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Mais elle n'a rien dit quand j'ai volé un petit caniche gris tout frisé au chenil rue Calefeutre et que je l'ai amené à la maison. Je suis entré dans le chenil, j'ai demandé si je pouvais caresser le caniche et la propriétaire m'a donné le chien quand je l'ai regardée comme je sais le faire. Je l'ai pris, je l'ai caressé et puis j'ai foutu le camp comme une flèche. S'il y a une chose que je sais faire, c'est courir. On ne peut pas sans ça, dans la vie.

Je me suis fait un vrai malheur avec ce chien. Je me suis mis à l'aimer comme c'est pas permis. Les autres aussi, sauf peut-être Banania, qui s'en foutait complètement, il était déjà heureux comme ça, sans raison, j'ai encore jamais vu un Noir heureux avec raison. Je tenais toujours le chien dans mes bras et je n'arrivais pas à lui trouver un nom. Chaque fois que je pensais à Tarzan ou Zorro je sentais qu'il y avait quelque part un nom qui n'avait encore personne et qui attendait. Finalement j'ai choisi Super mais sous toutes réserves, avec possibilité de changer si je trouvais quelque chose de plus beau. J'avais en moi des excès accumulés et j'ai tout donné à Super. Je sais pas ce que j'aurais fait sans lui, c'était vraiment urgent, j'aurais fini en tôle, Probablement. Quand je le promenais, je me sentais quelqu'un parce que j'étais tout ce qu'il avait au monde. Je l'aimais tellement que je l'ai même donné. J'avais déjà neuf ans ou autour et on pense déjà, à cet âge, sauf peut-être quand on est heureux. Il faut dire aussi sans vouloir vexer personne que chez Madame Rosa, c'était triste, même quand on a l'habitude. Alors lorsque Super a commencé à grandir pour moi au point de vue sentimental, j'ai voulu lui faire une vie, c'est ce que j'aurais fait pour moi-même, si c'était possible. Je vous ferai remarquer que ce n'était pas n'importe qui non plus, mais un caniche. Il y a une dame qui a dit oh le beau petit chien et qui m'a demandé s'il était à moi et à vendre. J'étais mal fringue, j'ai une tête pas de chez nous et elle voyait bien que c'était un chien d'une autre espèce.

Je lui ai vendu Super pour cinq cents francs et il faisait vraiment une affaire. J'ai demandé cinq cents francs à la bonne femme parce que je voulais être sûr qu'elle avait les moyens. Je suis bien tombé, elle avait même une voiture avec chauffeur et elle a tout de suite mis Super dedans, au cas où j'aurais des parents qui allaient gueuler. Alors maintenant je vais vous dire, parce que vous n'allez pas me croire. J'ai pris les cinq cents francs et je les ai foutus dans une bouche d'égout. Après je me suis assis sur un trottoir et j'ai chialé comme un veau avec les poings dans les yeux mais j'étais heureux. Chez Madame Rosa il y avait pas la sécurité et on ne tenait tous qu'à un fil, avec la vieille malade, sans argent et avec l'Assistance publique sur nos têtes et c'était pas une vie pour un chien.

Quand je suis rentré à la maison et que je lui ai dit que j'ai vendu Super pour cinq cents francs et que j'ai foutu l'argent dans une bouche d'égout, Madame Rosa a eu une peur bleue, elle m'a regardé et elle a couru s'enfermer à double clé dans sa piaule. Après ça, elle s'enfermait toujours a clé pour dormir, des fois que je lui couperais la gorge encore une fois. Les autres mômes ont fait un raffut terrible quand ils ont su, parce qu'ils n'aimaient pas vraiment Super, c'était seulement pour jouer.

