38776.fb2 La vie devant soi - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 5

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– J'ai personne, qu'est-ce que vous croyez. Je suis libre.

– Mais enfin, tu as bien quelqu'un pour s'occuper de toi?

Je suçais mon orangeade parce qu'il faut voir.

– Je pourrais peut-être leur parler, j'aimerais bien m'occuper de toi. Je te mettrais dans un studio, tu serais comme un petit roi et tu manquerais de rien.

– Il faut voir.

J'ai fini mon orangeade et je suis descendu de la banquette.

– Tiens prends ça pour tes bonbons, mon petit chéri.

Elle m'a glissé un billet dans la poche. Cent francs. C'est comme j'ai l'honneur.

J'y suis revenu encore deux ou trois fois et chaque fois, elle me faisait des grands sourires mais de loin, tristement, parce que j'étais pas à elle.

Manque de pot, la caissière du Panier était une copine de Madame Rosa quand elles se défendaient ensemble. Elle a prévenu la vieille et qu'est-ce que j'ai eu droit comme scène de jalousie! J'ai jamais vu la Juive dans un tel remue-ménage, elle en pleurait. «C'est pas pour ça que je t'ai élevé», elle l'a répété dix fois et elle pleurait. J'ai dû lui jurer que j'y reviendrai plus et que je serai jamais un proxynète. Elle m'a dit que c'étaient tous des maquereaux et qu'elle préférait encore mourir. Mais je voyais pas du tout ce que je pouvais faire d'autre, à dix ans.

Moi ce qui m'a toujours paru bizarre, c'est que les larmes ont été prévues au programme. Ça veut dire qu'on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça.

Les mandats n'arrivaient toujours pas et Madame Rosa commença à attaquer la caisse d'épargne. Elle avait mis quelques sous de côté pour ses vieux jours mais elle savait bien qu'elle n'en avait plus pour longtemps. Elle n'avait toujours pas le cancer mais le reste se détériorait rapidement. Elle m'a même parlé pour la première fois de ma mère et de mon père car il paraît qu'il y en avait deux. Ils étaient venus pour me déposer un soir et ma mère s'était mise à chialer et elle est partie en courant. Madame Rosa m'avait porté comme Mohammed, musulman, et elle avait promis que j'allais être comme un coq en pâte. Et puis après, après… Elle soupirait et c'était tout ce qu'elle savait, sauf qu'elle ne me regardait pas dans les yeux, quand elle disait ça. Je ne savais pas ce qu'elle me cachait mais la nuit ça me faisait peur. Je ne suis jamais arrivé à lui tirer autre chose, même quand les mandats ont cessé d'arriver et qu'elle n'avait plus de raison d'être gentille avec moi. Tout ce que je savais, c'est que j'avais sûrement un père et une mère, parce que là-dessus la nature est intraitable. Mais ils n'étaient jamais revenus et Madame Rosa prenait un air coupable et se taisait. Je vais vous dire tout de suite que je n'ai jamais retrouvé ma mère, je ne veux pas vous donner de fausses émotions. Une fois, quand j'ai beaucoup insisté, Madame Rosa a inventé un mensonge tellement miteux que c'était un vrai plaisir.

– Pour moi, elle avait un préjugé bourgeois, ta mère, parce qu'elle était de bonne famille. Elle ne voulait pas que tu saches le métier qu'elle faisait. Alors, elle est partie, le cœur brisé en sanglotant pour ne jamais revenir, parce que le préjugé t'aurait donné un choc traumatique, comme la médecine l'exige.

Et elle a commencé à chialer elle-même, Madame Rosa, il n'y avait personne comme elle pour aimer les belles histoires. Je pense que le docteur Katz avait raison quand je lui en ai parlé. Il a dit que les putes, c'est une vue de l'esprit. Monsieur Hamil aussi, qui a lu Victor Hugo et qui a vécu plus que n'importe quel autre homme de son âge, quand il m'a expliqué en souriant que rien n'est blanc ou noir et que le blanc, c'est souvent le noir qui se cache et le noir, c'est parfois le blanc qui s'est fait avoir. Et il a même ajouté, en regardant Monsieur Driss qui lui avait apporté son thé de menthe: «Croyez-en ma vieille expérience.» Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir.

