groupuscule des Rats noirs. Ils ont déjà fait toutes sortes de bêtises, mais la police laisse faire parce que l'oncle de Gonzague, c'est le préfet.
Julie se taisait, elle était trop occupée à retrouver son souffle pour parler. Des yeux, elle fit le tour des Sept. Elle reconnut le petit brun à la canne, David. C'était celui qui avait cherché à l'aider au cours de maths. Des autres, elle ne connaissait que les prénoms: Ji-woong l'Asiatique, Léopold, le grand taciturne, Narcisse l'efféminé narquois, Francine, la svelte blonde rêveuse, Zoé, la cos-taude grincheuse et Paul, le gros placide.
Les Sept Nains du fond de la classe.
– Je n'ai besoin de personne. Je m'en sors très bien toute seule, proféra Julie en continuant à récupérer son souffle.
– Eh bien, on aura tout entendu! s'exclama Zoé. Quelle ingratitude! Allons-nous-en, les gars, et laissons cette pimbêche se tirer sans nous de ses ennuis.
Six silhouettes rebroussèrent chemin. David traîna des pieds. Avant de s'éloigner, il se retourna et confia à Julie:
– Demain, notre groupe de rock répète. Si tu veux, viens nous rejoindre. On s'exerce dans la petite salle, juste au-dessous de la cafétéria.
Sans répondre, Julie rangea soigneusement l'Encyclopédie tout au fond de son sac à dos, serra fort la lanière et s'éclipsa par les ruelles sinueuses et étroites.
L'horizon s'étend à l'infini, sans la moindre verticale pour le briser.
103e marche à la recherche du sexe promis. Ses articulations craquent, ses antennes s'assèchent sans cesse et elle perd beaucoup d'énergie à les lubrifier nerveusement de ses labiales tremblotantes.
À chaque seconde, elle éprouve davantage les atteintes du temps. 103e sent la mort planer sur elle comme une menace permanente. Que la vie est brève pour les gens simples! Elle sait que si elle n'obtient pas un sexe, toute son expérience n'aura servi à rien, elle aura été vaincue par le plus implacable des adversaires: le temps.
La suivent les douze exploratrices qui ont décidé de l'accompagner dans son odyssée.
Les fourmis ne s'arrêtent de marcher que lorsque le sable fin se fait bouillant sous leurs pattes. Elles repartent au premier nuage masquant le soleil. Les nuages ne connaissent pas leur pouvoir.
Le paysage est alternativement de sable fin, de graviers, de cailloux, de rochers, de cristaux en poudre. Il y a ici toutes les formes minérales, mais pratiquement pas de forme végétale ou animale. Quand un rocher se présente, elles l'escaladent. Quand surgissent des flaques de sable si fin qu'il en devient liquide, elles les contournent plutôt que de s'y noyer. Autour des treize fourmis s'étendent de splendides panoramiques de sierras roses ou de vallées gris clair.
Même lorsqu'elles sont obligées d'effectuer de grands détours pour éviter les lacs de sable trop fin, elles retrouvent leur cap. Les fourmis disposent de deux moyens d'orientation privilégiés: les phéromones-pistes et le calcul de l'angle de l'horizon par rapport au rayon du soleil. Mais pour voyager à travers le désert, elles en utilisent encore un troisième: leur organe de Johnston, constitué de petits canaux crâniens emplis de particules sensibles aux champs magnétiques terrestres. Où qu'elles soient sur cette planète, elles savent se situer par rapport à ces champs magnétiques invisibles. Elles savent même ainsi repérer les rivières souterraines car l'eau légèrement salée modifie ces champs.
Pour l'instant, leur organe de Johnston leur répète qu'il n'y a pas d'eau. Ni dessus, ni dessous, ni tout autour. Et, si elles veulent rejoindre le grand chêne, il faut marcher tout droit dans l'immensité claire.
Les exploratrices ont de plus en plus faim et soif. Il n'y a pas beaucoup de gibier dans ce désert sec et blanc. Par chance, elles distinguent une présence animale qui peut leur être utile. Un couple de scorpions est là, en pleine parade amoureuse. Ces gros arachnides sont susceptibles d'être dangereux, aussi les fourmis préfèrent-elles attendre qu'ils aient fini leurs ébats pour les tuer lorsqu'ils seront fatigués.
La parade commence. La femelle, reconnaissable à son ventre pansu et à sa couleur brune, attrape son promis par les pinces et le serre comme si elle voulait l'entraîner dans un tango. Ensuite, elle le pousse en avant. Le mâle, plus clair et plus mince, marche à reculons, soumis à sa donzelle. Leur promenade est longue et les fourmis les suivent sans oser troubler leur danse. Le mâle s'arrête, saisit une mouche sèche qu'il a déjà tuée et l'offre à manger à la scorpionne. Comme elle n'a pas de dents, à l'aide de ses pinces, la dame amène la nourriture sur ses hanches équipées de bords tranchants. Lorsque la mouche est réduite en copeaux, la scorpionne les suçote. Puis, les deux scorpions se reprennent par les pattes et recommencent à danser. Enfin, tenant sa douce par une pince, de l'autre, le mâle creuse une grotte. S'aidant de ses pattes et de sa queue, il balaie et creuse.
Lorsque la grotte est assez profonde pour accueillir le couple, le mâle scorpion invite sa future dans son nouvel appartement. Ensemble, ils s'enfoncent sous la terre et referment la grotte. Curieuses, les treize fourmis exploratrices creusent à côté, pour voir. Le spectacle souterrain ne manque pas d'intérêt. Ventre contre ventre, dard contre dard, les deux scorpions s'accouplent. Et puis, comme l'action a donné faim à la femelle, elle tue le mâle épuisé et l'avale sans faillir. Elle ressort seule, repue et réjouie.
Les fourmis jugent que c'est le bon moment pour attaquer. Des lambeaux de son mâle encore collés à son flanc, la scorpionne n'a cependant pas envie de combattre ces fourmis qu'elle pressent hostiles. Elle préfère fuir. Elle court plus vite que les fourmis.
Les treize soldates regrettent de ne pas avoir profité de la copulation pour l'abattre. Elles lui tirent dessus à l'acide formique mais la carapace de la scorpionne est suffisamment blindée pour y résister. Le groupe en est quitte pour achever les restes du mâle fécondateur.
Cela leur apprendra à jouer les voyeuses. La viande de scorpion n'a pas bon goût et elles ont encore faim.
Marcher, marcher encore, marcher toujours dans le désert infini. Du sable, des rochers, de la rocaille, encore du sable. Au loin, elles aperçoivent une forme sphérique incongrue.
Un œuf.
Que fait un œuf posé en plein milieu du désert? Est-ce un mirage? Non, l'œuf semble bien réel. Les insectes l'entourent comme s'il s'agissait d'un monolithe sacré, posé au milieu de leur route pour leur donner à méditer. Elles hument. 5e reconnaît l'odeur. Il s'agit d'un œuf pondu par un oiseau du Sud, d'un œuf de gigisse.
La gigisse ressemble à une hirondelle blanche, au bec et aux yeux noirs. Cet oiseau présente une particularité: sa femelle ne pond qu'un seul œuf et elle ne possède pas de nid. Elle pose donc son œuf n'importe où. Vraiment n'importe où. Le plus souvent en déséquilibre sur une branche, sur une feuille tout en haut d'un rocher, sans même chercher le refuge d'une niche ou d'une zone bien protégée. Il ne faut pas s'étonner alors si les prédateurs qui les découvrent ensuite, lézards, oiseaux ou serpents, s'en donnent à cœur joie. Et quand ce ne sont pas les prédateurs qui le mettent à mal, un simple coup de vent suffit pour renverser cet œuf en équilibre. Lorsqu'un poussin chanceux éclôt sans faire basculer lui-même sa coquille, il doit encore prendre garde à ne pas choir du haut de la branche ou du rocher. Mais, le plus souvent, l'oisillon fait tomber son œuf alors qu'il s'efforce de le briser et, du coup, s'écrase. Si bien qu'il est étonnant que ce maladroit oiseau ait pu survivre jusqu'à nos jours.
Les fourmis tournent autour de cet objet insolite.
Cette fois, l'œuf a été apporté par une gigisse encore plus insouciante que la moyenne. Son unique et précieux héritier, elle l'a déposé au beau milieu d'un désert. À la merci de tous.
Quoique… Ce n'est finalement pas si bête, pense 103e. Car s'il existe un endroit où un œuf ne risque pas de tomber de haut, c'est bien en plein désert.
5e se précipite et percute de son crâne la surface dure de la coquille. L'œuf résiste. Tout le groupe le pilonne. Petits bruits mats de grêlons, sans résultat. Il est rageant d'être si proche d'une aussi grande réserve de nourriture et de liquide et de ne pouvoir la consommer.
103e se souvient alors d'un documentaire scientifique. Il y était question du principe du levier et de son utilité pour soulever les poids les plus lourds. C'est le moment de mettre cette connaissance en pratique. Elle suggère de ramasser une brindille sèche et de la placer sous l'œuf. Que les douze avancent ensuite progressivement sur le levier de manière à former une grappe qui servira de contrepoids.
L'escouade obtempère, se suspend dans le vide, agite les pattes pour augmenter l'impulsion. 8e, complètement fascinée par ce concept est la plus active. Elle sautille pour peser plus lourd. Ça marche: le monumental ovoïde est déséquilibré et, tour de Pise, se met à pencher, pencher, jusqu'à enfin tomber.
Problème: l'œuf a basculé mollement sur le sable meuble, mais pour se stabiliser, intact, à l'horizontale. 5e éprouve quelques doutes sur les techniques doigtières et décide d'en revenir aux pratiques fourmis. Elle ferme étroitement ses mandibules jusqu'à constituer un triangle pointu qu'elle applique contre la coquille en tournant la tête de gauche à droite telle une vrille de perceuse. La coquille est vraiment solide: une centaine de mouvements n'ont pour résultat qu'une mince rayure claire. Que d'efforts pour un si piètre résultat! Chez les Doigts, 103e s'est habituée à voir les choses fonctionner immédiatement et a perdu la patience et la ténacité qui habitent ses compagnes.
5e est épuisée. 13e vient la relayer, puis 12e, puis une autre encore. À tour de rôle, elles transforment leur tête en vrille. Il faut plusieurs dizaines de minutes pour qu'une petite fissure apparaisse et qu'en gicle un geyser de gelée transparente. Les fourmis se précipitent sur le liquide nourricier.
Satisfaite, 5e dodeline des antennes. Si les techniques des Doigts sont très originales, celles des fourmis ont prouvé leur efficacité. 103e remet le débat à plus tard. Elle a mieux à faire. Elle enfonce sa tête dans le trou pour aspirer, elle aussi, la succulente substance jaune.
Le sol est tellement chaud et sec que l'œuf gigissien se transforme en omelette blanche sur le sable. Mais les fourmis ont trop faim pour observer ce phénomène.
Elles mangent, boivent, dansent dans l'œuf.
L'ŒUF: L'œuf d'oiseau est un chef-d'œuvre de la nature. Admirons tout d'abord la structure de la coquille. Elle est composée de cristaux de sels minéraux triangulaires. Leurs extrémités pointues visent le centre de l'œuf. Si bien que, lorsque les cristaux reçoivent une pression de l'extérieur, ils s'enfoncent les uns dans les autres, se resserrent, et la paroi devient encore plus résistante. À la manière des arceaux des cathédrales romanes, plus la pression est forte, plus la structure devient solide. En revanche, si la pression provient de l'intérieur, les triangles se séparent et l'ensemble s'effondre facilement.
Ainsi, l'œuf est, de l'extérieur, suffisamment solide pour supporter le poids d'une mère couveuse, mais aussi suffisamment fragile de l'intérieur pour permettre à l'oisillon de briser la coquille pour sortir. Celle-ci présente d'autres qualités. Pour que l'embryon d'oiseau se développe parfaitement, il doit toujours être placé au-dessus du jaune. Il arrive cependant que l'œuf se renverse. Qu'importe: le jaune est cerné de deux cordons en ressort, fixés latéralement à la membrane et qui servent de suspension. Leur effet ressort compense les mouvements de l'œuf et rétablit la position de l'embryon, à la façon d'un ludion.
Une fois pondu, l'œuf subit un brutal refroidissement, entraînant la séparation de ses deux membranes internes et la création d'une poche d'air. Celle-ci permettra au poussin de respirer quelques brèves secondes pour trouver la force de casser la coquille et même de piailler pour appeler sa mère à l'aide en cas de difficulté.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Alors qu'il était en train de se préparer une omelette aux fines herbes dans la cuisine de l'institut médico-légal, le médecin légiste fut dérangé par une sonnerie. C'était le commissaire Maximilien Linart venu prendre connaissance des causes du décès de Gaston Pinson.
– Vous voulez un peu d'omelette? proposa le médecin.
– Non, merci, j'ai déjà déjeuné. Avez-vous terminé l'autopsie de Gaston?
L'homme happa rapidement son plat, le fit passer avec un verre de bière, puis consentit à enfiler sa veste blanche pour guider le policier jusqu'au laboratoire.
Il sortit un dossier.
L'expert avait analysé certaines composantes du sang du défunt et s'était aperçu qu'il s'était produit une très forte réaction allergique. Il avait repéré une marque rouge sur le cou du cadavre et avait conclu à la mort par… piqûre de guêpe. Les morts par piqûre de guêpe n'étaient pas rares.
– Il suffit que la guêpe pique par hasard une veine reliée directement au cœur pour que son venin devienne mortel, affirma le médecin légiste.
L'explication surprit le policier. Ainsi, ce qu'il avait cru être un assassinat se révélait un simple accident de forêt. Une banale piqûre de guêpe.
Restait cependant la pyramide. Même s'il ne s'agissait que d'une simple coïncidence, il n'était pas normal de décéder d'une piqûre de guêpe au pied d'une pyramide construite sans autorisation en plein milieu d'une forêt protégée.
Le policier remercia le médecin légiste de sa diligence et s'en fut par la ville, le front plissé par la réflexion.
– Bonjour, monsieur!
Trois jeunes gens s'avançaient vers lui. Maximilien reconnut parmi eux Gonzague, le neveu du préfet. Son visage était marqué de bleus et d'ecchymoses, et il y avait une trace de morsure sur sa joue.
– Tu t'es battu? interrogea le policier.
– Un peu! s'exclama Gonzague. On a cassé la figure à toute une bande d'anars.
– Tu t'intéresses toujours à la politique?
– Nous faisons partie des Rats noirs, l'avant-garde du mouvement de jeunesse de la nouvelle extrême droite, précisa un autre garçon en lui tendant un tract.
«Dehors, les étrangers!», lut le policier qui marmonna:
– Je vois, je vois.
– Notre problème, c'est que nous manquons d'armement, confia le troisième acolyte. Si on avait un revolver chromé, comme le vôtre, monsieur, les choses seraient «politiquement» beaucoup plus faciles pour nous.
