38793.fb2 LArt fran?ais de la guerre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

LArt fran?ais de la guerre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 1

COMMENTAIRES ILe départ pour le Golfe des spahis de Valence

Les débuts de 1991 furent marqués par les préparatifs de la guerre du Golfe et les progrès de ma totale irresponsabilité. La neige recouvrit tout, bloquant les trains, étouffant les sons. Dans le Golfe heureusement la température avait baissé, les soldats cuisaient moins que l’été où ils s’arrosaient d’eau, torse nu, sans enlever leurs lunettes de soleil. Oh ! ces beaux soldats de l’été, dont presque aucun ne mourut ! Ils vidaient sur leur tête des bouteilles entières dont l’eau s’évaporait sans atteindre le sol, ruisselant sur leur peau et s’évaporant aussitôt, formant autour de leur corps athlétique une mandorle de vapeur parcourue d’arcs-en-ciel. Seize litres ! devaient-ils boire chaque jour, les soldats de l’été, seize litres ! tellement ils transpiraient sous leur équipement dans cet endroit du monde où l’ombre n’existe pas. Seize litres ! La télévision colportait des chiffres et les chiffres se fixaient comme se fixent toujours les chiffres : précisément. La rumeur colportait des chiffres que l’on se répétait avant l’assaut. Car il allait être donné, cet assaut contre la quatrième armée du monde, l’Invincible Armée Occidentale allait s’ébranler, bientôt, et en face les Irakiens s’enterraient derrière des barbelés enroulés serré, derrière des mines sauteuses et des clous rouillés, derrière des tranchées pleines de pétrole qu’ils enflammeraient au dernier moment, car ils en avaient, du pétrole, à ne plus savoir qu’en faire, eux. La télévision donnait des détails, toujours précis, on fouillait les archives au hasard. La télévision sortait des images d’avant, des images neutres qui n’apprenaient rien ; on ne savait rien de l’armée irakienne, rien de sa force ni de ses positions, on savait juste qu’elle était la quatrième armée du monde, on le savait parce qu’on le répétait. Les chiffres s’impriment car ils sont clairs, on s’en souvient donc on les croit. Et cela durait, cela durait. On ne voyait plus la fin de tous ces préparatifs.

Au début de 1991 je travaillais à peine. J’allais au travail lorsque j’étais à bout d’idées pour justifier mon absence. Je fréquentais des médecins qui signaient sans même m’écouter de stupéfiants arrêts maladie, et je m’appliquais encore à les prolonger par un lent travail de faussaire. Le soir sous la lampe je redessinais les chiffres en écoutant des disques, au casque, mon univers réduit au cercle de la lampe, réduit à l’espace entre mes deux oreilles, réduit à la pointe de mon stylo bleu qui lentement m’accordait du temps libre. Je répétais au brouillon, puis d’un geste très sûr je transformais les signes tracés par les médecins. Cela doublait, triplait le nombre de jours où je pourrais rester au chaud, rester loin du travail. Je n’ai jamais su si cela suffisait de modifier les signes pour changer la réalité, de repasser des chiffres au stylo-bille pour échapper à tout, je ne me demandais jamais si cela pouvait être consigné ailleurs que sur l’ordonnance, mais peu importe ; le travail où j’allais était si mal organisé que parfois quand je n’y allais pas on ne s’en apercevait pas. Quand le lendemain je revenais, on ne me remarquait pas plus que lorsque je n’étais pas là ; comme si l’absence n’était rien. Je manquais, et mon manque n’était pas vu. Alors je restais au lit.

Un lundi du début de 1991 j’appris à la radio que Lyon était bloquée par la neige. Les chutes de la nuit avaient coupé les câbles, les trains restaient en gare, et ceux qui avaient été surpris dehors se couvraient d’édredons blancs. Les gens à l’intérieur essayaient de ne pas paniquer.

Ici sur l’Escaut tombaient à peine quelques flocons, mais là-bas plus rien ne bougeait sauf de gros chasse-neige suivis d’une file de voitures au pas, et les hélicoptères portaient secours aux hameaux isolés. Je me réjouis que cela tombe un lundi, car ici ils ne savaient pas ce qu’était la neige, ils s’en feraient une montagne, une mystérieuse catastrophe sur la foi des images que la télévision donnait à voir. Je téléphonais à mon travail situé à trois cents mètres et prétendis être à huit cents kilomètres de là, dans ces collines blanches que l’on montrait aux journaux télévisés. Je venais de là-bas, du Rhône, des Alpes, ils le savaient, j’y retournais parfois pour un week-end, ils le savaient, et ils ne savaient pas ce qu’étaient des montagnes, ni la neige, tout concordait, il n’y avait pas de raison que je ne sois pas bloqué comme tout le monde.

Ensuite je me rendis chez mon amie, qui logeait en face de la gare.

Elle ne fut pas surprise, elle m’attendait. Elle aussi avait vu la neige, les flocons par la fenêtre et les bourrasques à la télé sur le reste de la France. Elle avait téléphoné à son travail, de cette voix fragile qu’elle pouvait prendre au téléphone : elle avait dit être malade, de cette grippe bien sévère qui ravageait la France et dont on parlait à la télévision. Elle ne pourrait pas venir aujourd’hui. Quand elle m’ouvrit elle était encore en pyjama, je me déshabillai et nous nous couchâmes dans son lit, à l’abri de la tempête et de la maladie qui ravageaient la France, et dont il n’y avait aucune raison, vraiment aucune raison, que nous soyons épargnés. Nous étions victimes comme tout le monde. Nous fîmes l’amour tranquillement pendant que dehors un peu de neige continuait de tomber, de flotter et d’atterrir, flocon après flocon, pas pressée d’arriver.

Mon amie vivait dans un studio, une seule pièce et une alcôve, et un lit dans l’alcôve occupait toute la place. J’étais bien auprès d’elle, enveloppé dans la couette, nos désirs calmés, nous étions bien dans la chaleur tranquille d’une journée sans heures pendant laquelle personne ne savait où nous étions. J’étais bien au chaud dans ma niche volée, avec elle qui avait des yeux de toutes les couleurs, que j’aurais voulu dessiner avec des crayons vert et bleu sur du papier brun. J’aurais voulu, mais je dessinais si mal, et pourtant seul le dessin aurait pu rendre grâce à ses yeux d’une merveilleuse lumière. Dire ne suffit pas ; montrer est nécessaire. La couleur sublime de ses yeux échappait au dire sans laisser de traces. Il fallait montrer. Mais montrer ne s’improvise pas, ainsi que les stupides télévisions le prouvaient tous les jours de l’hiver de 1991. Le poste était dans l’alignement du lit et nous pouvions voir l’écran en tassant les oreillers pour surélever nos têtes. À mesure qu’il séchait le sperme tirait les poils de mes cuisses, mais je n’avais aucune envie de prendre une douche, il faisait froid dans le réduit de la salle de bains, et j’étais bien auprès d’elle, et nous regardions la télévision en attendant que le désir nous revienne.

La grande affaire de la télé était Desert Storm, Tempête du Désert, un nom d’opération pris dans Star Wars, conçu par les scénaristes d’un cabinet spécialisé. À côté gambadait Daguet, l’opération française et ses petits moyens. Daguet, c’est le petit daim devenu un peu grand, Bambi juste pubère qui pointe ses premiers bois, et il sautille, il n’est jamais loin de ses parents. Où vont-ils chercher leurs noms, les militaires ? Daguet, qui connaît ce mot ? Ce doit être un officier supérieur qui l’a proposé, qui pratique la vénerie sur ses terres de famille. Desert Storm, tout le monde comprend d’un bout à l’autre de la Terre, ça claque dans la bouche, explose dans le cœur, c’est un titre de jeu vidéo. Daguet est élégant, provoque un sourire subtil entre ceux qui comprennent. L’armée a sa langue, qui n’est pas la langue commune, et c’est très troublant. Les militaires en France ne parlent pas, ou entre eux. On va jusqu’à en rire, on leur prête une bêtise profonde qui se passerait de mots. Que nous ont-ils fait pour que nous les méprisions ainsi ? Qu’avons-nous fait pour que les militaires vivent ainsi entre eux ?

L’armée en France est un sujet qui fâche. On ne sait pas quoi penser de ces types, et surtout pas quoi en faire. Ils nous encombrent avec leurs bérets, avec leurs traditions régimentaires dont on ne voudrait rien savoir, et leurs coûteuses machines qui écornent les impôts. L’armée en France est muette, elle obéit ostensiblement au chef des armées, ce civil élu qui n’y connaît rien, qui s’occupe de tout et la laisse faire ce qu’elle veut. En France on ne sait pas quoi penser des militaires, on n’ose même pas employer un possessif qui laisserait penser que ce sont les nôtres : on les ignore, on les craint, on les moque. On se demande pourquoi ils font ça, ce métier impur si proche du sang et de la mort ; on soupçonne des complots, des sentiments malsains, de grosses limites intellectuelles. Ces militaires on les préfère à l’écart, entre eux dans leurs bases fermées de la France du Sud, ou alors à parcourir le monde pour surveiller les miettes de l’Empire, à se promener outre-mer comme ils le faisaient avant, en costume blanc à dorures sur de gros bateaux très propres qui brillent au soleil. On préfère qu’ils soient loin, qu’ils soient invisibles ; qu’ils ne nous concernent pas. On préfère qu’ils laissent aller leur violence ailleurs, dans ces territoires très éloignés peuplés de gens si peu semblables à nous que ce sont à peine des gens.

C’est là tout ce que je pensais de l’armée, c’est-à-dire rien ; mais je pensais comme ceux, comme tous ceux que je connaissais ; cela jusqu’au matin de 1991 où je ne laissais émerger de la couette que mon nez, et mes yeux pour regarder. Mon amie lovée contre moi caressait doucement mon ventre et nous regardions sur l’écran au bout du lit les débuts de la troisième guerre mondiale.

Nous regardions la rue du monde, pleine de gens, mollement accoudés à la fenêtre hertzienne, installés dans l’heureuse tranquillité qui suit l’orgasme, qui permet de tout voir sans penser à mal ni à rien, qui permet de voir la télévision avec un sourire flottant aussi longtemps que se déroule le fil des émissions. Que faire après l’orgie ? Regarder la télévision. Regarder les nouvelles, regarder la machine fascinante qui fabrique du temps léger, en polystyrène, sans poids ni qualité, un temps de synthèse qui remplira au mieux ce qui reste du temps.

Pendant les préparatifs de la guerre du Golfe, et après, quand elle se déroula, je vis d’étranges choses ; le monde entier vit d’étranges choses. Je vis beaucoup car je ne quittais guère notre cocon d’Hollofil, ce merveilleux textile de Du Pont de Nemours, cette fibre polyester à canal simple qui remplit les couettes, qui ne s’affaisse pas, qui tient chaud comme il faut, bien mieux que les plumes, bien mieux que les couvertures, matière nouvelle qui permet enfin — vrai progrès technique — de rester longtemps au lit et de ne plus sortir ; car c’était l’hiver, car j’étais en pleine irresponsabilité professionnelle, et je ne faisais rien d’autre que de rester couché au côté de mon amie, regardant la télé en attendant que notre désir se reforme. Nous changions l’enveloppe de la couette quand notre sueur la rendait poisseuse, quand les taches du sperme que j’émettais en grande quantité — il faut dire : « à tort et à travers » — séchaient et rendaient le tissu râpeux.