On était alors un tas, sept ou huit. Il y avait Salima, que sa mère avait réussi à sauver quand les voisins l'ont dénoncée comme pute sur trottoir et qu'elle a eu une descente de l'Assistance sociale pour indignité. Elle a interrompu le client et elle a pu faire sortir Salima qui était à la cuisine par la fenêtre au rez-de-chaussée et l'a cachée pendant toute la nuit dans une poubelle. Elle est arrivée chez Madame Rosa le matin avec la môme qui sentait l'ordure dans un état d'hystérie. Il y avait aussi de passage Antoine qui était un vrai Français et le seul d'origine et on le regardait tous attentivement pour voir comment c'est fait. Mais il n'avait que deux ans, alors on voyait pas grand-chose. Et puis je ne me souviens plus qui, ça changeait tout le temps avec les mères qui venaient reprendre leurs mômes. Madame Rosa disait que les femmes qui se défendent n'ont pas assez de soutien moral car souvent les proxynètes ne font plus leur métier comme il faut. Elles ont besoin de leurs enfants pour avoir raison de vivre. Elles revenaient souvent quand elles avaient un moment ou qu'elles avaient une maladie et partaient à la campagne avec leur mioche pour en profiter. J'ai jamais compris pourquoi on ne permet pas aux putes cataloguées d'élever leur enfant, les autres ne se gênent pas. Madame Rosa pensait que c'est à cause de l'importance du cul en France, qu'ils n'ont pas ailleurs, ça prend ici des proportions qu'on peut pas imaginer, quand on ne l'a pas vu. Madame Rosa disait que le cul c'est ce qu'ils ont de plus important en France avec Louis XIV et c'est pourquoi les prostituées, comme on les appelle, sont persécutées car les honnêtes femmes veulent l'avoir uniquement pour elles. Moi j'ai vu chez nous des mères pleurer, on les avait dénoncées à la police comme quoi elles avaient un môme dans le métier qu'elles faisaient et elles mouraient de peur. Madame Rosa les rassurait, elle leur expliquait qu'elle avait un commissaire de police qui était lui-même un enfant de pute et qui la protégeait et qu'elle avait un Juif qui lui faisait des faux papiers que personne ne pouvait dire, tellement ils étaient authentiques. J'ai jamais vu ce Juif car Madame Rosa le cachait. Ils s'étaient connus dans le foyer juif en Allemagne où ils n'ont pas été exterminés par erreur et ils avaient juré qu'on les y reprendrait plus. Le Juif était quelque part dans un quartier français et il se faisait des faux papiers comme un fou. C'est par ses soins que Madame Rosa avait des documents qui prouvaient qu'elle était quelqu'un d'autre, comme tout le monde. Elle disait qu'avec ça, même les Israéliens auraient rien pu prouver contre elle. Bien sûr, elle n'était jamais tout à fait tranquille là-dessus car pour ça il faut être mort. Dans la vie c'est toujours la panique.

Je vous disais donc que les mômes ont gueulé pendant des heures quand j'ai donné Super pour assurer son avenir qui n'existait pas chez nous, sauf Banania, qui était très content, comme toujours. Moi je vous dis que ce salaud-là n'était pas de ce monde, il avait déjà quatre ans et il était encore content.

La première chose que Madame Rosa a fait le lendemain, c'était de me traîner chez le docteur Katz pour voir si je n'étais pas dérangé. Madame Rosa voulait me faire faire une prise de sang et chercher si je n'étais pas syphilitique comme Arabe, mais le docteur Katz s'est foutu tellement en colère que sa barbe tremblait, parce que j'ai oublié de vous dire qu'il avait une barbe. Il a engueulé Madame Rosa quelque chose de maison et lui a crié que c'étaient des rumeurs d'Orléans. Les rumeurs d'Orléans, c'était quand les Juifs dans le prêt-à-porter ne droguaient pas les femmes blanches pour les envoyer dans les bordels et tout le monde leur en voulait, ils font toujours parler d'eux pour rien.

Madame Rosa était encore toute remuée.

– Comment ça s'est passé, exactement?

– Il a pris cinq cents francs et il les a jetés dans une bouche d'égout.

– C'est sa première crise de violence? Madame Rosa me regardait sans répondre et

j'étais bien triste. J'ai jamais aimé faire de la peine aux gens, je suis philosophe. Il y avait derrière le docteur Katz un bateau à voiles sur une cheminée avec des ailes toutes blanches et comme j'étais malheureux, je voulais m'en aller ailleurs, très loin, loin de moi, et je me suis mis à le faire voler, je montai à bord et traversai les océans d'une main sûre. C'est là je crois à bord du voilier du docteur Katz que je suis parti loin pour la première fois. Jusque-là je ne peux pas vraiment dire que j'étais un enfant. Encore maintenant, quand je veux, je peux monter à bord du voilier du docteur Katz et partir loin seul à bord. Je n'en ai jamais parlé à personne et je faisais toujours semblant que j'étais là.

– Docteur, je vous prie d'examiner bien cet enfant. Vous m'avez défendu les émotions, à cause de mon cœur, et il a vendu ce qu'il avait de plus cher au monde et il a jeté cinq cents francs dans l'égout. Même à Auschwitz, on ne faisait pas ça.