Maximilien Linart constata que son baudrier dépassait de sa veste ouverte et s'empressa de la boutonner.
– Tu sais, un revolver, ce n'est rien, remarqua-t-il. Ce n'est qu'un outil. Ce qui compte, c'est le cerveau qui contrôle le nerf au bout du doigt qui appuie sur la détente. C'est un très long nerf…
– Pas le plus long, s'esclaffa l'un des trois.
– Eh bien bonsoir, conclut le policier en pensant que ce devait être de l'«humour jeune».
Gonzague le retint.
– Monsieur, vous savez, nous, nous sommes pour l'ordre, insista-t-il. Si vous avez un jour besoin d'un coup de main, n'hésitez pas, faites-nous signe.
Il tendit une carte de visite que Maximilien glissa poliment dans sa poche en poursuivant son chemin.
– Nous sommes toujours prêts à aider la police, lui cria encore le lycéen.
Le commissaire haussa les épaules. Les temps changeaient. Dans sa jeunesse, lui ne se serait jamais permis d'interpeller un policier, tant cette fonction l'impressionnait. Et voilà que, sans la moindre formation, des jeunes se proposaient pour jouer les flics bénévoles! Il hâta le pas, pressé de retrouver son épouse et sa fille.
Dans les artères principales de Fontainebleau, les gens s'affairaient. Des mères poussaient des landaus, des mendiants exigeaient une pièce, des femmes tiraient un Caddie, des enfants sautaient à cloche-pied, des hommes fatigués par leur journée de travail se hâtaient de retrouver leur logis, des gens fouillaient les poubelles malodorantes entassées à cause des grèves.
Cette odeur de pourriture…
Maximilien accéléra le pas. Il était vrai que l'ordre manquait dans ce pays. Les humains se répandaient dans tous les sens, sans la moindre organisation, sans le moindre objectif commun.
Tout comme les forêts envahissaient les champs, le chaos gagnait les villes. Il se dit que son métier de policier était un beau métier puisqu'il consistait à couper les mauvaises herbes, protéger les grands arbres, aligner les futaies. En fait, c'était un métier de jardinier. Entretenir un espace vivant pour qu'il soit le plus propre et le plus sain possible.
Arrivé chez lui, il nourrit les poissons et remarqua qu'une femelle guppy avait accouché et poursuivait ses alevins pour les dévorer. Il n'y a pas de morale dans les aquariums. Il contempla un instant le grand feu de bois dans la cheminée avant que sa femme ne l'appelle pour le dîner.
Menu du jour: tête de porc sauce ravigote et salade d'endives. À table, on parla de la météo jamais favorable, des nouvelles toujours mauvaises, on se félicita cependant des bonnes notes de Marguerite à l'école et de l'excellence de la cuisine de Mme Linart.
Après le repas, tandis que sa femme rangeait les assiettes sales dans le lave-vaisselle, Maximilien demanda à Marguerite de lui expliquer comment jouer à ce jeu informatique bizarre qu'elle lui avait offert pour son anniversaire: Évolution. Elle répondit qu'elle avait ses devoirs à finir. Le plus simple, c'était encore qu'elle installe un autre programme sur son ordinateur: Personne.
Personne était, précisa-t-elle, un logiciel capable d'aligner des phrases comme s'il entretenait une conversation. Les phrases étaient ensuite prononcées au moyen d'un synthétiseur vocal et émises au travers de deux haut-parleurs, placés de chaque côté de l'écran. Marguerite expliqua à son père comment lancer le programme et s'en fut.
Le policier s'assit face à l'ordinateur qui bourdonnait. Un grand œil apparut sur l'écran.
– Mon nom est Personne mais vous pouvez m'appeler comme il vous plaira, annonça l'ordinateur par les petits haut-parleurs. Souhaitez-vous changer mon nom?
Amusé, le policier s'approcha du micro interne.
– Je vais te donner un nom écossais: Mac Yavel.
– Désormais, je suis Mac Yavel, annonça l'ordinateur. Que voulez-vous de moi?
L'œil cyclopéen battit des paupières.
– Que tu m'apprennes à jouer au jeu Évolution. Le connais-tu?
– Non, mais je peux me brancher sur sa notice d'emploi, répondit l'œil unique.
Après avoir déclenché différents fichiers, probablement pour lire les règles, l'œil de Mac Yavel se réduisit à une petite icône dans un coin de l'écran et lança le jeu.
– Il faut commencer par créer une tribu.
Le programme Mac Yavel était plus qu'un mode d'emploi du programme du jeu Évolution. C'était une véritable assistance. Il lui indiqua où placer sa tribu virtuelle, de préférence près d'une rivière virtuelle, afin qu'elle dispose d'eau douce virtuelle. Le village ne devait pas être trop proche d'une côte, afin d'éviter les attaques des pirates. Il ne devait pas non plus être situé trop en hauteur pour que les caravanes de commerçants puissent y accéder facilement.
Maximilien l'écouta et bientôt apparut sur l'écran, représenté en perspective et en volume, un petit village d'où s'échappaient des fumées sorties tout droit des toits de chaume. Des petits personnages bien dessinés entraient et sortaient par les portes, vaquant probablement de manière aléatoire à des activités aléatoires. C'était assez réaliste.
Mac Yavel lui montra comment indiquer à sa tribu l'intérêt de fabriquer des murs en torchis, des briques en glaise et des épieux aux pointes durcies par le feu. Il ne s'agissait évidemment que de simulation sur un écran, mais, à chaque intervention de Maximilien, le village représenté sur l'écran devenait plus fonctionnel, du foin s'entassait dans les granges, des pionniers partaient fonder des bourgades voisines et la population s'accroissait, signe de réussite.
Dans ce jeu, après chaque choix politique, militaire, agricole ou industriel, il suffisait d'appuyer sur la touche «espace» pour que dix ans s'écoulent. Il pouvait ainsi constater immédiatement l'effet de ses décisions à moyen et long terme. Il surveillait son niveau de réussite en haut à gauche de son écran dans une sorte de tableau de bord qui lui indiquait le nombre d'habitants, leur richesse, leur réserve de nourriture, leurs découvertes scientifiques acquises et leurs recherches en cours.
Maximilien réussit à lancer une petite civilisation qu'il orienta de façon à la doter d'un art de type égyptien. Il parvint même à lui faire construire des pyramides. D'ailleurs, ce jeu était en train de lui prouver tout l'intérêt qu'il y avait à construire des monuments, ouvrages qu'il estimait jusque-là être des gaspillages d'argent et d'énergie. Les monuments créent l'identité culturelle du peuple. De plus, ils attirent les élites culturelles des peuples voisins et ils assurent la cohésion des membres de la communauté autour du monument en tant que symbole.
Hélas! Maximilien n'avait pas fabriqué de poteries, ni stocké de céréales dans des cuves hermétiques. Son peuple vit donc ses réserves alimentaires détruites par des insectes genre charançons. Le ventre vide, son armée affaiblie ne put soutenir les attaques d'envahisseurs numides venus du sud. Tout était à recommencer.
Ce jeu commençait à l'amuser. On n'enseignait nulle part aux enfants qu'il est vital de fabriquer des poteries. Une civilisation pouvait mourir de n'avoir pas pensé à mettre des céréales à l'abri dans des jarres bien fermées, les protégeant des charançons ou des ténébrions de la farine.
Toute «sa» population virtuelle, soit six cent mille personnes, avait péri dans le jeu mais son conseiller Mac Yavel lui indiqua qu'il lui suffisait de lancer une nouvelle partie pour tout recommencer avec une population «neuve». Dans Évolution, on avait droit à des brouillons de civilisations pour s'exercer.
Avant d'appuyer sur la touche qui allait tout réinitialiser, le commissaire considéra sur le petit écran couleur la vaste plaine, avec ses deux pyramides abandonnées. Ses pensées vagabondèrent.
Une pyramide n'était pas une construction anodine. Elle représentait un puissant emblème.
Que pouvait donc receler la pyramide, bien réelle celle-là, de la forêt de Fontainebleau?
Un havre de paix. Après mille détours pour rentrer chez elle, Julie s'était à demi allongée sous le drap de son lit et, éclairée par sa lampe de poche, lisait confortablement l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Elle voulait comprendre de quel genre de révolution exactement parlait cet Edmond Wells.
La pensée de l'écrivain lui paraissait confuse. Par moments, il parlait de «révolution», à d'autres, d'«évolution» et dans tous les cas «sans violence» et «en évitant le spectaculaire». Il voulait changer les mentalités discrètement, presque en secret.
Tout cela était pour le moins contradictoire. Il y avait des pages racontant des révolutions et il fallait en tourner beaucoup d'autres avant d'apprendre que, jusqu'ici, aucune n'avait abouti. Comme s'il était fatal qu'une révolution pourrisse ou échoue.
Julie n'en découvrit pas moins, comme à chaque fois qu'elle ouvrait le livre, quelques passages intéressants et, entre autres, quelques recettes pour fabriquer des cocktails Molotov. Il en existait de plusieurs sortes. Certains prennent feu grâce à leur bouchon de tissu, d'autres, plus efficaces, se déclenchent avec des pastilles qui, en se brisant, libèrent des composants chimiques inflammables.
«Enfin, des conseils pratiques pour faire la révolution», songea-t-elle. Edmond Wells précisait les dosages des composants du cocktail. Il ne restait plus qu'à le confectionner.
Elle ressentit une douleur à son genou meurtri. Elle souleva le pansement et scruta la plaie. Elle percevait chacun de ses os, chaque muscle, chaque cartilage. Jamais son genou n'avait autant existé. À haute voix, elle dit:
– Bonjour, mon genou.
Et elle ajouta:
– … C'est le vieux monde qui t'a fait mal. Je vais te venger.
Elle se rendit dans la remise, où étaient rangés les produits et les outils réservés au jardinage. Elle y trouva tous les ingrédients nécessaires pour confectionner une bombe incendiaire. Elle s'empara d'une bouteille en verre. Elle y versa du chlorate de soude, de l'essence et les autres produits chimiques indispensables. Un foulard de soie piqué à sa mère en guise de bouchon, son cocktail était prêt.
Julie serra sa petite bombe artisanale. Il n'était pas dit que la forteresse du lycée lui résisterait indéfiniment.
Elles sont fourbues. Il y a longtemps que les exploratrices n'ont pas mangé et elles commencent à souffrir des premières affres du manque d'humidité: les antennes se rigidifient, les articulations des pattes se soudent, les sphères oculaires se recouvrent d'une pellicule de poussière et elles n'ont pas de salive à gaspiller pour les laver.
Les treize fourmis se renseignent sur la direction du grand chêne auprès d'un collembole des sables. À peine leur a-t-il répondu qu'elles le mangent. Il y a des moments où dire «merci» est un luxe au-dessus de vos forces. Elles suçotent jusqu'aux articulations des pattes de l'animal pour récupérer la moindre molécule de son humidité.
Si le désert se poursuit encore sur une grande distance, elles périront. 103e commence à éprouver des difficultés à mettre une patte devant l'autre.
Que ne donneraient-elles pas, ne serait-ce que pour une demi-goutte de rosée! Mais depuis quelques années, la température a grimpé en flèche sur la planète. Les printemps sont chauds, les étés caniculaires, les automnes tièdes et il n'y a qu'en hiver que le froid et l'humidité se font un peu sentir.
Elles connaissent par chance une manière de marcher qui épargne l'extrémité de leurs pattes. C'est la technique des fourmis de la ville de Yedi-bei-nakan. Il faut avancer en n'utilisant que quatre de ses six pattes puis alterner avec quatre autres. On dispose ainsi constamment de deux pattes fraîches reposées des brûlures du sol.
103e, toujours intéressée par les espèces étrangères, admire des acariens, ces «insectes des insectes», qui hantent tranquillement ce désert, hors de portée de leurs prédateurs. Ils s'enterrent quand il fait chaud et sortent quand le temps fraîchit. Les fourmis décident de les copier.
Ils sont sans doute aussi minuscules pour nous que nous le sommés pour les Doigts et pourtant, dans cette épreuve, ils nous donnent un exemple de survie.
Voilà qui prouve encore à 103e qu'il ne faut sous-esti-mer ni les dimensions supérieures ni les dimensions inférieures.
Nous sommes en équilibre entre les acariens et les Doigts.
Le temps fraîchissant, les fourmis sortent de leur couverture de sable.
Un coléoptère rouge file devant elles. 15e veut le mettre en joue mais 103e lui dit que cela ne servirait à rien de l'abattre. Si cet insecte est rouge, ce n'est pas par hasard Il faut le savoir, dans la nature, tout ce qui arbore des couleurs tape-à-Pœil est toxique ou dangereux.
Les insectes ne sont pas fous. Ils ne vont pas s'afficher en rouge écarlate aux yeux de tous pour le plaisir d'attirer leurs prédateurs. S'ils le font, c'est bien pour signaler à tout le monde qu'il est inutile de leur chercher noise.
14e prétend que certains insectes se font rouges pour faire croire qu'ils sont toxiques alors qu'ils ne le sont pas.
7e ajoute qu'elle a vu des évolutions parallèles et complémentaires. Deux espèces de papillons ont exactement les mêmes motifs sur leurs ailes. L'un a les ailes toxiques, l'autre pas. Mais l'espèce non toxique est tout autant préservée que l'autre, car les oiseaux reconnaissent le motif des ailes et, croyant qu'ils sont toxiques, les évitent.
103e estime que, dans le doute, mieux vaut ne pas risquer de s'empoisonner.
15e, navrée, laisse partir le coléoptère. 14e, plus tenace, le poursuit et l'abat. Elle le goûte. Toutes pensent qu'elle va mourir, mais non. C'était bien un mimétisme pour faire croire à la toxicité.
On se régale de l'insecte rouge.
Tout en marchant, les fourmis discutent du sens du mimétisme et de la signification des couleurs. Pourquoi certains êtres sont-ils colorés et d'autres non?
Au milieu de la canicule et de la sécheresse, cette discussion sur le mimétisme semble bien incongrue. 103e se dit que ce doit être sa mauvaise influence, son côté dégénéré au contact des Doigts. Mais elle reconnaît que, même si parler est un gaspillage d'humidité, cela présente l'intérêt de ne pas sentir la fatigue et la douleur.
16e raconte qu'elle a vu une chenille prendre la forme d'une tête d'oiseau pour faire peur à un autre oiseau. 9e prétend avoir vu une mouche prendre la forme d'un scorpion pour repousser une araignée.
Était-elle à métamorphose complète ou à métamorphose incomplète? demande 14e.