Je vis, penchés à la fenêtre, des Israéliens au concert avec un masque à gaz sur le visage, seul le violoniste n’en portait pas, et il continuait de jouer ; je vis le ballet des bombes au-dessus de Bagdad, le féerique feu d’artifice de couleur verte, et j’appris ainsi que la guerre moderne se déroule dans une lumière d’écrans ; je vis la silhouette grise et peu définie de bâtiments s’approcher en tremblant puis exploser, entièrement détruits de l’intérieur avec tous ceux qui étaient dedans ; je vis de grands B52 aux ailes d’albatros sortir de leur emballage du désert d’Arizona et s’envoler à nouveau, emportant des bombes très lourdes, des bombes spéciales selon les usages ; je vis des missiles voler au ras du sol désertique de Mésopotamie et chercher eux-mêmes leur cible avec un long aboiement de moteur déformé par l’effet Doppler. Je vis tout ceci sans en ressentir le souffle, juste à la télé, comme un film de fiction un peu mal fait. Mais l’image qui me stupéfia le plus au début de 1991 fut très simple, personne sûrement ne s’en souvient plus, et elle fit de cette année, 1991, la dernière année du XXe siècle. J’assistai pendant le journal télévisé au départ pour le Golfe des spahis de Valence.

Ces jeunes garçons avaient moins de trente ans, et leurs jeunes femmes les accompagnaient. Elles les embrassaient devant les caméras, portant de petits enfants qui pour la plupart n’étaient pas en âge de parler. Ils s’étreignaient tendrement, ces jeunes gens musclés et ces jolies jeunes femmes, et ensuite les spahis de Valence montaient dans leurs camions couleur sable, leurs VAB, leurs Panhard à pneus. On ne savait pas alors combien reviendraient, on ne savait pas alors que cette guerre-là ne ferait pas de morts du côté de l’Occident, presque aucun, on ne savait pas alors que la charge de la mort serait supportée par les autres innombrables, par les autres sans nom qui peuplent les pays chauds, comme l’effet des polluants, comme les progrès du désert, comme le paiement de la dette ; alors la voix off se laissait aller à un commentaire mélancolique, on s’attristait ensemble du départ de nos jeunes gens pour une guerre lointaine. J’étais stupéfait.

Ces images-là sont banales, on les voit toujours aux télévisions américaine et anglaise, mais ce fut la première fois en 1991 que l’on vit en France des soldats partir serrant contre eux leur femme et leurs enfantelets ; la première fois depuis 1914 que l’on montrait des militaires français comme des gens dont on pouvait partager la peine, et qui pourraient nous manquer.

Le monde tourna brusquement d’un cran, je sursautai.

Je me redressai, je sortis de la couette davantage que mon nez. Je sortis ma bouche, mes épaules, mon torse. Il fallait que je m’assoie, il me fallait bien voir car j’assistais sur la chaîne hertzienne — en dehors de l’entendement mais au vu de tous — à une réconciliation publique. Je remontai mes jambes, les entourai de mes bras et, le menton posé sur les genoux, je continuai de regarder cette scène fondatrice : le départ pour le Golfe des spahis de Valence ; et certains essuyaient une larme avant de monter dans leur camion repeint de couleur sable.

Au début de 1991 il ne se passait rien : on préparait la guerre du Golfe. Condamnées à la parole sans rien savoir, les chaînes de télévision pratiquaient le bavardage. Elles produisaient un flux d’images qui ne contenaient rien. On interrogeait des experts qui improvisaient des supputations. On diffusait des archives, celles qui restaient, celles qu’aucun service n’avait censurées, et cela finissait par des plans fixes de désert pendant que le commentaire citait des chiffres. On inventait. On romançait. On répétait les mêmes détails, on cherchait de nouveaux angles pour répéter la même chose sans que cela ne lasse. On radotait.

Je suivis tout ceci. J’assistai au flot d’images, je m’en laissai traverser ; j’en suivis les contours ; il s’écoulait au hasard mais en suivant la pente ; dans les débuts de 1991 j’étais disponible à tout, je m’absentais de la vie, je n’avais rien d’autre à faire qu’à voir et sentir. Je passais le temps couché, au rythme de la repousse de mon désir et de sa moisson régulière. Peut-être plus personne ne se souvient-il du départ pour le Golfe des spahis de Valence, sauf eux qui partirent et moi qui regardais tout, car pendant l’hiver de 1991 il ne se passa rien. On commenta le vide, on remplit le vide de courants d’air, on attendit ; il ne se passa rien sauf ceci : l’armée revenait dans le corps social.

On peut se demander où elle avait pu être, pendant tout ce temps.

Mon amie s’étonna de mon intérêt soudain pour une guerre qui n’arrivait pas. Le plus souvent j’affectais l’ennui léger, un détachement ironique, un goût pour les frémissements de l’esprit, que je trouvais plus sûrs, plus reposants, bien plus amusants que le poids trop épuisant du réel. Elle me demanda ce que je regardais ainsi.

« J’aurais aimé conduire ces grosses machines, dis-je. Celles couleur sable avec des roues crantées.

— Mais c’est pour les petits garçons, et tu n’es plus un petit garçon. Plus du tout », ajouta-t-elle, en posant sa main sur moi, juste là sur ce bel organe qui vit pour lui-même, qui est muni d’un cœur pour lui-même et donc de sentiments, de pensées et de mouvements qui lui sont propres.

Je ne répondis rien, je n’étais pas sûr, et je m’allongeai à nouveau près d’elle. Nous étions légalement malades et bloqués par la neige, et ainsi à l’abri nous avions pour nous toute la journée, et la nuit suivante, et le lendemain ; jusqu’à épuisement des souffles et usure de nos corps.

Cette-année-là je pratiquai un absentéisme maniaque. Je ne pensais, nuit et jour, qu’aux moyens de biaiser, de me défiler, de tirer au flanc, de me planquer dans un coin d’ombre pendant que les autres, eux, marchaient en rang. Je détruisis en quelques mois tout ce que j’avais pu posséder d’ambition sociale, de conscience professionnelle, d’attention à ma place. Dès l’automne j’avais profité du froid et de l’humidité qui sont phénomènes naturels donc indiscutables : un froissement dans ma gorge suffisait à justifier un congé. Je manquais, je négligeais mes affaires, et je n’allais pas toujours voir mon amie.

Que faisais-je ? J’allais dans les rues, je restais dans les cafés, je lisais à la bibliothèque publique des ouvrages de sciences et d’histoire, je faisais tout ce que peut faire un homme seul, en ville, qui néglige de rentrer chez lui. Et le plus souvent, rien.

Je n’ai pas de souvenirs de cet hiver, rien d’organisé, rien à raconter, mais quand j’entends sur France Info l’indicatif du journal express, je plonge dans un tel état de mélancolie que je réalise que je n’ai dû faire que ça : attendre les nouvelles du monde à la radio, qui venaient tous les quarts d’heure comme autant de coups d’une grosse horloge, horloge de mon cœur qui battait alors si lentement, horloge du monde qui allait sans hésiter vers le pire.

Il y eut un remaniement à la direction de ma boîte. Celui qui me dirigeait ne pensait qu’à une chose : partir ; il y parvint. Il trouva autre chose, laissa sa place, et un autre vint, qui avait l’intention de rester, et il mit de l’ordre.

La compétence douteuse et le désir de fuite du précédent m’avaient protégé ; je fus perdu par l’ambition et l’usage de l’informatique de celui qui vint. Le fourbe qui partait ne m’avait jamais rien dit mais il avait tout noté de mes absences. Sur des fiches il relevait les présences, les retards, le rendement ; tout ce qui pouvait être mesurable, il l’avait gardé. Cela l’occupait pendant qu’il pensait à fuir, mais il n’en disait rien. Cet obsessionnel laissa son fichier ; l’ambitieux qui vint était formé comme un tueur de coûts. Toute information pouvait servir ; il s’empara des archives, et il me mit à pied.

Le logiciel Evaluaxe représenta ma contribution à l’entreprise par des courbes. La plupart stagnaient au ras des abscisses. Une — en rouge — s’élevait, montait en dents de scie depuis les préparatifs de la guerre du Golfe et se maintenait bien en l’air. Plus bas, l’horizontale en pointillés de même couleur marquait la norme.

Il tapota l’écran d’un crayon graphite soigneusement taillé, à gomme, qu’il n’utilisait jamais pour écrire mais pour désigner l’écran et insister sur certains points en tapotant. Face à de tels outils, face à un fichier méticuleux, face à un générateur de courbes si indiscutables, ma pratique du stylo-bille pour maquiller les mots du docteur ne faisait pas le poids. J’étais, c’est visible, un faible contributeur.

« Voyez l’écran. Je devrais vous virer pour faute. »

Il continuait de tapoter les courbes de sa gomme, semblait réfléchir, cela faisait un bruit de balle en caoutchouc prisonnière d’un bol.

« Mais il y a peut être une solution. »

Je retins ma respiration. Je passai du marasme à l’espoir ; on n’aime pas, même si on s’en moque, être chassé.

« À cause de la guerre la conjoncture s’est dégradée. Nous devons nous séparer d’une partie du personnel, et nous le ferons selon les règles. Vous serez de la charrette. »

J’acquiesçai. Qu’avais-je à répondre ? Je regardai les chiffres sur l’écran. Les chiffres traduits en formes montraient bien ce qu’il voulait montrer. Je voyais mon efficacité économique, cela ne se discutait pas. Les chiffres traversent le langage sans même s’apercevoir de sa présence ; les chiffres laissent coi, bouche ouverte, gorge affolée cherchant l’oxygène dans l’air raréfié des sphères mathématiques. J’acquiesçai d’une monosyllabe, j’étais heureux qu’il me vire selon les règles et pas comme un malpropre. Il sourit, il eut un geste mains ouvertes ; il avait l’air de dire : « Oh, ce n’est rien… Je ne sais pas pourquoi je le fais. Mais partez vite avant que je ne change d’avis. »

Je sortis à reculons, je partis. Plus tard j’appris qu’il faisait ce numéro à tous ceux qu’il virait. Il proposait à chacun l’oubli de ses fautes en échange d’une démission négociée. Plutôt que de protester, chacun remerciait. Jamais plan social ne fut plus calme : le tiers du personnel se leva, remercia et partit ; ce fut tout.

On attribua ces réajustements à la guerre, car les guerres ont de tristes conséquences. On n’y peut rien, c’est la guerre. On ne peut empêcher la réalité.

Le soir même je rassemblai mes biens dans des cartons récupérés à la supérette et décidai de retourner là d’où je venais. Ma vie était emmerdante alors je pouvais bien la mener n’importe où. J’aimerais bien une autre vie mais je suis le narrateur. Il ne peut pas tout faire, le narrateur : déjà, il narre. S’il me fallait, en plus de narrer, vivre, je n’y suffirais pas. Pourquoi tant d’écrivains parlent-ils de leur enfance ? C’est qu’ils n’ont pas d’autre vie : le reste, ils le passent à écrire. L’enfance est le seul moment où ils vivaient sans penser à rien d’autre. Depuis, ils écrivent, et cela prend tout leur temps, car écrire utilise du temps comme la broderie utilise du fil. Et de fil on n’en a qu’un.

Ma vie est emmerdante et je narre ; ce que je voudrais, c’est montrer ; et pour cela dessiner. Voilà ce que je voudrais : que ma main s’agite et que cela suffise pour que l’on voie. Mais dessiner demande une habileté, un apprentissage, une technique, alors que narrer est une fonction humaine : il suffit d’ouvrir la bouche et de laisser aller le souffle. Il faut bien que je respire, et parler revient au même. Alors je narre, même si toujours la réalité s’échappe. Une prison de souffle n’est pas très solide.