Il y avait des mois que les mandats n'arrivaient plus et pour Banania, Madame Rosa n'avait jamais vu la couleur de son argent, sauf quand il a débarqué, parce qu'elle s'était fait payer deux mois d'avance. Banania allait maintenant gratuitement sur ses quatre ans et il se conduisait sans gêne, comme s'il avait payé. Madame Rosa a pu lui trouver une famille car ce môme a toujours été un veinard. Moïse était encore en observation et il bouffait dans la famille qui l'observait depuis six mois pour être sûre qu'il était de bonne qualité et qu'il ne faisait pas de l'épilepsie ou des crises de violence. Les crises de violence, c'est surtout de ça que les familles ont peur quand ils veulent un môme, c'est la première chose à éviter, si on veut se faire adopter. Avec les mômes à la journée et pour nourrir Madame Rosa, il fallait douze cents francs par mois et encore il fallait ajouter les médicaments et le crédit qu'on lui refusait. On ne pouvait pas nourrir Madame Rosa seule à moins de quinze francs par jour sans faire d'atrocités, même si on la faisait maigrir. Je me souviens que je lui ai dit ça très franchement, il faut maigrir pour manger moins, mais c'est très dur pour une vieille femme qui est seule au monde. Elle a besoin de plus d'elle-même que les autres. Lorsqu'il n'y a personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse. J'ai recommencé à aller à Pigalle où il y avait toujours cette dame, Maryse, qui était amoureuse de moi parce que j'étais encore un enfant. Mais j'avais une peur bleue parce que le proxynète est puni de prison et on était obligés de se rencontrer en cachette. Je l'attendais dans une porte cochère, elle venait m'embrasser, se baissait, disait «mon joli cœur, qu'est-ce que j'aimerais avoir un fils comme toi», et puis elle me refilait le prix de la passe. J'ai aussi profité de Banania chez nous pour chaparder dans les magasins. Je le laissais tout seul avec son sourire pour qu'il désarme et il faisait autour de lui un attroupement, à cause des sentiments émus et attendrissants qu'il inspirait. Quand ils ont quatre ou cinq ans, les Noirs sont très bien tolérés. Des fois je le pinçais pour qu'il gueule, les gens l'entouraient de leur émotion et pendant ce temps je fauchais des choses utiles à manger. J'avais un pardessus jusqu'aux talons avec des poches maison que Madame Rosa m'avait cousues et c'était ni vu ni connu. La faim, ça ne pardonne pas. Pour sortir, je prenais Banania dans mes bras, je me mettais derrière une bonne femme qui payait et on croyait que j'étais avec elle, pendant que Banania faisait la pute. Les enfants sont très bien vus quand ils ne sont pas encore dangereux. Même moi, je recevais des mots gentils et des sourires, les gens se sentent toujours rassurés lorsqu'ils voient un môme qui n'a pas encore l'âge d'être un voyou. J'ai des cheveux bruns, des yeux bleus et je n'ai pas le nez juif comme les Arabes, j'aurais pu être n'importe quoi sans être obligé de changer de tête.

Madame Rosa mangeait moins, ça lui faisait du bien et à nous aussi. Et puis on avait plus de mômes, c'était la bonne saison et les gens allaient de plus en plus loin en vacances. Jamais je n'ai été plus content de torcher des culs parce que ça faisait bouillir la marmite et lorsque j'avais les doigts pleins de merde, je ne sentais même pas l'injustice.