Chez les insectes, c'est un thème de discussion récurrent. On aime bien parler de la métamorphose. Il y a toujours eu un clivage entre les insectes à métamorphose complète et ceux à métamorphose incomplète. Ceux qui ont la métamorphose complète connaissent quatre phases: œuf, larve, nymphe, adulte. C'est le cas des papillons, des fourmis, des guêpes, des abeilles, mais aussi des puces, des coccinelles. Ceux qui ont la métamorphose incomplète ne connaissent que trois phases: œuf, larve, adulte. Ils naissent à l'état d'adulte miniature et connaissent des transformations graduelles. C'est plutôt le cas des sauterelles, des perce-oreilles, des termites et des blattes.
On l'ignore souvent, mais il existe une certaine forme de mépris chez les «métamorphosés complets» envers les «métamorphosés incomplets». Il y a toujours eu ce sous-entendu: «n'ayant pas eu de nymphose» ils ne sont pas complètement «démoulés», ils ne sont pas complets. Ce sont des bébés qui deviennent de vieux bébés et non des bébés qui deviennent adultes.
C'était une mouche à métamorphose complète, répond 9e, comme s'il s'agissait d'une évidence.
103e marche et regarde le soleil se dérober lentement à l'horizon dans une débauche de jaunes et d'orangés: Des idées étranges, peut-être dues à une insolation, lui vieilnent. Le soleil est-il un animal à métamorphose complète? Les Doigts ont-ils des métamorphoses complètes? Pourquoi la nature l'a-t-elle mise en contact avec ces monstres, et uniquement elle? Pourquoi un seul individu a-t-il une aussi lourde responsabilité?
Pour la première fois, elle éprouve quelques doutes sur sa quête. Désirer un sexe, souhaiter faire évoluer le monde, vouloir créer une alliance entre Doigts et fourmis, cela a-t-il vraiment un sens? Et, si oui, pourquoi la nature passe-t-elle par des chemins si hasardeux pour arriver à ses fins?
CONSCIENCE DU FUTUR: Qu'est-ce qui différencie l'homme des autres espèces animales? Le fait de posséder un pouce opposable aux autres doigts de la main? Le langage? Le cerveau hypertrophié? La position verticale? Peut-être est-ce tout simplement la conscience du futur. Tous les animaux vivent dans le présent et le passé. Ils analysent ce qui survient et le comparent avec ce qu'ils ont déjà expérimenté. Par contre, l'homme, lui, tente de prévoir ce qui se passera. Cette disposition à apprivoiser le futur est sans doute apparue quand l'homme, au néolithique, a commencé à s'intéresser à l'agriculture. Il renonçait dès lors à.la cueillette et à la chasse, sources de nourriture aléatoires, pour prévoir les récoltes futures. Il était désormais logique que la vision du futur devienne subjective, et donc différente pour chaque être humain. Les humains se sont donc mis tout naturellement à élaborer un langage pour décrire ces futurs. Avec la conscience du futur est né le langage qui le décrirait. Les langues anciennes disposaient de peu de mots et d'une grammaire simpliste pour parler du futur, alors que les langues modernes ne cessent d'affiner cette grammaire. Pour confirmer les promesses de futur, il fallait, en toute logique, inventer la technologie. Là a résidé le début de l'engrenage.
Dieu est le nom donné par les humains à ce qui échappe à leur maîtrise du futur. Mais la technologie leur permettant de contrôler de mieux en mieux ce futur, Dieu disparaît progressivement, remplacé par les météorologues, les futurologues et tous ceux qui pensent savoir, grâce à l'usage des machines, de quoi demain sera fait et pourquoi demain sera ainsi et non autrement.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Maximilien Linart demeura longtemps, silencieux, à scruter la pyramide. Il la représenta de nouveau sur son calepin pour mieux en saisir la forme et son incongruité au milieu de cette forêt. Il examina ensuite soigneusement son dessin pour s'assurer qu'il était en tout point similaire à ce qu'il voyait devant lui. À l'école de police, le commissaire Linart assurait que si l'on observe longtemps quelqu'un ou quelque chose, on finit par en recevoir des milliers d'informations précieuses. Et cela suffisait le plus souvent à résoudre toute l'énigme.
Il appelait ce phénomène le «syndrome de Jéricho», si ce n'est qu'au lieu de tourner autour de l'objectif en sonnant des trompettes et en attendant qu'il s'ouvre de lui-même, lui tournait en le dessinant et en l'observant sous tous les angles.
Il avait utilisé cette même technique pour séduire sa femme, Scynthia. Celle-ci était du genre grande beauté altière, habituée à envoyer promener tout prétendant.
Maximilien l'avait remarquée dans un défilé de mannequins où elle était de loin la plus «pneumatique» et donc la plus convoitée par tous les hommes présents. Lui l'avait longuement observée. Au début, ce regard fixe et perçant avait gêné la jeune femme, puis il l'avait intriguée. Rien qu'à la regarder, il avait découvert toutes sortes d'éléments qui, par la suite, lui avaient permis de se brancher sur la même longueur d'onde qu'elle. Elle portait un médaillon orné de son signe astrologique: Poissons. Elle portait des boucles d'oreilles qui lui infectaient les lobes. Elle s'imprégnait d'un parfum très lourd.
À table, il s'était assis à côté, d'elle et avait lancé la conversation sur l'astrologie. Il avait développé la force des symboles, la différence entre les signes d'eau, de terre et de feu. Scynthia, après une méfiance initiale, s'était laissée aller tout naturellement à donner son avis. Puis ils avaient discuté boucles d'oreilles. Il avait évoqué une toute nouvelle substance antiallergique qui permettait de supporter les bijoux aux alliages les plus divers. La conversation avait ensuite roulé sur son parfum, son maquillage, les régimes, les soldes. «Dans un premier temps, il faut mettre l'autre à l'aise en se plaçant sur son terrain.»
Après avoir évoqué les sujets qu'elle connaissait, il avait abordé ceux qu'elle ne connaissait pas: films rares, gastronomie exotique, livres à tirage limité. Dans ce second temps, sa stratégie amoureuse avait été simple, il jouait sur un paradoxe qu'il avait remarqué: les femmes belles aiment qu'on leur parle de leur intelligence, les femmes intelligentes aiment qu'on leur parle de leur beauté.
Dans un troisième mouvement, il avait saisi l'une de ses mains et observé les lignes sur sa paume. Il n'y connaissait strictement rien mais il lui avait dit ce que tout être humain a envie d'entendre: elle avait un destin particulier, elle allait connaître un grand amour, elle serait heureuse, elle aurait deux enfants: deux garçons.
Enfin, dans un dernier temps, pour assurer sa prise, il avait fait semblant de s'intéresser à la meilleure amie de Scynthia, ce qui avait eu aussitôt pour effet d'éveiller sa jalousie. Trois mois plus tard, ils étaient mariés.
Maximilien considéra la pyramide. Ce triangle-ci serait plus difficile à conquérir. Il s'en approcha. Il le toucha. Il le caressa.
Il lui sembla détecter un bruit à l'intérieur de la construction. Rangeant son calepin, il appliqua son oreille sur le flanc-miroir. Il perçut des voix. Aucun doute, il y avait des gens à l'intérieur de cet étrange bâtiment. Il écoutait attentivement quand il entendit un coup de feu.
Surpris, il eut un mouvement de recul. Chez le policier, le sens privilégié est la vue et il n'aimait pas avoir à se livrer à des déductions à partir de sa seule ouïe. Il était pourtant certain que la détonation provenait de l'intérieur de la pyramide. Il appliqua de nouveau son oreille contre la paroi et, cette fois, perçut des cris suivis des grincements des roues d'une voiture. Un tintamarre. De la musique classique. Des applaudissements. Des hennissements de chevaux. Le crépitement d'une mitrailleuse.
Les treize fourmis n'en peuvent plus. Elles n'émettent plus la moindre phrase phéromonale. Il leur faut économiser jusqu'à l'humidité de ces vapeurs qui leur permettent de communiquer.
103e discerne soudain un mouvement dans le ciel uniforme. Un caloptéryx. Ces grandes libellules, dont la présence vient du fond des temps, sont pour les fourmis comme les mouettes pour le marin égaré: elles indiquent la proximité d'une zone végétale. Les soldates reprennent courage. Elles se frottent les yeux pour affiner leur vision et mieux suivre les évolutions du caloptéryx.
La libellule descend, les frôlant presque de ses quatre ailes nervurées. Les fourmis s'immobilisent pour observer le majestueux insecte. Dans chacune des nervures circule du sang qui bat. La libellule est vraiment la reine du vol. Non seulement elle est capable de se stabiliser en vol géostationnaire, mais avec ses quatre ailes indépendantes, elle est le seul insecte à savoir voler en arrière.
L'immense ombre s'approche, se stabilise, redémarre, tourne autour d'elles. Elle semble vouloir les guider vers le salut. Son vol tranquille indique que son corps ne souffre nullement d'un manque d'humidité.
Les fourmis la suivent. Elles sentent enfin l'air se rafraîchir un peu. Une frise de poils sombres apparaît au sommet d'une colline au front chauve. De l'herbe. De l'herbe! Et là où il y a de l'herbe, il y a de la sève et donc de la fraîcheur et de l'humidité. Elles sont sauvées.
Les treize fourmis galopent jusqu'à ce havre. Elles se goinfrent de pousses et de quelques insectes trop petits pour revendiquer leur droit à la survie. Au-dessus des herbes, quelques fleurs s'offrent à leurs antennes avides: des mélisses, des narcisses, des primevères, des jacinthes, des cyclamens. Il y a des myrtilles sur des arbustes et aussi des sureaux, du buis, des églantiers, des noisetiers, des aubépines, des cornouillers. C'est le paradis.
Elles n'ont jamais vu de région aussi luxuriante. Partout des fruits, des fleurs, des herbes, du petit gibier fouineur et courant moins vite qu'un jet d'acide formique. L'air magnifique est empli de pollens, le sol est jonché de graines en germe. Tout respire l'opulence.
Les fourmis se gavent, comblent à ras bord leur jabot digérant et leur jabot social. Tout leur paraît succulent. D'avoir très faim et très soif dote les aliments d'un goût extraordinaire. La moindre graine de pissenlit s'imprègne de milliers de saveurs, allant du sucré au salé en passant par l'amer. Jusqu'à la rosée qu'elles aspirent sur le pistil des fleurs et qui est pleine de nuances gustatives auxquelles les fourmis n'avaient jusque-là guère accordé d'importance.
5e, 6e et 7e se repassent des étamines pour le seul plaisir de les lécher ou de les mâchouiller comme du chewing-gum. Un simple bout de racine leur est mets délicat. Elles se baignent dans le pollen d'une pâquerette, s'en enivrent et s'en lancent des boules jaunes à la manière de boules de neige.
Elles émettent des phéromones pétillantes de joie qui les picotent quand elles les reçoivent.
Elles mangent, elles boivent, elles se lavent puis mangent encore, boivent encore et se lavent encore. Lasses enfin, elles se frottent dans des herbes et restent là, à savourer leur bonheur d'être vivantes.
Les treize guerrières ont traversé le grand désert blanc septentrional et en sont ressorties indemnes. Elles sont repues, elles se calment, se réunissent, discutent.
Enfin tranquilles, 10e réclame que 103e leur parle encore des Doigts. Peut-être craint-elle que la vieille exploratrice ne meure sans avoir dévoilé tous ses secrets.
103e évoque une déconcertante invention des Doigts: les feux tricolores. Il s'agit de signaux qu'ils posent sur les pistes dans le but d'éviter les embouteillages. Quand le signal est de couleur verte, tous les Doigts avancent sur la piste. Quand il passe au rouge, tous s'immobilisent sur place comme s'ils étaient morts.
5e dit que ce pourrait être là un bon moyen d'arrêter les invasions de Doigts. Il suffirait de placer partout des signaux rouges. Mais 103e objecte qu'il y a des Doigts qui ne respectent pas les signaux. Ils passent comme bon leur semble. Il faudra trouver autre chose.
Et l'humour, c'est quoi? demande 10e.
103e consent à leur narrer une blague doigtesque, mais elle constate que n'en ayant compris aucune, elle n'en a retenu aucune. Elle se souvient vaguement d'une histoire avec un Esquimau sur la banquise, mais elle n'est jamais parvenue à apprendre ce qu'était un Esquimau, ni d'ailleurs une banquise.
Quoique. Il y en a peut-être une qu'elle peut raconter. La blague de la fourmi et de la cigale.
Une cigale chante tout l'été et va demander de la nourriture à une fourmi. L'autre répond que, non, elle ne veut rien lui donner.
À ce niveau du récit, les douze ne saisissent pas pourquoi la fourmi n'a pas encore dévoré la cigale. 103e répond que c'est justement ça, les blagues. On n'y comprend jamais rien et, pourtant, elles provoquent des spasmes chez les Doigts. 10e réclame la fin de cette histoire bizarre.
La cigale s'en va et meurt de faim.
Les douze apprécient le récit tout en trouvant la fin désolante. Elles posent des questions pour tenter d'en saisir le fil. Pourquoi la cigale chante-t-elle tout l'été alors que tout le monde sait que les cigales ne chantent que pour attirer leurs partenaires sexuels et puis se taisent après l'accouplement? Pourquoi la fourmi ne cherche-t-elle pas à récupérer le cadavre de la cigale morte de faim pour le couper en morceaux et en faire des pâtés?
La discussion s'interrompt soudain. La petite troupe a senti les herbes frémir, les pétales se crisper, les framboises modifier la saveur de leur sève. Alentour, les animaux se terrent. Il y a du danger dans l'air. Que se passe-t-il? Sont-ce les treize fourmis rousses des bois qui les effraient à ce point?
Non. Une sourde menace fait vibrer les ramures. Il rôde une odeur de peur. Le ciel s'obscurcit. Il n'est que midi, il fait chaud et pourtant le soleil, comme résigné face à un adversaire supérieur, lance encore quelques rayons et disparaît.
Les treize fourmis dressent leurs antennes. Un nuage sombre se rapproche, tout là-haut dans le ciel. Elles croient d'abord que la nuée apporte l'orage. Mais non. Il ne s'agit ni de pluie ni de vent. 103e pense que, peut-être, des Doigts volants passent par là par hasard; ce n'est pas ça non plus.
Si les fourmis ne possèdent pas une vision suffisante pour voir très loin, peu à peu elles comprennent ce que signifie ce long nuage sombre en altitude. Un bourdonnement se répand. Une odeur saisissante imprègne les segments antennaires. Ce nuage en flocons dans le ciel, ce sont…
Les criquets!
Un nuage de criquets migrateurs!
Normalement, ils sont exceptionnels en Europe. On n'en a connu que quelques rares invasions en Espagne et en France, sur la Côte d'Azur mais, depuis que la température générale s'est élevée, les animaux du Sud franchissent la Loire. Les monocultures ont accru encore la taille de leurs dangereux nuages:
Des criquets migrateurs! Autant les criquets que l'on rencontre seuls sont de charmants insectes, en tout point gracieux, polis et délicieux à manger, autant en groupe ils représentent le pire des fléaux.
