38793.fb2 LArt fran?ais de la guerre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 8

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ROMAN IVLes premières fois, et ce qui s’ensuivit

Victorien et Eurydice s’en allèrent entre les chars rangés. Il faisait nuit, mais une nuit d’été pas très sombre, au ciel éclairé d’étoiles et de Lune, pleine du crissement des insectes et des bruits du camp. Salagnon sensible aux formes s’émerveillait de la beauté des chars. Ils gisaient avec l’obstination de leurs cinq tonnes de fer, bœufs endormis qui rayonnaient d’ondes de masse, car simplement les voir, ou passer dans leur ombre, ou les effleurer du doigt, donnait la sensation de l’inébranlable, ancré au plus profond de la terre. Ils formaient autant de grottes où dedans rien ne peut arriver de grave.

Mais il savait bien, Salagnon, que cette force ne sauvait personne. Il avait passé des heures à ramasser les restes des tankistes morts, à les rassembler, à les entreposer dans des boîtes dont on ne savait plus à la fin combien de corps différents elles contenaient. Blindage, forteresses, armures, on se sent protégé mais le croire est stupide : la meilleure façon de se faire tuer est de se croire à l’abri. Victorien avait vu combien facilement se perçaient les blindages, car les outils existent qui passent au travers. On a une confiance enfantine en la plaque de fer derrière laquelle on se cache. Elle très épaisse, très lourde, très opaque, et derrière on est caché, alors on croit que rien n’arrive tant que l’on n’est pas vu. Derrière cette grosse plaque on est devenu la cible. Tout nu, on n’est rien ; protégé d’une coquille on devient le but. On se glisse à plusieurs dans une boîte en fer. On voit l’extérieur par une fente pas plus large que celle d’une boîte aux lettres. On voit mal, on va lentement, on est serré avec d’autres types dans une boîte en fer qui vibre. On ne voit rien, alors on croit que l’on n’est pas vu ; c’est enfantin. Cette grosse machine posée sur l’herbe, on ne voit qu’elle ; elle est la cible. On est dedans. Les autres s’acharnent à la détruire, ils inventent des moyens : le canon, les mines, la dynamite ; les trous creusés dans la route, les roquettes tirées d’un avion. Tout ; jusqu’à la détruire. On finit broyé dans la boîte, mêlé à des débris de fer, corned-beef ouvert à coups de masse et laissé par terre.

Salagnon avait vu ce qu’il restait des cibles. Ni la pierre ni le fer ne protègent des coups. Si l’on reste nu, on peut courir parmi les hommes identiques, et les balles au hasard peuvent hésiter et manquer leur but ; les probabilités protègent mieux que l’épaisseur d’un blindage. Nu, on est oublié ; mais protégé d’un char, on sera visé avec obstination. Les protections impressionnent, elles font croire à la puissance ; elles s’épaississent, elles s’alourdissent, elles deviennent lentes et visibles, et elles-mêmes appellent à la destruction. Plus la force s’affirme, plus la cible grossit.

Eurydice et Victorien se glissèrent entre les chars garés en lignes, dans le petit espace laissé entre eux, ils s’éloignèrent du camp par un chemin à ornières bordé de haies ; quand ils furent dans le noir ils se prirent la main. Ils voyaient toute l’étendue du ciel, qui brillait d’étoiles bien nettes comme si on les avait frottées. On devinait des dessins qui ne restent pas, qui apparaissent clairement puis se redistribuent en d’autres dès qu’on cesse de les fixer. L’air sentait la sève chaude, tiède comme un bain, les vêtements auraient pu disparaître et la peau n’aurait pas frémi. La main d’Eurydice dans celle de Victorien palpitait comme un petit cœur, il ne la sentait pas comme davantage de chaleur mais par un doux frémissement, par une respiration toute proche qui serait logée dans la paume. Ils marchèrent jusqu’à ne plus entendre les murmures du camp, les moteurs, les claquements du métal, les voix. Ils entrèrent dans un pré et s’y allongèrent. L’herbe avait été coupée en juin mais avait repoussé, un peu plus haute qu’eux couchés sur le dos, et cela formait autour de leur tête une enceinte de feuilles longilignes et d’inflorescences de graminées, une couronne de traits fins bien noirs détachés sur un ciel un peu moins noir. Ils le voyaient semé d’étoiles dont les dessins changeaient. Ils restèrent sans bouger. Les grillons autour d’eux se remirent à chanter. Victorien embrassa Eurydice.

Il l’embrassa d’abord avec sa bouche posée sur sa bouche, comme ces baisers que l’on sait devoir faire car ils marquent l’entrée dans une relation intime. Ils entrèrent tous les deux. Puis par sa langue il eut envie de goûter ses lèvres. L’envie venait sans qu’il n’y ait jamais pensé, et Eurydice dans ses bras s’animait des mêmes envies. Allongés dans l’herbe ils se redressèrent sur leurs coudes et leurs bouches s’ouvrirent l’une pour l’autre, leurs lèvres s’emboîtèrent ; leurs langues bien à l’abri allaient l’une le long de l’autre, merveilleusement lubrifiées. Jamais Victorien n’avait imaginé de caresse aussi douce. Le ciel vibra dans son ensemble, d’un bout à l’autre, avec un bruit de tôle souple que l’on secoue. Des avions invisibles passaient très haut, des centaines d’avions chargés de bombes qui marchaient ensemble sur le plancher d’acier du ciel. Le cœur de Victorien battit jusque dans son cou, là où sont les carotides pleines de sang, et le ventre d’Eurydice fut secoué de frissons. Leur être venait en surface comme les poissons quand on leur jette du pain ; ils étaient dans la profondeur du lac, la surface était calme, et d’un coup ils viennent en masse, bouche collée contre l’air, et la surface vibre. La peau d’Eurydice vivait et Victorien sentait cette vie venir tout entière sous ses doigts ; et quand il mit ses mains en creux pour contenir sa poitrine, il sentit Eurydice tout entière vivre là, pleine et ronde, tenue dans sa paume. Elle respirait vite, fermait les yeux, tout envahie d’elle-même. Le sexe de Victorien le gênait considérablement, embarrassant tous ses gestes ; et quand il ouvrit son pantalon il ressentit un grand soulagement. Ce membre nouveau, qui jamais ne sortait ainsi, effleura les cuisses nues d’Eurydice. Il était animé d’une vie propre, il flairait sa peau avec de petits halètements, remontait le long de sa cuisse à petits sauts. Il voulait se nicher en elle. Eurydice soupira très fort, et murmura :

« Victorien, je veux que ça s’arrête. Je ne veux pas perdre la tête.

— C’est bien, non ?

— Oui, mais c’est très grand. Je veux garder les pieds sur terre. Mais maintenant je ne sais même plus où est mon corps. Je voudrais le retrouver avant de m’envoler.

— Je sais où il est, le mien.

— Je vais le prendre tout près de moi. »

Avec une très grande gentillesse elle saisit son sexe, oui c’est bien le mot malgré l’apparence, le mot dans son sens le plus ancien, avec une grande noblesse elle lui caressa le sexe jusqu’à ce qu’il jouisse. Victorien sur le dos voyait les étoiles bouger, et brusquement elles s’éteignirent toutes ensemble, et ensuite se rallumèrent. Eurydice vint se nicher contre lui et l’embrassa dans le cou, derrière l’oreille, juste là où passent les carotides, et peu à peu ce tambour s’éteignit. Vers le nord le grondement restait comme un écho, dont il était impossible de discerner les détails ; un grondement continu ondulait sans jamais s’arrêter, et des lueurs rougeâtres à l’horizon apparaissaient à contre-rythme, et des éclats jaunes qui aussitôt disparaissaient.

Ce fut la première fois que quelqu’un s’occupait de son sexe. Cela le troubla tant qu’il ne pensa à plus rien d’autre. Quand Eurydice vint se blottir contre lui, il vit le temps s’ouvrir tout d’un coup : il sut que cette jeune fille serait à cette place là, toujours, même s’il arrivait qu’ils ne se voient plus jamais.

Il se demanda s’il avait tenu la promesse faite à Roseval. Il en eut l’idée aussitôt en revenant vers le camp tenant Eurydice par la main. Dans la nuit tiède il en rougit, ce qui ne fut remarqué par personne d’autre que lui. Mais la question, il se la posait. En tenant Eurydice par l’épaule, la serrant très fort, il en conclut que oui. Mais pas tout à fait. Mais il serait bien resté toujours ainsi. Il échappait à l’amertume du manque comme à la déception de l’accompli. Les tâches de la guerre lui permirent de rester dans ce merveilleux état qui sinon ne dure pas. Les blessés arrivaient chaque jour en grand nombre ; il fallait les ramasser par terre, toujours plus loin, et les ramener en camion ; on l’appelait à des tâches urgentes qui l’éloignaient d’Eurydice. À chacun de ses départs il lui glissait quelques mots, un dessin, des pensées aimantes ; et quand le départ était précipité, quand il fallait monter dans le camion en courant, il croquait d’un unique trait de pinceau sur du papier d’emballage un cœur, un arbre, la forme d’une hanche, des lèvres ouvertes, la courbe d’une épaule ; ceux-là, dessins elliptiques à peine tracés, à peine secs, qu’il lui donnait en courant, elle les chérissait plus que les autres.