Malheureusement, Madame Rosa subissait des modifications, à cause des lois de la nature qui s attaquaient à elle de tous les côtés, les jambes, les yeux, les organes connus tels que le cœur, le foie, les artères et tout ce qu'on peut trouver chez des personnes très usagées. Et comme elle n'avait Pas d'ascenseur, il lui arrivait de tomber en Panne entre les étages et on était tous obligés de descendre et de la pousser, même Banania qui commençait à se réveiller à la vie et à sentir qu'il avait intérêt à défendre son bifteck.

Chez une personne, les morceaux les plus importants sont le cœur et la tête et c'est pour eux qu'il faut payer le plus cher. Si le cœur s'arrête, on ne peut plus continuer comme avant et si la tête se détache de tout et ne tourne plus rond, la personne perd ses attributions et ne profite plus de la vie. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre très jeune, parce qu'après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.

J'apportais parfois à Madame Rosa des objets que je ramassais sans aucune utilité, qui ne peuvent servir à rien mais qui font plaisir car personne n'en veut et on les a jetés. Par exemple, vous avez des gens qui ont chez eux des fleurs pour un anniversaire ou même sans raison, pour réjouir l'appartement, et après, quand elles sont sèches et ne brillent plus, on les fout dans les poubelles et si vous vous levez très tôt le matin, vous pouvez les récupérer et c'était ma spécialité, c'est ce qu'on appelle les détritus. Parfois les fleurs ont des restes de couleurs et vivent encore un peu et je faisais des bouquets sans m'occuper des questions d'âge et je les offrais à Madame Rosa qui les mettait dans des vases sans eau parce que ça ne sert plus à rien. Ou alors, je fauchais des bras entiers de mimosas dans les charrettes du printemps au marché des Halles et je revenais à la maison pour que ça sente le bonheur. En marchant je rêvais aux batailles de fleurs à Nice et aux forêts de mimosas qui poussent en grand nombre autour de cette ville toute blanche que Monsieur Hamil a connue dans sa jeunesse et dont il me parlait encore parfois car il n'était plus le même.

On parlait surtout le juif et l'arabe entre nous ou alors le français quand il y avait des étrangers ou quand on ne voulait pas être compris, mais à présent Madame Rosa mélangeait toutes les langues de sa vie, et me parlait en polonais qui était sa langue la plus reculée et qui lui revenait car ce qui reste le plus chez les vieux, c'est leur jeunesse. Enfin, sauf pour l'escalier, elle se défendait encore. Mais ce n'était vraiment pas une vie de tous les jours, avec elle, et il fallait même lui faire des piqûres à la fesse. Il était difficile de trouver une infirmière assez jeune pour monter les six étages et aucune n'était assez modique. Je me suis arrangé avec le Mahoute, qui se piquait légalement car il avait le diabète et son état de santé le lui permettait. C'était un très brave mec qui s'était fait lui-même mais qui était principalement noir et algérien. Il vendait des transistors et autres produits de ses vols et le reste du temps il essayait de se faire désintoxiquer à Marmottan où il avait ses entrées. Il est venu faire la piqûre à Madame Rosa mais ça a failli mal tourner parce qu'il s'était trompé d'ampoule et il avait foutu dans le cul à Madame Rosa la ration d'héroïne qu'il se réservait pour le jour où il aurait fini sa désintoxication.