Quand il est seul, le criquet adopte une couleur grisâtre et une attitude très modeste. Mais dès qu'il se retrouve avec d'autres criquets, il change de teinte pour virer au rouge, puis au rose, puis à l'orange et enfin au jaune. Le safran indique qu'il est au sommet de sa phase d'excitation sexuelle. Dès lors, il se goinfre et s'accouple avec toutes les femelles qu'il trouve à sa portée. Sa frénésie sexuelle est tout aussi spectaculaire que sa frénésie alimentaire. Pour satisfaire les deux, il est prêt à tout détruire sur son passage.
Solitaire, le criquet vit la nuit en sautillant. En groupe, le criquet vit le jour en volant. Le criquet solitaire se traîne dans les déserts, adapté qu'il est à la sécheresse. Le criquet grégaire supporte parfaitement l'humidité et envahit sans crainte cultures, brousses et forêts.
Est-ce là encore une manifestation de ce qu'à leur télévision les Doigts nomment le «pouvoir des foules»? Le nombre abolit les inhibitions, détruit les conventions, affecte le respect de la vie des autres.
5e lance l'ordre de rebrousser chemin mais toutes savent qu'il est déjà trop tard.
103e regarde le nuage de mort s'approcher.
Ils sont là-haut, des milliards en suspension et, dans quelques secondes, ils s'abattront sur le sol. Les treize Belokaniennes dressent des antennes curieuses et apeurées.
La sombre nuée tournoie dans le ciel comme pour tuer d'abord d'effroi tout ce qui palpite sous elle. Les courants aériens entraînent cette masse en des volutes semblables au ruban de Möbius. Quelques exploratrices souhaitent très fort, sans y croire vraiment, s'être trompées et qu'il ne s'agisse que d'un nuage de poussières, de très épaisses poussières.
La nuée sombre s'étire et forme des symboles ésoté-riques, annonciateurs de ruine.
En bas, plus personne ne bouge. Toutes attendent. Attendent surtout que 103e, si riche d'expérience, trouve une solution originale.
103e ne possède pas de solution. Elle vérifie sa réserve d'acide formique, dans son abdomen, et se demande combien de criquets elle va pouvoir descendre avec ça.
Le nuage descend doucement, en tourbillonnant. On entend de plus en plus distinctement le crépitement d'une myriade de mandibules avides. Les herbes se recroquevillent, elles savent intuitivement que ces criquets voraces sont leur fin.
103e constate que le ciel ne cesse de s'obscurcir. Les treize se regroupent en cercle, abdomen dardé, prêtes à tirer.
Ça y est, comme les parachutistes venus en éclaireurs d'une colossale armée volante, les premiers criquets s'abattent sur le sol avec de maladroits rebonds. Très vite, ils se rétablissent sur leurs pattes et entreprennent de se gaver de tout ce qui vit alentour.
Ils mangent et ils copulent.
À peine une femelle criquet parvient-elle à terre qu'un mâle la rejoint pour l'accouplement. À peine l'accouplement est-il terminé que les femelles se mettent à pondre des œufs dans la terre, en une stupéfiante et terrible fécondité. La grande arme du criquet est sa promptitude à répandre massivement ses œufs.
Plus puissant que le jet d'acide des fourmis, plus effroyable que le bout rose des Doigts: le sexe des criquets!
DÉFINITION DE L'HOMME: Avec tous ses membres développés, un fœtus de six mois est-il déjà un homme? Si oui, un fœtus de trois mois est-il un homme? Un œuf à peine fécondé est-il un homme? Un malade dans le coma, qui n'a pas repris conscience depuis six ans, mais dont le cœur bat et les poumons respirent, est-il encore un homme? Un cerveau humain, vivant mais isolé dans un liquide nutritif, est-il un homme? Un ordinateur capable de reproduire tous les mécanismes de réflexion d'un cerveau humain est-il digne de l'appellation d'être humain? Un robot extérieurement similaire à un homme et doté d'un cerveau similaire à celui d'un homme est-il un être humain?
Un humain clone, fabriqué par manipulation génétique afin de constituer une réserve d'organes pour pallier d'éventuelles déficiences de son frère jumeau, est-il un être humain? Rien n'est évident. Dans l'Antiquité et jusqu'au Moyen Âge, on a considéré que les femmes, les étrangers et les esclaves n'étaient pas des êtres humains. Normalement, le législateur est censé être le seul capable d'appréhender ce qui est et ce qui n'est pas un «être humain». Il faudrait aussi lui adjoindre des biologistes, des philosophes, des informaticiens, des généticiens, des religieux, des poètes, des physiciens. Car, en vérité, la notion d'«être humain» va devenir de plus en plus difficile à définir.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Face à la grande et solide porte de chêne du porche arrière du lycée, Julie se débarrassa de son sac à dos. Elle sortit le cocktail Molotov qu'elle avait confectionné. Elle actionna la molette de son briquet qui produisit des étincelles mais pas de flamme: la pierre était usée. Elle chercha dans le fouillis de son sac et trouva enfin une boîte d'allumettes. Cette fois-ci, rien ne l'empêcherait de lancer son cocktail Molotov contre la porte. Elle frotta l'allumette et regarda la petite lueur orange qui allait tout déclencher.
– Ah! Tu es venue, Julie?
Instinctivement elle rangea sa bombe incendiaire. Quel était ce nouvel empêcheur d'incendier tranquille? Elle se retourna. Encore David.
– Tu t'es finalement décidée à venir entendre notre groupe de musique? demanda-t-il, sibyllin.
Le concierge, méfiant, avançait dans leur direction.
– Exactement, répondit-elle en dissimulant mieux sa bouteille.
– Alors, suis-moi.
David conduisit Julie vers la petite salle sous la cafétéria où les Sept Nains tenaient leurs activités. Certains accordaient déjà leur instrument.
– Tiens, on a de la visite…, signala Francine.
La pièce était petite. Il y avait juste la place pour une estrade jonchée d'instruments de musique. Les murs étaient tapissés de photos de leur groupe, animant des anniversaires ou des soirées dansantes.
Ji-woong ferma la porte pour s'assurer que nul ne les dérangerait.
– On craignait que tu ne viennes pas, dit Narcisse, narquois, à l'adresse de Julie.
– Je voulais juste voir comment vous jouiez, c'est tout.
– Tu n'as rien à faire ici. On n'a pas besoin de touristes! s'exclama Zoé. On est un groupe de rock, soit on joue avec nous, soit on s'en va.
Le seul fait d'être rejetée donna à la jeune fille aux yeux gris clair envie de rester.
– Vous en avez de la chance, d'avoir un coin à vous dans le lycée, soupira-t-elle.
– Nous en avions absolument besoin pour pouvoir répéter, lui expliqua David. Sur ce coup-là, le proviseur s'est vraiment montré très coopératif.
– Il avait surtout intérêt à prouver que, dans son lycée, on développait des activités culturelles, compléta Paul.
– Le reste de la classe pense que vous avez simplement envie de faire bande à part, dit Julie.
– On sait, fît Francine. Ça ne nous gêne pas. Pour vivre heureux, vivons cachés.
Zoé releva la tête.
– Tu n'as pas compris? insista-t-elle. Nous, on répète et on tient à rester entre nous. Tu n'as rien à faire ici.
Comme Julie ne bougeait pas, Ji-woong intervint gentiment.
– Tu sais jouer d'un instrument? demanda-t-il.
– Non. Mais j’ai pris des cours de chant.
– Et qu'est-ce que tu chantes?
– J'ai une voix de soprano. Je chante surtout des airs de Purcell, Ravel, Schubert, Fauré, Satie… Et vous, quel genre de musique pratiquez-vous?
– Du rock.
– Rock tout court, ça ne veut plus rien dire. Quel rock?
Paul prit la parole:
– Nos références sont Genesis première période, album Nursery Crime, Foxtrot, The Lamb Lies Down On Broadway, jusqu'à A Trick of Tail… et tout Yes, avec une préférence pour les albums Close to the Edge, Tormato… et tout les Pink Floyd avec, là encore, une préférence pour Animais, I Wish You Were Here et The Wall.
Julie hocha la tête en connaisseuse.
– Ah oui! du très vieux rock progressif poussiéreux des années soixante-dix!
La remarque fut mal perçue. Visiblement, c'était leur musique de référence. David la remit en selle:
– Tu as appris le chant, dis-tu. Alors, pourquoi n'es saierais-tu pas de chanter avec nous?
Elle secoua sa chevelure brune.
– Non, merci. Ma voix est blessée. On m'a opérée pour des nodules et le médecin m'a conseillé de ne plus forcer sur mes cordes vocales.
Elle les considéra les uns après les autres. En fait, elle avait très envie de chanter avec eux et tous le sentaient, mais elle avait tellement pris l'habitude de toujours dire non, qu'à présent elle refusait toute proposition d'instinct.
– Si tu n'as pas envie de chanter, alors, on ne te retient pas, répéta Zoé.
David ne laissa pas la conversation s'envenimer.
– On pourrait essayer un vieux blues. Le blues, c'est entre la musique classique et le rock progressif. Toi, tu improviseras les paroles que tu voudras. Tu n'es pas obligée de te forcer la voix. Tu n'as qu'à fredonner.
À l'exception de Zoé qui demeurait sceptique, tous approuvèrent.
Ji-woong désigna le micro, au centre de la pièce.
– Ne t'inquiète pas, dit Francine. Nous aussi, nous avons une formation classique. Moi, j'ai fait cinq ans de piano, mais mon professeur était tellement conformiste que j'ai vite eu envie de passer au jazz puis au rock rien que pour lui casser les pieds.
Chacun prit sa place. Paul s'approcha de la table de la sono et régla les potentiomètres.
Ji-woong posa un battement simple à deux temps. Zoé l'appuya d'un mouvement répétitif et impatient de basse. Narcisse pinça les accords habituels du blues: huit mi, quatre la et de nouveau quatre mi, deux si, deux la, deux mi. David les reprit en arpège à la harpe électrique, de même que Francine à son synthétiseur. Le décor musical était planté. Ne manquait plus que la voix.
Julie s'empara lentement du micro. Un instant, le temps lui parut s'être arrêté et puis ses lèvres se décollèrent, ses mâchoires se détendirent, sa bouche s'ouvrit et elle s'élança du plongeoir.
Sur cet air de blues, elle chantonna les premières paroles qui lui vinrent à l'esprit.
Une souris verte, qui courait dans l'herbe…
Sa voix lui sembla d'abord comme brouillée; au deuxième couplet, réchauffées, ses cordes vocales donnèrent plus de puissance. Julie doubla un par un tous les instruments de musique sans que Paul ait besoin de toucher à une molette de sa sono. On n'entendit plus la guitare, la harpe, le synthétiseur, seulement la voix de Julie résonnant dans la petite pièce avec, en arrière-fond, la batterie de Ji-woong.
Et vous obtiendrez un escargot tout chauuuuud.
Elle ferma les yeux et émit une note pure.
Ooooooooooooo.
Paul chercha à régler l'amplificateur mais il n'y avait plus rien à amplifier. La voix sortait de la zone de tolérance du micro.
Julie s'arrêta.
– La salle est petite. Je n'ai pas besoin de sono.
Elle lança une note et, effectivement, les murs résonnèrent. Ji-woong et David étaient impressionnés, Francine plaqua de fausses notes, Paul scrutait, médusé, les aiguilles de ses cadrans. La voix de Julie occupait l'espace tout entier, elle se répandait dans la pièce, elle pénétrait dans les conduits auditifs comme un ruisseau d'eau fraîche.
Il y eut un long silence. Francine se détacha de son clavier et applaudit la première, vite suivie par l'ensemble des Sept Nains.
– C'est certes différent de ce qu'on fait d'habitude, mais c'est intéressant, constata Narcisse, pour une fois sérieux.
– Tu as réussi l'examen d'entrée, annonça David. Si tu veux, tu peux rester avec nous et faire partie du groupe.
Jusqu'ici, Julie n'avait travaillé correctement qu'avec un professeur. Mais elle voulait bien essayer de fonctionner en groupe.
Ils recommencèrent l'expérience et entonnèrent ensemble un morceau plus construit: «The Great Gig in the Sky» des Pink Floyd. Julie put monter et remonter sa voix jusqu'à ses extrêmes, se livrer à des effets vocaux majestueux. Elle n'en revenait pas. Sa gorge s'était réveillée. Ses cordes vocales étaient de retour.
«Bonjour, mes cordes vocales», salua-t-elle intérieurement.
Les Sept Nains lui demandèrent comment elle avait appris à si bien maîtriser sa voix.
– C'est de la technique. Il faut beaucoup s'exercer. J'ai eu un professeur de chant formidable. Il m'a appris à contrôler parfaitement mon volume sonore. Il m'installait dans des pièces closes où, dans le noir, je devais émettre des sons qui me permettaient d'identifier la taille du local puis d'en occuper tout le volume, en veillant à arrêter le son juste avant le mur pour ne pas qu'il résonne. Il me faisait aussi chanter tête en bas ou sous l'eau.
Julie raconta que Yankélévitch, son maître, faisait parfois travailler ses élèves en groupe pour qu'ils tentent de former un «Egrégor», ce qui signifiait que tous émettaient un chant jusqu'à ce qu'ils parviennent exactement à la même note, comme s'ils ne formaient qu'une seule bouche.
Julie proposa aux Sept Nains de renouveler avec elle cette tentative. Elle émit une note précise; les autres tentèrent tant bien que mal de la suivre et de la rejoindre. Le résultat ne fut pas très convaincant.
– En tout cas, pour nous, tu es adoptée, souligna Ji-woong. Si le cœur t'en dit, tu seras dorénavant notre chanteuse attitrée.
– C'est que…
– Cesse de faire ta mijaurée, lui souffla Zoé à l'oreille. Ça va finir par nous fatiguer. Eh bien… d'accord.
– Bravo! s'exclama David.
Tous la félicitèrent et chaque membre du groupe lui fut présenté.
– Le grand brun aux yeux bridés assis à la batterie, c'est Ji-woong. Dans l'imagerie des Sept Nains, il serait Prof. C'est la tête. Il demeure imperturbable même dans les pires galères. En cas de besoin, demande-lui conseil.
– C'est toi, le chef?
– Nous n'avons pas de chef! s'exclama David. Nous pratiquons la démocratie autogérée.
– Et ça veut dire quoi, «démocratie autogérée»?
– Que chacun fait ce qu'il lui plaît tant que ça ne gêne pas les autres.
Julie s'éloigna du micro et s'assit sur un petit tabouret.
– Et vous y parvenez?
– Nous sommes soudés par notre musique. Quand on joue ensemble, on est bien obligés d'accorder nos instruments. Je crois que le secret de notre bonne entente, c'est que nous formons un vrai groupe de rock.
