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Je me suis assis sous la porte cochère et je suis resté un moment sans avoir tellement envie d'être là ou ailleurs. J'avais deux ou trois choses que j'aurais pu faire, il y avait le drug à l'Etoile avec des bandes dessinées et on peut se foutre de tout avec des bandes dessinées. Ou j'aurais pu aller à Pigalle chez les filles qui m'aimaient bien et me faire des sous. Mais j'en avais brusquement ma claque et ça m'était égal. Je voulais plus être là du tout. J'ai fermé les yeux mais il faut plus que ça et j'étais toujours là, c'est automatique quand on vit. Je ne comprenais pas du tout pourquoi elle m'avait fait des avances, cette pute. Il faut bien dire que je suis un peu con, lorsqu'il s'agit de comprendre, je fais tout le temps des recherches, alors que c'est Monsieur Hamil qui a raison lorsqu'il dit que ça fait un bout de temps que personne n'y comprend rien et qu'on ne peut que s'étonner. Je suis allé revoir le cirque et j'ai gagné encore une heure ou deux mais c'est rien, dans une journée. Je suis entré dans un salon de thé pour dames, j'ai bouffé deux gâteaux, des éclairs au chocolat, c'est ce que je préfère, j'ai demandé où on peut pisser et en remontant j'ai filé tout droit vers la porte, et salut. Après ça, j'ai fauché des gants à un étalage au Printemps et je suis allé les jeter dans une poubelle. Ça m'a fait du bien.
C'est en revenant rue de Ponthieu qu'il y a eu vraiment un truc bizarre. Je ne crois pas tellement aux trucs bizarres, parce que je ne vois pas ce qu'ils ont de différents.
J'avais peur de revenir à la maison. Madame Rosa faisait peine à voir et je savais qu'elle allait me manquer d'un moment à l'autre. J'y pensais tout le temps et des fois, j'osais plus rentrer. J'avais envie d'aller faucher quelque chose de gros dans un magasin et me faire choper pour marquer le coup. Ou me laisser coincer dans une filiale et me défendre à coups de mitraillette jusqu'au dernier. Mais je savais que personne ne ferait attention à moi de toute façon. J'étais donc rue de Ponthieu et j'ai tué comme ça une heure ou deux en regardant des mecs jouer au foot à l'intérieur d'un bistro. Puis j'ai voulu aller ailleurs mais je ne savais pas où, alors je suis resté là à glandouiller. Je savais que Madame Rosa était au désespoir, elle avait toujours peur qu'il m'arrive quelque chose. Elle ne sortait presque pas car on ne pouvait plus la remonter. Au début, on l'attendait en bas à quatre ou cinq et tous les mômes s'y mettaient quand elle revenait et on la poussait. Mais à présent elle se faisait de plus en plus rare, elle n'avait plus assez de jambes et de cœur et son souffle n'aurait pas suffi à une personne le quart de la sienne. Elle ne voulait pas entendre parler de l'hôpital où ils vous font mourir jusqu'au bout au lieu de vous faire une piqûre. Elle disait qu'en France on était contre la mort douce et qu'on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capable d'en baver, Madame Rosa avait une peur bleue de la torture et elle disait toujours que lorsqu'elle en aura vraiment assez, elle se fera avorter. Elle nous avertissait que si l'hôpital s'en emparait, on allait tous nous trouver dans la légalité à l'Assistance publique et elle se mettait à pleurer lorsqu'elle pensait qu'elle allait peut-être mourir en règle avec la loi. La loi c'est fait pour protéger les gens qui ont quelque chose à protéger contre les autres. Monsieur Hamil dit que l'humanité n'est qu'une virgule dans le grand Livre de la vie et quand un vieil homme dit une connerie pareille, je ne vois pas ce que je peux y ajouter. L'humanité n'est pas une virgule parce que quand Madame Rosa me regarde avec ses yeux juifs, elle n'est pas une virgule, c'est même plutôt le grand Livre de la vie tout entier, et je veux pas le voir. J'ai été deux fois à la mosquée pour Madame Rosa et ça n'a rien changé parce que ce n'est pas valable pour les Juifs. Voilà pourquoi j'avais du mal à rentrer à Belleville et à me retrouver œil dans œil avec Madame Rosa. Elle disait tout le temps «Œil! Œil!», c'est le cri du cœur juif quand ils ont mal quelque part, chez les Arabes c'est très différent, nous disons «Khaï! Khaï!» et les Français «Oh! Oh!» quand ils ne sont pas heureux car il ne faut pas croire, ça leur arrive aussi. J'allais avoir dix ans car Madame Rosa avait décidé qu'il me fallait prendre l'habitude d'avoir une date de naissance et ça tombait aujourd'hui. Elle disait que c'était important pour me développer normalement et que tout le reste, le nom du père, de la mère, c'est du snobisme.
