38758.fb2 La sorci?re de Portobello - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 22

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Liliana, couturière, âge et nom inconnus

Je parle au présent parce que pour nous le temps n’existe pas, il n’y a que l’espace. Parce que c’est comme si c’était hier.

La seule coutume de la tribu que je n’ai pas respectée, c’est celle qui voulait que l’homme soit à mes côtés au moment de la naissance d’Athéna. Mais les accoucheuses sont venues, même si elles savaient que j’avais couché avec un gadjo, un étranger. Elles ont défait mes cheveux, elles ont coupé le cordon ombilical, frit plusieurs nœuds, et m’ont remis l’enfant. À ce moment-là, la tradition voulait qu’elle soit enveloppée dans un vêtement de son père ; il avait laissé un foulard, qui me rappelait son parfum, que je portais de temps en temps à mon nez pour le sentir près de moi, et maintenant ce parfum allait disparaître à tout jamais.

Je l’ai enveloppée dans le foulard et je l’ai posée sur le sol, pour qu’elle reçoive l’énergie de la Terre. Je suis restée là, ne sachant quoi ressentir, quoi penser ; ma décision était déjà prise.

Elles m’ont dit de choisir un prénom, et de ne le dire à personne – il ne pouvait être prononcé qu’une fois la petite baptisée. Elles m’ont remis l’huile sacrée et les amulettes que je devais lui mettre au cou deux semaines plus tard. Une d’elles m’a dit qu’il ne fallait pas m’inquiéter, que toute la tribu était responsable de l’enfant, et que je devais m’habituer aux critiques - cela passerait très vite. Elles m’ont aussi conseillé de ne pas sortir entre la tombée du jour et l’aurore, parce que les tsinvari (N.d.R. : esprits malins) pouvaient nous attaquer et nous posséder, et dès lors notre vie serait une tragédie.

Une semaine plus tard, dès le lever du soleil, je suis allée jusqu’à un centre d’adoption à Sibiu pour la déposer sur le seuil de la porte, espérant qu’une main charitable viendrait la recueillir. Alors que j’allais le faire, une infirmière m’a attrapée et m’a entraînée à l’intérieur. Elle m’a injuriée autant qu’il est possible, disant qu’ils étaient préparés à ce genre de comportement : il y avait toujours quelqu’un qui surveillait, je, ne pouvais pas fuir aussi facilement mes responsabilités, j’avais mis un enfant au monde.

« Évidemment, abandonner son enfant, on ne peut pas attendre autre chose d’une Tsigane ! »

J’ai été obligée de remplir une fiche avec tous les renseignements et, comme je ne savais pas écrire, elle a répété encore une fois : « Évidemment, une Tsigane ! Et n’essaie pas de nous tromper en fournissant des renseignements faux, ou tu pourrais bien aller en prison ! » Par peur, j’ai fini par raconter la vérité.

Je l’ai regardée une dernière fois, et voilà tout ce que j’ai réussi à penser : « Petite fille sans nom, puisses-tu trouver l’amour, beaucoup d’amour dans ta vie. »

Je suis sortie et j’ai marché dans la forêt pendant des heures. Je pensais à toutes ces nuits pendant ma grossesse, où j’aimais et haïssais l’enfant et l’homme qui l’avait planté en moi.

Comme toutes les femmes, j’ai rêvé toute ma vie de rencontrer le prince charmant, me marier, remplir ma maison d’enfants et prendre soin de ma famille. Comme beaucoup de femmes, j’ai fini par tomber amoureuse d’un homme qui ne pouvait pas me donner cela – mais avec qui j’ai partagé des moments que je n’oublierai jamais. Ces moments, je n’aurais pas pu les faire comprendre à l’enfant, elle aurait toujours été stigmatisée au sein de notre tribu, une gadjo, une fille sans père. J’aurais pu le supporter, mais je ne voulais pas qu’elle connaisse la souffrance qui était la mienne depuis que j’avais découvert que j’étais enceinte.

Je pleurais et je me griffais, pensant que, sous l’effet de la douleur, je réfléchirais peut-être moins, je retournerais à la vie, à l’opprobre de la tribu ; quelqu’un se chargerait de la petite, et moi, je vivrais toujours avec l’idée de la revoir un jour, quand elle serait grande.