Là-bas, j’avais admiré la beauté des yeux de mon amie, celle dont j’étais si proche, et j’avais essayé de les dépeindre. « Dépeindre » est un mot adapté à la narration, et aussi à mon incompétence de dessinateur : je la dépeignis et cela ne fit que des gribouillis. Je lui demandai de poser les yeux ouverts et de me regarder pendant que mes crayons aux couleurs denses s’agitaient sur le papier, mais elle détournait son regard. Ses yeux si beaux s’embuaient et elle pleurait. Elle ne méritait pas que je la regarde, disait-elle, encore moins que je la peigne, ou dessine, ou représente, elle me parla de sa sœur, qui était beaucoup plus belle qu’elle, avec des yeux magnifiques, une poitrine de rêve, de celles que l’on sculptait à l’avant des vieux bateaux, tandis qu’elle… Je devais poser mes crayons, la prendre dans mes bras, et caresser doucement ses seins en la rassurant, en essuyant ses yeux, en lui répétant tout ce que je ressentais à son contact, à ses côtés, à la voir. Mes crayons posés sur mon dessin inachevé ne bougeaient plus, et je narrais, je narrais, alors que j’aurais voulu montrer, je m’enfonçais dans le labyrinthe de la narration alors que j’aurais juste voulu montrer comment c’était, et j’étais condamné encore et encore à la narration, pour la consolation de tous. Je ne parvins jamais à dessiner ses yeux. Mais je me souviens de mon désir de le faire, un désir de papier.

Ma vie emmerdante pouvait bien se déplacer. Sans attaches, j’obéis aux forces de l’habitude qui agissent comme la gravitation. Le Rhône que je connaissais m’allait mieux finalement que l’Escaut que je ne connaissais pas ; finalement, c’est-à-dire en fin, c’est-à-dire pour la fin. Je rentrai à Lyon pour en finir.

Tempête du Désert me foutit à la porte. J’étais une victime collatérale de l’explosion que l’on ne vit pas, mais dont nous entendions l’écho par les images vides de la télévision. J’étais si peu accroché à la vie qu’un soupir lointain m’en détacha. Les papillons de l’US Air Force battirent de leurs ailes de fer, et à l’autre bout de la Terre cela déclencha une tornade en mon âme, un déclic, et je revins là d’où je venais. Cette guerre fut le dernier événement de ma vie d’avant ; cette guerre fut la fin du XXe siècle où j’avais grandi. La guerre du Golfe altéra la réalité, et la réalité brusquement céda.

La guerre eut lieu. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Pour nous elle aurait pu être inventée, nous la suivions sur écran. Mais elle altéra la réalité en certaines de ses régions peu connues ; elle modifia l’économie, elle provoqua mon renvoi négocié, et fut la cause de mon retour vers ce que j’avais fui ; et les soldats retour de ces pays chauds ne retrouvèrent, dit-on, jamais toute leur âme : ils étaient mystérieusement malades, insomniaques, angoissés, et mouraient d’un effondrement intérieur du foie, des poumons, de la peau.

Cela valait la peine que l’on s’intéresse à cette guerre.

La guerre eut lieu, on n’en sut pas grand-chose. Il vaut mieux. Les détails que l’on en sut, pour peu qu’on les assemble, laissent entendre une réalité qu’il vaut mieux tenir cachée. Tempête du Désert eut lieu, le léger Daguet gambadant derrière. On écrasa les Irakiens sous une quantité de bombes difficile à imaginer, plus qu’on n’en lâcha jamais, chacun des Irakiens pouvait avoir la sienne. Certaines de ces bombes perçaient les murs et explosaient derrière, d’autres écrasaient à la suite les étages d’un immeuble avant d’exploser à la cave parmi ceux qui s’y cachaient, d’autres projetaient des particules de graphite pour provoquer des courts-circuits et détruisaient les installations électriques, d’autres consommaient tout l’oxygène d’un vaste cercle, et d’autres encore cherchaient elles-mêmes leur objectif, comme des chiens qui flairent, qui courent nez au sol, qui happent leur proie et explosent aussitôt qu’ils la touchent. Ensuite on mitrailla des masses d’Irakiens qui sortaient de leurs abris ; peut-être chargeaient-ils, peut-être se rendaient-ils, on ne le savait pas car ils mouraient, il n’en resta pas. Ils n’avaient de munitions que depuis la veille car le parti Baas, méfiant, qui liquidait tout officier compétent, ne donnait pas de munitions à ses troupes de peur qu’elles ne se révoltent. Ces soldats dépenaillés auraient tout aussi bien pu être équipés de fusils en bois. Ceux qui ne sortaient pas à temps étaient ensevelis dans leurs abris par des bulldozers qui chargeaient en ligne, qui repoussaient le sol devant eux et rebouchaient les tranchées avec ce qu’elles contenaient. Cela dura quelques jours, cette guerre étrange qui ressemblait à un chantier de démolition. Les chars soviétiques des Irakiens tentèrent une grande bataille sur terrain plat comme à Koursk, et ils furent déchiquetés par un passage simple d’avions à hélices. Les avions lents de frappe au sol les criblèrent de boulettes d’uranium appauvri, un métal nouveau, qui a la couleur verte de la guerre et pèse plus lourd que le plomb, et pour cela traverse l’acier avec encore plus d’indifférence. Les carcasses, on les laissa, et personne ne vint voir l’intérieur des chars fumants après le passage des oiseaux noirs qui les tuaient ; à quoi cela pouvait-il ressembler ? À des boîtes de raviolis éventrées jetées au feu ? Il n’en est pas d’images et les carcasses restèrent dans le désert, à des centaines de kilomètres de tout.

L’armée irakienne se décomposa, la quatrième armée du monde reflua en désordre par l’autoroute au nord de Koweït City, une colonne désordonnée de plusieurs milliers de véhicules, camions, voitures, autobus, tous surchargés de butin et roulant au pas, s’étirant pare-chocs contre pare-chocs. À cette colonne en fuite on mit le feu, par des hélicoptères je crois, ou par avions, qui vinrent du sud au ras du sol et lâchèrent des chapelets de bombes intelligentes, qui exécutaient leur tâche avec un manque très élaboré de discernement. Tout brûla, les machines de guerre, les machines civiles, les hommes, et le butin qu’ils avaient volé à la cité pétrolière. Tout coagula dans un fleuve de caoutchouc, métal, chair et plastique. Ensuite la guerre s’arrêta. Les chars coalisés de couleur sable s’arrêtèrent en plein désert, arrêtèrent leurs moteurs, et le silence se fit. Le ciel était noir et ruisselait de la suie grasse des puits en feu, il flottait partout l’odeur ignoble du caoutchouc brûlé avec de la chair humaine.

La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, écrivit-on pour dire l’absence de cette guerre dans nos esprits. Il eût mieux valu qu’elle n’ait pas lieu, pour tous ceux qui moururent dont on ne connaîtra jamais le nombre ni le nom. Lors de cette guerre on écrasa les Irakiens à coups de savate comme des fourmis qui gênent, celles qui vous piquent dans le dos pendant la sieste. Les morts du côté occidental furent peu nombreux, et on les connaît tous, et on sait les circonstances de leur mort, la plupart sont des accidents ou des erreurs de tir. On ne saura jamais le nombre des morts irakiens, ni comment chacun mourut. Comment le saurait-on ? C’est un pays pauvre, ils ne disposent pas d’une mort par personne, ils furent tués en masse. Ils sont morts brûlés ensemble, coulés dans un bloc comme pour un règlement de comptes mafieux, écrasés dans le sable de leurs tranchées, mêlés au béton pulvérisé de leurs bunkers, carbonisés dans le fer fondu de leurs machines passées au feu. Ils sont morts en gros, on n’en retrouvera rien. Leur nom n’a pas été gardé. Dans cette guerre, il meurt comme il pleut, le « il  » désignant l’état des choses, un processus de la Nature auquel on ne peut rien ; et il tue aussi, car aucun des acteurs de cette tuerie de masse ne vit qui il avait tué ni comment il le tuait. Les cadavres étaient loin, tout au bout de la trajectoire des missiles, tout en bas sous l’aile des avions qui déjà étaient partis. Ce fut une guerre propre qui ne laissa pas de taches sur les mains des tueurs. Il n’y eut pas vraiment d’atrocités, juste le gros malheur de la guerre, perfectionné par la recherche et l’industrie.

On pourrait n’y rien voir et n’y rien comprendre ; on pourrait laisser dire les mots : il guerre comme il pleut, et c’est fatalité. La narration est impuissante, on ne sait rien raconter de cette guerre, les fictions qui d’habitude décrivent sont restées pour celle-ci allusives, maladroites, mal reconstituées. Ce qui s’est passé en 1991, qui occupa les télévisions pendant des mois, n’a pas de consistance. Mais il s’est passé quelque chose. On ne peut le raconter par les moyens classiques du récit mais on peut le dire par le chiffre et par le nom. Je l’ai compris au cinéma, plus tard. Car j’aime le cinéma.

J’ai toujours regardé des films de guerre. J’aime bien, assis dans le noir, voir les films d’hélicoptères, avec le son du canon et le déchirement des mitrailleuses. C’est futuriste, beau comme du Marinetti, ça excite le petit garçon que je suis resté, petit, et garçon, et pan ! et pan ! et pan ! C’est beau comme de l’art brut, c’est beau comme les œuvres dynamokinétiques de 1920, mais avec en plus un gros son qui cogne, qui soulève les images, qui ravit le spectateur en le plaquant dans son siège par effet de souffle. J’aimais les films de guerre, mais celui-là, que je vis des années plus tard, me fit froid dans le dos, à cause des noms, et des chiffres.

Oh, comme le cinéma montre bien les choses ! Regardez ! Regardez comme deux heures montrent bien plus que des jours et des jours de télévision ! Image contre image : les images cadrées font rendre gorge au flot d’images. Le cadre fixe projeté au mur, ouvert sans ciller comme un œil d’insomniaque dans la nuit de sa chambre, permet à la réalité d’apparaître enfin, par effet de lenteur, de scrutation, de fixité impitoyable. Regardez ! Je me tourne vers le mur et je les vois, mes reines, disait-il, celui qui arrêta d’écrire, et qui toujours eut les pratiques sexuelles d’un adolescent. Il aurait aimé le cinéma, celui-là.

On est assis dans des fauteuils capitonnés dont le dossier est une coque, la lumière s’atténue, le siège surmonte les nuques et dissimule ce que l’on fait, ce que l’on pense par gestes. Par la fenêtre qui s’ouvre devant — et parfois encore on lève un rideau avant de projeter des images —, par cette fenêtre on voit le monde. Et lentement dans le noir je glisse ma main très douce dans l’anfractuosité de l’amie qui m’accompagne, et sur l’écran je vois ; je comprends enfin.

Je ne sais plus le nom de celle qui m’accompagnait alors. C’est une étrangeté de savoir si peu avec qui on couche. Mais je n’ai pas la mémoire des noms, et le plus souvent nous faisons l’amour en fermant les yeux. Moi, du moins ; et je ne me souviens plus de son nom. Je le regrette. Je pourrais me forcer, ou l’inventer. Personne n’en saurait rien. Je prendrais un nom banal pour faire vrai, ou bien un nom rare, pour faire bijou. J’hésite. Mais cela ne changerait rien d’inventer un nom ; ça ne changerait rien à l’horreur fondamentale de l’absence, et de l’absence d’absence. Car le cataclysme le plus terrifiant, le plus destructeur est bien celui-ci : l’absence que l’on ne remarque pas.