L’arme blindée impressionne mais elle est un tombeau de fer. Le train blindé ? Il a la fragilité d’une bouteille en verre ; au choc, il casse. Deux hommes en espadrilles passant par un sentier, portant dans leurs sacs à dos des explosifs de la taille d’un savon, l’immobilisent sans même le regarder. En quelques minutes ils font sauter la voie. Et deux hommes, c’est pour que le travail soit plus agréable, pour qu’il puisse se faire en bavardant ; sinon un seul suffit.

Le train blindé du val de Saône n’alla pas plus loin que Chalon. La voie sabotée nuitamment le fit s’arrêter dans des hurlements de freins, un crissement insupportable de métal frotté, des jets horizontaux d’étincelles. Les rails pliés par l’explosion remontaient comme des défenses d’éléphant fossile, les traverses rompues s’éparpillaient en échardes sur le ballast creusé d’un cratère. Quatre avions américains, en deux passages, firent sauter la motrice et les wagons plats, celui de devant et celui de derrière où à l’abri de sacs de sable les canons multitubes tentaient de les suivre. Tout disparut dans une brusque boule de feu, les sacs déchirés, les canons tordus, les servants désarticulés brûlés déchiquetés et mêlés au sable en quelques secondes. Les occupants du train s’égaillaient sur la voie, coururent courbés, se penchaient pour éviter les éclats, se jetaient au sol pour éviter les traînées de balles qui martelaient le ballast. Les aviateurs en haut faisaient tourner le hachoir, passaient et repassaient le long de la voie, ensanglantaient les cailloux. Les survivants plongeaient dans les haies et tombaient aux mains des Français cachés là depuis la veille. Les premiers furent tués dans la confusion, et les autres couchés en ligne, à plat ventre, les mains croisées sur la nuque. Le train brûlait, des corps habillés de gris parsemaient le talus de la voie. Les avions agitèrent leurs ailes et repartirent. On ramena une colonne de prisonniers qui marchèrent sans se faire prier, plutôt détendus, la veste sur l’épaule, les mains dans les poches, heureux d’en avoir enfin fini, et vivants.

Le colonel alla voir Naegelin.

« Ce sont eux à Porquigny. Le massacre ; femmes, enfants, vieillards. Vingt-huit corps dans la rue, quarante-sept dans les maisons, abattus de sang-froid, certains avec les mains liées.

— Eh bien ?

— On les fusille.

— Vous n’y pensez pas.

— Alors on les juge. Et puis après, on les fusille.

— Et qui jugera ? Vous ? Ce sera une vengeance, un crime de plus. Nous ? Nous sommes des militaires, ce n’est pas notre métier. Les juges civils ? Il y a deux mois ils jugeaient les types de la Résistance pour le compte des Allemands. Je veux bien que la loi soit neutre, mais il ne faut pas pousser. Il n’y a personne en France pour juger en ce moment.

— Vous n’allez rien faire ?

— Je vais les envoyer aux Américains. En leur signalant une responsabilité dans un massacre de civils. Ils aviseront. C’est tout, “colonel”. »

Les guillemets bien prononcés chassèrent le colonel aussi sûrement qu’un petit geste de la main.

On mit les Allemands capturés dans un pré à vaches. On délimita avec des rouleaux de barbelés un carré d’herbe où on les laissa. Débarrassés de leurs armes, de leur casque, dispersés dans le pâturage, sans l’organisation que les faisait agir tous ensemble, les prisonniers avaient l’air de ce qu’ils étaient : des types fatigués, d’âges divers, dont le visage montrait chez tous les marques de plusieurs années de tension, de peur et de fréquentation de la mort. Maintenant allongés dans l’herbe en groupes irréguliers, la tête sur leur coude replié ou sur le ventre d’un autre, sans ceinture ni couvre-chef, la vareuse déboutonnée, ils laissaient aller le soleil sur leur visage bronzé, les yeux clos. D’autres groupes informes se tenaient debout devant les barbelés en rouleaux, ils fumaient, une main dans la poche, sans rien dire et ne bougeant presque pas, regardant au-delà d’un air distrait, là où était la sentinelle française qui les gardait, fusil à l’épaule et s’efforçant à une rigide sévérité. Mais les gardiens, après s’être tous essayés à des regards foudroyants, ne savaient plus où poser les yeux. Les Allemands vaguement amusés regardaient sans voir, ruminaient sans hâte à l’intérieur de leur enclos, et les gardiens finalement regardaient par terre, les pieds de ceux qu’ils gardaient, et cela leur paraissait absurde.

Les maquisards, que l’on habillait d’uniformes américains, venaient voir ces soldats déshabillés qui prenaient le soleil. Ceux-ci plissaient les yeux et attendaient. Un officier à l’écart frappait Salagnon par son élégance hautaine. Son uniforme ouvert lui allait comme un costume d’été. Il fumait avec indifférence en attendant la fin de la partie. Il avait perdu, tant pis. Salagnon éprouvait pour ce visage une attirance étrange. Il crut à une attirance et n’osait pas le regarder fixement ; il comprit enfin qu’il s’agissait d’une familiarité. Il se planta devant lui. L’autre les deux mains dans les poches continuait de fumer, le regardait sans le voir, plissait juste les yeux au soleil et à la fumée de la cigarette entre ses lèvres. Ils étaient sur le même pré, face à face, et les deux mètres qui les séparaient étaient infranchissables, occupés par un rouleau de fils hérissé de pointes, mais ils n’étaient pas plus distants que s’ils étaient assis à la même table.

« Vous avez contrôlé la boutique de mon père. À Lyon, en 43.

— J’ai contrôlé beaucoup de boutiques. J’ai été affecté à ce poste stupide : contrôler des boutiques. Pour juguler le marché noir. Cela m’a beaucoup ennuyé. Je ne me rappelle pas monsieur votre père.

— Alors vous ne me reconnaissez pas ?

— Vous, si. Au premier coup d’œil. Voilà une heure que vous tournez autour de nous en feignant de ne pas me voir. Vous avez changé, mais pas tant. Vous avez dû découvrir l’usage de vos organes. Je me trompe ?

— Pourquoi avez-vous épargné mon père ? Il trafiquait, vous le saviez.

— Tout le monde trafique. Personne ne suit les règles. Alors j’épargne, je condamne. Cela dépend. Nous n’allions pas tuer tout le monde. Si la guerre avait duré, peut-être l’aurions nous fait. Comme en Pologne. Mais maintenant, c’est fini.

— C’est vous, Porquigny ?

— Moi, mes hommes, les ordres d’en haut : nous nous y sommes tous mis, personne en particulier. La Résistance, comme vous dites, était soutenue ; alors nous terrorisions pour briser les soutiens.

— Vous avez tué n’importe qui.

— Si l’on ne tuait que les combattants, ce ne serait que la guerre. La terreur est un instrument très élaboré, cela consiste à créer autour de nous un affolement qui dégage la route. Alors nous avançons tranquillement et nos ennemis perdent leur soutien. Il faut créer cette atmosphère de terreur impersonnelle, c’est une technique militaire.

— Vous l’avez fait vous-même ?

— Personnellement je n’ai pas le goût du sang. La terreur n’est qu’une technique, il faut pour l’appliquer des psychopathes, et pour l’organiser un qui ne le soit pas. J’avais des Turkmènes avec moi, que j’ai trouvés en Russie ; des nomades pour qui la violence est un jeu, et qui égorgent en riant leurs bêtes avant de les manger. Eux ils ont sûrement le goût du sang, il suffit de leur permettre de l’appliquer un peu plus largement qu’à leurs troupeaux. Ils sont capables de découper un homme vivant à la scie, je l’ai vu. Ils étaient avec moi dans le train blindé, comme une arme secrète qui produit la terreur. Ce sont mes chiens. Je les lâche ou les retiens, je ne m’occupe que de la laisse. Mais qu’auriez-vous fait si vous aviez été à ma place ? À notre place ?

— Je n’y suis pas. J’ai justement choisi de ne pas y être.

— La roue tourne, jeune homme. J’étais chargé de maintenir l’ordre, et peut-être demain ce sera vous. Hier je vous ai épargné pour un peu de vague à l’âme, pour une faute de déclinaison que vous aviez faite, et aujourd’hui je suis votre prisonnier. Nous étions les maîtres, et maintenant je ne sais pas ce que vous ferez de moi.

— Vous allez être livrés aux Américains.

— La roue tourne. Profitez, profitez de votre victoire toute neuve, profitez de votre bel été. L’année 1940 a été la plus belle de ma vie. Après, c’était moins bien. La roue a tourné. »

Cela devait arriver. À force que l’on veuille le tuer en lançant dans sa direction des engins explosifs, on y parvint presque. On le blessa. Au fil des missions de ramassage des morts, ils essuyaient des tirs. Des Allemands erraient dans la campagne, des obus suivant la courbure du ciel tombaient vingt kilomètres trop loin, un avion seul descendait parfois des nuages pour mitrailler ce qu’il voyait et disparaissait ensuite. On pouvait mourir par hasard.