Je me suis assise sur le sol, je me suis cramponnée à un arbre, ne pouvant cesser de pleurer. Mais quand mes larmes et le sang de mes blessures ont touché le tronc, un calme étrange s’est emparé de moi. J’avais l’impression d’entendre une voix me disant que je ne devais pas me faire de souci, que mon sang et mes larmes avaient purifié le chemin de la petite et allégé ma souffrance. Depuis, chaque fois que je sens le désespoir me gagner, je me rappelle cette voix et je suis tranquillisée.

C’est pour cela que je n’ai pas été surprise de la voir arriver avec le Rom Baro de notre tribu – qui a demandé un café, un verre, m’a adressé un sourire ironique, et est parti aussitôt. La voix m’avait dit qu’elle reviendrait, et maintenant elle est là, devant moi. Jolie, elle ressemble à son père, je ne sais pas ce qu’elle éprouve pour moi – peut-être de la haine parce que je l’ai abandonnée un jour. Je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi j’ai fait cela ; personne au monde ne pourrait comprendre.

Nous restons une éternité sans rien nous dire, à nous regarder simplement – sans sourire, sans pleurer, sans rien. Un élan d’amour sort du fond de mon âme, je ne sais pas si elle s’intéresse à ce que je ressens.

« Tu as faim ? Tu veux manger quelque chose ? »

L’instinct. Toujours l’instinct d’abord. Elle fait « oui » de la tête. Nous entrons dans la petite pièce où je vis, et qui sert en même temps de salon, de chambre, de cuisine et d’atelier de couture. Elle regarde tout cela, elle est étonnée, mais je fais semblant de ne pas l’avoir remarqué : je vais jusqu’au fourneau, je reviens avec deux assiettes de l’épaisse soupe de légumes et de graisse animale. Je prépare un café fort et, alors que je vais mettre du sucre, j’entends sa première phrase :

« Sans sucre, s’il te plaît. » Elle ne savait pas que je parlais anglais.

J’allais dire : « c’est ton père », mais je me suis ; contrôlée. Nous mangeons en silence et, à mesure que le temps passe, tout commence à me paraître familier, je suis là avec ma fille, elle a parcouru le monde et ; maintenant elle est de retour, elle a connu d’autres chemins et elle rentre à la maison. Je sais que c’est une illusion, mais la vie m’a donné tant de moments de dure réalité qu’il ne coûte rien de rêver un peu.

« Qui est cette sainte ? » Elle indique un cadre au mur.

— Sainte Sara, la patronne des Gitans. J’ai toujours voulu visiter son église, en France, mais nous ne pouvons pas sortir d’ici. Je n’aurais pas de passeport, de permis, et… »

J’allais dire : « même si je l’obtenais, je n’aurais pas d’argent », mais j’ai interrompu ma phrase. Elle aurait pu penser que je lui réclamais quelque chose.

« … et je suis très occupée par mon travail. »

Le silence revient. Elle termine sa soupe, allume une cigarette, son regard ne manifeste rien, aucun sentiment.

« As-tu pensé que tu me reverrais ? »

Je réponds oui. Et j’ai su hier, par la femme du Rom Baro, qu’elle était dans son restaurant.

« Un orage approche. Tu ne veux pas dormir un peu ?

— Je n’entends aucun bruit. Le vent ne souffle ni plus ni moins fort qu’avant. Je préfère causer.

— Crois-moi. J’ai le temps que tu veux, j’ai la vie qui me reste pour être près de toi.

— Ne dis pas cela maintenant.

— … Mais tu es fatiguée, je poursuis, feignant de n’avoir pas entendu son commentaire. Je vois l’orage qui approche. Comme tous les orages, il apporte la destruction ; pourtant en même temps il arrose les champs, et la sagesse du ciel descend avec sa pluie. Comme tous les orages, il doit passer. Plus il sera violent, plus il sera rapide. »

Grâce à Dieu, j’ai appris à affronter les orages.

Et comme si les Saintes-Maries-de-la-Mer m’avaient entendue, les premières gouttes commencent à tomber sur le toit en zinc. La petite termine sa cigarette, je la prends par la main, et je la conduis jusqu’à mon lit. Elle se couche et ferme les yeux.

Je ne sais pas combien de temps elle a dormi ; je la contemplais sans penser à rien, et la voix que j’avais entendue un jour dans la forêt me disait que tout allait bien, que je n’avais pas à m’en faire, que les changements que le destin provoque en nous sont favorables si nous savons déchiffrer ce qu’ils racontent. Je ne savais pas qui l’avait recueillie à l’orphelinat, l’avait élevée et en avait fait la femme indépendante qu’elle semblait être. J’ai fait une prière pour cette famille qui avait permis à ma fille de survivre et de vivre mieux. Au milieu de la prière, j’ai éprouvé jalousie, désespoir, regret, et j’ai cessé de parler à sainte Sara ; est-ce qu’il était vraiment important de l’avoir fait revenir ? Là se trouvait tout ce que j’avais perdu et ne retrouverais jamais.