Le docteur Katz était bien connu de tous les Juifs et Arabes autour de la rue Bisson pour sa charité chrétienne et il soignait tout le monde du matin au soir et même plus tard. J'ai gardé de lui un très bon souvenir, c'était le seul endroit où j'entendais parler de moi et où on m'examinait comme si c'était quelque chose d'important. Je venais souvent tout seul, pas parce que j'étais malade, mais pour m'asseoir dans sa salle d'attente. Je restais là un bon moment. Il voyait bien que j'étais là pour rien et que j'occupais une chaise alors qu'il y avait tant de misère dans le monde, mais il me souriait toujours très gentiment et n'était pas fâché. Je pensais souvent en le regardant que si j'avais un père, ce serait le docteur Katz que j'aurais choisi.

– Il aimait ce chien comme ce n'est pas permis, il le tenait dans ses bras même pour dormir et qu'est-ce qu'il fait? Il le vend et il jette l'argent. Cet enfant n'est pas comme tout le monde, docteur. J'ai peur d'un cas de folie brusque dans sa famille.

– Je peux vous assurer qu'il ne se passera rien, absolument rien, Madame Rosa.

Je me suis mis à pleurer. Je savais bien qu'il ne se passerait rien mais c'était la première fois que j'entendais ça ouvertement.

– Il n'y a pas lieu de pleurer, mon petit Mohammed. Mais tu peux pleurer si ça te fait du bien. Est-ce qu'il pleure beaucoup?

– Jamais, dit Madame Rosa. Jamais il ne pleure, cet enfant-là, et pourtant Dieu sait que je souffre.

– Eh bien, vous voyez que ça va déjà mieux, dit le docteur. Il pleure. Il se développe normalement. Vous avez bien fait de me l'amener, Madame Rosa, je vais vous prescrire des tranquillisants. C'est seulement de l'anxiété, chez vous.

– Lorsqu'on s'occupe des enfants, il faut beaucoup d'anxiété, docteur, sans ça ils deviennent des voyous.

En partant, on a marché dans la rue la main dans la main, Madame Rosa aime se faire voir en compagnie. Elle s'habille toujours longtemps pour sortir parce qu'elle a été une femme et ça lui est resté encore un peu. Elle se maquille beaucoup mais ça sert plus à rien de vouloir se cacher à son âge. Elle a une tête comme une vieille grenouille juive avec des lunettes et de l'asthme. Pour monter l'escalier avec les provisions, elle s'arrête tout le temps et elle dit qu'un jour elle va tomber morte au milieu, comme si c'était tellement important de finir tous les six étages.

A la maison, nous avons trouvé Monsieur N'Da Amédée, le maquereau qu'on appelle aussi proxynète. Si vous connaissez le coin, vous savez que c'est toujours plein d'autochtones qui nous viennent tous d'Afrique, comme ce nom l'indique. Ils ont plusieurs foyers qu'on appelle taudis où ils n'ont pas les produits de première nécessité, comme l'hygiène et le chauffage par la Ville de Paris, qui ne va pas jusque-là. Il y a des foyers noirs où ils sont cent vingt avec huit par chambre et un seul W.C. en bas, alors ils se répandent partout car ce sont des choses qu'on ne peut pas faire attendre. Avant moi, il y avait des bidonvilles mais la France les a fait démolir pour que ça ne se voie pas. Madame Rosa racontait qu'à Aubervilliers il y avait un foyer où on asphyxiait les Sénégalais avec des poêles à charbon en les mettant dans une chambre avec les fenêtres fermées et le lendemain ils étaient morts. Ils étaient étouffés par des mauvaises influences qui sortaient du poêle pendant qu'ils dormaient du sommeil du juste. J'allais souvent les voir à côté rue Bisson et j'étais toujours bien reçu. Ils étaient la plupart du temps musulmans comme moi mais ce n'était pas une raison. Je pense que ça leur faisait plaisir de voir un môme de neuf ans qui n'avait encore aucune idée en tête. Les vieux ont toujours des idées en tête. Par exemple, ce n'est pas vrai que les Noirs sont tous pareils. Madame Sambor, qui leur faisait la popote, ne ressemblait pas du tout à Monsieur Dia, lorsqu'on s'est habitué à l'obscurité. Monsieur Dia n'était pas drôle. Il avait les yeux comme si c'était pour faire peur. Il lisait tout le temps. Il avait aussi un rasoir long comme ça qui ne se repliait pas quand on appuyait sur un truc. Il s'en servait pour se raser mais tu parles. Ils étaient cinquante dans le foyer et les autres lui obéissaient. Quand il ne lisait pas il faisait des exercices par terre pour être le plus fort. Il était très costaud mais n'en avait jamais assez. Je ne comprenais pas pourquoi un monsieur qui était déjà tellement trapu faisait des efforts pareils pour s'augmenter. Je ne lui ai rien demandé mais je pense qu'il ne se sentait pas assez costaud pour tout ce qu'il voulait faire. Moi aussi j'ai parfois envie de crever, tellement j'ai envie d'être fort. Il y a des moments où je rêve d'être un flic et ne plus avoir peur de rien et de personne. Je passais mon temps à rôder autour du commissariat de la rue Deudon mais sans espoir, je savais bien qu'à neuf ans c'est pas possible, j'étais encore trop minoritaire. Je rêvais d'être flic parce qu'ils ont la force de sécurité. Je croyais que c'était ce qu'il y a de plus fort, je ne savais pas que les commissaires de police existaient, je pensais que ça s'arrêtait là. C'est seulement plus tard que j'ai appris qu'il y avait beaucoup mieux, mais j'ai jamais pu m'élever jusqu'au Préfet de Police, ça dépassait mon imagination. Je devais avoir quoi huit, neuf ou dix ans et j'avais très peur de me trouver avec personne au monde. Plus Madame Rosa avait du mal à monter les six étages et plus elle s'asseyait après, et plus je me sentais moins et j'avais peur.