Dans ce film que je vis et qui m’effraya, dans ce film d’un auteur connu qui passa en salle, qui fut édité en DVD, que tout le monde vit, l’action se passait en Somalie, c’est-à-dire nulle part. Des forces spéciales américaines devaient traverser Mogadiscio, s’emparer d’un type, et revenir. Mais les Somaliens résistaient. Et les Américains se faisaient tirer dessus, et ils tiraient en retour. Cela faisait des morts, dont beaucoup d’Américains. Chaque mort américain était vu avant, pendant, après l’événement de sa fin, il mourait lentement. Ils mouraient un par un, avec un peu de temps pour eux au moment de mourir. Par contre les Somaliens mouraient comme au ball-trap, en masse, on ne les comptait pas. Quand les Américains se furent retirés, il en manquait un, prisonnier, et un hélicoptère alla au-dessus de Mogadiscio pour dire son nom, sono à fond, lui dire qu’on ne l’oubliait pas. À la fin, le générique donna le nombre et le nom des dix-neuf morts américains, et annonça qu’au moins mille Somaliens furent tués. Ce film-là ne choque personne. Cette disproportion ne choque personne. Cette dissymétrie ne choque personne. Bien sûr, on a l’habitude. Dans les guerres dissymétriques, les seules auxquelles l’Occident prend part, la proportion est toujours la même : pas moins de un à dix. Le film est tiré d’une histoire vraie — évidemment, cela se passe toujours comme ça. Nous le savons. Dans les guerres coloniales on ne compte pas les morts adverses, car ils ne sont pas morts, ni adverses : ils sont une difficulté du terrain que l’on écarte, comme les cailloux pointus, les racines de palétuviers, ou encore les moustiques. On ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas.

Après la destruction de la quatrième armée du monde, imbécillité journalistique que l’on répétait en chaîne, soulagés de voir revenir presque tout le monde, nous oubliâmes tous ces morts comme si la guerre effectivement n’avait pas eu lieu. Les morts occidentaux étaient morts par accident, on sait qui c’était et on s’en souviendra ; les autres ne comptent pas. Il fallut le cinéma pour me l’apprendre : la destruction des corps à la machine s’accompagne d’un effacement des âmes dont on ne s’aperçoit pas. Lorsque le meurtre est sans trace le meurtre lui-même disparaît ; et les fantômes s’accumulent, que l’on est incapable de reconnaître.

Ici, précisément ici, je voudrais élever une statue. Une statue de bronze par exemple car elles sont solides et on reconnaît les traits du visage. On la poserait sur un petit piédestal, pas trop haut pour qu’elle reste accessible, et on la borderait de pelouses permises pour que tous puissent s’asseoir. On la poserait au centre d’une place fréquentée, là où la population passe et se croise et repart dans toutes les directions.

Cette statue serait celle d’un petit homme sans grâce physique qui porterait un costume démodé et d’énormes lunettes qui déforment son visage ; on le montrerait tenir une feuille et un stylo, tendre le stylo pour que l’on signe la feuille comme les sondeurs dans la rue, ou les militants qui veulent remplir leur pétition.

Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais élever une statue à Paul Teitgen.

Physiquement rien en lui n’impressionne. Il était fragile, et myope. Quand il arriva prendre sa fonction à la préfecture d’Alger, quand il arriva avec d’autres réadministrer les départements d’Afrique du Nord laissés à l’abandon, à l’arbitraire, à la violence raciale et individuelle, quand il arriva, il vacilla de chaleur à la porte de l’avion. Il se couvrit en un instant de sueur malgré le costume tropicalisé acheté dans la boutique pour ambassadeurs du boulevard Saint-Germain. Il se tamponna le front avec un grand mouchoir, ôta ses lunettes pour en essuyer la vapeur, et il ne vit plus rien ; juste l’éblouissement de la piste et des ombres, les costumes sombres de ceux qui étaient venus l’accueillir. Il hésita à se retourner, à repartir, puis il remit ses lunettes et descendit la passerelle. Son costume collait sur toute l’étendue de son dos et il s’en fut, presque sans rien voir, sur le ciment ondulant de chaleur.

Il prit ses fonctions et les remplit bien au-delà de ce qu’il avait imaginé.

En 1957 les parachutistes eurent tous les pouvoirs. Des bombes explosaient dans la ville d’Alger, plusieurs par jour. On leur donna l’ordre de faire cesser l’explosion des bombes. On ne leur indiqua pas la marche à suivre. Ils revenaient d’Indochine, alors ils savaient courir dans les bois, se cacher, se battre et tuer de toutes les façons possibles. On leur demanda que les bombes n’explosent plus. On les fit défiler dans les rues d’Alger, où les Européens en foule les acclamèrent.

Ils commencèrent d’arrêter les gens, des Arabes, presque tous. À ceux qu’ils arrêtaient ils demandaient s’ils fabriquaient des bombes ; ou s’ils connaissaient des gens qui fabriquaient des bombes ; ou sinon s’ils connaissaient des gens qui en connaissaient ; et ainsi de suite. Si on demande avec force et à beaucoup de gens, on finit par trouver. On finit par prendre celui qui fabrique les bombes, si on interroge tout le monde avec force.

Pour obéir à cet ordre qu’on leur donna ils construisirent une machine de mort, un hachoir où ils passèrent les Arabes d’Alger. Ils peignirent des chiffres sur les maisons, ils firent de chaque homme une fiche, qu’ils épinglèrent au mur ; ils reconstituèrent l’arbre caché dans la Casbah. Ils traitaient l’information. Ce qui restait de l’homme ensuite, carton froissé taché de sang, ils le faisaient disparaître, car on ne laisse pas traîner ça.

Paul Teitgen était secrétaire général de la police, à la préfecture du département d’Alger. Il fut l’adjoint civil du général des parachutistes. Il fut l’ombre muette, on lui demandait juste d’acquiescer. Même pas d’acquiescer : on lui demandait juste rien. Mais lui, demanda.

Il obtint, Paul Teitgen — et ceci lui vaudrait une statue —, que les parachutistes signent avec lui, pour chacun des hommes qu’ils arrêtaient, une assignation à résidence. Il dut en user, des stylos ! Il signa toutes les assignations que lui présentaient les parachutistes, une grosse liasse chaque jour, il les signait toutes et toutes signifiaient mise au trou, interrogatoire, mise à la disposition de l’armée pour ces questions, toujours les mêmes, posées avec trop de force pour que toujours on survive.

Il les signait, en gardait copie, chacune portait un nom. Un colonel venait lui faire ses comptes. Quand il avait détaillé les relâchés, les internés, les évadés, Paul Teitgen pointait la différence entre ces chiffres-là et la liste nominative qu’il consultait en même temps. « Et ceux-là ? » disait-il, et il pouvait donner un nombre, et des noms ; et le colonel qui n’aimait pas ça lui répondait chaque jour en haussant les épaules : « Eh bien ceux-là, ils ont disparu, voilà tout. » Et il levait la réunion.

Paul Teitgen dans l’ombre comptait les morts.

À la fin, il sut combien. Parmi ceux qui avaient été sortis brutalement de chez eux, attrapés dans la rue, jetés dans une Jeep qui démarrait en trombe et tournait au coin, ou dans un camion bâché dont on ne savait pas où il allait — mais on le savait trop bien —, parmi tous ceux-là qui furent vingt mille, parmi les cent cinquante mille Arabes d’Alger, parmi les soixante-dix mille habitants de la Casbah, il en disparut 3 024. On prétendit qu’ils rejoignaient les autres dans la montagne. On retrouvait certains corps sur les plages, rejetés par la mer, déjà gonflés et abîmés par le sel, portant des blessures que l’on pouvait attribuer aux poissons, aux crabes, aux crevettes.

Pour chacun Paul Teitgen possédait une fiche à leur nom signée de sa main. Peu importe, direz-vous, peu importe aux intéressés qui disparurent, peu leur importe ce chiffon de papier à leur nom, puisqu’ils n’en sortirent pas vivants, peu leur importe cette feuille où en dessous de leur nom on peut lire la signature de l’adjoint civil du général des parachutistes, peu leur importe car cela ne changea pas leur sort terrestre. Le kaddish non plus n’améliore pas le sort des morts : ils ne reviendront pas. Mais cette prière est si forte qu’elle accorde des mérites à qui la prononce, et ces mérites accompagnent le mort dans sa disparition, et la blessure qu’il laisse parmi les vivants cicatrisera, et fera moins mal, moins longtemps.

Paul Teitgen comptait les morts, il signait de courtes prières administratives pour que le massacre ne soit pas aveugle, pour qu’on sache ensuite combien étaient morts, et comment ils s’appelaient.

Grâces lui soient rendues ! Impuissant, horrifié, il survécut à la terreur générale en comptant et en nommant les morts. Dans cette terreur générale où on pouvait disparaître dans une brève gerbe de flammes, dans cette terreur générale où chacun portait son destin sur les traits de son visage, où on pouvait ne pas revenir d’un tour en Jeep, où les camions transportaient des corps suppliciés encore vivants que l’on emmenait tuer, où on achevait au couteau ceux qui gémissaient encore dans le coin de Zéralda, où on jetait les hommes comme des déchets dans la mer, il fit le seul geste qu’il pouvait faire, car partir, il ne l’avait pas fait le premier jour. Il fit le seul geste humain dans cette tempête de feu, d’éclats tranchants, de poignards, de coups, de noyades en chambre, d’électricité appliquée au corps : il recensa les morts un par un et garda leur nom. Il détectait leur absence et en demandait compte au colonel qui venait lui faire son rapport. Et celui-ci, gêné, agacé, lui répondait qu’ils avaient disparu. Bon ; ils sont disparus, donc, reprenait Teitgen ; et il notait leur nombre, et leur nom.

On se raccroche à bien peu mais dans la machine de mort que fut la bataille d’Alger ceux qui considérèrent que les gens étaient des gens, munis d’un nombre et d’un nom, ceux-là sauvèrent leur âme, et ils sauvèrent l’âme de ceux qui le comprirent, et aussi l’âme de ceux dont ils se préoccupaient. Quand les corps souffrants et abîmés eurent disparu, leur âme resta et ne devint pas un fantôme.

Maintenant je sais le sens de ce geste, mais je l’ignorais lorsque je suivis Desert Storm à la télévision. Je le sais maintenant car je l’ai appris au cinéma ; et aussi je rencontrai Victorien Salagnon. De lui qui fut mon maître j’appris que les morts qui ont été nommés et comptés ne sont pas perdus.

Il m’éclaira, Victorien Salagnon, le rencontrer au creux de ma vie m’éclaira. Il me fit reconnaître ce signe qui parcourt l’Histoire, ce signe mathématique peu connu et pourtant visible, qui est toujours là, qui est un rapport, qui est une fraction, qui s’exprime comme suit : dix pour un. Cette proportion est le signe souterrain du massacre colonial.

Au retour, je m’établis à Lyon dans un lieu modeste. Je remplissais la chambre meublée avec le contenu de mes pauvres cartons. J’étais seul et ce n’était pas gênant. Je n’envisageais pas de rencontrer quelqu’un, comme on le pense quand on est seul : je ne cherchais pas l’âme sœur. Je m’en moque car mon âme n’a pas de sœurs, et non plus de frères, elle est fille unique à jamais, et de cet isolement aucun lien ne la fera sortir. Et puis j’aimais les célibataires de mon âge qui vivaient seules dans de petits appartements, et qui, quand je venais, allumaient des bougies et se lovaient sur leur canapé en entourant leurs genoux de leurs bras. Elles attendaient de sortir de là, elles attendaient que je dénoue leurs bras, que leurs bras puissent étreindre autre chose que leurs genoux, mais vivre avec elles aurait détruit cette magie tremblante de la flamme qui éclaire les femmes seules, cette magie des bras refermés qui enfin s’ouvraient pour moi ; alors une fois leurs bras ouverts je préférais ne pas rester.