Mais là se trouvait aussi la manifestation physique de mon amour. Je ne savais rien, et en même temps tout m’était révélé, des scènes me revenaient, où j’avais pensé au suicide, envisagé l’avortement, m’étais imaginée quittant ce coin du monde et partant à pied jusqu’à la limite de mes forces, le moment où j’avais vu mon sang et mes larmes sur l’arbre, la conversation avec la nature qui s’était intensifiée à partir de ce moment et ne m’avait plus jamais quittée – bien que peu de gens l’aient su dans ma tribu. Mon protecteur, qui m’avait trouvée errante dans la forêt, pouvait comprendre tout cela, mais il venait de mourir.

« La lumière est instable, elle s’éteint avec le vent, elle s’allume avec l’éclair, jamais elle ne brille comme le soleil – mais il vaut la peine de lutter pour elle », disait-il.

Lui seul m’avait acceptée, et il avait convaincu la tribu que je pouvais de nouveau faire partie de ce monde. Lui seul avait l’autorité morale suffisante pour empêcher mon expulsion.

Et malheureusement, lui seul ne connaîtrait jamais ma fille. J’ai pleuré pour lui, pendant qu’elle restait immobile dans mon lit, elle qui était sans doute habituée à tout le confort du monde. Des milliers de questions sont revenues – qui étaient ses parents adoptifs, où vivait-elle, avait-elle fait l’université, aimait-elle quelqu’un, quels étaient ses projets ? Cependant, ce n’était pas moi qui avais couru le monde pour la trouver, mais le contraire ; alors, je n’étais pas là pour poser des questions, mais pour y répondre.

Elle a ouvert les yeux. J’ai songé à toucher ses cheveux, lui donner la tendresse que j’avais retenue pendant toutes ces années, mais j’ignorais sa réaction, et j’ai pensé qu’il valait mieux me contrôler.

« Tu es venue jusqu’ici pour savoir pourquoi…

— Non. Je ne veux pas savoir pourquoi une mère abandonne sa fille ; il n’y a aucun motif pour cela. »

Ses mots me fendent le cœur, mais je ne sais pas comment répondre.

« Qui suis-je ? Quel sang coule dans mes veines ? Hier, quand j’ai su que je pouvais te trouver, j’ai éprouvé un état de terreur absolue. Je commence par où ? Toi, comme toutes les Tsiganes, tu dois savoir lire l’avenir dans les cartes, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas vrai. Nous faisons cela seulement avec les gadjos, les étrangers, c’est un moyen de gagner notre vie. Jamais nous ne lisons dans les cartes ou les lignes de la main, ni n’essayons de prévoir l’avenir quand nous sommes avec notre tribu. Et toi…

— … Je fais partie de la tribu. Bien que la femme qui m’a mise au monde m’ait envoyée très loin.

— Oui.

— Alors, qu’est-ce que je fais ici ? J’ai vu ton visage, je peux retourner à Londres, mes vacances se terminent.

— Veux-tu savoir qui est ton père ?

— Cela ne m’intéresse pas du tout. »

Et soudain j’ai compris en quoi je pouvais l’aider. Ce fut comme si la voix de quelqu’un d’autre sortait de ma bouche :

« Comprends mieux le sang qui coule dans mes veines, et dans ton cœur. »

C’était mon maître qui parlait à travers moi. Elle a refermé les yeux, et elle a dormi presque douze heures d’affilée.

Le lendemain, je l’ai conduite dans la banlieue de Sibiu, où l’on avait fait un musée avec des maisons de toute la région. Pour la première fois, j’avais eu le plaisir de préparer son petit déjeuner. Elle était plus reposée, moins tendue, et elle me posait des questions sur la culture tsigane, bien qu’elle ne voulût rien savoir à mon sujet. Elle a aussi livré un peu de sa vie ; j’ai su que j’étais grand-mère ! Elle n’a parlé ni de son mari, ni de ses parents adoptifs. Elle a dit qu’elle vendait des terrains quelque part très loin d’ici, et que bientôt elle devrait retourner au travail.