Je m'étais installé sous une porte cochère pour attendre que ça passe mais le temps est encore plus vieux que tout et il marche lentement. Quand les personnes ont mal, leurs yeux grossissent et font plus d'expression qu'avant. Madame Rosa avait les yeux qui grossissaient et ils devenaient de plus en plus comme chez les chiens qui vous regardent quand on leur donne des coups sans savoir pourquoi. Je voyais ça d'ici et pourtant j'étais rue de Ponthieu, près des Champs-Elysées où il y a des magasins de grand standing. Ses cheveux d'avant-guerre tombaient de plus en plus et quand elle avait le courage de se battre, elle voulait que je lui trouve une nouvelle perru-que avec des vrais cheveux pour avoir l'air d'une femme. Sa vieille perruque était devenue dégueulasse, elle aussi. Il faut dire qu'elle se faisait chauve comme un homme et ça faisait mal aux yeux parce que les femmes n'ont pas été prévues pour ça. Elle voulait encore une perruque rousse, c'était la couleur qui allait le mieux avec son genre de beauté. Je ne savais pas où lui voler ça. A Belleville, il n'y a pas d'établissements pour bonnes femmes moches qu'on appelle instituts de beauté. Aux Élysées, j'ose pas entrer. Il faut demander, mesurer, et merde.
Je me sentais à mon au plus mal. J'avais même pas envie d'un Coka. J'essayais de me dire que je n'étais pas né ce jour-là plus qu'un autre et que de toute façon ces histoires de dates de naissance, c'est seulement des conventions collectives. Je pensais à mes copains, le Mahoute ou le Shah qui boulonnait dans une pompe à essence. Quand on est môme, pour être quelqu'un il faut être plusieurs.
Je me suis couché par terre, j'ai fermé les yeux et j'ai fait des exercices pour mourir, mais le ciment était froid et j'avais peur d'attraper une maladie. Dans mon cas je connais des mecs qui se kickent avec des tas de merde mais moi la vie je vais pas lui lécher le cul pour être heureux. Moi la vie je veux pas lui faire une beauté, je l'emmerde. On a rien l'un pour l'autre. Quand j'aurai la majorité légale, je vais peut-être faire le terroriste, avec détournement d'avions et prise d'otages comme à la télé, pour exiger quelque chose, je ne sais pas encore quoi, mais ça sera pas de la tarte. Le vrai truc, quoi. Pour l'instant, je ne saurais vous dire ce qu'il faut exiger, parce que je n'ai pas reçu de formation professionnelle.
J'étais assis par terre, le cul sur le ciment, à détourner des avions et à prendre des otages qui sortaient les mains en l'air et je me demandais ce que je ferais de l'argent car on ne peut pas tout acheter. J'achèterai de l'immobilier pour Madame Rosa pour qu'elle meure tranquillement les pieds dans l'eau avec une perruque neuve. J'enverrai les fils de putes et leurs mères dans des palaces de luxe à Nice où ils seraient à l'abri de la vie et pourraient devenir plus tard des chefs d'État en visite à Paris ou des membres de la majorité qui expriment leur soutien ou même des facteurs importants de la réussite. Je pourrai aller m'acheter une nouvelle télé que j'ai repérée à la devanture.
Je pensais à tout ça mais j'avais pas tellement envie de faire des affaires. J'ai fait venir le clown bleu et on s'est marré un moment ensemble. Puis j'ai fait venir le clown blanc et il s'est assis à côté de moi et il m'a joué du silence sur son violon minuscule. J'avais envie de traverser et de rester avec eux pour toujours mais je ne pouvais pas laisser Madame Rosa seule dans le merdier. On avait touché un nouveau Viet café au lait à la place de l’ancien qu’une Noire des Antilles qui était française avait exprès eu d’un jules dont la mère était juive et qu’elle voulait élever elle-même parce qu’elle en avait fait une histoire d'amour et c'était personnel. Elle payait rubis sur ongle car Monsieur N'Da Amédée lui laissait assez d'argent pour avoir une vie décente. Il prélevait quarante pour cent des passes car c'était un trottoir très couru qui ne connaissait pas la trêve et il fallait payer les Yougoslaves qui sont un vrai malheur à cause des raquettes. Il y avait même des Corses qui s'en mêlaient car ils commençaient à avoir une nouvelle génération.