Heureusement je ne manquais de rien. La gestion tortueuse des ressources humaines dans ce qui fut mon entreprise, alliée à l’excellence des services sociaux de mon pays — quoi qu’on en dise, quoi qu’ils soient devenus —, m’ouvrit un an de tranquillité. Je disposai d’un an. De quoi faire bien des choses. Je ne fis pas grand-chose. J’hésitais.

Mes ressources s’amenuisant je fus distributeur de journaux publicitaires. J’allais le matin un bonnet sur les oreilles poser des journaux gratuits dans les boîtes aux lettres. Je portais des mitaines de tricot un peu minables mais idéales pour cette tâche de presser des boutons et de saisir du papier. Je tirais un chariot de ménagère rempli des journaux que je devais épandre, très lourd car c’est lourd le papier, et je devais m’efforcer à n’en déposer qu’un exemplaire par boîte. La tentation pourtant s’imposait dès les cent premiers mètres : tout jeter en bloc plutôt que de l’éparpiller. J’étais tenté de remplir les poubelles, de bourrer les boîtes abandonnées, de me tromper souvent, d’en mettre des poignées de deux, cinq, dix au lieu d’un seul dans chacune ; mais il y aurait des plaintes, un contrôleur passait derrière moi, et j’aurais perdu ce travail qui me rapportait un centime par journal posé, quarante centimes par kilogramme transporté, et qui m’occupait le matin. Je parcourais la ville dès l’aube précédé du nuage de ma vapeur et traînant derrière moi un caddie de mémé très lourd. J’entrais dans les allées, je saluais humblement sans trop les fixer ceux que je croisais, ces habitants légitimes bien mis et propres qui descendaient vers leur travail. D’un œil très sûr formé à la guerre sociale ils jaugeaient mon anorak, mon bonnet, mes mitaines, hésitaient à dire quelque chose puis passaient et me laissaient faire ; rapidement, épaules baissées, à peine visible, je déposais un exemplaire par boîte et repartais. Je parcourais mon secteur dans un ordre logique, je le recouvrais avec soin d’une pollution publicitaire qui finirait à la benne, dès le lendemain, et en fin de parcours je m’arrêtais toujours au café sur le boulevard qui sépare Lyon de Voracieux-les-Bredins ; et je buvais des petits blancs autour de midi. À treize heures je repartais recharger. On me délivrait la tâche du lendemain à heures fixes, il fallait que j’y sois, il ne fallait pas que je traîne.

Je travaillais le matin car ensuite tout ferme. Personne ne vient fermer : les portes décident d’elles-mêmes quand s’ouvrir et se fermer. Elles contiennent des horloges qui comptent le temps nécessaire au facteur, aux services de nettoyage, aux livreurs, et à midi elles se bloquent, seuls peuvent encore entrer ceux qui possèdent la clé, ou le code.

Alors le matin j’exerçais mon parasitisme avec un bonnet sur la tête, je traînais le caddie de ménagère alourdi de papier et m’introduisais dans le nid des gens pour déposer mon œuf publicitaire avant que les portes ne se closent. C’est sinistre quand on y pense que les objets décident seuls d’un acte aussi important que clore ou ouvrir ; mais personne ne le ferait, sinon nous préférons déléguer aux machines les actes pénibles, que leur pénibilité soit physique ou morale. La publicité est un parasitisme, je m’introduisais dans les nids, je déposais au plus vite mes liasses d’offres mirobolantes mal coloriées, et je passais à côté pour en poser le plus possible. Pendant ce temps les portes décomptaient en silence la durée restante où elles seraient ouvertes. À midi le mécanisme s’enclenchait, j’étais dehors, je ne pouvais plus rien faire, alors j’allais fêter la fin de ma journée, courte journée, journée décalée, par quelques vins blancs au comptoir.

Le samedi je marchais plus vite. En écoulant mon stock au pas de course et le vidant pour finir dans les poubelles de tri sélectif, je gagnais une bonne heure, que je passais à ce même bistrot de la fin du parcours. D’autres venaient comme moi, qui exerçaient diverses professions précaires ou vivaient de pensions. Nous nous rassemblions dans le bistrot au bord de Lyon juste avant Voracieux-les-Bredins, tous gens finis ou en cours de fin, et le samedi nous étions trois fois plus nombreux que les autres jours. Je buvais avec les habitués, et ce jour-là je pouvais rester un peu plus longtemps. Je fis rapidement partie des meubles. J’étais plus jeune qu’eux, et je m’enivrais beaucoup plus visiblement, et cela les faisait rire.

La première fois que je rencontrai Victorien Salagnon ce fut dans ce bistrot, un samedi, à travers les grosses lentilles jaunes de myopes du vin de douze heures qui rendait la réalité plus vague et plus proche, qui la rendait enfin fluide mais insaisissable, ce qui à l’époque m’allait bien.

Il s’asseyait à l’écart à une vieille table en bois poisseuse dont on ne voit presque plus d’exemple dans la ville de Lyon. Il buvait tout seul une fillette de blanc qu’il faisait durer, et il lisait le journal local qu’il étalait entièrement. Les journaux locaux sont imprimés sur de grandes feuilles, et en le déployant ainsi il occupait quatre places, et personne ne venait jamais s’asseoir avec lui. Vers midi, dans le café bondé, il régnait avec indifférence sur la seule table libre de la salle alors que les autres se pressaient au comptoir, mais personne ne venait le déranger, c’était l’usage, et il continuait de lire les nouvelles infimes des localités périphériques sans jamais lever la tête.

On me fit un jour une confidence qui peut-être expliquait un peu cela. Mon voisin de comptoir se pencha sur moi, et assez fort pour que tout le monde entende il le désigna du doigt et me glissa à l’oreille : « Tu vois, l’homme au journal qui occupe toute la place, c’est un ancien d’Indochine. Et là-bas, il en a fait, des trucs. »

Il conclut avec un genre de clin d’œil, montrant qu’il en savait long, et qu’il expliquait bien des choses. Il se redressa et s’enfila une rasade de blanc.

L’Indochine ! On n’entendait plus jamais ce mot-là, sauf à titre d’injure pour qualifier d’anciens militaires, la région même n’existait plus ; le nom était au musée, sous vitrine, il était mal de le prononcer. Dans mon vocabulaire d’enfant de gauche, ce mot rare quand il survenait s’accompagnait d’une nuance d’horreur ou de mépris, comme tout ce qui était colonial. Il fallait bien se trouver dans un vieux bar près de s’éteindre, parmi des messieurs en qui cancer et cirrhose se livraient à une course, il fallait bien être tout au bord du monde, dans sa cave, parmi ces restes, pour entendre à nouveau ce mot-là prononcé dans sa musique d’origine.

Cette confidence était théâtrale, il m’y fallait répondre sur le même ton. « Oh ! L’Indochine ! dis-je. C’était un peu comme le Vietnam, non ? Mais à la française, sans moyens, à la débrouille ! Comme on n’avait pas d’hélicoptères, les types sautaient de l’avion, et si le parachute s’ouvrait, ils allaient à pied. »

L’homme entendit. Il releva la tête et voulut bien sourire. Il me regarda par des yeux d’un bleu froid dont je n’arrivais pas à déterminer l’expression, mais peut-être simplement me regardait-il. « Il y avait de ça ; surtout pour la pauvreté de moyens », et il continua la lecture de son journal étalé, dont il tournait une à une les grandes pages, jusqu’à la dernière sans en oublier une seule. L’intérêt passa à autre chose car au comptoir l’ambiance n’est pas au suivi. C’est tout l’intérêt de l’apéritif au vin blanc : la rapidité, l’absence de gravité, le manque d’inertie, l’adoption par tous de propriétés physiques qui ne sont pas celles du monde réel, celui qui nous pèse et nous englue. Par les gobilles jaunes des verres de mâcon alignés nous voyions un monde plus proche qui convenait mieux à nos faibles envergures. L’heure venant je m’en retournais avec mon caddie vide, je rentrais dans ma chambre pour cuver dans la sieste tout ce que j’avais bu le matin. Ce métier menaçait d’être fatal à mon foie et je me promettais toujours avant de m’endormir de bientôt faire autre chose, mais je m’endormais toujours avant d’avoir trouvé quoi.

Le regard de cet homme me resta. Couleur glacier, il ne portait ni émotion ni profondeur. Mais il en émanait une tranquillité, une attention transparente qui laissait venir à lui tout ce qui l’entourait. Observé par cet homme on pouvait se sentir proche de lui, sans rien entre nous qui ferait obstacle et empêcherait d’être vu, ou modifierait la façon d’être vu. Je m’illusionnais peut-être, trompé par l’étrange couleur de ses iris, par leur vide semblable à de la glace qui flotte sur l’eau noire, mais ce regard entrevu quelques instants me resta, et la semaine qui suivit je rêvai d’Indochine, et le rêve qui s’interrompit au matin me poursuivit la journée entière. Je n’y avais auparavant jamais pensé, à l’Indochine, et là j’en rêvais d’une façon explicite mais totalement imaginaire.

Je rêvais d’une maison immense. Nous étions à l’intérieur ; nous n’en connaissions pas les limites ni le dehors ; je ne savais pas quel était ce « nous ». Nous montions aux étages par un large escalier de bois grinçant qui s’élevait en spirale lente jusqu’à des paliers d’où partaient des couloirs bordés de portes. Nous montions en file d’un pas pesant, portant des sacs à dos bien chargés. Je ne me souviens pas d’armes mais de sacs à dos anciens de toile bise à armature métallique, leurs brides rembourrées de feutre. Nous étions vêtus en militaires, nous montions cet escalier interminable, nous suivions en silence, en file, de très longs couloirs. Rien n’éclairait correctement, les boiseries absorbaient la lumière, les fenêtres n’existaient pas, ou alors closes de volets intérieurs.

Derrière certaines portes entrouvertes nous voyions des gens assis autour de tables qui mangeaient en silence, ou qui dormaient allongés dans des lits profonds entre de gros coussins et sur des courtepointes à carreaux. Nous marchions beaucoup et sur un palier nous fîmes un tas de nos sacs. L’officier qui nous dirigeait nous indiquait les lieux où nous établir. Nous nous couchâmes derrière les sacs, fatigués, et lui seul restait debout. Maigre, jambes écartées, il tenait ses poings sur ses hanches, gardait toujours ses manches retroussées ; et son simple équilibre assurait notre défense. Nous barricadâmes les escaliers, nous fîmes un rempart de nos sacs, mais l’ennemi était dans les murs. Je le savais car plusieurs fois je vis par ses yeux. Je nous voyais en contrebas, par des fissures du plafond. Je ne donnais aucun nom à cet ennemi puisque je ne le vis jamais. Je voyais par lui. Je savais dès le début que cette guerre confinée était celle d’Indochine. Nous fûmes attaqués, nous étions en permanence attaqués, l’ennemi déchirait le papier peint, jaillissait des cloisons, tombait du plafond. Je ne me souviens pas d’armes ni d’explosions, juste de cette déchirure et de ce surgissement, du jaillissement du danger hors des cloisons et des plafonds qui nous confinaient. Nous étions débordés, nous étions héroïques, nous nous repliions sur des portions étroites du palier, derrière nos sacs, notre officier poings aux hanches restait toujours debout et nous indiquait d’un coup de menton où être lors des différents épisodes de l’invasion.

Je me débattis durant ce rêve et je me réveillai enduit d’une sueur qui sentait le vin qui s’évapore. Dans la journée qui suivit je ne pus me défaire de l’image étouffante d’une maison qui se refermait, et de l’arrogance de cet officier élancé, toujours debout, qui nous rassurait.