Il y avait aussi cette question de ma date qui me turlupinait pas mal, surtout lorsqu'on m'a renvoyé de l'école en disant que j'étais trop jeune pour mon âge. De toute façon, ça n'avait pas d'importance, le certificat qui prouvait que j'étais né et que j'étais en règle était faux. Comme je vous ai dit, Madame Rosa en avait plusieurs à la maison et elle pouvait même prouver qu'elle n'a jamais été juive depuis plusieurs générations, si la police faisait des perquisitions pour la trouver. Elle s'était protégée de tous les côtés depuis qu'elle avait été saisie à l'improviste par la police française qui fournissait les Allemands et placée dans un Vélodrome pour Juifs. Après on l'a transportée dans un foyer juif en Allemagne où on les brûlait. Elle avait tout le temps peur, mais pas comme tout le monde, elle avait encore plus peur que ça.

Une nuit j'ai entendu qu'elle gueulait dans son rêve, ça m'a réveillé et j'ai vu qu'elle se levait. Il y avait deux chambres et elle gardait une pour elle toute seule, sauf quand il y avait la cohue et alors Moïse et moi, on dormait avec elle. C'était le cas cette nuit-là, mais Moïse n'était pas avec nous, il avait une famille juive sans enfants qui s'intéressait à lui et l'avait pris chez eux en observation, pour voir s'il était bon à adopter. Il revenait claqué à la maison, tellement il faisait des efforts pour leur plaire. Ils avaient une épicerie kasher, rue Tienne.

Quand Madame Rosa a hurlé, ça m'a réveillé. Elle a allumé et j'ai ouvert un œil. Elle avait la tête qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une clé qui était cachée sous l'armoire. Quand elle se penche, elle a un cul encore plus grand que d'habitude.

Elle est allée dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie parce qu'elle avait tellement peur que je n'osais pas rester seul.

Madame Rosa descendait l'escalier tantôt dans la lumière tantôt dans le noir, la minuterie chez nous est très courte pour des raisons économiques, le gérant est un salaud. Un moment, quand le noir est tombé, c'est moi qui l'ai allumée comme un con et Madame Rosa, qui était un étage plus bas, a poussé un cri, elle a cru qu'il y avait là une présence humaine. Elle a regardé vers le haut et puis vers le bas et puis elle a recommencé à descendre et moi aussi, mais je touchais plus à la minuterie, on se faisait peur tous les deux avec ça. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ça fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'était terrible de voir cette Juive qui descendait les étages avec des ruses de Sioux comme si c'était plein d'ennemis et encore pire.