A côté de moi il y avait un cageot avec objets sans nécessité et j'aurais pu mettre le feu et tout l'immeuble aurait brûlé, mais personne n'aurait su que c'était moi et de toute façon ce n'était pas prudent. Je me souviens très bien de ce moment dans ma vie parce qu'il était tout à fait comme les autres. Chez moi c'est toujours la vie de tous les jours mais j'ai des moments où je me sens encore moins bien. Je n'avais mal nulle part et je n'avais donc pas de raison mais c'était comme si je n'avais ni bras ni jambes, alors que j'avais tout ce qu'il fallait. Même Monsieur Hamil ne pourrait pas l'expliquer.
Il faut dire sans vouloir vexer personne que Monsieur Hamil devenait de plus en plus con, comme ça arrive parfois avec les vieux qui ne sont plus loin du compte et qui n'ont plus d'excuses. Ils savent bien ce qui les attend et on voit dans leurs yeux qu'ils regardent en arrière pour se cacher dans le passé comme des autruches qui font de la politique. Il avait toujours son livre de Victor Hugo sous la main mais il était confusé et il croyait que c'était le Koran, car il avait les deux. Il les connaissait par cœur en petits bouts et il parlait comme on respire mais en faisant des mélanges. Quand j'allais avec lui à la mosquée où on faisait très bonne impression parce que je le conduisais comme un aveugle et chez nous les aveugles sont très bien vus, il se trompait tout le temps et au lieu de prier il récitait Waterloo Waterloo morne plaine, ce qui étonnait les Arabes ici présents car ce n'était pas à sa place. Il avait même des larmes dans les yeux à cause de la ferveur religieuse. Il était très beau avec sa jellaba grise et sa galrnona blanche sur la tête et priait pour être bien reçu. Mais il n'est jamais mort et il est possible qu'il devienne champion du monde toutes catégories car à son âge, il n'y en a point qui peuvent dire mieux. C'est les chiens qui meurent les plus jeunes chez l'homme. A douze ans, on ne peut plus compter sur eux et il faut les renouveler. La prochaine fois que j'aurai un chien, je le prendrai au berceau, comme ça j'aurai beaucoup de temps pour le perdre. Les clowns seuls n'ont pas de problèmes de vie et de mort vu qu'ils ne se présentent pas au monde par voie familiale. Ils ont été inventés sans lois de la nature et ne meurent jamais, car ce ne serait pas drôle. Je peux les voir à côté de moi quand je veux. Je peux voir n'importe qui à côté de moi si je veux, King Kong ou Frankenstein et des troupeaux d'oiseaux rosés blessés, sauf ma mère, parce que là je n'ai pas assez d'imagination.
Je me suis levé, j'en avais marre de la porte cochère et j'ai regardé dans la rue pour voir. Il y avait à droite un car de police avec des flics tout prêts. Je voudrais être flic moi aussi quand je serai majoritaire pour avoir peur de rien et personne et pour savoir ce qu'il faut faire. Quand on est flic on est commandé par l'autorité. Madame Rosa disait qu'il y avait beaucoup de fils de putes à l'Assistance publique qui deviennent des flics, des CRS et des républicains et personne ne peut plus les toucher.
Je suis sorti pour voir, les mains dans les poches, et je me suis approché du car de police, comme on les appelle. J'avais un peu les jetons. Ils n'étaient pas tous dans le car, il y en avait qui s'étaient répandus par terre. Je me suis mis à siffloter En passant par la Lorraine parce que je n'ai pas une tête de chez nous et il y en avait un qui me souriait déjà.