Avec Brioude, Salagnon échappa au tireur caché sur le château d’eau. Les Allemands étaient partis et il était resté là, peut-être oublié, sur la dalle de béton à trente mètres de hauteur. Autour de lui des morts jonchaient les prés, et des machines détruites, vestiges d’une bataille à laquelle il avait dû assister et que l’on croyait finie. Quand les maquisards du colonel vinrent ramasser les corps, allant deux par deux en portant une civière, il commença de tirer, atteignant Morellet à la cuisse. Ils se jetèrent derrière une haie et ripostèrent, mais l’autre était hors d’atteinte. Brioude et Salagnon furent isolés. Il leur fallait sortir de ce grand pré au pied du château d’eau, encombré de corps allongés et de véhicules fumants. Le tireur les visait, il prenait son temps, il essayait de les tuer avant qu’ils ne se cachent. Le peloton derrière la haie tirait des rafales qui écornaient le béton sans le toucher. Il était hors d’atteinte ainsi posé en l’air ; il se reculait, puis revenait loger une balle là où il pensait que se tenaient ses cibles. Brioude et Salagnon plongeaient dans l’herbe haute et la balle frappait le sol, ils se cachaient derrière les morts et le corps tressautait avec un choc mou, ils se jetaient derrière une Jeep incendiée et la balle tintait sur le métal, les manquant encore. Ils rampaient, ils se relevaient, ils sautaient, ils alternaient les allures d’une façon irrégulière en se faisant des signes le cœur battant, et le tireur les manquait toujours. Ils avançaient mètre par mètre pour traverser le pré, chaque fois quelques mètres de vie en plus, le temps que l’autre les ajuste, et il se trompait toujours. Ils rejoignirent enfin le chemin creux où tout le peloton était allongé à l’abri du tireur. Quand ils traversèrent la haie et roulèrent parmi les autres, une ovation étouffée les accueillit. Ils restèrent couchés sur le dos, hors d’haleine, transpirant horriblement ; et éclatèrent de rire, heureux d’avoir gagné, heureux d’être vivants.

Et puis le ciel se déchira comme un rideau de soie, et au bout de la déchirure un grand marteau cogna le sol. La terre retomba, des cailloux et des débris de bois grêlèrent autour d’eux, suivis de cris. Salagnon sentit un choc à travers sa cuisse et ensuite ce fut chaud et liquide. C’était abondant, amollissant, il se vidait ; cela devait fumer sur le sol. On vint le prendre, il ne voyait rien qu’un tournoiement qui l’empêchait de marcher, on le transporta couché. Une sorte de fumée humide l’empêchait de voir, mais ce pouvait être des larmes. Il entendait des hurlements proches. À celui qui le transportait il essaya de dire quelque chose. Il le tira par le col, l’attira à lui, et murmura à son oreille, très lentement : « Il ne va pas très bien, celui-là. » Puis il le lâcha et s’évanouit.

Quand il se réveilla Salomon Kaloyannis était près de lui. On l’avait installé dans une petite chambre, avec un miroir au mur et des bibelots sur une étagère. Il était allongé sur un lit de bois, adossé à de gros oreillers brodés d’initiales, et il ne pouvait plier sa jambe. Un bandage serré la recouvrait de la cheville à l’aine. Kaloyannis lui montra un morceau de métal effilé, tordu, de la taille d’un pouce ; les bords en étaient aussi fins que ceux d’un éclat de verre.

« Regarde, c’était ça. Dans les bombardements on ne voit que la lumière, on croit à un feu d’artifice ; mais le but est d’envoyer ça, des éclats de fer. On envoie des lames de rasoir au lance-pierre sur des gens tout nus. Si tu savais quelles déchirures horribles je dois recoudre. La guerre m’apprend beaucoup sur comment découper l’homme, et sur les techniques de couture. Mais tu es réveillé, tu as l’air d’aller, je te laisse. Eurydice viendra te visiter.

— Je suis à l’hôpital ?

— À l’hôpital de Mâcon. Nous sommes bien installés maintenant. Je t’ai trouvé cette chambre parce que tout est bondé. On couche les types dans les couloirs, même dans le parc, sous des tentes. Je t’ai mis dans la chambre du gardien pour t’avoir sous la main. Je ne voudrais pas que l’on t’évacue avant de t’avoir guéri. Je ne sais pas où est le gardien, alors profite de ta petite chambre pour te remettre. Je t’ai même trouvé un vrai cahier. Repose-toi. Je tiens vraiment à ce que tu t’en sortes. »

Il lui pinça la joue en la secouant vivement, déposa sur son lit un grand cahier relié de toile, et le laissa, stéthoscope ballottant autour de son cou, les mains dans les poches de sa blouse blanche.

Le soleil de l’après-midi passait par les fentes obliques des volets de bois, et traçait des rayons parallèles sur les murs et le lit. Il entendait le brouhaha continu de l’hôpital, les camions, les cris, tous ces gens dans les couloirs, l’agitation de la cour. Eurydice vint changer son pansement, elle apporta sur un plateau métallique des bandages, du désinfectant, du coton et des épingles de sûreté toutes neuves, toute une boîte écrite en anglais. Elle attachait ses cheveux très serré et boutonnait sa blouse jusqu’en haut, mais il suffisait à Victorien un battement de ses cils, un frémissement de ses lèvres pour la deviner tout entière, son corps nu et toutes ses courbes, sa peau vivante. Elle posa le matériel de soin et s’assit sur le lit, elle l’embrassa. Il l’attira à lui, sa jambe blessée qu’il ne pouvait plier l’embarrassait, mais il sentait en ses bras et sa langue assez de force pour l’absorber. Elle s’allongea contre lui et sa blouse remonta le long de ses cuisses. « Je voudrais perdre la tête », murmura-t-elle à son oreille. Sa cuisse se serra très fort contre la cuisse blessée, leur sueur se mêlait, dehors le vacarme continu se calmait car c’était l’heure chaude de l’après-midi. Le sexe de Victorien n’avait jamais été si gros. Il ne le sentait même plus, il ne savait plus où il commençait ni finissait, il était tout entier gonflé et sensible, il s’emboîtait tout entier dans le corps sensible d’Eurydice. Quand il la pénétra elle se raidit puis soupira ; de larmes coulèrent, elle ferma les yeux puis les ouvrit, elle saignait. Victorien la caressait de l’intérieur. Ils allaient tous les deux en équilibre, ils tâchaient de ne pas tomber, ils ne se perdaient pas des yeux. Le bonheur qui vint fut sans précédent. Le mouvement, cet effort, réouvrirent la blessure de Victorien. Il saignait. Leurs sangs se mêlaient. Ils restèrent longtemps allongés l’un contre l’autre, ils regardaient les traits parallèles de lumière avancer très lentement sur le mur, et passer sur le miroir qui brillait sans rien refléter.

« Je vais te refaire ton pansement. J’étais venue pour ça. »

Elle le pansa en serrant moins fort, elle nettoya aussi ses cuisses, elle l’embrassa sur les lèvres et sortit. Il sentait sur sa cuisse battre sa blessure, mais elle s’était refermée. La douleur légère le maintenait éveillé. Il dégageait autour de lui une odeur musquée qui n’était pas entièrement la sienne, ou alors qu’il n’avait jamais émise jusque-là. Il ouvrit le beau cahier à feuilles blanches que lui avait apporté Salomon. Il fit des taches légères, des traits souples. Il essayait de rendre par l’encre la douceur des draps, leurs plis infiniment contournés, leur odeur, les rayons de lumière parallèles qui se reflétaient dans le miroir au mur, la chaleur enveloppante, le vacarme et le soleil dehors, le vacarme dehors qui est la vie même, le soleil qui est sa matière, et lui dans cette chambre ombragée, centrale et secrète, cœur battant d’un grand corps heureux.

Il guérit, mais moins vite que ne se poursuivait la guerre. Les zouaves portés continuèrent vers le nord, laissant les blessés à l’arrière. Quand Salagnon put se lever, il intégra un autre régiment avec un grade, et ils continuèrent leur voyage jusqu’en Allemagne.