J’ai expliqué que je pouvais lui apprendre à faire des amulettes pour prévenir le mal, et elle n’a manifesté aucun intérêt. Mais quand j’ai parlé d’herbes qui guérissent, elle m’a demandé de lui montrer comment les reconnaître. Dans le parc où nous nous promenions, j’ai essayé de lui transmettre toute la connaissance que je possédais, même si j’avais la certitude qu’elle allait tout oublier à peine rentrée dans son pays natal – qui, je le savais maintenant, était Londres.

« Nous ne possédons pas la terre : c’est elle qui nous possède. Comme autrefois nous voyagions sans arrêt, tout ce qui nous entourait était à nous : les plantes, l’eau, les paysages que traversaient nos caravanes. Nos lois étaient les lois de la nature : les plus forts survivent, et nous, les faibles, les éternels exilés, nous apprenons à dissimuler notre force, pour nous en servir seulement au moment opportun.

« Nous ne croyons pas que Dieu ait fait l’univers ; Dieu est l’univers, nous sommes en Lui, et il est en nous. Bien que… »

Je me suis arrêtée. Mais j’ai décidé de poursuivre, parce que c’était une façon de rendre hommage à mon protecteur.

« … à mon avis, nous devrions l’appeler Déesse. Mère. Pas la femme qui abandonne sa fille dans un orphelinat, mais Celle qui est en nous, et qui nous protège quand nous sommes en danger. Elle sera toujours avec nous quand nous nous acquitterons de nos tâches quotidiennes avec amour, avec joie, comprenant que rien n’est souffrance, que tout est une manière de louer la Création. »

Athéna – à présent je savais son prénom – a tourné les yeux vers l’une des maisons qui se trouvaient dans le parc.

« Qu’est-ce que c’est, ça ? Une église ? »

Les heures que j’avais passées à côté d’elle m’avaient permis de recouvrer mes forces ; je lui ai demandé si elle voulait changer de sujet. Elle a réfléchi un moment, avant de répondre.

« Je veux continuer à écouter ce que tu as à me dire. Mais d’après ce que j’ai compris dans tout ce que j’ai lu avant de venir ici, ce que tu me racontes ne correspond pas à la tradition des Tsiganes.

— C’est mon protecteur qui me l’a enseigné. Parce qu’il savait des choses que les Tsiganes ne savent pas, il a obligé la tribu à m’accepter de nouveau en son sein. Et à mesure que j’apprenais avec lui, je me rendais compte du pouvoir de la Mère – moi qui avais refusé cette bénédiction. »

J’ai pris dans mes mains un petit arbuste.

« Si un jour ton fils a de la fièvre, mets-le près d’une jeune plante, et secoue les feuilles : la fièvre passera dans la plante. Si tu te sens angoissée, fais la même chose.

— Je préfère que tu continues à me parler de ton protecteur.

— Il me disait qu’au début la Création était profondément solitaire. Alors elle a engendré quelqu’un avec qui parler. Ces deux-là, dans un acte d’amour, ont fait une troisième personne, et dès lors tout s’est multiplié par milliers, par millions. Tu m’as interrogée au sujet de l’église que nous venons de voir : je ne connais pas son origine, et cela ne m’intéresse pas, mon temple c’est le parc, le ciel, l’eau du lac et du ruisseau qui l’alimente. Mon peuple, ce sont les personnes qui partagent une idée avec moi, et pas celles à qui je suis liée par les liens du sang. Mon rituel, c’est célébrer avec ces gens tout ce qui se trouve autour de moi. Quand as-tu l’intention de rentrer chez toi ?

— Demain peut-être. À condition que cela ne te dérange pas. »

Nouvelle blessure dans mon cœur, mais je ne pouvais rien dire.

« Reste le temps que tu voudras. J’ai posé la question simplement parce que j’aimerais fêter ta venue avec les autres. Je peux faire ça ce soir, si tu es d’accord. »

Elle ne dit rien, et je comprends que c’est « oui ». Nous rentrons à la maison, je la nourris de nouveau, elle explique qu’elle doit aller jusqu’à l’hôtel, à Sibiu, prendre quelques vêtements, à son retour j’ai déjà tout organisé. Nous allons sur une colline au sud de la ville, nous nous asseyons autour du feu qui vient d’être allumé, nous jouons de nos instruments, nous chantons, nous dansons, nous racontons des histoires. Elle assiste à tout cela sans participer, bien que le Rom Baro ait dit qu’elle était une excellente danseuse. Pour la première fois de toutes ces années, je suis heureuse, parce que j’ai pu préparer un rituel pour ma fille et célébrer avec elle le miracle qui nous fait être encore toutes les deux en vie, en bonne santé, entièrement livrées à l’amour de la Grande Mère.