Quand elle est arrivée au rez-de-chaussée, Madame Rosa n'est pas sortie dans la rue, elle a tourné à gauche, vers l'escalier de la cave où il n'y a pas de lumière et où c'est le noir même en été. Madame Rosa nous interdisait d'aller dans cet endroit parce que c'est toujours là qu'on étrangle les enfants. Quand Madame Rosa a pris cet escalier, j'ai cru vraiment que c'était la fin des haricots elle était devenue macaque et j'ai voulu courir réveiller le docteur Katz. Mais j'avais à présent tellement peur que je préférais encore rester là et ne pas bouger, j'étais sûr que si je bougeais, ça allait hurler et sauter sur moi de tous les côtés, avec des monstres qui allaient enfin sortir d'un seul coup au lieu de rester cachés, comme ils le faisaient depuis que j'étais né.

C'est alors que j'ai vu un peu de lumière. Ça venait de ta cave et ça m'a un peu rassuré. Les monstres font rarement de la lumière, c'est toujours le noir qui leur fait le plus de bien.

Je suis descendu dans le couloir qui sentait la pisse et même mieux parce qu'il n'y avait qu'un W.C. pour cent dans le foyer noir à côté et ils faisaient ça où ils pouvaient. La cave était divisée en plusieurs et une des portes était ouverte. C'est là que Madame Rosa était entrée et c'est de là que sortait la lumière. J'ai regardé.

Il y avait au milieu un fauteuil rouge complètement enfoncé, crasseux et boiteux, et Madame Rosa était assise dedans. Les murs, c'était que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer. Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui brûlait. Il y avait à ma grande surprise un lit dans un état bon à jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un réchaud, des bidons et des boîtes à carton pleines de sardines. J'étais tellement étonné que je n'avais plus peur, sauf que j'avais le cul nu et que je commençais à me sentir froid.

Madame Rosa est restée un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et même vainqueur. C'était comme si elle avait fait quelque chose de très astucieux et de très fort. Puis elle s'est levée. Il y avait un balai dans un coin et elle a commencé à balayer la cave. C'était pas une chose à faire, ça faisait de la poussière et la poussière pour son asthme, il n'y avait rien de pire. Elle a commencé tout de suite à avoir du mal à respirer et à siffler des bronches, mais elle a continué à balayer et il n'y avait personne pour lui dire sauf moi, tout le monde s'en foutait. Bien sûr, on la payait pour s'occuper de moi et la seule chose qu'on avait ensemble, c'est qu'on avait rien et personne, mais il y avait rien de plus mauvais pour son asthme que la poussière. Après, elle a posé le balai et elle a essayé d'éteindre la bougie en soufflant dessus, mais elle avait pas assez de souffle, malgré ses dimensions. Elle a mouillé ses doigts avec la langue et elle a éteint la bougie comme ça. J'ai tout de suite filé, je savais qu'elle avait fini et qu'elle allait remonter.

Bon, je n'y comprenais rien, mais ça faisait seulement une chose de plus. Je ne savais pas du tout pourquoi elle avait la satisfaction de descendre six étages et des poussières au milieu de la nuit pour s'asseoir dans sa cave avec un air malin.

Quand elle a remonté, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux. On a dormi à côté du sommeil du juste. Moi j'ai beaucoup réfléchi là-dessus et je crois que Monsieur Hamil a tort quand il dit ça. Je crois que c'est les injustes qui dorment le mieux, parce qu'ils s'en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l'œil et se font du mauvais sang pour tout. Autrement il seraient pas justes. Monsieur Hamil a toujours des expressions qu'il va chercher, comme «croyez-en ma vieille expérience» ou «comme j'ai eu l'honneur de vous dire» et des tas d'autres qui me plaisent bien, elles me font penser à lui. C'était un homme comme on ne peut pas faire mieux. Il m'apprenait à écrire «la langue de mes ancêtres», et il disait toujours «ancêtres», parce que mes parents, il voulait même pas m'en parler. Il me faisait lire le Koran, car Madame Rosa disait que c'était bon pour les Arabes. Quand je lui ai demandé comment elle savait que je m'appelais Mohammed et que j'étais un bon musulman, alors que je n'avais ni père ni mère et qu'il n'y avait aucun document qui me prouvait, elle était embêtée et elle me disait qu'un jour quand je serais grand et solide elle m'expliquerait ces choses-là, mais elle ne voulait pas me causer un choc terrible alors que j'étais encore sensible. Elle disait toujours que la première chose à ménager chez les enfants, c'est la sensibilité. Pourtant, ça m'était égal de savoir que ma mère se défendait et si je la connaissais, je l'aurais aimée, je me serais occupé d'elle et j'aurais été pour elle un bon proxynète, comme Monsieur N'Da Amédée, dont j'aurai l'honneur. J'étais très content d'avoir Madame Rosa mais si je pouvais avoir quelqu'un de mieux et de plus à moi, j'allais pas dire non, merde. Je pouvais m'occuper de Madame Rosa aussi, même si j avais une vraie mère à m'occuper. Monsieur N'Da a plusieurs femmes à qui il donne sa protection.