– Il y a aussi que nous sommes peu nombreux. À sept, ce n'est pas difficile de pratiquer la démocratie autogérée, remarqua Zoé.
– Elle, Zoé, à la basse, elle correspondrait à Grincheux. Enfin, Grincheuse…
La grosse fille aux cheveux courts fît une grimace à l'énoncé de son surnom.
– Zoé, elle râle d'abord et elle cause après, expliqua Ji-woong.
David poursuivit:
– Paul à la sono, notre Simplet. Il est potelé. Il a toujours peur de commettre une gaffe et il en fait. Tout ce qui passe à sa portée et qui a l'air de nourriture, il le porte à sa bouche pour le goûter. Il considère que c'est par la langue que l'on peut le mieux connaître le monde qui nous entoure.
Le prénommé Paul se renfrogna.
– Léopold, le flûtiste, c'est Timide. On le dit petit-fils de chef indien navajo mais comme il est blond aux yeux bleus, ce n'est pas évident.
Léo s'efforça de conserver la face impassible propre à ses ancêtres.
– Lui, il s'intéresse surtout aux maisons. Dès qu'il a un instant de libre, il dessine sa demeure idéale.
Les présentations se poursuivirent.
– Francine, à l'orgue, c'est Dormeur. Elle rêvasse sans cesse. Elle consacre beaucoup de temps à jouer à des jeux informatiques, de sorte qu'elle a toujours les yeux rouges à force de fixer l'écran.
La jeune fille blonde aux cheveux mi-longs sourit, puis alluma une cigarette de marijuana et émit une longue volute bleue.
– À la guitare électrique, Narcisse, notre Joyeux. Il a l'air d'un petit garçon sage comme ça mais, tu t'en rendras vite compte, il a toujours le mot pour rire ou refroidir l'ambiance. Il se moque de tout. Comme tu peux le voir, il est très coquet, toujours bien habillé. En fait, il fabrique lui-même ses vêtements.
Le garçon efféminé lança un clin d'œil à Julie et compléta:
– Enfin, à la harpe électrique, c'est David. On le nomme Atchoum. Il s'angoisse en permanence, peut-être à cause de sa maladie des os. Il est toujours inquiet, presque parano, mais on arrive quand même à le supporter.
Je comprends maintenant pourquoi on vous appelle les Sept Nains, lança Julie.
– «Nain» ça vient de gnome et gnome, ça vient du grec gnômê, c'est-à-dire «connaissance», reprit David. Nous privilégions chacun un domaine qui nous est propre et nous nous complétons ainsi parfaitement. Et toi, qui es-tu?
Elle hésita:
– Moi… Moi, je suis Blanche-Neige, bien sûr.
– Pour une Blanche-Neige, tu es plutôt sombre, remarqua Narcisse, en désignant les vêtements noirs de la jeune fille.
– C'est que je suis en deuil, expliqua Julie. Je viens de perdre mon père dans un accident. Il était directeur au service juridique des Eaux et Forêts.
– Et sinon?
– Sinon… je porte quand même du noir, reconnut-elle, mutine.
– Est-ce que, comme la Blanche-Neige de la légende, tu attends qu'un prince charmant t'éveille d'un baiser? demanda Paul.
– Tu confonds avec la Belle au bois dormant, rétorqua Julie.
– Paul, tu as encore gaffé, signala Narcisse.
– Pas sûr. Dans tous les contes, il y a une fille qui somnole en attendant d'être réveillée par son bien-aimé…
– On rechante un peu? proposa Julie, qui commençait à y reprendre goût.
Ils choisirent des morceaux de plus en plus difficiles. «And You and I» de Yes, «The Wall» des Pink Floyd, enfin «Super's Ready» de Genesis. Celui-là durait vingt minutes et permettait à chacun de se faire remarquer en solo.
Julie maîtrisait si bien son chant maintenant qu'elle parvint à produire des effets intéressants sur chacun des trois morceaux, en dépit des différences de style.
Enfin, ils décidèrent de rentrer chez eux.
– Je me suis disputée avec ma mère et je n'ai pas très envie de regagner le domicile familial, ce soir. Est-ce que quelqu'un peut m'héberger pour cette nuit? demanda Julie.
– David, Zoé, Léopold et Ji-woong sont pensionnaires et dorment au lycée. Mais Francine, Narcisse et moi, on est externes. Nous t'hébergerons à tour de rôle si tu en as besoin. Tu peux venir chez moi ce soir, proposa Paul, on a une chambre d'amis.
L'idée ne sembla pas enthousiasmer Julie. Francine comprit qu'elle n'avait guère envie de loger chez un garçon et lui offrit de dormir plutôt dans son appartement. Cette fois, Julie acquiesça.
MOUVEMENT DE VOYELLES: Dans plusieurs langues anciennes: égyptien, hébreu, phénicien, il n'existe pas de voyelles, il n'y a que des consonnes. Les voyelles représentent la voix. Si, par une représentation graphique, on donne la voix au mot, on lui donne trop de force, car on lui donne en même temps la vie.
Un proverbe dit: «Si tu étais capable d'écrire parfaitement le mot armoire, tu recevrais le meuble sur la tête.»
Les Chinois ont eu le même sentiment. Au deuxième siècle après J.-C, le plus grand peintre de son temps, Wu Daozi, fut convoqué par l'Empereur qui lui demanda de dessiner un dragon parfait. L'artiste le peignit en entier sauf les yeux. «Pourquoi as-tu oublié les yeux?» interrogea l'Empereur. «Parce que si je dessinais les yeux, il s'envolerait», répondit Wu Daozi. L'Empereur insista, le peintre traça les yeux et la légende prétend que le dragon s'envola.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
103e et ses compagnes s'exténuent depuis plusieurs minutes à se battre contre les criquets. La poche abdominale à acide de 103e est presque vide. La vieille fourmi n'a pas d'autre choix que de frapper à la mandibule, et c'est encore plus fatigant.
Les criquets n'offrent pas de réelle résistance. Ils ne se battent même pas. C'est leur multitude qui constitue une menace car, sans arrêt, ils pleuvent des cieux en une sinistre grêle de pattes et de mandibules affamées.
Aucun répit à cette pluie terne.. Sur plusieurs couches, peut-être six ou sept épaisseurs de criquets migrateurs, le sol est maintenant recouvert d'insectes à perte de vue. 103e lance ses mandibules dans la masse et tranche, tranche, tranche les corps comme une faucheuse. Elle n'a pas franchi victorieusement tant d'obstacles pour céder face à une espèce dont la seule intelligence consiste à produire des enfants en masse.
Chez les Doigts, se souvient-elle, quand il y a surpopulation humaine, les femelles avalent des hormones, appelées pilules, pour être moins fertiles. C'est cela qu'il faudrait faire: gaver de pilules ces criquets envahissants. Quel mérite de fabriquer vingt enfants là où l'on n'en a besoin que d'un ou deux? Où réside l'intérêt de pondre une population massive alors qu'on sait pertinemment qu'on ne pourra ni la soigner ni l'éduquer, et qu'elle ne pourra croître qu'en parasitant toutes les autres espèces?
103e refuse de se soumettre à la dictature de ces pondeuses frénétiques. Les tronçons de criquets volent autour d'elle. À force de tuer, ses mandibules sont prises de crampes.
Un rayon de soleil perce soudain le sombre nuage et illumine un myrtillier. C'est un signe. 103e s'empresse d'y grimper avec ses acolytes. Pour se redonner vigueur et vaillance, elles se gavent de baies qui éclatent, ballons bleu marine, sous la pointe en canif de leurs mandibules.
Fuir est la solution.
103e tente de retrouver son calme. Elle lève ses antennes vers le ciel. Le sol n'est qu'une écume d'élytres mais, là-haut, la pluie de criquets s'est arrêtée et le soleil est réapparu. Pour reprendre courage, elle fredonne l'antique chanson belokanienne:
Soleil, pénètre nos carcasses creuses
Remue nos muscles endoloris
Et unis nos pensées divisées.
Les treize fourmis sont suspendues à l'extrémité des branches les plus élevées du myr illier et le flot de criquets les rejoint. Elles sont comme sur une aiguille au milieu d'une mer de dos gesticulants.
Septième étage. Sans ascenseur, c'est fatigant. Elles reprirent leur souffle sur le palier. Cela faisait du bien d'arriver. Là-haut, elles se sentaient à l'abri des périls rampants de la rue.
C'était l'avant-dernier étage, mais les remugles des ordures délaissées par les éboueurs grévistes y parvenaient quand même. La jeune fille blonde aux cheveux mi-longs chercha ses clefs au fond de la grande poche qui lui servait de sac et, après avoir longtemps fouillé dans une masse de petits objets hétéroclites, en sortit victorieusement un gros trousseau.
Elle ouvrit les quatre serrures de sa porte puis donna un bon coup d'épaule «parce que le bois avait gonflé à cause de l'humidité et que la porte bloquait».
Chez Francine, il n'y avait que des ordinateurs et des cendriers. Ce qu'elle nommait pompeusement son «appartement» n'était en fait qu'un minuscule studio. Une inondation ancienne chez les voisins du dessus avait orné le plafond d'une auréole suintante. C'est une règle dans les immeubles: les voisins du dessus laissent toujours déborder leur baignoire. Ceux du dessous bloquent le vide-ordures avec des sacs-poubelle trop volumineux.
Le papier peint était marron. Francine ne devait pas consacrer beaucoup de temps à son ménage. Partout, la poussière s'accumulait. Julie jugea l'ensemble plutôt déprimant.
– Fais comme chez toi, installe-toi, lui dit Francine en lui désignant un fauteuil défoncé, récupéré sans doute dans une décharge.
Julie s'assit et Francine remarqua que son genou suppurait.
– C'est les blessures que t'ont infligées les Rats noirs?
– Je ne souffre pas mais c'est comme si je sentais chacun de mes os à l'intérieur. Comment t'expliquer? C'est comme si je prenais conscience de l'existence de mes genoux. Je perçois mes rotules, mes articulations, tout ce système compliqué qui permet à deux os de fonctionner ensemble.
Francine examina la plaie et son pourtour livide et se demanda si Julie n'était pas un peu masochiste. Elle avait l'air d'aimer sa blessure parce qu'elle lui rappelait que son genou existait…
– Dis-don \ tu te drogues à quoi, toi? demanda Francine. Tu fumes de la moquette? Je vais quand même t'arranger ça. Je dois bien avoir du coton et du mercurochrome quelque part.
Avec des ciseaux, Francine coupa d'abord la longue jupe de Julie qui collait à la plaie et, sans violence cette fois, la jeune fille aux yeux gris clair dévoila ses cuisses.
– Ma jupe est définitivement fichue!
– Tant mieux, rétorqua l'autre en la soignant. Comme ça, on verra enfin tes jambes. En plus, elles sont jolies. Première concession à la féminité: montre-les. Ta plaie séchera plus vite.
Francine alluma ensuite une cigarette de sensemillia et la lui tendit:
– Je vais t'apprendre à t'enfuir dans ta tête. Je ne sais peut-être pas faire grand-chose, mais j'ai appris à vivre dans plusieurs réalités parallèles et, crois-moi, ma vieille, c'est super d'avoir le choix. Dans la vie, tout te déçoit sauf si tu parviens à zapper entre les réalités, et là c'est plus supportable.
Elle se dirigea vers ses ordinateurs. Lorsqu'elle alluma ses écrans, la pièce se transforma en un cockpit d'avion supersonique. Des voyants clignotaient, des disques durs grésillaient et on oubliait la misère des murs.
– Tu as une superbe collection d'ordinateurs, admira Julie.
– Oui, toute mon énergie et toutes mes économies y passent. Ma passion, c'est les jeux. Je mets un vieux mor ceau de Genesis en fond sonore, je m'allume un petit joint et puis je m'amuse à fabriquer des mondes artificiels. Actuellement, c'est Évolution qui me plaît le plus. Avec ce programme, tu reconstitues des civilisations et tu les envoies guerroyer les unes contre les autres. En même temps, tu leur développes un artisanat propre, une agriculture, une industrie, un commerce, tout, quoi! Ça passe agréablement le temps et ça donne l'impression de refaire l'histoire de l'humanité. Tu veux essayer?
– Pourquoi pas?
Francine lui expliqua comment mettre en place des cultures, commander la progression technologique, diriger les guerres, bâtir des routes, envoyer des explorateurs sur les mers, passer des accords diplomatiques avec les civilisations voisines, lancer des caravanes de commerçants, utiliser des espions, ordonner des élections, prévoir les effets pervers, les conséquences à court, long et moyen terme.
– Être le dieu d'un peuple, même dans un monde artificiel, ce n'est pas un job facile, souligna Francine. Lorsque je me plonge dans ce jeu, il me semble que je comprends mieux notre histoire passée et je pressens notre avenir probable. C'est, par exemple, en jouant à ça que j'ai compris que, dans l'évolution d'un peuple, il était nécessaire d'avoir une première phase despotique et que, si l'on voulait sauter cette phase pour créer directement un état démocratique, le despotisme revenait plus tard. Un peu comme dans une voiture, la boîte de vitesses. On doit passer progressivement la première puis la seconde puis la troisième. Si on veut démarrer en troisième, ça cale. C'est comme ça que j'équipe mes civilisations. Une longue phase de despotisme, suivie par une phase de monarchie, puis enfin, quand le peuple commence à devenir responsable, je lui relâche la bride pour envisager la démocratie. Et il apprécie. Mais les États démocratiques sont très fragiles… Tu t'en apercevras en jouant.
À force de séjourner dans les mondes artificiels de ses parties d'Évolution, Francine paraissait avoir abouti à l'analyse de son propre monde.
– Et tu ne crois pas que, nous aussi, nous avons un joueur géant qui nous manipule? demanda Julie.
Francine éclata de rire.
– Tu veux dire un dieu? Oui, peut-être. Probablement. Le problème c'est que, si Dieu existe, il nous a laissé notre libre arbitre. Plutôt que de nous indiquer ce qu'il faut faire en bien ou en mal, comme je le fais avec mon peuple dans Évolution, il nous laisse le découvrir par nous-mêmes. C'est à mon avis un dieu irresponsable.
– Peut-être qu'il le fait volontairement. C'est parce que Dieu nous a laissé notre libre arbitre que nous avons ce droit suprême de faire des bêtises. De faire même d'énormes bêtises sans qu'il intervienne.
La remarque sembla donner beaucoup à réfléchir à Francine.
– Tu as raison. Peut-être qu'il nous a laissé notre libre arbitre par curiosité, pour voir ce que nous en ferions, répondit-elle songeuse.
– Et s'il nous laissait notre libre arbitre parce que ce n'était pas amusant pour lui de voir une masse de sujets obéissants et en tout point monotones dans leur gentillesse et leur servilité? Peut-être que c'est parce que Dieu nous aime qu'il nous a offert cette si grande liberté. Le libre arbitre total, c'est la plus grande preuve d'amour d'un dieu pour son peuple.