Pendant l’été 44 il faisait beau et chaud, on ne restait pas entre soi : tout le monde dehors ! On se promenait en short trop large, serré autour de la taille mince par une ceinture de cuir, la chemise ouverte jusqu’au ventre. On criait beaucoup. On se tenait en foule dans les rues pleines, on défilait, on acclamait, on suivait le triomphe qui passait sans se hâter. Des camions militaires roulaient au pas en écartant la foule, chargés de soldats assis qui affectaient la raideur. Ils portaient des uniformes propres, des casques américains, ils s’efforçaient de garder leurs yeux à l’horizontale et de tenir virilement leurs armes, mais ils arboraient tous un sourire tremblant qui leur mangeait le visage. Des voitures repeintes chargées de jeunes garçons vêtus en scouts suivaient en agitant des drapeaux et des armes hétéroclites. Des officiers en Jeep distribuaient des poignées de main à des centaines de gens qui voulaient les toucher, ils ouvraient la voie à des chars baptisés à la peinture blanche de noms français. Ensuite passaient les vaincus, d’autres soldats qui levaient les mains très haut, sans casque, sans ceinture, veillant à ne pas faire de gestes brusques et à ne croiser le regard de personne. Venaient en dernier quelques femmes, entourées de la foule qui se refermait et suivait le cortège, des femmes toutes pareilles, au visage baissé raviné de larmes, au visage si fermé qu’on ne pouvait les reconnaître. Elles fermaient le triomphe, et derrière elles, alignées sur les trottoirs, des grappes hilares se rejoignaient au milieu de la rue pour suivre le cortège ; tous marchaient ensemble, tous participaient, la foule passait entre deux rangs de foule, la foule triomphait et acclamait sa gloire, foule heureuse précédée de femmes conspuées qui marchaient en silence. Avec les soldats vaincus, elles seules faisaient silence, mais elles on les bousculait, et d’elles on riait. Les hommes armés autour d’elles tenaient leurs armes à la rigolade, et ils laissaient faire, goguenards. Un brassard leur servait d’uniforme, ils portaient le béret penché et gardaient le col ouvert, un officier à képi les dirigeait vers la place où l’on s’arrêterait un moment pour effacer la honte. On repartirait ensuite sur d’autres bases, plus saines, plus austères, plus fortes. La foule carnavalesque respirait à longs traits l’air de l’été 44, tous respiraient l’air libre de la rue où tout se passe. Plus jamais la France ne serait la pute de l’Allemagne, sa danseuse vêtue de dessous coquins, qui vacille sur la table en se déshabillant quand elle est ivre de champagne ; la France était maintenant virile, athlétique, la France était renouvelée.

Pendant cet après-midi, dans des rues à l’écart du triomphe, dans des maisons aux portes ouvertes, dans des pièces vides — tout le monde dehors, voilages voletant devant les fenêtres, courants d’air chauds d’une chambre à l’autre —, des coups de feu isolés claquaient sans écho ; règlements de comptes, transferts de fonds, captations et transports ; des messieurs discrets partaient dans les rues latérales en portant des valises qu’il fallait mettre en lieu sûr.

Ce fut une belle fête française. Il faut, lorsqu’on cuit les viandes au pot, qu’arrive un moment d’ébullition où se constitue l’âme du bouillon ; il faut une vive agitation où tout se mélange, où les chairs se fondent, où se défont leurs fibres : là se constituent les arômes. L’été 44 fut le moment de feu vif sous la cocotte, le moment de création de ce goût qu’aura ensuite le plat qui mijotera des heures durant. Bien sûr très vite la paix réinstalla ses tamis, et les jours qui se succédèrent les secouaient patiemment ; les petites gens glissèrent entre les mailles et se retrouvèrent plus bas que les autres, au même endroit qu’avant. Tous furent rangés en fonction de leur diamètre. Mais quelque chose avait eu lieu, qui donna le goût d’ensemble. Il faut en France des émotions populaires, des fêtes régulièrement : tout le monde dehors ! et tous ensemble on va dehors, et il se crée un goût de vivre ensemble que l’on a pour longtemps. Car sinon les rues sont vides, on ne se mêle pas, on se demande bien avec qui on vit.

À Lyon, les feuilles des marronniers commençaient de se racornir, la boutique était à la même place, bien sûr, et intacte. Un grand drapeau français flottait sur la porte. On avait cousu trois pièces de tissu et ce n’étaient pas les bonnes nuances, sauf le blanc car c’était un drap ; mais le bleu était trop clair, et le rouge terni, on avait utilisé des tissus trop usés et trop lavés, mais au soleil, quand le grand soleil de l’été 44 passait au travers, les couleurs brillaient avec toute l’intensité qu’il fallait.

Son père sembla heureux de le revoir. Il le laissa embrasser sa mère, longuement et en silence, puis lui donna à son tour l’accolade. Il l’entraîna ensuite avec lui, ouvrit une bouteille poussiéreuse.

« Je l’avais gardée pour ton retour. Bourgogne ! c’est bien là où tu étais ?

— Je t’ai un peu désobéi.

— De toi-même tu prenais le bon chemin. Donc je n’ai rien dit ; et maintenant, tout est clair. Vois donc, dit-il en montrant le drapeau dont on voyait le bleu mal choisi s’agiter par la porte ouverte.

— Tu étais sur ce chemin-là ?

— Les chemins bifurquent, ne vont pas là où l’on croit… et maintenant nos chemins se rejoignent. Regarde. »

Il ouvrit un tiroir, fouilla sous des liasses de papiers, et posa sur la table un ceinturon d’arme portant un revolver, et un brassard FFI.

« Tu n’as pas été inquiété ?

— Par qui ? Par les Allemands ?

— Non… les autres… pour ce que tu faisais avant…

— Ah… j’ai tous les documents secrets nécessaires qui montrent que je ravitaillais les bonnes personnes. Et ce, depuis assez longtemps pour que mon appartenance au bon côté ne puisse être mise en doute.

— Tu faisais ça ?

— J’en ai toutes les preuves.

— Tu les as eues comment, ces preuves ?

— Tu n’es pas le seul à savoir faire des preuves. C’est même un talent très répandu. »

Et il lui fit un clin d’œil. Le même, qui lui fit le même effet.

« Et le type de la préfecture ?

— Oh… dénoncé par je ne sais qui, et il a disparu en prison. Comme d’autres qui fréquentaient trop les Allemands. »

Il sortit le revolver de sa gaine de cuir usé, l’examina avec une grande douceur.

« Tu sais, il a servi. »

Victorien le regarda, incrédule.

« Tu ne me crois pas ?

— Si. J’imagine qu’il a dû servir. Mais je ne sais pas comment.

— Les revolvers bien maniés sont bien plus utiles que toutes vos pétarades militaires. Tu as des projets ? »

Victorien se leva et partit sans se retourner. En sortant il s’empêtra dans le drapeau qui flottait au-dessus de la porte. Il tira, les coutures trop lâches craquèrent, et c’est un drapeau trifide, une langue pour chaque couleur, qui s’agita derrière lui pour saluer son départ.

Victorien traversa l’été en uniforme de la France Libre, on l’embrassa, on lui serra les mains, on le fit boire, on lui proposa des contacts intimes que parfois il refusa et parfois accepta. On lui fit intégrer une école de cadres, à l’issue de laquelle il serait affecté comme lieutenant dans la nouvelle armée française.

À l’automne il fut en Alsace. Dans une forêt de sapins il garda une forteresse de troncs colmatés de terre. Les sapins poussaient droit malgré la pente, par une torsion vigoureuse à la base de leur tronc. Les nuits s’épaississaient vers quatre heures, et le jour ne revenait jamais vraiment. Il faisait toujours plus froid. Les Allemands ne fuyaient plus, ils s’étaient enterrés de l’autre côté de la bosse, sur l’autre pente, et il fallait guetter vers le haut. Ils patrouillaient enveloppés de capes couleur de feuillage, accompagnés de chiens qui savaient se taire et montrer du museau ce qu’ils sentaient. Ils lançaient des grenades, faisaient sauter des casemates, capturaient de jeunes Français qui s’étaient engagés quelques semaines auparavant, eux qui ne savaient même plus ce que c’était, depuis tant d’années, que de dormir sans une arme chargée contre soi.

Quand il plut l’eau coula en torrent sous le sol tapissé d’aiguilles, le fond des casemates fut englué de boue, le colmatage de terre entre les troncs commença de se dissoudre. L’enthousiasme des jeunes Français se brisait devant des Allemands guère plus âgés mais forgés par cinq années de survie. Des assauts massifs furent ordonnés, décidés par des officiers qui concouraient entre eux, qui avaient beaucoup à prouver ou à faire oublier. Ils lancèrent leurs troupes légères sur les Allemands cachés dans des trous et elles se brisèrent. Beaucoup moururent dans le froid, vautrés par terre, sans que les Allemands ne reculent. Les grades reprirent leur importance. Il fallait être patients, méthodiques, coordonnés. On utilisa au mieux le matériel, les hommes devinrent calmes et prudents. La guerre n’amusait plus personne.

Les zouaves portés repartirent pour l’Afrique. Victorien alla jusqu’au cœur de l’Allemagne, lieutenant d’un groupe de jeunes gens qui logeaient dans des fermes abandonnées, se battaient brutalement et brièvement contre des débris de la Wehrmacht qui ne savaient plus où aller. Ils capturaient tous ceux qui voulaient se rendre et libéraient des prisonniers dont l’état de maigreur et d’abattement les effraya. Mais leurs os visibles les effrayaient moins que leur regard de verre ; comme le verre, le regard de ces prisonniers n’avait que deux états : cristallin et vide, ou brisé.

Le printemps 45 passa comme un soupir de soulagement. Salagnon était en Allemagne dévastée, une arme à la main, commandant un groupe des jeunes gens musclés qui n’hésitaient jamais dans leurs actes. Tout ce qu’il disait était aussitôt suivi d’effets. On fuyait devant eux, on capitulait, on leur parlait avec crainte en ânonnant ce que l’on savait de français. Puis la guerre se termina et il dut rentrer en France.

Il resta quelques mois militaire, puis revint à la vie civile. « Revenir » est le mot que l’on emploie, mais pour ceux qui n’ont jamais vécu civilement le retour peut apparaître comme un dénudement, un dépôt sur le bord du chemin, le renvoi vers une origine qu’on leur prête mais qui pour eux n’existe pas. Que pouvait-il faire ? Que pouvait-il faire de bien civil ?