Les flics, c'est ce qu'il y a de plus fort au monde. Un môme qui a un père flic, c'est comme s'il avait deux fois plus de père que les autres. Ils acceptent des Arabes et même des Noirs, s'ils ont quelque chose de français. Ils sont tous des fils de putes en passant par l'Assistance et personne ne peut rien leur apprendre. Il n'y a rien de mieux comme force de sécurité, je vous le dis comme je le pense. Même les militaires leur arrivent pas a la cheville, sauf peut-être le général. Madame Rosa a une peur bleue des flics mais c'est à cause du foyer où elle a été exterminée et ça ne compte pas comme argument, parce qu'elle était du mauvais côté. Ou alors j'irai en Algérie et je serai dans la police là-bas où on en a le plus besoin. Il y a beaucoup moins d'Algériens en France qu'en Algérie, alors ils ont ici moins à faire. J'ai fait encore un pas ou deux vers le car où ils étaient tous attendant des désordres et des attaques à main armée et j'avais le cœur qui battait. Je me sens toujours contraire à la loi, je sens bien que j'aurais pas dû être là. Mais ils n'ont fait ni une ni deux, peut-être qu'ils étaient fatigués. Il y en avait même un qui dormait par la fenêtre, un autre qui mangeait tranquillement une banane épluchée près d'un transistor et c'était la décontraction. Dehors, il y avait un flic blond avec une radio à antenne à la main et qui ne paraissait pas du tout inquiet de tout ce qui se passait. J'avais les jetons mais c'était bon d'avoir peur en sachant pourquoi, car d'habitude j'ai une peur bleue sans aucune raison, comme on respire. Le flic avec antenne m'a vu mais il n'a pris aucune mesure et je suis passé à côté en sifflotant comme chez moi.
Il y a des flics qui sont mariés et qui ont des gosses, je sais que ça existe. J'ai discuté une fois avec le Mahoute pour savoir comment c'est d'avoir un père flic, mais le Mahoute en a eu marre, il a dit que ça sert à rien de rêver et il est parti. C'est pas la peine de discuter avec les drogués, ils n'ont pas de curiosité.
Je me suis baladé encore un moment pour ne pas rentrer, en comptant combien il y avait de pas par trottoir, et il y en avait pour une fortune, j'avais même pas assez de place dans mes chiffres. Il restait encore du soleil. Un jour, j'irai à la campagne pour voir comment c'est fait. La mer aussi, ça pourrait m'intéresser, Monsieur Hamil en parle avec beaucoup d'estime. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans Monsieur Hamil qui m'a appris tout ce que je sais. Il est venu en France avec un oncle quand il était môme et il est resté jeune très tôt quand son oncle est mort et malgré ça il a réussi à se qualifier. Maintenant il devient de plus en plus con mais c'est parce qu'on n'est pas prévu pour vivre si vieux. Le soleil avait l'air d'un clown jaune assis sur le toit. J'irai un jour à La Mecque, Monsieur Hamil dit qu'il y a là-bas plus de soleil que n'importe où, c'est la géographie qui veut ça. Mais je pense que pour le reste, La Mecque, c'est pas tellement ailleurs non plus. Je voudrais aller très loin dans un endroit plein d'autre chose et je cherche même pas à l'imaginer, pour ne pas le gâcher. On pourrait garder le soleil, les clowns et les chiens parce qu'on ne peut pas faire mieux dans le genre. Mais pour le reste, ce serait ni vu ni connu et spécialement aménagé dans ce but. Mais je pense que ça aussi ça s'arrangerait pour être pareil. C'est même marrant, des fois, à quel point les choses tiennent à leur place.