Quand la violence du rêve se fut dissipée, ce qui me resta fut le « nous » du récit. Un « nous » indécis parcourait ce rêve, parcourait le récit que j’en faisais et décrivait, faute de mieux, le point de vue général selon lequel le rêve avait été vécu. Car on vit les rêves. Le point de vue duquel il avait été vécu était général. J’étais parmi les militaires qui marchaient sac au dos, j’étais parmi les militaires couchés derrière leurs sacs qui tentaient de se protéger et se repliaient encore, mais j’étais aussi dans le regard subreptice qui les guettait dans les murs, j’étais dans le souffle d’ensemble qui me permettait d’en faire le récit. Le seul que je n’étais pas, le seul que n’intégrait pas ce « nous » et qui gardait son « il » était l’officier maigre toujours debout et sans armes, dont l’œil clair savait tout lire et dont l’ordre nous sauvait. Nous sauvait.

« Nous » est performatif ; « nous » à sa seule prononciation crée un groupe ; « nous » désigne une généralité de personne comprenant celui qui parle, et celui qui parle peut parler en leur nom, leurs liens sont si forts que celui qui parle peut parler pour tous. Comment ai-je pu dans la spontanéité de mon rêve employer un « nous » à ce point irréfléchi ? Comment puis-je vivre le récit de ce que je n’ai pas vécu, et que je ne connais même pas ? Comment puis-je moralement dire « nous » alors que je sais bien que des actes horribles furent commis ? Et pourtant « nous » agissait, « nous » savait, et je ne pouvais le raconter autrement.

Quand j’émergeais de mes siestes éthyliques je lisais des livres, je voyais des films. Dans la chambre que j’occupais sous les toits j’étais libre jusqu’au soir. Je voulus tout apprendre de ce pays perdu dont il ne reste qu’un nom, un mot seul avec majuscule, habité d’une vibration douce et maladive, conservé au fond du langage. J’appris ce que l’on peut apprendre sur cette guerre de peu d’images, car peu furent faites, et beaucoup furent détruites, et celles qui restaient ne se comprenaient pas, cachées par celles, si nombreuses et si faciles à lire, de la guerre américaine.

Comment appeler ces gens qui marchaient en file dans la forêt, avec des sacs à dos anciens de toile bise, les mêmes que je portais enfant car mon père m’avait légué celui qu’il portait enfant ? Faut-il les appeler les Français ? Mais qui serais-je alors ? Faut-il les appeler « nous » ? Suffirait-il alors d’être français pour être concerné par ce que firent d’autres Français ? La question semble oiseuse, elle est grammaticale, elle consiste à savoir de quel pronom on désigne ceux qui marchaient dans la forêt, avec des sacs dont j’ai senti au creux de mon dos d’enfant l’armature métallique. Je veux savoir avec qui je vis. Avec ces gens je partageais la langue, et c’est bien ce que l’on partage avec ceux que l’on aime. Avec eux je partageais des lieux, nous allâmes dans les mêmes rues, nous allâmes ensemble à l’école, nous entendîmes les mêmes histoires, nous mangeâmes ensemble certains plats que d’autres ne mangent pas, et nous trouvions ça bon. Nous parlâmes ensemble la seule langue qui vaille, celle que l’on comprend avant de réfléchir. Nous sommes les organes du même grand corps réuni par les caresses de la langue. Qui sait jusqu’où s’étend ce grand corps ? Qui sait ce que fait la main gauche pendant que la droite est occupée de caresses ? Que fait tout le reste quand l’attention est prise par les caresses de la langue ? me disais-je en caressant l’anfractuosité de celle qui était étendue contre moi. J’ai oublié son nom ; c’est étrange de savoir si peu avec qui on dort. C’est étrange mais la plupart du temps, étendu contre l’autre, nous fermons les yeux, et quand nous les ouvrons au hasard nous sommes bien trop près pour reconnaître ce visage. On ne sait pas qui est « nous », on ne sait pas décider de la grammaire, alors ce qui ne peut se dire, on le tait. Et ces gens qui marchent dans la forêt, on n’en parlera pas plus que du nom de celle allongée contre soi, que l’on oubliera.

On le sait si peu qui est auprès de soi. C’est terrifiant. Il importe d’essayer de savoir.

Je revis plusieurs fois l’homme au journal étalé. Je ne connaissais pas son nom mais cela n’avait pas d’importance dans ce café perdu. Chacun des habitués n’était qu’une ritournelle, chacun n’existait que par son détail que l’on répétait ; ce détail qui repasse, toujours le même, permettait d’être reconnu, aux autres de rire, et à tous de boire un verre. L’alcool est le carburant parfait pour de telles machines. Il explose, et le réservoir est vite vide. Départ brutal ; pas d’autonomie ; on recharge. Lui était l’ancien d’Indochine qui étalait son journal aux heures de pointe, et que personne ne dérangeait ; moi, le jeune homme sur la mauvaise pente qui ne se déplaçait pas sans son caddie de mémé, et qui tous les jours à treize heures allait se le faire remplir : on en faisait sans se lasser des blagues à double sens.

Cela pouvait durer longtemps. Cela pouvait durer jusqu’à épuisement. Cela pouvait durer jusqu’à son vieillissement et sa mort car il était bien plus âgé que moi, cela pouvait durer jusqu’à ma dégradation d’un degré supplémentaire, où je n’aurais plus l’argent, ni la force, ni l’élocution pour venir encore tenir ma place, plus la force de m’asseoir avec les autres sur l’étagère où nous sommes rangés en attendant la fin. Cela pouvait durer longtemps car ce genre de vie s’organise pour ne pas changer. L’alcool conserve le vivant dans la dernière posture qu’il se donne, on le sait bien dans les muséums où l’on conserve dans des bocaux le corps de ceux qui ont été vivants.

Mais dimanche nous sauva.

Certains s’ennuient le dimanche et le fuient, mais ce jour vide est la condition du mouvement ; il est l’espace conservé pour qu’advienne un changement. Dimanche je connus son nom ; et ma vie prit un autre tour.

Ce dimanche où j’appris son nom je me promenais au bord de la Saône dans le Marché aux Artistes. L’intitulé me fait rire, il résume bien ce dont il s’agit : une brocante des pratiques de l’art.

Que faisais-je là ? J’ai connu des jours meilleurs, je l’expliquerai un jour, j’ai eu des lettres, j’ai eu du goût, j’ai aimé les arts et m’y connaissais un peu. J’en garde un grand désabusement mais pas d’aigreur, et je comprends au plus profond l’aphorisme de Duchamp « Même le pet d’un artiste est de l’art ». Cela me paraît définitif ; cela sonne comme une boutade mais décrit à la perfection ce qui anime les peintres, et ceux qui viennent les voir.

Au Marché aux Artistes on ne trouve rien de très cher mais rien de très beau. On lentibardane sous les platanes, on regarde sans hâte les œuvres de ceux qui exposent, et ceux-ci derrière leur table toisent la tourbe des badauds qui glissent, de plus en plus méprisants à mesure qu’on ne leur achète rien.

Je préfère ici au monde clos des galeries, car ce qui est exposé est clairement de l’art : de la peinture sur toile, réalisée selon des styles connus. On reconnaît ce que l’on sait, on peut évacuer le sujet, et derrière les toiles indiscutables guette l’œil fiévreux des artistes. Ceux-là qui exposent se montrent eux-mêmes ; ils viennent sauver leur âme car ils sont artistes, pas badauds ; quant aux badauds, ils sauvent leur âme en venant voir des artistes. Celui qui peint sauve son âme à condition qu’on lui achète, et acheter sa peinture procure des indulgences, quelques heures de paradis gagnées sur la damnation quotidienne.

J’allais et m’amusais de vérifier, encore et encore, que les artistes ressemblent à leur œuvre. Paresseusement on croit à l’inverse, par un sainte-beuvisme de bazar : l’artiste s’exprimerait et donnerait forme à son œuvre, et celle-ci donc le refléterait. Allons ! Un tour sous les platanes du Marché aux Artistes révèle tout ! L’artiste ne s’exprime pas — car que dirait-il ? : il se construit. Et ce qu’il expose, c’est lui. Derrière son étal il s’expose au vu des badauds qu’il envie et méprise, sentiments qu’ils lui renvoient bien, mais autrement, à l’envers, et ainsi tout le monde est content. L’artiste fabrique son œuvre, et en retour l’œuvre lui donne la vie.

Regardez ce grand type maigre qui fait de terribles portraits à grandes touches d’acrylique : chacun est lui sous différents angles. Assemblez-les, ils le montrent tel qu’il voudrait être. Et ce qu’il voudrait est.

Regardez celui qui peint avec soin des aquarelles trop vives, trop tranchées, dont les couleurs crient, dont les masses articulent distinctement. Il est sourd et entend très mal ce que disent les curieux, il peint le monde tel qu’il l’entend.

Regardez cette femme très jolie qui ne peint que des portraits de belles femmes. Toutes lui ressemblent, et avec les années elle s’habille de mieux en mieux, se fane, et ces femmes peintes sont d’une beauté de plus en plus tapageuse. D’une façon prévisible elle signe « Doriane ».

Regardez ce Chinois timide qui propose des peintures d’une extrême violence, des visages en gros plan profondément défoncés de coups de brosse. Il ne sait jamais où mettre ses mains énormes et s’en excuse d’un sourire charmant.

Regardez celui-ci qui peint des miniatures sur des planches de bois ciré. Il arbore une coupe au bol que l’on ne voit que dans les marges des manuscrits, il a un teint de cire, et son répertoire de gestes se réduit progressivement jusqu’à n’être que celui de la statuaire médiévale.

Regardez cette grande femme aux cheveux noirs teints, qui eut de meilleures années, qui maintenant se flétrit mais reste droite et l’œil étincelant. Elle peint des corps enchevêtrés d’un trait souple d’encre de Chine, d’un érotisme assuré qui ne déroge pas, mais sans débordement.

Regardez cette Chinoise assise au milieu de toiles décoratives. Ses cheveux entourent ses épaules d’un rideau de soie noire qui est l’écrin de sa bouche d’un rouge éblouissant. Sa peinture clinquante n’est que de peu d’intérêt, mais quand elle s’assoit entre ses toiles elles deviennent le fond parfait du pourpre profond de ses lèvres.

J’allais, et je le reconnus, je reconnus sa raideur et sa grande taille. Il brandissait sa belle tête d’homme maigre comme plantée au bout d’une pique. Je reconnus de loin son profil épuré, ses cheveux blancs en brosse courte, son nez bien droit qui désignait l’avant. Son nez montrait un tel allant que ses yeux pâles semblaient en retard, hésitants. Son ossature était action, mais ses yeux contemplatifs.

Nous nous saluâmes d’un signe de tête, ne sachant pas jusqu’où devraient aller nos gestes et nos paroles en dehors de la routine du comptoir. Nous étions en civil en quelque sorte : mains dans les poches, debout, parlant avec mesure, sans avoir bu, sans verre à prendre, en dehors de l’habitude. Il me fixait. Dans ses yeux transparents je ne lisais que la transparence, il me semblait parvenir jusqu’à son cœur. Je ne savais que dire. Alors je feuilletai les feuilles d’aquarelle posées devant lui.

« Vous ne ressemblez pas du tout à un peintre, dis-je machinalement.

— C’est qu’il me manque la barbe. Sinon j’ai des pinceaux.

— Très beau, très beau », disais-je poliment en feuilletant, et je réalisai que je disais vrai. Je regardai enfin. J’avais cru à des aquarelles mais tout était peint à l’encre. Techniquement il s’agissait de lavis monochromes, réalisés à l’aide de dilutions d’encre de Chine. Du noir profond de l’encre pure il tirait une telle variété de nuances, des gris si divers, si transparents, si lumineux, que tout était là, couleurs comprises, même absentes. Avec du noir il faisait de la lumière, et de la lumière le reste découle. Je relevai la tête et l’admirai d’avoir réalisé cela.