J'ai tout de suite vu qu'il se passait quelque chose contre nature car je n'avais encore jamais vu la Juive aussi enchantée. Elle a eu d'abord un immense étonnement et puis elle a été prise de bonheur. J'ai même eu peur car je croyais qu'elle n'allait pas revenir, tellement elle était au ciel. Moi, l'héroïne, je crache dessus. Les mômes qui se piquent deviennent tous habitués au bonheur et ça ne pardonne pas, vu que le bonheur est connu pour ses états de manque. Pour se piquer, il faut vraiment chercher à être heureux et il n'y a que les rois des cons qui ont des idées pareilles. Moi je me suis jamais sucré, j'ai fumé la Marie des fois avec des copains pour être poli et pourtant, à dix ans, c'est l'âge où les grands vous apprennent des tas de choses. Mais je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie. Le bonheur, c'est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. On est pas du même bord, lui et moi, et j'ai rien à en foutre. J'ai encore jamais fait de politique parce que ça profite toujours à quelqu'un, mais le bonheur, il devrait y avoir des lois pour l'empêcher de faire le salaud. Je dis seulement comme je le pense et j'ai peut-être tort, mais c'est pas moi qui irais me piquer pour être heureux. Merde. Je ne vais pas vous parler du bonheur parce que je ne veux pas faire une crise de violence, mais Monsieur Hamil dit que j'ai des dispositions pour l'inexprimable. Il dit que l'inexprimable, c'est là qu'il faut chercher et que c'est là que ça se trouve. La meilleure façon de se procurer de la merde et c'est ce que le Mahoute faisait, c'est de dire qu'on ne s'est jamais piqué et alors les mecs vous font tout de suite une piquouse gratis, parce que personne ne veut se sentir seul dans le malheur. Le nombre des mecs qui ont voulu me faire ma première piquouse, c'est pas croyable, mais je ne suis pas là pour aider les autres à vivre, j'ai déjà assez avec Madame Rosa. Le bonheur, je vais pas me lancer là-dedans avant d'avoir tout essayé pour m'en sortir.

C'est donc le Mahoute – c'est un nom qui ne veut rien dire et c'est pourquoi on l'appelait comme ça – qui a fixé Madame Rosa à la HLM, qui est le nom de l'héroïne chez nous, à cause de cette région de la France où elle est cultivée. Madame Rosa a été prodigieusement étonnée, après quoi elle est entrée dans un état de satisfaction qui faisait peine à voir. Vous pensez, une Juive de soixante-cinq ans, c'était tout ce qu'il lui fallait. J'ai vite couru chercher le docteur Katz car il y a avec la merde ce qu'on appelle l'overdose et on va au paradis artificiel. Le docteur Katz n'est pas venu, car il lui était maintenant défendu de faire six étages, sauf en cas de mort. Il a téléphoné à un jeune médecin qu'il connaissait et celui-ci s'est amené une heure plus tard. Madame Rosa était en train de baver dans son fauteuil. Le docteur me regardait comme s'il n'avait encore jamais vu un mec de dix ans.

– C'est quoi, ici? Une sorte de maternelle?

Il me faisait pitié, avec son air vexé, comme si c'était pas possible. Le Mahoute était en train de chialer par terre, parce que c'était son bonheur qu'il avait foutu dans le cul de Madame Rosa.

– Mais enfin, comment est-ce possible? Qui a procuré à cette vieille dame de l'héroïne?

Je le regardais, les mains dans les poches, et je lui ai souri, mais je ne lui ai rien dit parce qu'à quoi bon, c'était un jeune mec de trente ans qui avait encore tout à apprendre.