– Dommage, dans ce cas, que nous ne nous aimions pas nous-mêmes suffisamment pour en jouir intelligemment, conclut Francine.
Pour l'instant, elle préférait indiquer à ses sujets leurs comportements. Elle pianota sur son ordinateur pour ordonner à son peuple de se lancer dans des recherches agronomiques afin d'améliorer la culture des céréales.
– Chez moi, je les aide à faire des découvertes. L'informatique nous ouvre enfin le droit à la mégalomanie totale et inoffensive. Moi, je suis une déesse directive.
Elles jouèrent une heure à observer et à diriger un peuple virtuel. Julie se frotta les yeux. Normalement, chaque battement de paupières dépose un film de 7 microns de larmes toutes les cinq secondes pour lubrifier, nettoyer, assouplir la cornée. Mais rester longtemps devant l'écran lui desséchait les yeux. Elle préféra détourner son regard du monde artificiel.
– En tant que jeune déesse, dit Julie, je demande un arrêt. Surveiller un monde, ça finit par faire mal aux yeux. Je suis sûre que même notre dieu ne reste pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre à scruter notre planète. Ou alors, il a de bonnes lunettes.
Francine éteignit l'ordinateur et se frotta les paupières.
– Et toi, Julie, tu as d'autres passions que le chant?
– Moi, je possède bien mieux que tes ordinateurs. Ça tient dans la poche, pèse cent fois moins lourd que celui-ci, offre un écran très large, dispose d'une autonomie pratiquement illimitée, fonctionne immédiatement dès qu'on l'ouvre, contient des millions d'informations et ne tombe jamais en panne.
– Un superordinateur? Tu m'intéresses, dit-elle en se mettant des gouttes de collyre sur la cornée.
Julie sourit.
– J'ai dit «mieux que tes ordinateurs». En plus, ça ne fait pas mal aux yeux.
Elle brandit l'épais volume de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.
– Un livre? s'étonna Francine.
– Pas n'importe quel livre. Je l'ai découvert au fond d'un tunnel en forêt. Il s'intitule l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, et il a été rédigé par un vieux sage qui sans doute a fait le tour du monde pour ainsi accumuler toutes les connaissances de son temps sur tous les pays, toutes les époques et dans tous les domaines.
– Tu exagères.
– Bon. Je reconnais tout ignorer de celui qui l'a écrit, mais lis-le un peu, tu seras vraiment surprise.
Elle le lui tendit et, ensemble, elles le feuilletèrent.
Francine découvrit un passage affirmant que l'informatique était un moyen de transformer le monde mais que, pour y parvenir, il fallait posséder un ordinateur de très grande puissance. Les ordinateurs de modèle courant n'étaient dotés que de capacités limitées parce qu'ils étaient hiérarchisés. Comme dans une monarchie, un microprocesseur central dirigeait des composants électro niques périphériques. Il était donc nécessaire de créer une démocratie au sein même des puces d'ordinateurs.
En lieu et place d'un gros microprocesseur central, le professeur Edmond Wells proposait d'utiliser une multitude de petits microprocesseurs qui travailleraient simultanément, se concerteraient en permanence et, à tour de rôle, prendraient des décisions. L'engin qu'il appelait de ses vœux, il le nommait «ordinateur à architecture démocratique».
Francine était intéressée. Elle examina les plans.
– Cette machine du futur, si elle tient ses promesses, reléguera au musée tous les ordinateurs existants. Ton type avait des idées marrantes. Il décrit là un ordinateur d'un genre nouveau, doté non pas d'un seul ou même de quatre cerveaux fonctionnant en parallèle, mais de cinq cents œuvrant ensemble. Tu t'imagines la puissance d'un tel appareil?
Francine comprit que l'Encyclopédie n'était pas qu'un recueil d'aphorismes mais un ouvrage en prise directe avec la vie, proposant des solutions tout à fait pratiques et réalisables.
– Jusqu'ici, on ne fabriquait que des ordinateurs à architecture parallèle. Mais avec la machine que décrit ton encyclopédie, cette «architecture démocratique», n'importe quel programme verra ses possibilités multipliées par cinq cents!
Les deux filles se regardèrent. Une complicité très forte venait de naître. À cet instant, sans se parler, toutes deux surent qu'elles pourraient toujours compter l'une sur l'autre. Julie se sentit moins seule. Elles éclatèrent de rire sans raison.
RECETTE DE LA MAYONNAISE : Il est très difficile de mélanger des matières différentes. Pourtant, il existe une substance qui est la preuve que l'addition de deux substances différentes donne naissance à une troisième qui les sublime: la mayonnaise.
Comment composer une mayonnaise? Tourner en crème dans un saladier le jaune d'un œuf et de la moutarde à l'aide d'une cuillère en bois. Ajouter de l'huile progressivement, et par petites quantités, jusqu'à ce que l'émulsion soit parfaitement compacte. La mayonnaise montée, l'assaisonner de sel, de poivre et de 2 centilitres de vinaigre. Important: tenir compte de la température. Le grand secret de la mayonnaise: l'œuf et l'huile doivent être exactement à la même température. L'idéal: 15 °C. Ce qui liera en fait les deux ingrédients, ce seront les minuscules bulles d'air qu'on y aura introduites juste en battant. 1 + 1 = 3.
Si la mayonnaise est ratée, on peut la rattraper en rajoutant une cuillerée de moutarde qu'on ajoutera peu à peu, en tournant, au mélange d'huile et d'œuf mal amalgamé dans le saladier. Attention: tout est dans la progression.
Outre l'aliment, la technique de la mayonnaise est à la base du fameux secret de la peinture à l'huile flamande. Ce sont les frères Van Eyck qui au quinzième siècle eurent l'idée d'utiliser ce type d'émulsion pour obtenir des couleurs d'une opacité parfaite. Mais en peinture on utilise non plus un mélange eau-huile-jaune d'œuf, mais un mélange eau-huile-blanc d'œuf.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Pour sa troisième visite à la pyramide, le commissaire Maximilien Linart s'était muni d'un matériel de détection qu'il sortit de sa besace. Parvenu au pied de la construction, il en tira un micro amplificateur. Il l'appliqua contre la paroi et écouta.
Des détonations encore, des rires, une sonatine au piano, des applaudissements.
Il tendit mieux l'oreille. Des gens parlaient.
– …omment avec seulement six allumettes dessiner non pas quatre, ni six mais bien huit triangles équilateraux de taille égale, sans coller, plier, ni casser les allumettes?
– Pouvez-vous me donner une nouvelle phrase pour m'aider?
– Bien sûr. Vous connaissez le principe de notre jeu. Vous avez le droit de revenir plusieurs jours de suite et, à chaque fois, nous vous fournirons un nouvel élément pour vous aider. Aujourd'hui, la phrase est la suivante: «Pour trouver… il suffit de réfléchir.»
Maximilien reconnut l'énigme des six allumettes que proposait actuellement l'émission «Piège à réflexion». Tous ces sons ne provenaient que d'une télévision allumée!
Celui, celle ou ceux qui se trouvaient à l'intérieur de cette pyramide sans porte ni fenêtres regardaient tout bonnement la télévision. Le policier se livra à diverses conjectures. La plus probable, c'était encore un ermite emmuré là afin de pouvoir passer le restant de ses jours face à un téléviseur, sans être dérangé. Il devait disposer de réserves de nourriture, peut-être même était-il sous perfusion, et il restait là, face à son écran, le volume au maximum.
«Dans quel monde de fous nous vivons», songea le commissaire. Certes, la télévision prenait de plus en plus d'importance dans la vie des gens, partout fleurissaient des antennes sur les toits, mais de là à s'enfermer dans une prison sans porte ni fenêtres pour mieux la regarder… Quel être humain était assez dément pour choisir semblable forme de suicide?
Maximilien Linart mit ses mains en porte-voix et se colla contre la paroi.
– Qui que vous soyez, ordonna-t-il, vous n'avez pas le droit de rester là. Cette pyramide a été bâtie dans une zone protégée, interdite à la construction.
Instantanément, les bruits cessèrent. Le son avait été coupé. Plus d'applaudissements. Plus de rires. Plus de crépitements de mitrailleuse. Plus de «Piège à réflexion». Mais pas de réponse non plus.
Le commissaire réitéra son appel:
– Police! Sortez! C'est un ordre!
Il entendit un bruit sourd, comme une petite trappe qui s'ouvrait quelque part. À tout hasard, il sortit son revolver, inspecta les environs, refît le tour de la pyramide.
Sentir la crosse d'acier dans sa main lui donnait un sentiment d'invincibilité. Mais le revolver n'était pas un atout: c'était un handicap. Il le rendait moins attentif. Maximilien ne perçut donc pas l'infime bourdonnement derrière lui.
Bzzz… bzzz.
Il ne prit pas garde non plus à la petite piqûre dans son cou, une fraction de seconde plus tard.
Il fit encore trois pas et sa bouche s'ouvrit toute grande, sans qu'il parvienne à proférer un son. Ses yeux s'écar-quillèrent. Il s'effondra sur les genoux, lâcha son arme et, tête en avant, s'étala de tout son long.
Avant de fermer les yeux il vit les deux soleils, le vrai et celui que reflétait le miroir de la paroi. Il ne put retenir le poids de ses paupières qui tombèrent comme un lourd rideau de théâtre.
Le niveau de la mer de criquets ne cesse de monter.
Vite, vite, trouver une idée. Quand on est une fourmi il faut toujours trouver des idées originales pour survivre. Suspendues à l'extrémité des dernières branches du myrtillier, les treize fourmis se regroupent et joignent leurs antennes. Leur esprit collectif se partage entre panique et envie de tuer. Certaines sont déjà résignées à mourir. Pas 103e. Elle a peut-être une solution: la vitesse.
Les carapaces des criquets forment en bas un tapis discontinu mais en galopant dessus suffisamment vite, pourquoi ne pas s'en servir comme d'un support? Lors de sa traversée du fleuve, la vieille guerrière a vu des insectes courir sans s'enfoncer à la surface, accomplissant simplement un nouveau pas à chaque fois qu'ils s'apprêtaient à couler.
L'idée paraît tout à fait saugrenue, les dos de criquets ne ressemblant en rien à la surface d'un fleuve. Mais puisque personne n'a d'autre suggestion et que l'arbrisseau commence à ployer sous les assauts des acridiens, on décide de tenter le tout pour le tout.
103e s'élance la première. Elle fonce sur le dos des criquets si promptement qu'ils n'ont pas le temps de comprendre ce qui se passe. De toute façon, ils sont tellement occupés à manger et à se reproduire qu'ils ne prêtent que peu d'attention à cette présence fugace sur leur dos.
Les douze plus jeunes suivent. On zigzague entre les antennes et les cuissots repliés qui dépassent des dos. À un moment, 103e dérape sur une carapace en mouvement et 5e la retient de justesse par la collerette de son corselet. Les Belokaniennes galopent de leur mieux, mais la distance est longue.
Des dos de criquets, rien que des dos de criquets à perte de vue. Un lac, une mer, un océan de dos de criquets.
Les fourmis rousses filent au-dessus de la foule. Ça cahote pas mal. À côté d'elles, les arbustes fondent sous les mandibules acridiennes. Noisetiers et autres groseilliers se délitent sous la pluie vivante et corrosive.
Enfin, la troupe myrmécéenne distingue au loin l'ombre rassurante de grands arbres. Ceux-là forment des donjons de résistance difficiles à ronger. Le flot des criquets a été stoppé là par ces potentats végétaux. Encore un effort et les fourmis y parviendront.
Ça y est! Elles y sont. Les exploratrices abordent à une longue branche basse et s'empressent de monter.
Sauvées!
Le monde retrouve momentanément sa normalité. Qu'il est agréable de reprendre patte sur un arbre ferme après avoir navigué si longtemps dans les lacs de sable du désert et la mer mouvante des dos de criquets!
Elles se réconfortent en échangeant caresses et nourriture. Elles tuent un criquet isolé et le mangent. Avec ses percepteurs de champs magnétiques, 12e fait le point et détermine la direction du grand chêne. Aussitôt, la troupe se remet en marche. Pour éviter le sol, où la marée de criquets se répand encore par-dessus les racines, les fourmis cheminent en altitude, de branche en branche.
Enfin se dresse devant elles un arbre immense. Si les grands arbres sont des donjons, le grand chêne est assurément la plus large et la plus haute de ces tours. Son tronc est si large qu'il en paraît plat. Ses branchages sont si hauts qu'ils masquent le ciel.
Les treize fourmis foulent l'épaisse moquette de velours formée par la colonie de lichens qui recouvre la face septentrionale du grand chêne.
Chez les fourmis on prétend que ce grand chêne a douze mille ans d'âge. C'est beaucoup. Mais celui-ci est vraiment particulier. En tout point de son écorce, de ses feuilles, de ses fleurs, de ses glands il recèle de la vie. En bas, les Belokaniennes croisent toute une faune chê-nienne. Des charançons cigariers forent des trous dans les glands au moyen de leurs rostres pour pondre des œufs de quelques millimètres. Des cantharides aux élytres métalliques dégustent des rameaux encore tendres tandis que des larves de grand capricorne du chêne creusent des galeries dans la partie centrale de l'écorce. Des chenilles de géomètres ou de phalènes grossissent dans des feuilles roulées en cornets et liées en paquets par leurs parents.
Plus loin, des chenilles tordeuses vertes du chêne se suspendent au bout d'un fil dans le vide pour atteindre les branches inférieures.
Les fourmis coupent leur filin de rappel et les mangent sans autre forme de procès. Quand la nourriture pend des branches, il n'y a pas de raison de s'en priver. L'arbre, s'il parlait, leur dirait merci.
103e se dit que les fourmis au moins assument leur rôle de prédateurs. Elles tuent et elles mangent toutes les espèces de gibiers sans états d'âme. Les Doigts, eux, veulent oublier leur place dans le cycle écologique. Ils ne peuvent pas manger l'animal qu'ils voient tuer. Ils n'ont d'ailleurs d'appétit que pour les aliments qui ne leur rappellent pas l'animal dont ils sont issus. Tout est donc coupé, haché, coloré, mélangé pour ne plus être identifiable. Les Doigts se veulent innocents de tout, même de l'assassinat des bêtes qu'ils consomment.
Mais l'instant n'est pas à la réflexion. Devant elles, des champignons s'alignent en demi-cercles comme autant de marches d'escalier autour du tronc. Les fourmis prennent leur souffle et montent.
103e aperçoit des signes gravés à même l'arbre: «Richard aime Liz», inscrit dans un cœur percé d'une flèche. 103e ne sait pas décrypter l'écriture doigtesque, elle comprend seulement que l'agression d'un canif fait souffrir l'arbre. La flèche ne déclenche pas les sanglots du cœur fictif, en revanche, l'éraflure fait pleurer l'arbre d'une larme de résine orange.