Il était cinq heures et je commençais à rentrer chez moi lorsque j'ai vu une blonde qui arrêtait sa mini sur le trottoir sous l'interdiction de stationner. Je l'ai reconnue tout de suite car je suis rancunier comme une teigne. C'était la pute qui m'avait lâché plus tôt, après m'avoir fait des avances et que j'avais suivie pour rien. J'étais vachement surpris de la voir. Paris, c'est plein de rues, et il faut beaucoup de hasard pour rencontrer quelqu'un là-dedans. La môme ne m'avait pas vu, j'étais sur l'autre trottoir et j'ai vite traversé pour être reconnu. Mais elle était pressée ou peut-être qu'elle n'y pensait plus, c'était déjà il y a deux heures. Elle est entrée dans le numéro 39, qui donnait à l'intérieur sur une cour avec une autre maison. J'ai même pas eu le temps de me faire voir. Elle portait un poil de chameau, un pantalon, avec beaucoup de cheveux sur la tête, tous blonds. Elle avait laissé au moins cinq mètres de parfum derrière elle. Elle n'avait pas fermé sa voiture à clé et j'ai d'abord voulu lui faucher quelque chose à l'intérieur pour qu'elle s'en souvienne, mais j'avais tellement le cafard à cause de mon jour de naissance et tout que j'étais même étonné d'avoir tant de place chez moi. Il y avait trop de monde pour moi tout seul. Bof, je me suis dit, c'est pas la peine de faucher, elle saura même pas que c'est moi. J'avais envie de me faire voir d'elle, mais il ne faut pas croire que je cherchais une famille, Madame Rosa pouvait encore durer un bout de temps avec des efforts. Moïse avait trouvé à se caser et même Banania était en pourparlers, j'avais pas à m'en faire. J'avais pas de maladies connues, j'étais pas inadopté, et c'est la première chose que les personnes regardent quand ils vous choisissent. On les comprend, car il y a des personnes qui vous prennent en confiance et qui se trouvent sur les bras avec un môme qui a eu des alcooliques et qui est demeuré sur place, alors qu'il y en a d'excellents qui n'ont trouvé personne. Moi aussi, si je pouvais choisir, j'aurais pris ce qu'il y a de mieux et pas une vieille Juive qui n'en pouvait plus et qui me faisait mal et me donnait envie de crever chaque fois que je la voyais dans cet état. Si Madame Rosa était une chienne, on l'aurait déjà épargnée mais on est toujours beaucoup plus gentil avec les chiens qu'avec les personnes humaines qu'il n'est pas permis de faire mourir sans souffrance. Je vous dis ça parce qu'il ne faut pas croire que je suivais Mademoiselle Nadine comme elle s'appelait plus tard pour que Madame Rosa puisse mourir tranquille.
L'entrée de l'immeuble menait à un deuxième immeuble, plus petit à l'intérieur et dès que j'y suis entré, j'ai entendu des coups de feu, des freins qui grinçaient, une femme qui hurlait et un homme qui suppliait «Ne me tuez pas! Ne me tuez pas!» et j'ai même sauté en l'air tellement c'était trop près. Il y a eu tout de suite une rafale de mitraillette et l'homme a crié «Non!», comme toujours lorsqu'on meurt sans plaisir. Ensuite il y a eu un silence encore plus affreux et c'est là que vous n'allez pas me croire. Tout a recommencé comme avant, avec le même mec qui ne voulait pas être tué parce qu'il avait ses raisons et la mitraillette qui ne l'écoutait pas. Il a recommencé trois fois à mourir malgré lui comme si c'était un salaud comme c'est pas permis et qu'il fallait le faire mourir trois fois pour l'exemple. Il y eut un nouveau silence pendant lequel il est resté mort et puis ils se sont acharnés sur lui une quatrième fois et une cinquième et à la fin il me faisait même pitié parce qu'enfin tout de même. Après ils l'ont laissé tranquille et il y eut une voix de femme qui a dit «mon amour, mon pauvre amour», mais d'une voix tellement émue et avec ses sentiments les plus sincères que j'en suis resté comme deux ronds de Elan et pourtant je ne sais même pas ce que ça veut dire. Il n'y avait personne dans l'entrée sauf moi et une porte avec une lampe rouge allumée. Je suis à peine revenu de l'émotion qu'ils ont recommencé tout le bordel avec «mon amour, mon amour» mais chaque fois sur un autre ton, et puis ils ont remis ça encore et encore. Le mec a dû mourir cinq ou six fois dans les bras de sa bonne femme tellement c'était pour lui le pied de sentir qu'il y avait là quelqu'un à qui ça faisait de la peine. J'ai pensé à Madame Rosa qui n'avait personne pour lui dire «mon amour, mon pauvre amour» parce qu'elle n'avait pour ainsi dire plus de cheveux et pesait dans les quatre-vingt-quinze kilos, tous les uns plus moches que les autres. Là-dessus la bonne femme ne s'est tue que pour lancer un tel cri de désespoir que je me suis précipité vers la porte et à l'intérieur comme un seul homme. Merde, c'était une sorte de cinéma, sauf que tout le monde marchait en arrière. Quand je suis entré, la bonne femme sur l'écran est tombée sur le corps du cadavre pour agoniser dessus et aussitôt après elle s'est levée, mais à l'envers, en faisant tout à reculons comme si elle était vivante à l'aller et une poupée au retour. Puis tout s'est éteint et il y eut la lumière.