Il s’inscrivit à l’Université, suivit des cours, tenta d’exercer sa pensée. Des jeunes gens toujours assis, baissant la tête dans un amphithéâtre, prenaient en note ce qu’un homme âgé lisait devant eux. Les locaux étaient glacés, la voix du vieil homme s’égarait dans les aigus, il s’interrompait pour tousser ; il laissa un jour tomber ses notes qui s’éparpillèrent sur le sol, et cela dura de longues minutes pour qu’il les ramasse et les remette en ordre, en marmonnant ; les étudiants en silence, leur stylo levé, attendaient qu’il reprenne. Il acheta les livres qu’on lui demandait de lire, mais il ne lut que l’Iliade, plusieurs fois. Il lisait allongé sur son lit, en pantalon de toile, torse nu et pieds nus lorsqu’il faisait chaud, et enroulé dans son manteau, sous une couverture, à mesure que l’hiver venait. Il lut encore et encore la description de l’atroce mêlée, où le bronze désarticule les membres, perce les gorges, traverse les crânes, entre dans l’œil et ressort par la nuque, entraînant les combattants dans le noir trépas. Il lut bouche bée, en tremblant, la fureur d’Achille quand il venge la mort de Patrocle. En dehors de toute règle, il égorge les Troyens prisonniers, maltraite les cadavres, rabroue les dieux sans jamais perdre sa qualité de héros. Il se conduit de la façon la plus ignoble, vis-à-vis des hommes, vis-à-vis des dieux, vis-à-vis des lois de l’univers, et il reste un héros. Il apprit par l’Iliade, par un livre que l’on se lit depuis l’âge du bronze, que le héros peut n’être pas bon. Achille rayonne de vitalité, il donne la mort comme l’arbre le fruit, et il excelle en exploits, bravoure et prouesses : il n’est pas bon ; il meurt, mais il n’a pas à être bon. Qu’a-t-il fait ensuite ? Rien. Que pouvait-on encore faire, après ? Il referma le livre, ne retourna pas à l’Université, et chercha du travail. Il en trouva, plusieurs, les quitta tous, cela l’ennuyait. En octobre de l’année de ses vingt ans il rassembla tout l’argent qu’il put et partit pour Alger.

Il plut toute la traversée, des nuages fuligineux se décomposaient sur l’eau brune, un vent constant rendait pénible d’être sur le pont. Les courtes vagues de la mer d’automne frappaient les flancs du navire avec des claquements brefs, des résonances sourdes qui faisaient peur, qui se répandaient dans toute la structure du bateau et jusque dans les os des passagers qui n’arrivaient pas à dormir, comme des coups de pied donnés à un homme à terre. Quand elle ne sourit pas de toutes ses dents, quand elle ne rit pas de son rire de gorge, la Méditerranée est d’une méchanceté affreuse.

Le matin ils s’approchèrent d’une côte grise où l’on ne voyait rien. Alger, ce n’est pas ce qu’on dit, pensa-t-il accoudé au bastingage. Il devinait juste la forme d’une ville terne accrochée à la pente, une ville de petite taille sur une pente médiocre, sans arbres, qui doit être de terre pelée quand il fait chaud, et en ce moment, boueuse. Salagnon aborda Alger en octobre, et le bateau de Marseille dut traverser des rideaux de pluie pour l’atteindre.

Heureusement la pluie cessa quand le bateau fut à quai, le ciel s’ouvrit en grand quand il franchit la passerelle, et quand il emprunta l’escalier qui permettait de remonter du port — car à Alger le port est en bas — il redevint bleu. Les façades blanches à arcades séchaient vite, une foule agitée remplit à nouveau les rues, des gamins tournaient autour de lui en lui proposant des services qu’il n’écoutait pas. Un vieil Arabe coiffé d’une casquette usée, peut-être officielle, voulut porter son bagage. Il refusa poliment, serra mieux la poignée de sa valise, et demanda son chemin. L’autre grommela quelque chose qui ne devait pas être aimable et lui désigna vaguement une partie de la ville.

Il suivit les rues en pente, dans les caniveaux une eau brune coulait vers la mer ; une bourbe rougeâtre descendait des quartiers arabes, traversait la ville européenne, simplement la traversait, et disparaissait dans la mer. Il remarqua que des débris coulaient dans ce flot, et certains étaient des flocons de sang coagulé, d’un pourpre presque noir. Les nuages avaient disparu, les murs blancs reflétaient la lumière, ils brillaient. Il se dirigeait en lisant les plaques de tôle bleue à l’angle des rues, des plaques françaises rédigées en français, ce qu’il ne remarqua pas tant cela était naturel : les mots qu’il pouvait lire étaient soulignés des ondulations aiguës de l’arabe qu’il ne savait pas lire, et cela n’était qu’un simple ornement. Il alla sans détour, il trouva la maison dont il avait si souvent écrit l’adresse, et Salomon l’accueillit avec joie.

« Viens, Victorien, viens ! ça me fait plaisir de te voir ! »

Salomon le tira par le bras, l’entraîna dans une petite cuisine un peu sale où de la vaisselle traînait dans l’évier. Il sortit une bouteille et des verres qu’il posa sur la toile cirée. D’un torchon douteux il en essuya vite fait les miettes et les plus grosses taches.

« Assois-toi, Victorien ! Je suis tellement content que tu sois là ! Goûte, c’est de l’anisette, c’est ce qu’on boit ici. »

Il remplit les verres, fit s’asseoir et s’assit, et regarda son hôte droit dans les yeux ; mais ses yeux bordés de rouge ne regardaient pas droit.

« Reste, Victorien, reste tant que tu veux. Tu es chez toi ici. Chez toi. »

Mais après les embrassades il se répétait, chaque fois un peu moins fort et enfin il se tut. Salomon avait vieilli, il ne riait pas, il parlait juste fort, il servait l’anisette avec des gestes mal assurés. Quelques gouttes tombaient à côté du verre, parce que ses mains tremblaient. Elles tremblaient tout le temps, ses mains, mais on pouvait ne pas s’en rendre compte car quand il ne tenait rien il les cachait, il les mettait sous la table ou dans ses poches. Ils échangèrent des nouvelles, se racontèrent un peu.

« Et Ahmed ?

— Ahmed ? Parti. »

Salomon soupira, but son verre et se resservit. Il ne riait plus du tout, les rides de rire qui marquaient son visage semblaient désaffectées, et d’autres, nouvelles, qui le vieillissaient, étaient apparues.

« Tu sais ce qui s’est passé ici l’année dernière ? D’un seul coup tout a basculé, ce que l’on croyait solide n’était plus que du carton, pffft, envolé, découpé, en charpie. Et pour cela il n’a fallu qu’un drapeau, et un coup de feu. Un coup de feu à l’heure de l’apéro, comme dans une tragédie pataouète.

« Les Arabes, ils voulaient manifester pour le jour de la victoire, quand les Allemands là-bas au nord ont décidé d’arrêter les frais. Les Arabes, ils voulaient dire tout ensemble qu’ils étaient contents que nous ayons gagné, nous, mais personne ici n’est d’accord sur ce que “nous” veut dire. Ils voulaient fêter la victoire et dire leur joie d’avoir gagné, et dire aussi que maintenant que nous avions gagné rien ne pourrait être plus pareil. Alors ils voulaient défiler, en bon ordre, et ils avaient sorti des drapeaux algériens, mais le drapeau algérien, il est interdit. Moi je trouve qu’il est surtout absurde, le drapeau algérien, je ne vois pas le drapeau de quoi c’est. Mais ils l’avaient sorti, et les scouts musulmans le portaient. Un type est sorti du café, un flic, et quand il a vu ça, la foule d’Arabes en rang avec ce drapeau, il a cru à un cauchemar, il a pris peur. Il avait une arme sur lui dans le café, il l’a sortie, il a tiré, et le petit scout musulman qui portait le drapeau algérien est tombé. Ce con de flic qui allait boire l’apéritif avec son arme, il a déclenché l’émeute. On aurait pu calmer les choses, ce n’est pas la première fois qu’un Arabe se fait tuer pour rien, par une réaction un peu vive ; mais là, ils étaient tous en rang, avec le drapeau algérien interdit, et c’était le 8 mai, le jour de la victoire, de notre victoire, mais personne n’est d’accord sur ce que “nous” désigne.

« Alors l’émeute s’est abattue sur tout ce qui passait, on s’est tué sur la foi du visage, on s’est étripé sur la mine que l’on avait. Des dizaines d’Européens ont été éventrés brusquement, avec des outils divers. J’ai recousu certaines de leurs blessures, elles étaient horribles et sales. Les blessés, ceux qui avaient échappé à la mise en pièces, souffraient le martyre parce que cela s’infectait ; mais surtout ils souffraient d’une terreur intense, d’une terreur bien pire que tout ce que j’ai vu à la guerre, quand ces Allemands méthodiques nous tiraient dessus. Ils vivaient un cauchemar, ces blessés, parce que les gens avec qui ils vivaient, les gens qu’ils croisaient sans les voir, qu’ils frôlaient chaque jour dans les rues, se sont retournés contre eux avec des outils tranchants et les ont frappés. Pire que de la blessure, ils souffraient d’incompréhension ; et pourtant elles étaient profondes leurs blessures horribles, parce qu’elles avaient été faites par des outils, des outils de jardinage et de boucherie qui avaient creusé les organes ; mais l’incompréhension était encore plus profonde, au cœur même des gens, là même où ils existaient. À cause de l’incompréhension, ils mouraient de terreur : celui avec qui on vit, eh bien il se retourne contre vous. Comme si ton chien fidèle se retournait sans prévenir et te morde. Tu y crois, toi ? Ton chien fidèle, tu le nourris, et il se jette sur toi, et il te mord.