En m’approchant de son étal je m’étais attendu à ce que produisent ceux qui se remettent à la peinture sur le tard, plus ou moins pour s’occuper. Je m’étais attendu à des paysages et des portraits d’une exactitude bien mesurée, à des fleurs, à des animaux, à tout ce que l’on croit pittoresque et que le peuple innombrable des amateurs s’obstine à reproduire, avec toujours plus de précision et toujours moins d’intérêt. Et puis je touchai les grandes feuilles qu’il avait peintes à l’encre, je les pris entre mes doigts une par une, des doigts de plus en plus délicats et sûrs, et je sentis leur poids, je sentis leur fibre, je les plaçai sous mon regard et ce fut une caresse. Je feuilletai en respirant à peine cette explosion de gris, ces fumées transparentes, ces grandes plages de blanc préservé, ces masses de noir absolument obscur qui pesaient sur l’ensemble de leur poids d’ombre.

Il en proposait des cartons pleins, mal rangés, mal fermés, à des prix ridicules. Les dates s’étendaient sur le dernier demi-siècle, il avait utilisé les papiers les plus divers, à aquarelles, à dessins, mais aussi d’emballage, des bruns et des blancs de toutes nuances, des vieux fibreux qui s’abîmaient et de tout neufs juste sortis d’une boutique pour artistes.

Il peignait d’après nature. Les sujets n’étaient que prétexte à la pratique de l’encre mais il avait vu ce qu’il avait peint. On pouvait reconnaître des montagnes caillouteuses, des arbres tropicaux, des fruits étranges ; des femmes penchées dans un paysage de rizière, des hommes en djellaba flottante, des villages de montagne ; des traces de brouillard sur des collines pointues, des fleuves bordés de forêt. Et des hommes en uniforme, beaucoup, héroïques et maigres, dont certains allongés, visiblement morts.

« Vous peignez depuis longtemps ?

— Une soixantaine d’années.

— Vous vendez tout ?

— Tout ceci m’encombre. Alors je débarrasse le grenier et je prends l’air le dimanche. À mon âge ce sont deux activités importantes. Accessoirement je retrouve des dessins oubliés, j’essaie de me souvenir de quand ils datent, et je parle peinture avec les passants. Mais la plupart ne disent que des âneries ; alors pour l’instant ne dites rien. »

Je continuai de feuilleter en silence, je suivais son conseil, j’aurais tellement aimé lui parler mais je ne savais pas de quoi.

« Vous y étiez vraiment, en Indochine ?

— Voyez. Je n’invente rien. C’est dommage d’ailleurs, car j’aurais pu peindre davantage.

— Vous y étiez, à l’époque ?

— Si la question est : avec l’armée ? oui. Avec le Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient.

— Vous étiez peintre aux armées ?

— Pas du tout : officier parachutiste. Je devais être le seul parachutiste dessinateur. On se foutait un peu de moi à cause de cette manie. Mais pas trop. Car si l’armée coloniale n’avait pas ce genre de délicatesses, on y trouvait de tout. Et puis je faisais le portrait des moqueurs. C’est mieux que les photos ; ils aimaient ça, ils venaient m’en redemander. J’ai toujours eu du papier et de l’encre ; partout où j’allais, je dessinais. »

Je feuilletais fiévreusement comme découvrant un trésor. Je passais d’un carton à l’autre, les ouvrais, en sortais les feuilles, et je suivais en moi les traits de son pinceau, j’en suivais le trajet et le désir dans mes doigts, dans mon bras, mon épaule, et mon ventre. Chaque feuille s’ouvrait devant moi comme un paysage au tournant d’un chemin, et ma main voletait par-dessus en décrivant des volutes, et je sentais en tous mes membres la fatigue d’avoir fait le parcours de tous les traits. Certains n’étaient que des croquis, d’autres de grandes compositions fouillées, mais tout baignait dans une lumière droite qui traversait les corps, leur rendait sur le papier cette présence qu’un instant ils avaient eue. En bas à droite il signait clairement de son nom, Victorien Salagnon. Près de la signature des dates étaient ajoutées au crayon, certaines précises au jour près, et parfois l’heure, d’autres très vagues, réduites à l’année.

« Je trie. J’essaie de me souvenir. J’en ai des cartons, des valises, des armoires pleines.

— Vous avez beaucoup peint ?

— Oui. Je peins vite. Quand j’avais le temps, c’était plusieurs par jour. Mais j’en ai aussi beaucoup perdu, égaré, oublié, abandonné. J’ai beaucoup battu en retraite dans ma vie de militaire, et dans ces moments-là on ne s’embarrasse pas de bagages, on n’emporte pas tout ; on abandonne. »

J’admirais sa peinture d’encre. Il restait debout devant moi, un peu raide, il n’avait pas bougé ; plus grand il me regardait de haut, très droit, un peu ironique, il me regardait avec ce visage d’os et ses yeux transparents dans lesquels l’absence d’obstacles m’apparaissait comme une tendresse. Ma théorie amusante sur l’art et la vie n’avait plus d’intérêt. Je posai alors le dessin que je tenais encore et je relevai les yeux vers lui.

« Monsieur Salagnon, vous voudriez m’apprendre à peindre ? »

Vers le soir la neige se mit à tomber ; de gros flocons flottaient vers le bas et se posaient après une hésitation. Au début on ne les voyait pas dans l’air gris, puis ils apparurent en blanc à mesure que la tombée du soir frottait le ciel de charbon. À la fin on ne voyait plus qu’eux, les flocons en l’air brillant sur le ciel noir, et la couche blanche au sol recouvrant tout d’un drap mouillé. Le petit pavillon étouffait sous la neige, dans la lueur violette d’une nuit de décembre.

Moi j’étais bien assis mais Salagnon regardait dehors. Debout devant la fenêtre, les mains croisées derrière lui, il regardait la neige tomber sur son pavillon avec jardin, sur sa maison de Voracieux-les-Bredins, sur le bord est de l’agglomération, où vient clapoter la molle étendue des champs de l’Isère.

« La neige recouvre tout de son blanc manteau. C’est ce que l’on disait, n’est-ce pas ? C’est ainsi que l’on parlait de la neige à l’école. Son blanc linceul étendu. Après, je l’ai perdue de vue, la neige ; et les linceuls aussi d’ailleurs : nous n’avions que des bâches dans le meilleur des cas, et sinon la terre vite refermée avec une croix dessus. Ou même on les laissait par terre ; mais rarement. Nous essayions de ne pas lâcher nos morts, de rentrer avec eux, de les compter et de nous en souvenir.

« J’aime la neige. Elle tombe si peu maintenant, alors je me mets à la fenêtre et j’assiste à ses chutes comme à des événements. Les pires moments de ma vie je les ai vécus dans la chaleur extrême et le vacarme. Alors pour moi la neige, c’est le silence, c’est le calme, et un froid revigorant qui me fait oublier l’existence de la sueur. J’ai horreur de la sueur, et pendant vingt ans j’ai vécu en nage, sans jamais pouvoir sécher. Alors pour moi la neige, c’est la chaleur humaine d’un corps sec à l’abri. Je me doute bien que ceux qui ont connu la Russie avec de mauvais vêtements et la peur de geler n’ont pas le même goût pour la neige. Tous ces vieux Allemands ne la supportent plus et ils partent pour le Sud dès les premiers froids. Mais moi, les palmiers, ça me dégoûte, et pendant les vingt ans de la guerre, je ne l’ai pas vue, la neige ; et maintenant le réchauffement global va m’en priver. Alors j’en profite. Je disparaîtrai avec elle. Pendant vingt ans j’ai été dans les pays chauds ; outre-mer si vous voulez. Pour moi la neige, c’était la France : les luges, les boules de Noël, les pulls à motifs norvégiens, les pantalons fuseaux et les après-skis, tous les trucs inutiles et tranquilles que j’ai fuis et auxquels je suis retourné un peu malgré moi. Après la guerre tout avait changé, et le seul plaisir que j’ai retrouvé intact est celui de la neige.

— C’est quoi, cette guerre dont vous parlez ?

— Vous ne l’avez pas remarquée, la guerre de vingt ans ? La guerre sans fin, mal commencée et mal finie ; une guerre bégayante qui peut-être dure encore. La guerre était perpétuelle, s’infiltrait dans tous nos actes, mais personne ne le sait. Le début est flou : vers 40 ou 42, on peut hésiter. Mais la fin est nette : 62, pas une année de plus. Et aussitôt on a feint que rien ne se soit passé. Vous n’avez pas remarqué ?

— Je suis né après.

— Le silence après la guerre est toujours la guerre. On ne peut pas oublier ce que l’on s’efforce d’oublier ; comme si l’on vous demandait de ne pas penser à un éléphant. Même né après, vous avez grandi entre les signes. Voyez, je suis sûr que vous avez détesté l’armée, sans rien en connaître. Voilà un des signes dont je parle : une mystérieuse détestation qui se transmet sans que l’on sache d’où elle vient.

— C’est une question de principe. Un choix politique.

— Un choix ? Au moment où il devenait sans conséquence ? Absolument indifférent ? Les choix sans conséquence ne sont que des signes. Et cette armée elle-même en est un. Vous ne la trouviez pas disproportionnée ? Vous ne vous êtes jamais interrogé sur le pourquoi d’une armée si considérable, sur le pied de guerre, piaffante, visiblement nerveuse, alors qu’elle ne servait à rien ? Alors qu’elle vivait en vase clos, sans qu’on lui parle, sans qu’elle vous parle ? Quel ennemi pouvait justifier une telle machine où tous les hommes, tenez-vous bien, tous les hommes passaient un an de leur vie, parfois plus. Quel ennemi ?

— Les Russes ?

— Balivernes. Pourquoi les Russes auraient-ils détruit la partie du monde qui marche à peu près, et qui leur fournissait tout ce dont ils manquaient ? Allons ! Nous n’avions pas d’ennemis. Si après 62 nous avions une armée en ordre de marche, c’était pour attendre que le temps passe. La guerre était finie, mais les guerriers étaient toujours là. Alors on a attendu qu’ils se cachent, qu’ils vieillissent et qu’ils meurent. Le temps guérit tout par décès du problème. On les a enclos pour éviter qu’ils ne s’échappent, pour éviter qu’ils utilisent à tort et à travers ce qu’ils avaient appris. Les Américains ont fait un drôle de film à ce sujet, où un homme préparé à la guerre erre dans la campagne. Il ne possède plus qu’un sac de couchage, un poignard, et le répertoire technique de toutes les façons de tuer, gravé dans son âme et ses nerfs. Je ne me souviens plus de son nom.

— Rambo ?

— C’est cela : Rambo. On en a fait une série assez stupide, mais je ne parle que du premier de ces films : il montrait un homme que je pouvais comprendre. Il voulait la paix et le silence, mais on lui refusait sa place, alors il mettait une petite ville à feu et à sang car il ne savait rien faire d’autre. Ceci, que l’on apprend à la guerre, on ne peut pas l’oublier. On croit cet homme loin, en Amérique, mais je l’ai connu en France à des centaines d’exemplaires ; et avec tous ceux que je ne connais pas, ils sont des milliers. On a maintenu l’armée pour leur permettre d’attendre ; qu’ils ne se répandent pas. Cela reste inconnu parce qu’on n’en fait pas une histoire : tout ce qui se passe en Europe concerne le corps social en entier, et il se traite dans le silence ; la santé est le silence des organes, dit-on. »

Ce vieux monsieur me parlait sans me regarder, il regardait la neige tomber par la fenêtre et parlait avec la même douceur en me tournant le dos. Je ne comprenais pas ce dont il parlait mais je pressentais qu’il savait une histoire que je ne savais pas ; qu’il était lui-même cette histoire, et par hasard je me retrouvais avec lui, dans l’endroit le plus perdu possible, nulle part, dans un pavillon de la banlieue est où la ville se défait dans la boue collante des champs de l’Isère ; et il était prêt à me parler. J’en avais le cœur battant. J’avais trouvé dans la ville où je vivais, dans la ville où j’étais revenu pour en finir, j’avais trouvé une pièce oubliée, une chambre obscure que je n’avais pas remarquée à mon premier passage ; j’en avais poussé la porte et devant moi s’étendait le grenier, pas éclairé, depuis longtemps fermé, et sur la poussière qui recouvrait le sol pas la moindre trace de pas. Et dans ce grenier, un coffre ; et dans le coffre, je ne savais pas. Personne ne l’ouvrait plus depuis qu’on l’avait placé là.