C'est peu de jours après qu'il m'est arrivé un coup heureux. J'avais une course à faire dans un grand magasin à l'Opéra où il y avait un cirque en vitrine pour que les parents viennent avec leurs mômes sans aucune obligation de leur part. J'y étais déjà allé dix fois mais ce jour-là j'étais arrivé trop tôt, il y avait encore le rideau et j'ai discuté le bout de gras avec un balayeur africain que je ne connaissais pas mais qui était noir. Il venait d'Aubervilliers car ils en ont là-bas aussi. Nous avons fumé une cigarette et je l'ai regardé balayer le trottoir un moment parce que c'était la meilleure chose à faire. Après, je suis revenu au magasin et je me suis régalé. La vitrine était entourée d'étoiles plus grandes que nature qui s'allumaient et s'éteignaient comme on cligne de l'œil. Au milieu, il y avait le cirque avec les clowns et les cosmonautes qui allaient à la lune et revenaient en faisant des signes aux passants et les acrobates qui volaient dans les airs avec des facilités que leur métier leur conférait, des danseuses blanches sur le dos de chevaux en tutu et des forts des halles bourrés de muscles qui soulevaient des poids incroyables sans aucun effort, car ils n'étaient pas humains et avaient des mécanismes. Il y avait même un chameau qui dansait et un magicien avec un chapeau d'où sortaient en file indienne des lapins qui faisaient un tour de piste et remontaient dans le chapeau pour recommencer encore une fois et encore, c'était un spectacle continu et il ne pouvait pas s'arrêter, c'était plus fort que lui. Les clowns étaient de toutes les couleurs et habillés comme c'est la loi chez eux, des clowns bleus, blancs et en arc-en-ciel et qui avaient un nez avec une ampoule rouge qui s'allumait. Derrière il y avait la foule de spectateurs qui n'étaient pas des vrais mais pour rire et qui applaudissaient sans arrêt, ils étaient faits pour ça. Le cosmonaute se levait pour saluer quand il touchait la lune et son engin patientait pour lui permettre de prendre son temps. Alors que l'on croyait avoir déjà tout vu, des éléphants marrants sortaient de leur garage en se tenant par la queue et faisaient des tours de piste, le dernier était encore un môme et tout rosé, comme s'il venait d'être né. Mais pour moi c'étaient les clowns qui étaient les rois. Ils ressemblaient à rien et à personne. Ils avaient tous des têtes pas possibles, avec des yeux en points d'interrogation et ils étaient tous tellement cons qu'ils étaient toujours de bonne humeur. Je les regardais et je pensais que Madame Rosa aurait été très drôle si elle était un clown mais elle ne l'était pas et c'était ça qui était dégueulasse. Ils avaient des pantalons qui tombaient et remontaient parce qu'ils étaient désopilants et ils avaient des instruments de musique qui émettaient des étincelles et des jets d'eau au lieu de ce que ces instruments produisent dans la vie ordinaire. Les clowns étaient quatre et le roi c'était un Blanc en chapeau pointu avec un pantalon bouffé et au visage encore plus blanc que tout le reste. Les autres lui faisaient des courbettes et des saluts militaires et il leur donnait des coups de pied au cul, il ne faisait que ça toute sa vie et ne pouvait pas s'arrêter même s'il voulait, il était réglé dans ce but. Il ne le faisait pas méchamment, c'était chez lui mécanique. Il y avait un clown jaune avec des taches vertes et un visage toujours heureux même lorsqu'il se cassait la gueule, il faisait un numéro sur fil qu'il ratait toujours mais il trouvait ça plutôt marrant car il était philosophe. Il avait une perruque rousse qui se dressait d'horreur sur sa tête quand il mettait le premier pied sur le fil puis l'autre et ainsi de suite, jusqu'à ce que tous les pieds étaient sur le fil et il ne pouvait plus avancer ni reculer et il se mettait à trembler pour faire rire de peur, car il n'y avait rien de plus comique qu'un clown qui a peur. Son copain était tout bleu et gentil qui tenait une mini-guitare et chantait à la lune et on voyait qu'il avait très bon cœur mais n'y pouvait rien. Le dernier était en réalité deux, car il avait un double et ce que l'un faisait, l'autre aussi était obligé de le faire et ils essayaient d'y couper mais il n'y avait pas moyen, ils avaient partie liée. Ce qu'il y avait de meilleur c'est que c'était mécanique et bon enfant et on savait d'avance qu'ils ne souffraient pas, ne vieillissaient pas, et qu'il n'y avait pas de cas de malheur. C'était complètement différent de tout et sous aucun rapport. Même le chameau vous voulait du bien, contrairement que son nom l'indique. Il avait le sourire plein la gueule et se dandinait comme une rombière. Tout le monde était heureux dans ce cirque qui n'avait rien de naturel. Le clown sur le fi1 de fer jouissait d'une totale sécurité et en dix jours je ne l'ai pas vu tomber une fois, et s'il tombait je savais qu'il ne pouvait pas se faire mal. C'était vraiment autre chose, quoi. J'étais tellement heureux que je voulais mourir parce que le bonheur il faut le saisir pendant qu'il est là.