— Les Arabes sont vos chiens ?

— Pourquoi tu me dis cela, Victorien ?

— C’est ce que vous dites.

— Mais je ne dis rien. J’ai fait une comparaison pour que tu comprennes la surprise et l’horreur de la confiance trahie. Et en quoi a-t-on plus confiance sinon en son chien ? Il possède dans sa bouche de quoi vous tuer, et il ne le fait pas. Alors quand il le fait, quand il vous mord avec ça qu’il avait toujours eu à disposition, et avec quoi il s’abstenait de vous mordre, la confiance est brusquement détruite, comme dans un cauchemar où tout se retourne, et contre vous, où tout recommence d’obéir à sa nature après qu’elle a été si longtemps apprivoisée. C’est à rien y comprendre ; ou alors on le savait sans oser se le dire. Dans le cas des chiens on évoque la rage, un microbe qui rend fou, que l’on attrape par morsure et qui fait mordre, et cela explique tout. Pour les Arabes on ne sait pas.

— Vous parlez de gens comme de chiens.

— Fous-moi la paix avec les écarts de langage. Tu n’es pas d’ici, Victorien, tu ne sais rien. Ce que nous avons vécu ici est si terrifiant que nous n’allons pas nous interdire des façons de parler pour épargner la délicatesse des Françaouis. Il faut voir les choses en face, Victorien. Il faut parler vrai. Et le vrai quand on le parle, il fait mal.

— Faut-il encore qu’il soit vrai.

— Je voulais parler de confiance alors j’ai parlé de chiens. Pour expliquer la fureur qui prend parfois les chiens, on dit qu’ils ont la rage ; ça explique tout et on les abat. Pour les Arabes, je ne sais pas. Je n’ai jamais cru à ces histoires de race, mais maintenant je ne vois pas comment dire autrement, si ce n’est que c’est dans le sang. La violence est dans le sang. La traîtrise est dans le sang. Tu vois une autre explication, toi ? »

Il se tut un moment. Il se versa un verre, en renversa un peu à côté, oublia de servir Salagnon.

« Ahmed, il a disparu. Au début, il m’aidait. On m’envoyait des blessés pour que je les soigne, et lui toujours il était avec moi. Mais quand les blessés le voyaient se pencher sur eux, avec son nez d’aigle, avec ses moustaches, avec son teint qui ne trompe pas, eh bien ils gémissaient d’une toute petite voix et ils voulaient que je reste. Ils me suppliaient de ne pas m’éloigner, de ne pas les laisser seuls avec lui, et la nuit ils voulaient que ce soit moi qui les veille, surtout pas lui.

« Maintenant je me souviens d’avoir oublié de demander à Ahmed ce qu’il en avait pensé, mais moi cela m’avait fait rire. J’avais tapé sur l’épaule d’Ahmed en lui disant : “Allez, laisse-moi faire, ils vont pas bien, ils ont l’angoisse de la moustache”, comme si c’était une blague. Mais ce n’en était pas une, les types à moitié ouverts par des outils de jardinage ne font pas de blagues.

« Et puis une nuit très tard, alors que nous nettoyions et stérilisions des instruments utilisés pendant le jour — car nous devions tout faire tant il y avait de travail et de troubles, mais cela ne nous changeait pas de nos années de guerre passées ensemble —, pendant donc que nous étions tous les deux devant l’étuve à nettoyer les outils, il me dit que j’étais son ami. D’abord cela m’a fait plaisir. J’ai cru que la fatigue le rendait bavard, et la nuit, et les épreuves vécues ensemble. J’ai cru qu’il voulait parler de tout ce que nous avions vécu, depuis des années, jusqu’à ce moment-là. J’acquiesçai et j’allai lui répondre que lui aussi, mais il a continué. Il m’a dit que bientôt les Arabes tueraient tous les Français. Et ce jour-là, comme j’étais son ami, il me tuerait lui-même, rapidement, pour que je ne souffre pas.

« Il parlait sans élever la voix, sans me regarder, tout à son travail, un tablier taché de sang autour des reins et les mains pleines de mousse dans cette nuit où nous étions les seuls éveillés, avec quelques blessés qui n’arrivaient pas à dormir, les seuls debout, les seuls valides, les seuls raisonnables. Il m’assurait qu’il ne laisserait pas faire ça par n’importe qui n’importe comment, et il me le disait en ôtant des traces de sang de lames très affûtées, il me le disait devant un étalage de scalpels, de pinces et d’aiguilles qui ferait peur à un boucher. J’ai eu la présence d’esprit de rire et de le remercier, et lui aussi m’a souri. Quand tout fut rangé nous sommes allés nous coucher, j’ai retrouvé la clé de ma chambre, une petite clé de rien du tout qui fermait une serrure de rien du tout mais je n’avais que ça, mais de toute façon ce ne pouvait être qu’un cauchemar, et j’ai fermé ma chambre. Il suffit de gestes rituels pour conjurer les cauchemars. Le lendemain je m’étonnai moi-même d’avoir fermé la porte avec un si petit verrou. Ahmed était parti. Des types du voisinage armés de fusils et de pistolets, des types en chemisette que je connaissais tous sont venus chez moi et m’ont demandé où il était. Mais je n’en savais rien. Ils voulaient l’emmener et lui faire son affaire. Mais il était parti. Cela m’a soulagé qu’il soit parti. Les types armés m’ont dit que des bandits couraient dans les montagnes. Ahmed, disaient-ils, les avait peut-être rejoints. Mais il y a eu tant de ratissages, de liquidations, d’enterrements à la va-vite, en masse, qu’il a peut-être disparu ; vraiment disparu, sans trace. On ne sait pas combien sont morts. On ne les compte pas. Tous les blessés que je soignais étaient européens. Car pendant ces semaines-là, des blessés il n’y en eut pas d’Arabes. Les Arabes on les tuait.

« Tu sais ce que c’est un ratissage ? On passe le râteau dans la campagne, et on débusque les hors-la-loi. Pendant des semaines on a traqué les coupables des horreurs du 8 mai. Il fallait qu’aucun n’en réchappe. Tout le monde s’y est mis : la police bien sûr, mais elle n’y suffisait pas, alors l’armée, mais elle n’y suffisait pas non plus, alors les gens de la campagne, qui ont l’habitude, et aussi les gens des villes, qui l’ont prise, et même la marine, qui de loin bombardait les villages de la côte, et l’aviation, qui bombardait les villages inaccessibles. Tous ont pris des armes, et tous les Arabes que l’on soupçonnait d’avoir trempé de près ou de loin dans ces horreurs ont été rattrapés, et liquidés.

— Tous, ça fait combien ?

— Mille, dix mille, cent mille, qu’en sais-je ? S’il avait fallu, un million ; tous. La traîtrise est dans le sang. Il n’y a pas d’autre explication car sinon, pourquoi ils se seraient jetés sur nous alors que nous vivions ensemble ? Tous, s’il avait fallu. Tous. Nous avons la paix pour dix ans.

— Comment on les reconnaissait ?

— Qui, les Arabes ? Tu rigoles, Victorien ?

— Les coupables.

— Les coupables étaient des Arabes. Et ce n’était pas le moment d’en laisser échapper. Tant pis si ça bave un peu. Il fallait éradiquer au plus vite, cautériser, et qu’on n’en parle plus. Les Arabes ont tous plus ou moins quelque chose à se reprocher. Il suffit de voir la façon dont ils marchent ou dont ils nous regardent. De près ou de loin, tous complices. Ce sont d’immenses familles, tu sais. Comme des tribus. Ils se connaissent tous, ils se soutiennent. Alors tous ils sont plus ou moins coupables. Il n’est pas difficile de les reconnaître.

— Vous ne parliez pas comme ça en 44. Vous parliez de l’égalité.

— M’en fous de l’égalité. J’étais jeune, j’étais en France, je gagnais la guerre. Maintenant je suis chez moi, j’ai la trouille. Tu y crois à ça ? Chez moi, et la trouille. »

Ses mains tremblaient, ses yeux étaient bordés de rouge, ses épaules ployaient comme s’il allait se replier et se coucher en boule. Il se reversa un verre et le regarda silence.

« Victorien, va voir Eurydice. Je suis fatigué maintenant. Elle est sur la plage avec des amis. Elle sera contente de voir.

— La plage en octobre ?

— Qu’est-ce que tu crois, Françaoui ? Que la plage on la démonte à la fin août, quand les gens de chez vous ils rentrent de vacances ? Elle toujours là, la plage. Allez, va, Eurydice sera contente de te voir. »

Sur la plage à Alger il n’est pas nécessaire de se baigner. La côte plonge vite dans la mer, la bande de sable est étroite, des vagues courtes giflent les roches qui dépassent de l’eau avec une brusque impatience. Le sable sèche vite sous un soleil vif, le ciel est d’un bleu doux sans aucun accroc, une ligne de nuages bien nets flotte au-dessus de l’horizon, tout au nord, au-dessus de l’Espagne, ou de la France.