À la fin, elle annonce que cette nuit elle va dormir à l’hôtel. Je demande si nous nous quittons, elle dit que non. Elle reviendra demain.

Pendant toute une semaine, ma fille et moi avons partagé l’adoration de l’Univers. Un soir, elle a amené un ami, mais en expliquant avec insistance qu’il n’était pas son bien-aimé, ni le père de son fils. L’homme, qui devait avoir dix ans de plus qu’elle, a demandé qui nous célébrions dans nos rituels. J’ai expliqué que – selon mon protecteur – adorer une personne, cela signifiait la mettre hors de notre monde. Nous n’adorons rien, nous communions seulement avec la Création.

« Mais vous priez ?

— Personnellement, je prie sainte Sara. Mais ici, nous sommes une partie du tout, nous célébrons plutôt que de prier. »

J’ai pensé qu’Athéna avait été fière de ma réponse. En réalité, je répétais seulement les paroles de mon protecteur.

« Et pourquoi faites-vous cela en groupe, puisque nous pouvons célébrer seul notre contact avec l’Univers ?

— Parce que les autres sont moi. Et moi, je suis les autres. »

À ce moment, Athéna m’a regardée, et j’ai senti que je lui fendais le cœur à mon tour. « Je m’en vais demain, a-t-elle dit.

— Avant de partir, viens prendre congé de ta mère. » C’était la première fois, au long de tous ces jours, que j’utilisais ce terme. Ma voix n’a pas tremblé, mon regard est resté ferme, et je savais que, malgré tout, là se trouvait le sang de mon sang, le fruit de mes entrailles. À ce moment-là, je me comportais comme une petite fille qui vient de comprendre que le monde n’est pas plein de fantômes et de malédictions, comme les adultes nous l’ont enseigné ; qu’il déborde d’amour, quelle que soit la manière dont il se manifeste. Un amour qui pardonne les erreurs et qui rachète les péchés.

Elle m’a serrée contre elle un long moment. Puis elle a rajusté le voile qui couvrait mes cheveux – bien que je n’aie pas de mari, la tradition tsigane disait que je devais le porter puisque je n’étais plus vierge. Que me réservait le lendemain, après le départ d’un être que j’avais toujours aimé et redouté de loin ? J’étais tous, et tous étaient moi et ma solitude.

Le jour suivant, Athéna est venue avec un bouquet de fleurs, elle a rangé ma chambre, elle a dit que je devrais porter des lunettes parce que la couture m’abîmait les yeux. Elle a demandé si les amis avec qui je célébrais ces cérémonies n’avaient pas finalement des problèmes avec la tribu, j’ai dit que non, que mon protecteur avait été un homme respecté, il avait appris ce que beaucoup d’entre nous ne savaient pas, il avait des disciples dans le monde entier. Je lui ai expliqué qu’il était mort peu avant son arrivée.

« Un jour, un chat s’est approché et l’a touché de son corps. Pour nous, cela signifiait la mort et nous avons tous été inquiets ; il existe cependant un rituel pour briser ce maléfice.

« Mais mon protecteur a dit qu’il était temps pour lui de partir, il devait voyager dans des mondes dont il savait l’existence, renaître enfant, et d’abord se reposer un peu dans les bras de la Mère. Ses funérailles ont été simples, dans une forêt près d’ici, mais il est venu des gens du monde entier pour y assister.

— Parmi ces personnes, une femme aux cheveux noirs, d’à peu près trente-cinq ans ?

— Je ne me souviens pas exactement, mais c’est possible. Pourquoi veux-tu savoir ?

— J’ai rencontré quelqu’un dans un hôtel de Bucarest, qui m’a dit qu’elle était venue pour les funérailles d’un ami. Je crois qu’elle a mentionné quelque chose comme "son maître". »

Elle m’a demandé de lui parler davantage des Tsiganes, mais il n’y avait pas grand-chose qu’elle ne sût déjà. Surtout que, à part les coutumes et les traditions, nous connaissons à peine notre histoire. Je lui ai suggéré d’aller un jour en France, et d’apporter de ma part un manteau pour la statue de Sara dans la petite ville française des Saintes-Maries-de-la-Mer.

« Je suis venue jusqu’ici parce qu’il manquait quelque chose dans ma vie. J’avais besoin de remplir mes espaces blancs, et j’ai pensé que la seule vue de ton visage serait suffisante. Mais non, je devais aussi comprendre que… j’avais été aimée.