La môme qui m'avait laissé tomber se tenait devant le micro au milieu de la salle, devant des fauteuils et quand tout s'est allumé, elle m'a vu. Il y avait trois ou quatre mecs dans les coins mais ils étaient pas armés. Je devais avoir l'air con la bouche ouverte, parce que tout le monde me regardait comme ça. La blonde m'a reconnu et m'a fait un immense sourire, ce qui m'a un peu remonté le moral, je lui avais fait impression.
– Mais c'est mon copain!
On était pas copains du tout mais j'allais pas discuter. Elle est venue vers moi et elle a regardé Arthur mais je savais bien que c'est moi qui l'intéressais. Les femmes me font marrer, des fois.
– Qu'est-ce que c'est?
– C'est un vieux parapluie que j'ai renippe.
– Il est marrant, avec son costume, on dirait un fétiche. C'est ton copain?
– Vous me prenez pour un demeuré, ou quoi? C'est pas un copain, c'est un parapluie.
Elle a pris Arthur et elle a fait semblant de le regarder. Les autres aussi. La première chose que personne ne veut, quand on adopte un môme, c'est qu'il soit demeuré. Ça veut dire un môme qui a décidé de s'arrêter en route parce que ça ne lui dit rien qui chante. Il a alors des parents handicapés qui ne savent pas quoi en faire. Par exemple, un môme a quinze ans, mais il se conduit comme dix. Remarquez, on peut pas gagner. Quand un môme a dix ans comme moi et qu'il se conduit comme quinze, on le fout à la porte de l'école parce qu'il est perturbé.
– Il est beau, avec son visage tout vert. Pourquoi lui as-tu fait un visage vert?
Elle sentait si bon que j'ai pensé à Madame Rosa, tellement c'était différent.
– C'est pas un visage, c'est un chiffon. Ça nous est interdit, les visages.
– Comment ça, interdit?
Elle avait des yeux bleus très gais, assez gentils et elle était accroupie devant Arthur, mais c'était pour moi.
– Je suis arabe. C'est pas permis, les visages, dans notre religion.
– De représenter un visage, tu veux dire?
– C'est offensant pour Dieu.
Elle me jeta un coup d'œil, mine de rien, mais je voyais bien que je lui faisais de l'effet.
– Tu as quel âge?
– Je vous l'ai déjà dit la première fois qu'on s'est vus. Dix ans. C'est aujourd'hui que je viens d'avoir ça. Mais ça compte pas, l'âge. Moi j'ai un ami qui a quatre-vingt-cinq ans et qui est toujours là.
– Tu t'appelles comment?
– Vous me l'avez déjà demandé. Momo.
Après, il a fallu qu'elle travaille. Elle m'a expliqué que c'était ce qu'on appelle chez eux une salle de doublage. Les gens sur l'écran ouvraient la bouche comme pour parler mais c'étaient les personnes dans la salle qui leur donnaient leurs voix. C'était comme chez les oiseaux, ils leur fourraient directement leurs voix dans le gosier. Quand c'était raté la première fois et que la voix n'entrait pas au bon moment, il fallait recommencer. Et c'est là que c'était beau à voir: tout se mettait à reculer. Les morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la société. On appuyait sur un bouton, et tout s'éloignait. Les voitures reculaient à l'envers et les chiens couraient à reculons et les maisons qui tombaient en poussière se ramassaient et se reconstruisaient d'un seul coup sous vos yeux. Les balles sortaient du corps, retournaient dans les mitraillettes et les tueurs se retiraient et sautaient par la fenêtre à reculons. Quand on vidait l'eau, elle se relevait et remontait dans le verre. Le sang qui coulait revenait chez lui dans le corps et il n'y avait plus trace de sang nulle part, la plaie se refermait. Un type qui avait craché reprenait son crachat dans la bouche. Les chevaux galopaient à reculons et un type qui était tombé du septième étage était récupéré et rentrait dans la fenêtre. C'était le vrai monde à l'envers et c'était la plus belle chose que j'aie vue dans ma putain de vie. A un moment, j'ai même vu Madame Rosa jeune et fraîche, avec toutes ses jambes et je l'ai fait reculer encore plus et elle est devenue encore plus jolie. J'en avais des larmes aux yeux.