Les jeunes gens en chemise ouverte sur un maillot de bain viennent s’asseoir devant la mer, sur la plage entourée de rochers. Ils emportent une serviette, un sac de plage, ils s’asseoient sur le sable ou bien aux buvettes hâtivement construites : auvent de béton, comptoir et quelques sièges, c’est tout. Ici on vit dehors, on s’habille à peine, on grignote de petites choses un peu piquantes en sirotant un verre, et on parle, on parle interminablement assis ensemble sur le sable.

Eurydice sur une serviette blanche occupait le centre d’un groupe de jeunes gens souples et bronzés, volubiles et drôles. En voyant Victorien elle se leva et s’approcha d’une démarche hésitante, car le sable n’est pas très stable ; elle courut tant bien que mal jusqu’à lui et l’embrassa, ses deux bras dorés autour de son cou. Ensuite elle le ramena et le présenta aux autres qui le saluèrent avec un enthousiasme surprenant. Ils le criblaient de questions, le prenaient à témoin de leurs blagues, lui touchaient le bras ou l’épaule pour s’adresser à lui comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Ils riaient très fort, ils parlaient vite, ils s’énervaient pour un rien et riaient encore. Salagnon fut distancé. Il décevait vite, il manquait de vivacité ; il n’était pas de taille.

Eurydice rit avec ses amis qui jouaient à lui faire la cour. Quand le soleil se fit plus vif elle mit des lunettes de soleil qui supprimaient ses yeux, elle ne fut plus que ces lèvres qui plaisantent. Elle se tournait vers l’un, vers l’autre, ses cheveux dénoués roulaient sur ses épaules en suivant avec retard le moindre de ses mouvements ; à chacun de ses rires elle régnait sur une cour de singes. Salagnon se renfrogna. Il ne participait plus, il regardait de loin et pensa qu’il préférerait peindre la ligne onduleuse de nuages qui flottent au-dessus de l’horizon droit. Son talent le reprenait, par un picotement des mains ; il resta silencieux. Il se prit soudain à détester Alger, lui qui avait tant aimé cette bonhomie volubile de Salomon Kaloyannis ; à détester Alger et les Français d’Algérie, qui parlent trop vite une langue qui n’est plus la sienne, une langue trop aisée et qu’il ne peut suivre, à laquelle il ne peut participer. Ils gambadaient autour de lui, moqueurs, cruels, et creusaient autour d’Eurydice un fossé infranchissable.

Ils remontèrent enfin en ville par des marches de béton posées entre les rochers. Les jeunes gens les laissèrent, embrassèrent Eurydice, serrèrent la main de Victorien avec un enthousiasme qui n’était plus le même qu’au début, plus ironique lui sembla-t-il. Ils rentrèrent ensemble, épaule contre épaule dans les rues étroites mais il était trop tard. Ils se regardaient avec un peu de gêne, et le plus souvent regardaient devant eux. Ils échangèrent de lentes généralités sur le chemin qui parut très long, encombré d’une foule pressée qui les empêchait de marcher. Le repas du soir avec Salomon fut pesant de politesse. Eurydice fatiguée alla se coucher rapidement.

« Victorien, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

— Rentrer, je crois. Peut-être continuer l’armée.

— La guerre est finie, Victorien. La vie reprend. Qu’avons-nous encore besoin de mousquetaires ? Enrichis-toi, fais quelque chose d’important. Eurydice n’a pas besoin d’un traîneur de sabre, ce n’est plus leur temps. Quand tu te seras fait, reviens. Les types d’ici ne sont que des babilleurs, mais toi tu n’es rien. Vis, et puis reviens-nous. »

Le lendemain il prenait le bateau de Marseille. Sur le pont arrière il commença d’écrire à Eurydice. La côte d’Alger diminuait, il la dessina. Le soleil bien net marquait des ombres, garnissait la Casbah de dents. Il dessina de petits détails du bateau, la cheminée, le bastingage, les gens accoudés qui regardaient la mer. Il dessinait à l’encre sur de petits cartons blancs. De Marseille il lui en envoya certains comme des cartes postales. Il lui en envoya souvent. Il notait au dos quelques nouvelles de lui, très succinctes. Elle ne répondait jamais.

Il revit son oncle, qui revenait d’Indochine ; il avait passé quelques semaines dans une chambre sans même défaire ses bagages, il attendait de repartir. Il n’avait rien à faire en France, disait-il. « J’habite dans une caisse maintenant. » Il le disait sans rire en regardant son interlocuteur dans les yeux, et celui-ci détournait le regard car il pensait à la boîte en sapin, et il ne savait pas s’il fallait en sourire ou frémir. Il parlait d’une cantine de métal, peinte en vert, pas très grande, qui contenait toutes ses affaires et le suivait partout où il allait. Il l’avait traînée en Allemagne, dans les Afrique, celle du Nord et l’équatoriale, en Indochine maintenant. La peinture s’écaillait, les parois en étaient cabossées. Il la tapotait avec affection et elle sonnait le creux.

« C’est ma vraie maison, car elle contient tout ce qui m’appartient. La caisse est notre dernière demeure mais j’y habite déjà. Je précède le mouvement. Il paraît que la philosophie consiste à se préparer à mourir. Je n’ai pas lu ces livres où on l’explique, mais je comprends cette philosophie en l’appliquant. C’est un gain de temps considérable, car je risque d’en manquer : avec la vie que je mène je risque d’y passer plus vite que la plupart d’entre nous. »

Son oncle ne riait pas. Victorien savait qu’il ne mettait pas d’humour dans ce qu’il disait : il disait juste ce qu’il avait à dire, mais d’une façon si directe que l’on pouvait croire à une blague. Il disait juste les choses comme elles sont.

« Pourquoi tu ne t’arrêtes pas ? demanda quand même Victorien. Pourquoi tu ne rentres pas, maintenant ?

— Rentrer où ? Depuis que je ne suis plus un enfant je ne fais que la guerre. Et même enfant, j’y jouais. Ensuite j’ai fait mon service militaire, et puis la guerre dans la lancée. J’ai été fait prisonnier et puis je me suis évadé, pour retourner faire la guerre. Toute ma vie d’adulte je l’ai passée à faire la guerre, sans en avoir jamais eu le projet. J’ai toujours vécu dans une caisse, sans imaginer plus, et elle est à ma taille. Je peux tenir ma vie dans mes bras, je peux la porter sans trop de fatigue. Comment voudrais-tu que je vive autrement ? Travailler tous les jours ? Je n’ai pas la patience. Me construire une maison ? Trop grand pour moi, je ne pourrais pas la soulever dans mes bras pour la déplacer. Avec soi, quand on bouge, on ne peut emporter qu’une caisse. Et on reviendra à la caisse, tous. Alors pourquoi un détour ? Je porte ma maison et je parcours le monde, je fais ce que j’ai toujours fait. »

Dans la petite chambre où il passait ces jours d’inaction il n’était de place que pour un lit, et une chaise sur laquelle était plié un uniforme ; Victorien l’avait déplacé avec soin, sans le froisser, pour s’asseoir au bord du siège sans s’adosser, tout raide. L’oncle allongé sur le lit lui parlait en regardant le plafond, pieds nus et chevilles croisées, mains derrière la nuque.

« Quel livre emporterais-tu sur une île déserte ? demanda-t-il.

— Je n’y ai jamais pensé.

— C’est une question idiote. Personne ne va sur une île déserte, et ceux qui s’y retrouvent, c’est sans avoir été prévenus : ils n’ont pas eu le temps de choisir. La question est bête parce qu’elle n’engage à rien. Mais moi j’ai joué au jeu de l’île déserte. Puisque cette caisse est mon île, je me suis demandé quel livre j’emporterais dans ma caisse. Les militaires coloniaux peuvent avoir des lettres, et ils ont le temps de lire avec leurs voyages en bateau, et les longues veilles dans des endroits trop chauds on ne peut pas dormir. J’emporte avec moi l’Odyssée, qui raconte une errance, très longue, d’un homme qui essaie de rentrer chez lui mais n’en retrouve pas le chemin. Et pendant qu’il erre de par le monde à tâtons, dans son pays tout est livré aux ambitions sordides, au calcul avide, au pillage. Quand il rentre enfin, il fait le ménage, par l’athlétisme de la guerre. Il débarrasse, il nettoie, il met de l’ordre.