— Tu es aimée. »

J’ai fait une longue pause : elle avait finalement mis en mots ce que j’aurais souhaité dire depuis que je l’avais laissée partir. Pour éviter qu’elle ne s’attendrisse, j’ai continué :

« J’aimerais te demander quelque chose.

— Ce que tu voudras.

— Je veux te demander pardon. » Elle s’est mordu les lèvres.

« J’ai toujours été une personne très agitée. Je travaille beaucoup, je m’occupe trop de mon fils, je danse comme une folle, j’ai appris la calligraphie, je suis des cours de perfectionnement pour la vente, je lis un livre à la suite de l’autre. Tout cela pour éviter ces moments où rien ne se passe, parce que ces espaces blancs m’apportent une sensation de vide absolu, dans lequel n’existe même pas une simple miette d’amour. Mes parents ont toujours tout fait pour moi, et je pense que je ne cesse pas de les décevoir.

« Mais ici, pendant que nous étions ensemble, dans les moments où j’ai célébré avec toi la nature et la Grande Mère, j’ai compris que ces blancs commençaient à se remplir. Ils sont devenus des pauses – le moment où l’homme lève la main du tambour, avant de le frapper de nouveau violemment. Je pense que je peux partir ; je ne dis pas que j’irai en paix, parce que ma vie a besoin d’un rythme auquel je suis habituée. Mais je ne partirai pas non plus amère. Tous les Tsiganes croient-ils à la Grande Mère ?

— Si tu poses la question, aucun ne dira oui. Ils ont adopté les croyances et les coutumes des lieux où ils se sont installés. Mais la seule chose qui nous unit dans la religion, c’est l’adoration de sainte Sara, et le pèlerinage au moins une fois dans la vie jusqu’à son tombeau, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Certaines tribus l’appellent Kali Sara, la Sara noire. Ou la Vierge des Gitans, ainsi qu’elle est connue à Lourdes.

— Je dois partir, a dit Athéna au bout d’un certain temps. L’ami que tu as rencontré l’autre jour va m’accompagner.

— Il a l’air d’un homme bon.

— Tu parles comme une mère.

— Je suis ta mère.

— Je suis ta fille. »

Elle m’a serrée contre elle, les larmes aux yeux cette fois. J’ai caressé ses cheveux, la tenant dans mes bras comme je l’avais toujours rêvé, depuis qu’un jour le destin – ou ma peur – nous avait séparées. Je l’ai priée de prendre soin d’elle, et elle a répondu qu’elle avait beaucoup appris.

« Tu apprendras plus encore, car même si nous sommes tous aujourd’hui prisonniers de nos maisons, de nos villes et de nos emplois, le temps des caravanes, les voyages et les enseignements que la Grande Mère a mis sur notre chemin pour que nous puissions survivre coulent encore dans ton sang. Apprends, mais apprends toujours avec quelqu’un à côté de toi. Ne reste pas seule dans cette quête : si tu fais un faux pas, tu n’auras personne pour t’aider à le corriger. »

Elle continuait à pleurer, serrée contre moi, comme si elle me demandait de la garder. J’ai imploré mon protecteur de ne pas me laisser verser une larme, car je voulais le meilleur pour Athéna, et son destin était d’aller de l’avant. Ici, en Transylvanie, à part mon amour, elle ne trouverait plus rien. Et j’ai beau croire que l’amour suffit pour donner sa justification à toute une existence, j’avais la certitude absolue que je ne pouvais pas lui demander de sacrifier son avenir pour rester à mes côtés.

Athéna m’a embrassée sur le front et elle est partie sans dire adieu, pensant peut-être qu’un jour elle reviendrait. Tous les Noëls, elle m’envoyait assez d’argent pour que je passe l’année entière sans avoir besoin de coudre ; je ne suis jamais allée à la banque toucher ses chèques, même si tout le monde dans la tribu trouvait que j’agissais comme une femme ignorante.

Il y a six mois, ses envois ont cessé. Elle a sans doute compris que j’avais besoin de la couture pour remplir ce qu’elle appelait des « espaces blancs ».

J’aurais beaucoup aimé la voir encore une fois, mais je sais qu’elle ne reviendra jamais ; en ce moment, elle doit être cadre supérieur, mariée avec l’homme qu’elle aime, je dois avoir beaucoup de petits-enfants, mon sang demeurera sur cette terre et mes erreurs seront pardonnées.