« Vous avez fait quoi dans cette histoire ?

— Moi ? Tout. France Libre, Indo, djebel. Un peu de taule, et depuis, rien.

— Taule ?

— Pas longtemps. Vous savez, ça a mal fini ; par le massacre, le renoncement et l’abandon. Vu votre âge, vos parents vous ont conçu sur un volcan. Le volcan tremblait, menaçait d’exploser, et de vaporiser tout le pays. Vos parents devaient être aveugles, ou alors optimistes, ou bien maladroits. Les gens à ce moment-là préféraient ne plus rien savoir, ne plus rien entendre, préféraient vivre sans souci plutôt que de craindre que le volcan explose. Et puis non, il s’est rendormi. Le silence, l’aigreur et le temps ont eu raison des forces explosives. C’est pour ça que maintenant ça sent le soufre. C’est le magma, en dessous il reste chaud et passe dans les fissures. Il remonte tout doucement sous les volcans qui n’explosent pas.

— Vous regrettez ?

— Quoi ? Ma vie ? Le silence qui l’entoure ? Je n’en sais rien. C’est ma vie : j’y tiens quoi qu’elle ait été, je n’en ai pas d’autre. Cette vie, ils en sont morts ceux qui l’ont tue ; et je n’ai pas l’intention de mourir.

— C’est ce qu’il dit depuis que je le connais, dit une voix forte derrière moi, une voix féminine et harmonieuse qui prit toute la place. Je lui dis bien qu’il a tort, mais je dois reconnaître que jusqu’ici il a raison. »

J’avais sursauté et m’étais levé du même geste. Avant même de la voir j’avais aimé sa façon de parler, son accent d’outre-mer, le tragique de sa voix. Une femme s’avança vers nous, très droite, très sûre de ses pas, la peau recouverte d’un fin réseau de rides comme de la soie froissée. Elle avait le même âge que Salagnon et se dirigea vers moi en me tendant la main. Devant elle je restai immobile et muet, les yeux fixes et la bouche ouverte. Nous nous serrâmes la main car elle me tendit la sienne, et j’eus la surprise de son contact très doux, direct et charmant, rare chez les femmes qui souvent ne savent pas serrer la main. Elle rayonnait de force, cela se sentait à sa paume, elle rayonnait d’une force juste, qui n’était pas empruntée à l’autre sexe mais avait la couleur de la pleine féminité.

« Je vous présente mon épouse, Eurydice Kaloyannis, une Judéo-Grecque de Bab el-Oued, la dernière de son espèce. Elle porte mon nom maintenant, mais je continue d’utiliser celui sous lequel je l’ai connue. Je l’ai écrit tant de fois, ce nom, sur tant d’enveloppes, avec tant de soupirs, que je ne peux plus penser à elle autrement. Le désir que j’ai d’elle s’appelle de ce nom-là. Et puis je n’aime pas que les femmes perdent leur nom, surtout que le sien n’a pas de descendance, et j’honorais fort son père malgré tous nos différends, sur la fin ; et surtout, Eurydice Salagnon, ça sonne plutôt mal, vous ne trouvez pas ? On croirait une liste de légumes, cela ne rend pas hommage à sa beauté. »

Oui, sa beauté. C’était cela ; juste cela. Elle était belle, Eurydice, je l’ai su aussitôt sans me le dire, ma main dans la sienne, mes yeux dans ses yeux, immobile, bête et muet, cherchant mes mots. La différence d’âge brouille les perceptions. On croit n’être pas du même âge, on croit être loin, alors que nous sommes si proches. L’être est le même. Le temps s’écoule, on ne se baigne jamais dans la même eau, les corps se déplacent dans le temps comme des barques au fil de l’eau. L’eau n’est pas la même, jamais la même, mais les barques si éloignées les unes des autres ignorent qu’elles sont identiques ; juste déplacées. À cause des différences d’âge on ne sait plus juger de la beauté, car la beauté se ressent comme un projet : est belle celle que je peux désirer embrasser. Eurydice avait le même âge que Salagnon, et une peau qui avait cet âge, et des cheveux qui avaient cet âge, et des yeux, des lèvres, des mains qui ne disaient rien d’autre. Il n’est rien de plus détestable que l’expression « de beaux restes », et aussi le ricanement de fausse modestie qui accompagne la constatation « ne pas faire » son âge. Eurydice faisait son âge, et était la vie même. Sa vie intense tout entière en même temps était présente dans chacun de ses gestes, toute sa vie dans la tenue de son corps, toute sa vie dans les inflexions de sa voix, et cette vie la remplissait, se laissait admirer, était contagieuse.

« Mon Eurydice est forte ; elle est si forte que lorsque je l’ai ramenée de l’enfer, je n’ai pas eu à regarder derrière moi pour vérifier qu’elle me suivait. Je savais qu’elle était là. Ce n’est pas une femme que l’on oublie, et on sent sa présence même derrière soi. »

Il mit son bras autour de son épaule, se pencha sur elle et l’embrassa. Il venait de dire ce que je pensais. Je leur souris, j’étais au clair maintenant et pus reprendre ma main, et mon regard ne plus trembler.

Victorien Salagnon m’apprit à peindre. Il me donna un pinceau de loup, un pinceau chinois à la touche vive qui rebondit sur le papier sans rien perdre de sa force. « De ceux-ci vous n’en trouverez pas dans les boutiques, juste des pinceaux en poils de chèvre qui valent pour la calligraphie, pour une touche plate de remplissage mais rien pour le trait. »

Il m’apprit à tenir le pinceau dans ma main creusée comme on tiendrait un œuf, d’une prise si instable que la respiration la fait dévier. « Il vous suffit donc de contrôler votre souffle. » Il m’apprit à apprécier les encres, à différencier les noirs, à juger de leur éclat et de leur profondeur avant de m’en servir. Il m’apprit la valeur du papier blanc, dont l’étendue intacte est aussi précieuse qu’un état de clarté. Il m’apprit que le vide est préférable au plein car le plein ne bouge plus, mais que le plein est existence et qu’il faut se résoudre à rompre le vide.

Mais il ne fit rien devant moi, il se contentait de me parler et de me regarder faire. Il se contentait de m’apprendre l’usage des outils. Les manier ensuite m’appartiendrait. Et ce que je voudrais peindre m’appartiendrait. À moi de peindre, et de lui montrer si je le souhaitais. Sinon il se contentait de voir comment je tenais le pinceau au moment de la touche, ou comment je filais le long du tracé d’un trait. Cela lui suffisait pour me voir sur le chemin de la peinture.

Je venais souvent. J’apprenais en faisant, lui me regardant. Lui-même ne peignait plus. Il m’apprit que profitant de son loisir il avait commencé sur des cahiers à rédiger ses mémoires.

Nous nous étions bien trouvés. Les hommes de guerre souvent se piquent de littérature. Ils veulent être efficaces en tout, ils ont agi et pensent savoir raconter comme personne. Et d’un autre côté les amateurs de littérature se piquent de stratégie, tactique, poliorcétique, toutes les disciplines qui se déploient dans la réalité d’une façon souvent catastrophique, d’une façon qu’il convient de regretter, mais bien plus densément que dans les livres, avouons-le.

Il me parla plusieurs fois de ces mémoires, comme en passant, et un jour n’y tenant plus il alla chercher son cahier. Il écrivait sur du Sieyès bleu d’une belle écriture d’école. Il respira fort et me lut. Cela commençait ainsi. « Je suis né à Lyon en 1926, d’une famille de petits commerçants dont j’étais le fils unique. »

Et il s’arrêta de lire, baissa le cahier et me regarda.

« Vous entendez l’ennui ? Déjà la première phrase m’ennuie. Je la lis, et je suis impatient d’arriver au bout ; et là, je m’arrête pour ne plus repartir. Il y en a encore plusieurs pages, mais je m’arrête.

— Enlevez la première phrase. Commencez par la deuxième, ou ailleurs.

— C’est le début. Il faut bien que je parte du début, sinon on ne va pas s’y retrouver. Ce sont des mémoires, pas un roman.

— De quoi vous souvenez-vous vraiment, au début ?

— Du brouillard ; du froid humide, et de ma haine de la sueur.

— Alors commencez par là.

— Il faut bien que je naisse d’abord.

— La mémoire n’a pas de début.

— Vous croyez ?

— Je le sais ; la mémoire vient n’importe comment, tout ensemble, elle n’a de début que dans la notice biographique des gens morts. Et vous n’avez pas l’intention de mourir.

— Je veux juste être clair. Ma naissance fait un bon début.

— Vous n’y étiez pas, elle n’est donc rien. Il y a plein de débuts dans une mémoire. Choisissez celui qui vous convient. Vous pouvez vous faire naître quand vous voulez. On naît à tout âge dans les livres. »

Perplexe, il rouvrit son cahier. Il parcourut en silence la première page, puis les autres. Le papier déjà jaunissait. Il avait consigné les détails, les circonstances et les péripéties de ce qu’il avait vécu, de ce qui lui semblait devoir ne pas être oublié. C’était bien rangé. Cela ne disait pas ce qu’il voulait dire. Il ferma le cahier et me le tendit.

« Je ne sais pas faire ces choses-là. Commencez vous-même. »

J’étais bien embêté qu’il prenne mon conseil à la lettre. Mais je suis le narrateur : il faut bien que je narre. Même si ce n’est pas ce que je veux, même si ce n’est pas ce à quoi j’aspire, car je voudrais montrer. C’est pour cette raison que je suis chez Victorien Salagnon, pour qu’il m’apprenne à tenir un pinceau mieux que je ne tiens un stylo, et qu’enfin je puisse montrer. Mais peut-être ma main est-elle faite pour le stylo. Et puis il faut bien que je le paie d’une façon ou d’une autre, que je me donne un peu de peine pour équilibrer cette peine qu’il se donne pour moi. L’argent faciliterait les choses, mais je n’en ai pas, et il n’en veut pas. Alors je pris son cahier et j’entrepris de le lire.

Je lus tout. Il avait raison, c’était ennuyeux ; cela ne dépassait pas les souvenirs de guerre que l’on publie à compte d’auteur. En lisant ces livres en gros caractères pleins d’alinéas, on se rend compte que dans une seule vie il ne se passe pas grand-chose quand on la raconte ainsi. Alors qu’un seul instant vécu contient plus que n’en peut décrire une caisse entière de livres. Il y a dans un événement quelque chose que son récit ne résout pas. Les événements posent une question infinie à laquelle raconter ne répond pas.

Je ne sais pas quelle compétence il me prête. Je ne sais pas en quoi il a cru en m’observant de ses yeux trop clairs, de ces yeux dans lesquels je n’identifie pas d’émotions, juste une transparence qui me laisse croire à la proximité. Mais je suis le narrateur ; alors je narre.