Si Madame Rosa savait que j'étais Mohammed et musulman, c'est que j'avais des origines et je n'étais pas sans rien. Je voulais savoir où elle était et pourquoi elle ne venait pas me voir. Mais alors Madame Rosa se mettait à pleurer et elle disait que je n'avais pas de gratitude, que je ne sentais rien pour elle et que je voulais quelqu'un d'autre. Je laissais tomber. Bon, je savais que lorsqu'une femme se défend dans la vie, il y a toujours un mystère quand elle a un môme qu'elle a pas pu arrêter à temps par l'hygiène et ça fait ce qu'on appelle en français des enfants de pute, mais c'était marrant que Madama Rosa était sûre et certaine que j'étais Mohammed et musulman. Elle avait quand même pas inventé ça pour me faire plaisir. J'en parlai une fois à Monsieur Hamil pendant qu'il me racontait la vie de Sidi Abderrahmân, qui est le patron d'Alger.

Monsieur Hamil nous vient d'Alger où il a été il y a trente ans en pèlerinage à La Mecque. Sidi Abderrahmân d'Alger est donc son saint préféré parce que la chemise est toujours plus proche du corps, comme il dit. Mais il a aussi un tapis qui montre son autre compatriote, Sidi Ouali Dada, qui est toujours assis sur son tapis de prière qui est tiré par les poissons. Ça peut paraître pas sérieux, des poissons qui tirent un tapis à travers les airs, mais c'est la religion qui veut ça.

– Monsieur Hamil, comment ça se fait que je suis connu comme Mohammed et musulman, alors que j'ai rien qui me prouve?

Monsieur Hamil lève toujours une main quand il veut dire que la volonté de Dieu soit faite. – Madame Rosa t'a reçu quand tu étais tout petit et elle ne tient pas un registre de naissance. Elle a reçu et vu partir beaucoup d'enfants depuis, mon petit Mohammed. Elfe a le secret professionnel, car il y a des dames qui exigent la discrétion. Elle t'a noté comme Mohammed, donc musulman, et puis l'auteur de tes jours n'a plus donné signe de vie. Le seul signe de vie qu'il a donné, c'est toi, mon petit Mohammed. Et tu es un bel enfant. Il faut penser que ton père a été tué pendant la guerre d'Algérie, c'est une belle et grande chose. C'est un héros de l'indépendance. – Monsieur Hamil, moi j'aurais préféré avoir un père que ne pas avoir un héros. Il aurait mieux fait d'être un bon proxynète et s'occuper de ma mère,

– Tu ne dois pas dire des choses pareilles, mon petit Mohammed, il faut penser aussi aux Yougoslaves et aux Corses, on nous met toujours tout sur le dos. C'est difficile d'élever un enfant dans ce quartier.

Mais j'avais bien l'impression que Monsieur Hamil savait quelque chose qu'il ne me disait pas. C'était un très brave homme et s'il n'avait pas été toute sa vie marchand de tapis ambulant, il aurait été quelqu'un de très bien et peut-être même aurait-il été lui-même assis sur un tapis volant tiré par les poissons, comme l'autre saint du Maghreb, Sidi Ouali Dada.

– Et pourquoi on m'a renvoyé de l'école, Monsieur Hamil? Madame Rosa m'a dit que c'était parce que j'étais trop jeune pour mon âge, puis que j'étais trop vieux pour mon âge et puis que j'avais pas l'âge que j'aurais dû avoir et elle m'a traîné chez le docteur Katz qui lui a dit que je serais peut-être très différent, comme un grand poète?

Monsieur Hamil paraissait tout triste. C'est ses yeux qui faisaient ça. C'est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes.

– Tu es un enfant très sensible, mon petit Mohammed. Ça te rend un peu différent des autres…

Il sourit.

– La sensibilité, ce n'est pas ce qui tue les gens aujourd'hui.

On parlait arabe et ça ne se dit pas aussi bien en français.

– Est-ce que mon père était un grand bandit, Monsieur Hamil, et tout le monde en a peur, même pour en parler?

– Non, non, vraiment pas, Mohammed. Je n'ai jamais rien entendu de tel.

– Et qu'est-ce que vous avez entendu, Monsieur Hamil?