L'escouade contourne un nid d'araignées sociales. Des corps fantomatiques y sont accrochés, sans tête ou sans membres, noyés dans une forêt de soie blanche. Les Belo-kaniennes montent encore dans les hauteurs de la large tour chênienne. Enfin, vers les étages médians, elles découvrent comme une fruit rond, dont la base est prolongée d'un tube.
C'est le guêpier du grand chêne, indique 16e, en dardant son antenne droite en direction du fruit de papier.
103e s'immobilise. La nuit tombant, les fourmis décident de se mettre à l'abri d'un nœud du bois. Elles reviendront demain.
103e a du mal à dormir.
Est-il possible que son sexe futur soit contenu à l'intérieur de cette boule de papier? Est-il possible que son accession au statut de princesse soit là, à portée de patte?
MOBILITÉ SOCIALE: Les Incas croyaient au déterminisme et aux castes. Chez eux, pas de problème d'orientation professionnelle: la profession était déterminée par la naissance. Les fils d'agriculteurs deviendraient obligatoirement agriculteurs, les fils de soldats, soldats. Pour éviter tout risque d'erreur, la caste était d'emblée inscrite dans le corps des enfants. Pour cela les Incas plaçaient les têtes à la fontanelle molle propre aux nouveau-nés dans des étaux spéciaux en bois qui modelaient leurs crânes. Ces étaux plats donnaient ainsi la forme désirée aux têtes des enfants: carrées pour ceux de roi, par exemple. L'opération n'était pas douloureuse, pas plus en tout cas que celle qui consiste à faire porter un appareil dentaire pour obliger les dents à pousser dans un certain sens. Les crânes mous se solidifiaient dans le moule de bois. Ainsi, même nus et abandonnés, les fils de rois restaient rois, reconnais-sablés par tous puisqu'ils étaient seuls à pouvoir porter les couronnes, elles-mêmes de forme carrée. Quant aux crânes des enfants de soldats, ils étaient moulés de façon à prendre une forme triangulaire. Pour les fils de paysans, c'était une forme pointue. La société inca était ainsi rendue immuable. Aucun risque de mobilité sociale, pas la moindre menace d'ambition personnelle, chacun portait imprimés à vie, sur son crâne, son rang social et sa fonction professionnelle.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Les élèves s'installèrent chacun à leur place et, dans un bel ensemble, sortirent leur cahier et leur stylo. C'était l'heure du cours d'histoire.
Comme s'il ne s'était rien passé l'autre soir, Gonzague Dupeyron et ses deux acolytes ne jetèrent aucun regard à Julie et aux Sept Nains quand ils remontèrent l'allée pour s'asseoir côte à côte.
En grosses lettres blanches sur le tableau noir, le professeur d'histoire inscrivit: «La Révolution française de 1789», puis, sachant qu'il ne faut jamais longtemps tourner le dos à une classe, il se retourna pour toiser les élèves et sortit une liasse de feuillets de sa serviette.
– J'ai corrigé vos copies.
Parcourant les travées, il les distribua à leurs auteurs avec, pour chacun, de brefs commentaires. «Soignez davantage votre orthographe», «Quelques progrès», «Désolé, Cohn-Bendit, ce n'était pas en 1789 mais en 1968.»
Il avait commencé par les notes les plus élevées et continuait en ordre décroissant. Il en était à 3 sur 20 et Julie n'avait toujours pas récupéré sa copie.
La sentence tomba comme un couperet:
– Julie: 1 sur 20. Je ne vous ai pas mis zéro car vous développez une théorie assez particulière à propos de Saint-Just qui serait, selon vous, le pourrisseur de la Révolution.
Comme pour montrer qu'elle assumait totalement ses opinions, Julie leva la tête.
– Je le pense, en effet.
– Qu'avez-vous donc contre cet excellent Saint-Just, un homme charmant, très cultivé et qui devait probablement avoir obtenu de meilleures notes que vous sur les bancs de l'école?
– Saint-Just, dit Julie sans se départir de son calme, pensait impossible de réussir une révolution sans violence. Il l'a écrit: «La Révolution vise à améliorer le monde et si certains ne sont pas d'accord avec elle, il faut les éliminer.»
– Je constate avec plaisir que vous n'êtes pas totalement ignare. Au moins, vous avez en tête quelques citations.
La jeune fille ne pouvait pas lui avouer qu'elle avait forgé ses idées sur Saint-Just à la lecture de l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.
– Mais cela ne change rien sur le fond, reprit le professeur. Évidemment, Saint-Just avait raison sur le fond, il est impossible de faire une révolution sans violence…
Julie plaida:
– Je crois, moi, que dès que l'on tue, dès qu'on force les gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie de faire, on prouve qu'on manque d'imagination, qu'on est incapable de trouver d'autres façons de répandre ses idées. Il existe sûrement des moyens de faire une révolution sans violence.
Intéressé, l'enseignant provoqua sa jeune interlocutrice:
– Im-po-ssible. De révolution non violente, l'histoire n'en connaît pas. Les deux mots sont pratiquement antinomiques.
– Dans ce cas, elle reste à inventer, lança Julie sans se démonter.
Zoé vint à sa rescousse:
– Le rock'n' roll, l'informatique… ce sont bien des révolutions sans violence qui ont transformé les mentalités sans effusion de sang.
– Ce ne sont pas des révolutions! s'offusqua le professeur. Le rock'n' roll et l'informatique n'ont en rien modifié la politique des pays. Ils n'ont pas chassé les dictateurs, ils n'ont pas donné davantage de liberté aux citoyens.
– Le rock a changé davantage la vie quotidienne des individus que la Révolution de 1789 qui, en fin de compte, n'a abouti qu'à plus de despotisme, reprit Ji-woong.
– Avec le rock, on peut renverser la société, renchérit David.
L'ensemble de la classe s'étonna de voir Julie et les Sept Nains s'accrocher à des convictions ignorées de leur livre d'histoire.
Le professeur retourna à son bureau, se cala confortablement dans son fauteuil, comme pour affirmer ses propres opinions.
– Très bien, ouvrons le débat. Puisque notre groupe de rock local tient à remettre en question la Révolution française, allons-y! Parlons de révolutions.
Dépliant au mur une mappemonde, il promena sa règle sur différents secteurs.
– De la révolte de Spartacus à la guerre d'Indépendance américaine, sans oublier la Commune de Paris au dix-neuvième siècle, Budapest 1956, Prague 1968, la révolution des Œillets au Portugal, les revolutions mexicaines de Zapata et de ses prédécesseurs, la Longue Marche de Mao et des siens en Chine, la révolution sandi-niste au Nicaragua, l'avènement de Fidel Castro à Cuba, tous ceux, je dis bien TOUS CEUX qui ont voulu changer le monde, convaincus que leurs idées étaient plus justes que celles des gouvernants en place, tous ont dû se battre et lutter pour les imposer. Beaucoup sont morts. Rien sans rien: c'est le prix à payer. Les révolutions se font dans le sang. C'est ainsi et c'est d'ailleurs pour cela que les drapeaux révolutionnaires arborent toujours la couleur rouge quelque part.
Julie refusa de plier sous cet assaut d'éloquence.
– Notre société a changé, dit-elle avec fougue. On doit pouvoir sortir d'une sclérose sans mouvement brusque. Zoé a raison: le rock et l'informatique constituent bel et bien des exemples de révolutions douces. Pas de rouge dans leur drapeau et on n'a pas pu encore en prendre l'exacte mesure. L'informatique permet à des milliers de gens de communiquer vite et loin.; sans contrôle gouvernemental. La prochaine révolution se fera grâce à ce genre d'outils.
Le professeur hocha la tête, soupira et, d'un ton détaché, s'adressa à la classe:
– Vous croyez? Eh bien, je vais vous raconter une petite histoire, à propos de ces «révolutions douces» et des réseaux de communication moderne. En 1989, sur la place Tian An Men, les étudiants chinois croyaient pouvoir user des technologies de pointe pour inventer une révolution différente. Tout naturellement, ils ont pensé à se servir des fax. Des journaux français ont suggéré à leurs lecteurs d'envoyer des fax pour soutenir les conjurés. Résultat: en surveillant les appels de France, la police chinoise a repéré et arrêté un par un les révolutionnaires équipés d'ordinateurs et de fax! Ces jeunes Chinois qui sont enfermés dans des geôles, torturés, et à qui, on le sait maintenant, on a ôté des organes sains afin de les greffer sur de vieux dirigeants usés par l'âge, sont sûrement très reconnaissants envers ces Français qui, par fax, leur ont adressé des messages de «soutien»! Vous avez là un bel exemple de l'apport des technologies de pointe à la réussite des révolutions…
L'élève et l'enseignant se dévisagèrent.
L'anecdote avait quelque peu déstabilisé Julie.
La confrontation avait enchanté la classe et le professeur aussi. Grâce à ce débat d'idées, il s'était senti rajeunir. Il avait été autrefois communiste et avait connu une grande déception lorsque son parti l'avait sommé de saborder sa section pour d'obscures raisons d'alliances électorales locales. «Là-haut», à Paris, on les avait rayés d'un trait, lui et les siens, pour s'assurer de conserver un siège, on ne lui avait même pas dit où. Écœuré, il avait abandonné la politique mais cela, il ne pouvait pas le raconter à ses lycéens.
Julie sentit une main sur son épaule.
– Laisse tomber, chuchota Ji-woong. Il ne te laissera pas le dernier mot.
Le professeur consulta sa montre.
– L'heure est passée. Vous serez contents la semaine prochaine: nous étudierons la révolution russe de 1917. Encore des famines, des massacres, des souverains tronçonnés mais, au moins, sur fond de décor de neige et de musique de balalaïka. Somme toute, les révolutions se essemblent, seuls l'environnement et le folklore les différencient.
Il eut un dernier coup d'œil en direction de Julie:
– Je compte sur vous, mademoiselle Pinson, pour m'opposer des arguments intéressants. Julie, vous faites partie de ce que je pourrais appeler les «anti-violents» violents. Ce sont les pires. Ce sont eux qui font cuire les homards à feu doux parce qu'ils n'ont pas le courage de les jeter d'un coup dans l'eau bouillante. Résultat: la bête souffre cent fois plus et beaucoup plus longtemps. Et puisque vous êtes si douée, Julie, tachez de trouver comment les bolcheviques auraient pu, «sans violence», se débarrasser du tsar de toutes les Russies. Intéressante hypothèse de travail…
Là-dessus la cloche grise se mit à sonner.
Ça ressemble à une cloche grise. Des sentinelles guêpes papetières aux dards noirs acérés tournoient autour.
Comme les blattes sont les ancêtres des termites, les guêpes sont les aïeules des fourmis. Chez les insectes, espèces anciennes et espèces évoluées continuent parfois à cohabiter. C'est comme si les humains d'aujourd'hui côtoyaient encore les Australopithèques dont ils sont issus.
Pour être primitives, les guêpes n'en sont pas moins sociales. Elles vivent en groupes dans des nids de carton, même si ces ébauches de cités ne ressemblent en rien aux vastes constructions de cire des abeilles ou de sable des fourmis.
103e et ses comparses s'approchent du nid. Il leur paraît très léger. Les guêpes construisent ce type de village en pâte à papier en mâchant longuement des fibres de bois mort ou vermoulu avec leur salive.
Des éclaireuses guêpes papetières lâchent des phéromones d'alerte en apercevant ces fourmis qui grimpent dans leur direction. Elles s'adressent des signaux de connivence avec leurs antennes et foncent, dard dressé, prêtes à tout pour repousser les intruses myrmécéennes.
Le contact entre deux civilisations est toujours un instant délicat. La violence est souvent le premier réflexe. Alors 14e imagine un stratagème pour amadouer ces guêpes papetières. Elle régurgite un peu de nourriture qu'elle tend aux guêpes. On est toujours surpris lorsque des gens censés être vos ennemis vous offrent un cadeau.
Les guêpes papetières atterrissent et s'avancent, méfiantes. 14e rabat ses antennes en arrière en signe d'absence de volonté de combattre. Une guêpe lui tapote le crâne du bout des siennes pour voir comment elle va réagir; 14e ne réagit pas. Les autres Belokaniennes rabattent aussi leurs antennes en arrière.
Une guêpe papetière émet en langage olfactif qu'ici elles se trouvent en territoire guêpe et que des fourmis n'ont rien à y faire.
14e explique que l'une d'elles veut se nantir d'un sexe et que l'opération est indispensable à la survie de leur groupe tout entier.
Les éclaireuses guêpes papetières dialoguent entre elles. Leur façon de converser est très particulière. Elles ne font pas qu'émettre des phéromones, elles se parlent aussi par de grands mouvements d'antennes. Elles expriment la surprise en les dressant, la méfiance en les dardant en avant et l'intérêt en n'en pointant qu'une seule. Parfois, l'extrémité de leurs antennes molles caresse l'extrémité de celles de leur interlocutrice.
103e s'avance à son tour et se présente. C'est elle qui désire un sexe.
Les guêpes lui tapotent le crâne puis lui proposent de les suivre. Qu'elle vienne, mais seule.
103e pénètre dans le fruit de papier qui s'avère bien être un nid.
L'entrée est surveillée par de nombreuses sentinelles. C'est normal. Il n'y a pas d'autre issue, c'est seulement par là que des ennemis peuvent attaquer le nid et c'est par ce trou aussi qu'il est possible de maîtriser la température interne de la cité. Les sentinelles agitent leurs ailes, précisément pour créer des courants d'air à l'intérieur de celle-ci.
Bien qu'elles soient les ancêtres des fourmis, ces guêpes-ci semblent très évoluées. Leur nid est composé de rayons parallèles en papier, horizontaux, supportant chacun une seule rangée d'alvéoles. Comme dans les ruches d'abeilles, ces alvéoles sont de forme hexagonale.
Des piliers de dentelle grise finement mâchouillés relient les divers rayons. Plusieurs couches de papier mâché et de carton protègent les cloisons externes du froid et des chocs. 103e connaît déjà un peu les guêpes. À Bel-o-kan, des nourrices instructrices lui ont appris comment vivent ces insectes.
À l'inverse d'une ruche d'abeilles, cité permanente, le guêpier, lui, ne dure qu'une saison. Au printemps, une reine guêpe, chargée d'une multitude d'œufs, part à la recherche d'un lieu où implanter son nid. Lorsqu'elle l'a trouvé, elle construit une alvéole de carton dans laquelle elle dépose ses œufs. Quand ils éclosent, elle nourrit les larves de proies qu'elle passe ses journées à tuer. Les larves mettent quinze jours à se transformer en ouvrières opérationnelles. Après quoi, la mère fondatrice se cantonne à la ponte.