Je regardais le cirque et j'étais bien lorsque j'ai senti une main sur mon épaule. Je me suis vite retourné car j'ai tout de suite cru à un flic mais c'était une môme plutôt jeune, vingt-cinq ans a tout casser. Elle était vachement pas mal, blonde, avec des grands cheveux et elle sentait bon et frais.

– Pourquoi pleures-tu?

– Je ne pleure pas.

Elle m'a touché la joue.

– Et ça, qu'est-ce que c'est? Ce ne sont pas des larmes?

– Non. Je ne sais pas du tout d'où ça vient.

– Bon, je vois que je me suis trompée. Qu'est-ce qu'il est beau, ce cirque!

– C'est ce que j'ai vu de mieux dans le genre.

– Tu habites par ici?

– Non, je ne suis pas français. Je suis probablement algérien, on est à Belleville.

– Tu t'appelles comment?

– Momo.

Je ne comprenais pas du tout pourquoi elle me draguait. A dix ans j'étais encore bon à rien, même comme arabe. Elle gardait sa main sur ma joue et j'ai reculé un peu. Il faut se méfier. Vous ne le savez peut-être pas, mais il y a des Assistances sociales qui ont l'air de rien et qui vous foutent une contravention avec enquête administrative. L'enquête administrative, il n'y a rien de pire. Madame Rosa ne vivait plus, quand elle y pensait. J'ai reculé encore un peu mais pas trop, juste pour avoir le temps de filer si elle me cherchait. Mais elle était vachement jolie et elle aurait pu se faire une fortune si elle voulait, avec un mec sérieux qui s'occuperait d'elle. Elle s'est mise à rire.

– Il ne faut pas avoir peur.

Tu parles. «Il ne faut pas avoir peur», c'est un truc débile. Monsieur Hamil dit toujours que la peur est notre plus sûre alliée et que sans elle Dieu sait ce qui nous arriverait, croyez-en ma vieille expérience. Monsieur Hamil est même allé à La Mecque, tellement il avait peur.

– Tu ne devrais pas traîner tout seul dans les rues à ton âge.

Là, je me suis marré. Je me suis marré royalement. Mais j'ai rien dit parce que j'étais pas là pour lui apprendre.

– Tu es le plus beau petit garçon que j'aie jamais vu.

– Vous n'êtes pas mal vous-même. Elle a ri.

– Merci.

Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai eu un coup d'espoir. C'est pas que je cherchais à me caser, je n'allais pas plaquer Madame Rosa tant qu'elle était encore capable. Seulement il fallait quand même penser à l'avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule tôt ou tard et j'en rêvais la nuit, des fois. Quelqu'un avec des vacances à la mer et qui ne me ferait rien sentir. Bon, je trompais Madame Rosa un peu mais c'était seulement dans ma tête, quand j'avais envie de crever. Je l'ai regardée avec espoir et j'avais le cœur qui battait. L'espoir, c'est un truc qui est toujours le plus fort, même chez les vieux comme Madame Rosa ou Monsieur Hamil. Dingue.

Mais elle n'a plus rien dit. Ça s'est arrêté là. Les gens sont gratuits. Elle m'a parlé, elle m'a fait une fleur, elle m'a souri gentiment et puis elle a soupiré et elle est partie. Une pute.

Elle portait un imper et un pantalon. On voyait ses cheveux blonds même derrière. Elle était mince et à la façon qu'elle marchait, on voyait qu'elle aurait pu monter les six étages en courant et plusieurs fois par jour avec des paquets.