J'y suis resté un bon moment parce que je n'étais pas urgent nulle part ailleurs et qu'est-ce que je me suis régalé. J'aimais surtout quand la bonne femme à l'écran était tuée, elle restait un moment morte pour faire de la peine, et puis elle était soulevée du sol comme par une main invisible, se mettait à reculer et retrouvait la vraie vie. Le type pour qui elle disait «mon amour, mon pauvre amour» avait l'air d'une belle ordure mais c'était pas mes oignons. Les personnes présentes voyaient bien que ça faisait mon bonheur, ce cinéma, et ils m'ont expliqué qu'on pouvait prendre tout à la fin et revenir comme ça jusqu'au commencement, et l'un d'eux, un barbu, s'est marré et a dit «jusqu'au paradis terrestre». Après il a ajouté: «Malheureusement, quand ça recommence, c'est toujours la même chose.» La blonde m'a dit qu'elle s'appelait Nadine et que c'était son métier de faire parler les gens d'une voix humaine au cinéma. J'avais envie de rien tellement j'étais content. Vous pensez, une maison qui brûle et qui s'écroule, et puis qui s'éteint et qui se relève. Il faut voir ça avec ses yeux pour y croire, parce que les yeux des autres, c'est pas la même chose.
Et c'est là que j'ai eu un vrai événement. Je ne peux pas dire que je suis remonté en arrière et que j'ai vu ma mère, mais je me suis vu assis par terre et je voyais devant moi des jambes avec des bottes jusqu'aux cuisses et une mini-jupe en cuir et j'ai fait un effort terrible pour lever les yeux et pour voir son visage, je savais que c'était ma mère mais c'était trop tard, les souvenirs ne peuvent pas lever les yeux. J'ai même réussi à revenir encore plus loin en arrière. Je sens autour de moi deux bras chauds qui me bercent, j'ai mal au ventre, la personne qui me tient chaud marche de long en large en chantonnant, mais j'ai toujours mal au ventre, et puis je lâche un étron qui va s'asseoir par terre et j'ai plus mal sous l'effet du soulagement et la personne chaude m'embrasse et rit d'un rire léger que j'entends, j'entends, j'entends…
– Ça te plaît?
J'étais assis dans un fauteuil et il n'y avait plus rien sur l'écran. La blonde était venue près de moi et ils ont fait régner la lumière.
– C'est pas mal.
Après j'ai eu encore droit au mec qui prenait une dégelée de mitraillette dans le bide parce qu'il était peut-être caissier à la banque ou d'une bande rivale et qui gueulait «ne me tuez pas, ne me tuez pas!» comme un con, parce que ça sert à rien, il faut faire son métier. J'aime bien au ciné quand le mort dit «allez messieurs faites votre métier» avant de mourir, ça indique la compréhension, ça sert à rien de faire chier les gens en les prenant par les bons sentiments. Mais le mec trouvait pas le ton qu'il fallait pour plaire et ils ont dû le faire reculer encore pour remettre ça. D'abord il tendait les mains pour arrêter les balles et c'est là qu'il gueulait «non, non!» et «ne me tuez pas, ne me tuez pas!» avec la voix du mec dans la salle qui faisait ça au micro en toute sécurité. Ensuite il tombait en se tordant car ça fait toujours plaisir au cinéma et puis il ne bougeait plus. Les gangsters y mettaient encore un coup pour s'assurer qu'il n'était pas capable de leur nuire. Et alors que c'était déjà sans espoir, tout se remettait en marche à l'envers et le mec se soulevait dans les airs comme si c'était la main de Dieu qui le prenait et le remettait sur pied pour pouvoir encore s'en servir.
Après on a vu d'autres morceaux et il y en avait qu'il fallait faire reculer dix fois pour que tout soit comme il faut. Les mots se mettaient aussi en marche arrière et disaient les choses à l'envers et Ça faisait des sons mystérieux comme dans une langue que personne ne connaît et qui veut peut-être dire quelque chose.
Quand il n'y avait rien sur l'écran, je m'amusais à imaginer Madame Rosa heureuse, avec tous ses cheveux d'avant-guerre et qui n'était même pas obligée de se défendre parce que c'était le monde à l'envers.
La blonde m'a caressé la joue et il faut dire qu'elle était sympa et c'était dommage. Je pensais à ses deux mômes, ceux que j'avais vus et c'était dommage, quoi.
– Ça a vraiment l'air de te plaire beaucoup.