103e voit les couvains. Comment les œufs et les larves peuvent-ils tenir sans tomber dans des alvéoles dirigées vers le bas? 103e observe et comprend. Les nourrices collent œufs et jeunes larves au plafond au moyen d'une sécrétion adhésive. Les guêpes n'ont pas inventé que le papier et le carton, elles ont aussi découvert la colle.
Il faut dire que, dans le monde animal, le clou et les vis n'ayant pas été inventés, la colle est le moyen le plus répandu pour lier les matières. Certains insectes savent d'ailleurs fabriquer une colle si dure et au séchage si rapide qu'elle se transforme en matière rigide en une seconde.
103e remonte le couloir central. Il y a des passerelles de carton à chaque étage. Chaque niveau est percé en son centre d'un trou qui lui permet de communiquer avec les autres. L'ensemble est cependant beaucoup moins impressionnant que la grande ruche d'or des abeilles. Tout ici est gris et léger. Des ouvrières jaune et noir, le front bardé de dessins effarants, fabriquent de la pâte à papier en broyant du bois. Elles en tricotent ensuite des murs ou des alvéoles, en vérifiant régulièrement l'épaisseur de leur ouvrage à l'aide de leurs antennes recourbées en pinces.
D'autres transportent de la viande: mouches et chenilles anesthésiées qui ne comprendront que trop tard leur malchance. Une partie de ce butin est destinée aux larves, ces vers affamés qui se tortillent sans cesse pour réclamer à manger. Les guêpes sont les seuls insectes sociaux à nourrir leur progéniture avec de la viande crue même pas triturée.
La reine des guêpes circule au milieu de ses filles. Elle est plus grosse, plus lourde, plus nerveuse. 103e la hèle de quelques phéromones. L'autre consent à s'approcher et la vieille fourmi rousse lui explique la raison de sa visite. Elle a plus de trois ans et sa mort est proche. Or, elle est seule détentrice d'une information capitale qu'il lui faut délivrer à sa cité natale. Elle ne veut pas mourir avant d'avoir accompli sa mission.
La reine des guêpes papetières palpe 103e du bout de ses antennes pour bien percevoir ses odeurs. Elle ne comprend pas pourquoi une fourmi réclame de l'aide à une guêpe. Normalement, c'est chacun pour soi. Il n'existe pas d'entraide entre les espèces. 103e souligne que dans son cas, il lui est impossible d'agir sans s'adresser à des étrangères. La fourmi ne sait pas préparer la gelée hormonale indispensable à sa survie.
Le reine des guêpes papetières répond qu'en effet, ici, on sait concocter une gelée royale saturée d'hormones mais elle ne voit pas pourquoi elle en donnerait à une fourmi. Le produit est un bien précieux à ne pas gaspiller.
103e émet avec beaucoup de mal une phrase phéromonale qui décolle de ses antennes et arrive une seconde plus tard aux antennes de la reine des guêpes.
Pour avoir un sexe.
L'autre est étonnée. Pourquoi vouloir un sexe?
TRIANGLE QUELCONQUE: Il est parfois plus difficile d'être quelconque qu'extraordinaire. Le cas est net pour les triangles. La plupart des triangles sont isocèles (2 côtés de même longueur), rectangles (avec un angle droit), équilatéraux (3 côtés de même longueur).
Il y a tellement de triangles définis qu'il devient très compliqué de dessiner un triangle qui ne soit pas particulier ou alors il faudrait dessiner un triangle avec les côtés les plus inégaux possibles. Mais ce n'est pas évident. Le triangle quelconque ne doit pas avoir d'angle droit, ni égal ni dépassant 90°. Le chercheur Jacques Loubczanski est arrivé avec beaucoup de difficulté à mettre au point un vrai «triangle quelconque». Celui-ci a des caractéristiques très… précises. Pour confectionner un bon «triangle quelconque» il faut associer la moitié d'un carré coupé par sa diagonale, et la moitié d'un triangle équilatéral coupé par sa hauteur. En les mettant l'un à côté de l'autre, on doit obtenir un bon représentant de triangle quelconque. Pas simple d'être simple.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
Pourquoi vouloir un sexe?
Il n'existe aucune raison biologique pour qu'une asexuée, née dans une caste asexuée, éprouve soudain le désir d'avoir un sexe, en dépit de ses origines naturelles.
103e comprend que cette reine des guêpes est en train de lui faire passer un examen. Elle cherche une réponse intelligente, n'en trouve pas et se contente de rappeler qu'«un sexe permet de vivre plus longtemps».
Peut-être qu'à trop écouter les dialogues anodins et dénués d'informatons des feuilletons télévisés doig-tesques, elle a oublié comment communiquer en fonçant droit à l'essentiel.
En revanche, la reine des guêpes papetières sait très bien, elle, introduire une grande intensité dans ses phrases odorantes. Un dialogue se noue. Comme toutes les reines, cette sexuée est capable de parler d'autre chose que de nourriture et de sécurité. Elle sait évoquer des idées abstraites.
La reine des guêpes papetières s'exprime par les odeurs mais aussi en faisant tournoyer ses antennes en tous sens pour mieux accentuer ses intonations. Chez les fourmis on appelle cela «parler avec ses antennes». La reine signale que, de toute manière, la fourmi finira par mourir. Alors, pourquoi chercher à vivre plus longtemps?
103e se rend compte que la partie est plus ardue qu'elle ne le pensait. Son interlocutrice n'est toujours pas cor vaincue de la validité de son projet. Et d'ailleurs, c'est vrai, en quoi une vie longue présente-t-elle plus d'intérêt qu'une vie courte?
103e prétend vouloir un sexe pour jouir des qualités émotionnelles des sexués: une plus grande sensibilité des organes sensoriels, une meilleure aptitude à ressentir les émotions…
La guêpe papetière rétorque que cela lui apparaît davantage comme une gêne que comme un agrément. La plupart de ceux qui entretiennent des sens raffinés et des émotions à fleur de peau vivent dans la crainte. C'est la raison pour laquelle les mâles ne survivent pas longtemps et les femelles vivent enfermées et protégées du monde. La sensibilité est source de douleur permanente.
103e cherche de nouveaux arguments plus convaincants. Elle veut un sexe parce qu'un sexe permet de se reproduire.
Cette fois, la reine des guêpes papetières semble intéressée. Pourquoi désirer se reproduire? En quoi son existence en tant que spécimen unique ne lui suffit-elle pas?
Étrange tournure d'esprit. En général, chez les insectes, et tout particulièrement chez les hyménoptères sociaux comme les fourmis et les guêpes, la notion de «pourquoi» n'existe pas. Seule existe la notion de «comment». On ne cherche pas à connaître la raison des événements, on cherche uniquement à apprendre comment les contrôler. Que cette guêpe lui demande «pourquoi» prouve à 103e qu'elle aussi a déjà accompli un parcours spirituel au-delà des normes.
La vieille fourmi rousse explique qu'elle souhaite transmettre son code génétique à d'autres êtres vivants.
La reine des guêpes papetières agite ses antennes de mouvements dubitatifs. Certes, cette envie légitime le désir de posséder un sexe mais, demande-t-elle à la fourmi, en quoi son code génétique serait-il intéressant à transmettre? Après tout, elle a été pondue par une reine qui a conçu au moins dix mille individus jumeaux dotés de spécificités génétiques quasiment identiques aux siennes. Toutes les sœurs jumelles d'une cité se ressemblent et se valent.
103e comprend où la guêpe veut l'amener. Elle tient à lui démontrer qu'aucun être n'a d'importance en particulier. Y a-t-il au fond plus grande prétention que de se figurer la combinaison de ses gènes suffisamment précieuse pour être digne d'être reproduite? Une telle pensée implique qu'on accorde une plus grande importance à soi-même qu'aux autres. Chez les fourmis, et même chez les guêpes, ce type de pensée a un nom, cela s'appelle la «maladie de l'individualisme».
103e, qui a livré tant de duels physiques, se retrouve, pour la première fois, à mener un duel spirituel. Et c'est beaucoup plus difficile.
Cette guêpe est futée. Tant pis, il faut que la vieille guerrière assume cela. Elle entame sa phrase phéromo-nale par le mot tabou: «je». Elle articule lentement dans son esprit une phéromone odorante avant de l'émettre par ses segments antennaires.
«Je» suis quelqu 'un de particulier.
La reine sursaute. Alentour, des guêpes qui ont perçu le message reculent, déconcertées. C'est si contraire à toutes les convenances, un insecte social qui emploie «je».
Mais ce duel dialogué commence à amuser la reine des guêpes papetières. Elle ne contre pas 103e sur le thème du «je», plutôt sur le nouveau terrain qu'elle vient de lui offrir. Elle dandine des antennes et lui demande d'énumé-rer ses qualités personnelles. Les guêpes jugeront ensuite si la vieille fourmi est suffisamment «particulière» pour mériter de transmettre son code génétique à une descendance. Dans ce dialogue, la reine use d'une formule phé-romonale correspondant au collectif «nous les guêpes papetières». Elle veut montrer ainsi qu'elle reste dans le camp de ceux qui sont en communauté avec leurs congénères et non du côté de ceux qui ne cherchent à obtenir des avantages que pour leur propre personne.
103e est allée trop loin pour faire demi-tour. Elle sait que pour toutes ces guêpes, désormais, elle fait figure de fourmi dégénérée qui ne se soucie que d'elle-même. Elle va pourtant au bout de sa pensée. Ses qualités personnelles, elle va les énumérer.
Elle a la capacité, peu répandue dans le monde insecte, d'étudier les choses nouvelles.
Elle possède des talents de guerrière et d'exploratrice de l'inconnu qui ne pourront qu'enrichir et fortifier son espèce.
La conversation enchante de plus en plus la reine des guêpes papetières. Ainsi, cette vieille fourmi à bout de souffle considère comme des qualités la curiosité et l'aptitude au combat? La reine signale que les cités n'ont pas besoin de va-t-en-guerre, et surtout pas de va-t-en-guerre qui se mêlent de tout en s'imaginant tout comprendre.
103e baisse les antennes. La reine des guêpes papetières est beaucoup plus retorse qu'elle ne le croyait. La vieille fourmi peine de plus en plus. L'épreuve lui rappelle celle que lui avaient fait subir les blattes dans le monde des Doigts. Elles l'avaient placée face à un miroir et lui avaient déclaré: Nous nous comporterons avec toi comme tu te comporterais avec toi-même. Si tu te combats dans la glace, nous te combattrons, si tu t'allies à l'individu qui apparaît dans le miroir, nous t'accepterons parmi nous.
Intuitivement, cette épreuve-là, elle avait su la résoudre. Les blattes lui avaient enseigné à s'aimer elle-même. Or cette guêpe lui propose maintenant une tâche beaucoup plus délicate: justifier cet amour.
La reine réitère sa question.
La vieille guerrière fourmi revient à plusieurs reprises sur ses deux principales qualités, la combativité et la curiosité, qui lui ont permis de survivre là où tant d'autres ont péri. Les mortes possédaient donc un code génétique moins efficace que le sien.
La reine des guêpes papetières remarque que beaucoup de soldates maladroites ou sans courage survivent dans les guerres par simple hasard. Alors que des soldates habiles et courageuses décèdent. Cela ne signifie rien, c'est une question de hasard.
Déstabilisée, 103e finit par lâcher son argument-choc:
Je suis différente des autres parce que j'ai rencontré les Doigts.
La reine marque un temps d'arrêt.
Les Doigts?
103e explique que les phénomènes bizarres qui apparaissent de plus en plus souvent en forêt sont dus la plupart du temps à l'apparition d'une nouvelle espèce animale, géante et inconnue: les Doigts. Elle, 103e, elle les a rencontrés et a même dialogué avec eux. Elle connaît leur force et leurs faiblesses.
La reine des guêpes ne se laisse pas impressionner. Elle répond qu'elle aussi connaît les Doigts. Il n'y a rien d'exceptionnel à cela. Les guêpes en rencontrent souvent. Ils sont grands, lents, mous et transportent toutes sortes de matériaux sucrés inertes. Parfois, ils enferment des guêpes dans une caverne transparente mais quand la caverne s'ouvre, les guêpes piquent les Doigts.
Les Doigts… La reine des guêpes ne les a jamais craints. Elle prétend même en avoir tué. Certes, ils sont grands et gros mais ils ne possèdent pas comme nous de carapace et il est donc très facile de percer du dard leur épiderme mou. Non, désolée, une rencontre avec les Doigts ne lui apparaît pas comme un argument suffisant pour justifier son désir d'amputer en quoi que ce soit le trésor de gelée hormonale royale du guêpier.
103e ne s'attendait pas à ça. Toute fourmi à qui on parle des Doigts réclame encore et encore des informations. Or, voici que les guêpes papetières, elles, se figurent tout savoir. Quel signe de décadence! C'est sans doute la raison pour laquelle la nature a inventé la fourmi. Les guêpes, leurs ancêtres vivants, ont perdu leur curiosité originelle.
En tout cas, ça n'arrange pas les affaires de 103e. Si les guêpes papetières refusent de lui donner de la gelée, c'est sa fin. Tant d'efforts pour survivre et au bout du compte être fauchée tout simplement par le plus minable des adversaires: la vieillesse. C'est dommage.
Dernière ironie de la reine des guêpes papetières: elle signale que si, d'aventure, 103e avait un sexe, rien ne certifierait que ses enfants auraient aussi cette capacité à rencontrer les Doigts.
Évidemment, rencontrer des Doigts n'est pas une qualité héréditaire. 103e s'est fait piéger.
Soudain, il y a de l'agitation. Des guêpes nerveuses atterrissent et décollent depuis l'entrée de carton.
Le nid est attaqué. Un scorpion grimpe vers la cloche de papier gris.
L'arachnide a sans doute été chassé par la marée des criquets et lui aussi cherche refuge dans les frondaisons. Normalement, les guêpes repoussent les assaillants à coups de dards empoisonnés, mais la chitine des scorpions est trop épaisse pour eux et donc infranchissable.
103e propose de se charger de l'ennemi.
Si tu réussis seule, nous te donnerons ce que tu demandes, énonce la reine des guêpes.
103e sort par le tube-couloir central du guêpier et aperçoit le scorpion. Ses antennes reconnaissent les odeurs. Il s'agit de la scorpionne que les Belokaniennes ont déjà croisée dans le désert. Elle porte sur son dos vingt-cinq bébés scorpions, reproductions miniatures de leur mère. Ils s'amusent à se chamailler de la pointe de leurs pinces et de leur dard caudal.
La fourmi décide d'intercepter la scorpionne dans la terrasse circulaire, petite arène plate que forme un nœud du chêne immense.
103e nargue la scorpionne d'un tir de jet acide. L'autre ne voit dans la petite fourmi qu'un gibier à sa portée. Elle dépose ses petits et s'avance pour la manger. Le bout de sa longue pince la pique.