« Ce livre, je le lis par morceaux, dans des endroits qu’Homère ne connaissait pas. En Alsace terré dans la neige, à la lueur d’un briquet pour ne pas m’endormir, car dormir dans ce froid m’aurait tué ; la nuit en Afrique dans une case de paille tressée, où par contre j’essaie de dormir, mais il fait si chaud que même la peau on voudrait l’enlever ; je le lis dans l’entrepont d’un bateau de transport, adossé à ma caisse, pour penser à autre chose qu’à vomir ; dans un bunker de troncs de palmiers qui tremblent à chaque coup de mortier, et un peu de terre tombe à chaque fois sur les pages et la lanterne pendue au plafond se balance et brouille les lignes. L’effort que je fais pour suivre les lignes me fait du bien, cet effort fixe mon attention et me fait oublier d’avoir peur de mourir. Il paraît que les Grecs savaient ce livre par cœur, l’apprendre constituait leur éducation ; ils pouvaient en réciter quelques vers ou un chant entier en toutes circonstances de la vie. Alors moi aussi je l’apprends, j’ai l’ambition de le savoir tout entier, et ce sera toute ma culture. »

Dans la toute petite chambre où il n’était presque pas de place, la caisse occupait le pied du lit devant la chaise, ils parlaient d’elle par-dessus elle, et Salagnon ne pouvait pas étendre ses jambes. La caisse de métal vert gagnait en importance à mesure qu’ils en parlaient. « Ouvre-la. » Elle était à moitié vide. Un coupon de tissu rouge plié avec soin en cachait le contenu. « Soulève. » Dessous était le livre d’Ulysse, un volume broché qui commençait de perdre ses pages. Un autre coupon de tissu rouge plié serré lui servait de coussin. « Je le protège du mieux que je peux. Je ne sais pas si j’en trouverai un autre dans le haut Tonkin. » Dessous n’étaient que quelques vêtements, un pistolet dans un étui de cuir et des affaires de toilette. « Déplie-les, ces deux tissus. » Salagnon déplia deux drapeaux de bonne taille, tous deux d’un rouge soutenu. L’un portait dans un cercle blanc une croix gammée dont la teinture fatiguée virait au bleu, et l’autre une unique étoile d’or à cinq branches.

« Le drapeau boche, je l’ai pris en Allemagne, juste avant la fin. Il flottait à l’antenne radio d’une voiture d’officier. Il l’exhibait jusqu’au bout, à la tête de sa colonne blindée que nous avons arrêtée. Il ne se protégeait pas, il roulait en tête debout dans sa Kübelwagen, devant les chars bien en ligne qui roulaient en gardant leurs distances. Ils vidaient leur réservoir et après ils n’auraient plus jamais d’essence et leur guerre serait finie. Sa casquette le désignait personnellement, et il portait une veste d’uniforme bien repassée, reprisée mais très propre. Il avait astiqué sa croix de fer et la portait autour du cou. Il est tombé en premier, avec son arrogance intacte. Les blindés nous les avons arrêtés un par un. Le dernier s’est rendu, seulement le dernier. Il n’y avait plus personne pour les voir, alors ils pouvaient. Le drapeau sur la voiture d’officier, mes copains voulaient le brûler. Je l’ai gardé.

— Et l’autre ? Avec l’étoile d’or ? Je n’en ai jamais vu.

— Il vient d’Indochine. Le Viêt-minh s’est fait un drapeau à la manière des communistes, avec du rouge et des symboles jaunes. Celui-là je l’ai pris quand nous avons repris Hanoï. Ils attendaient notre retour et ils s’étaient fortifiés. Ils avaient creusé des tranchées en travers des rues, des trous d’homme dans les pelouses, ils avaient scié les arbres et construit des barricades. Ils s’étaient cousu des drapeaux pour montrer qui ils étaient, certains en coton et d’autres dans la soie magnifique qui sert aux vêtements et qu’ils avaient réquisitionnée chez des boutiquiers. Ils voulaient nous montrer, et nous, après nous être fait chasser par les Japonais, nous voulions leur montrer aussi. Les drapeaux, on en était fiers de chaque côté. Cela a été très héroïque, et ensuite ils ont filé. J’ai récupéré le drapeau qu’un jeune type avait brandi devant nous, et maintenant il gisait mort sur la chaussée pleine de débris. Je ne crois pas que ce soit moi qui l’ai tué, mais on ne sait jamais, dans les combats de rue. Je l’ai pris pour protéger mon livre. Maintenant il est bien à l’abri.

« Ces types, ils m’effraient, tous les deux. L’officier nazi confit d’arrogance et le jeune Tonkinois exalté. Je les ai vus tous les deux vivants, et puis morts. Et aux deux j’ai pris leur drapeau, que je plie pour protéger mon Ulysse. Ils m’effraient ces types parce qu’ils préfèrent montrer du rouge vif plutôt que de sauver leur peau en se cachant. Ils n’étaient plus que la hampe qui tient le drapeau, et ils sont morts. C’est ça, l’horreur des systèmes, le fascisme, le communisme : la disparition de l’homme. Ils n’ont que ça à la bouche : l’homme, mais ils s’en foutent de l’homme. Ils vénèrent l’homme mort. Et moi qui fais la guerre parce que je n’ai pas eu le temps d’apprendre autre chose, j’essaie de me mettre au service d’une cause qui ne me paraît pas trop mauvaise : être un homme, pour moi-même. La vie que je mène est un moyen de l’être, et de le rester. Vu ce qu’on voit là-bas, c’est un projet à part entière ; cela peut occuper toute la vie, toutes les forces ; et on n’est pas sûr de réussir.

— C’est comment, là-bas ?

— L’Indochine ? C’est la planète Mars. Ou Neptune, je ne sais pas. Un autre monde qui ne ressemble à rien d’ici : imagine une terre où la terre ferme n’existerait pas. Un monde mou, tout mélangé, tout sale. La boue du delta est la matière la plus désagréable que je connaisse. C’est là où ils font pousser leur riz, et il pousse à une vitesse qui fait peur. Pas étonnant que l’on cuise la boue pour en faire des briques : c’est un exorcisme, un passage au feu pour qu’enfin ça tienne. Il faut des rituels radicaux, mille degrés au four pour survivre au désespoir qui vous prend devant une terre qui se dérobe toujours, à la vue comme au toucher, sous le pied comme sous la main. Il est impossible de saisir cette boue, elle englue, elle est molle, elle colle et elle pue.

« La boue de la rizière colle aux jambes, aspire les pieds, elle se répand sur les mains, les bras, on en trouve jusque sur le front comme si on était tombé ; la boue vous rampe dessus quand on marche dedans. Et autour des insectes vrombissent, d’autres grésillent ; tous piquent. Le soleil pèse, on essaye de ne pas le regarder mais il se réfléchit en paillettes blessantes qui bougent sur toutes les flaques d’eau, suivent le regard, éblouissent toujours même quand on baisse les yeux. Et ça pue, la sueur coule sous les bras, entre les jambes, et dans les yeux ; mais il faut marcher. Il ne faut rien perdre de l’équipement qui pèse sur nos épaules, des armes que l’on doit garder propres pour qu’elles fonctionnent encore, continuer de marcher sans glisser, sans tomber, et la boue monte jusqu’aux genoux. Et en plus d’être naturellement toxique, cette boue est piégée par ceux que l’on chasse. Parfois elle explose. Parfois elle se dérobe, on s’enfonce de vingt centimètres et des pointes de bambou empalent le pied. Parfois un coup de feu part d’un buisson au bord d’un village, ou de derrière une diguette, et un homme tombe. On se précipite vers le lieu d’où est parti le coup, on se précipite avec cette grosse boue qui colle, on n’avance pas, et quand on arrive, il ne reste rien, pas une trace. On reste con devant cet homme couché, sous un ciel trop grand pour nous. Il nous faudra maintenant le porter. Il semblait être tombé tout seul, d’un coup, et le claquement sec que nous avions entendu avant qu’il ne tombe devait être la rupture du fil qui le tenait debout. Dans le delta nous marchons comme des marionnettes, à contre-jour sur le ciel, chacun de nos mouvements paraît empoté et prévisible. Nous n’avons plus que des membres de bois ; la chaleur, la sueur, l’immense fatigue nous rendent insensibles et idiots. Les paysans nous regardent passer sans rien changer à leurs gestes. Ils s’accroupissent sur les talus qui surélèvent leurs villages, à faire je ne sais quoi, ou bien ils se penchent sur cette boue qu’ils cultivent avec des outils très simples. Ils ne bougent presque pas. Ils ne disent rien, ils ne s’enfuient pas, ils nous regardent juste passer ; et puis ils se plient à nouveau et continuent leurs pauvres tâches, comme si ce qu’ils faisaient valait l’éternité et nous rien, comme s’ils étaient là pour toujours, et nous de passage, malgré notre lenteur.

« Les enfants bougent davantage, ils nous suivent en courant sur les diguettes, ils poussent de petits cris bien plus aigus que ceux des enfants d’ici. Mais eux aussi s’immobilisent. Ils restent souvent couchés sur le dos de leur buffle noir, et celui-là avance, broute, bois dans les ruisseaux sans même remarquer qu’il porte un enfant endormi.

« Nous savons que tous renseignent le Viêt-minh. Ils lui indiquent nos déplacements, notre matériel, et notre nombre. Et même certains sont des combattants, l’uniforme des milices locales viêt-minhs est le pyjama noir des paysans. Ils enroulent leur fusil avec quelques balles dans une toile goudronnée et ils l’enfouissent dans la rizière. Ils savent où c’est, nous on ne le trouvera pas ; et quand nous sommes passés, ils le ressortent. D’autres, surtout les enfants, déclenchent des pièges à distance, des grenades reliées à un fil, attachées à un piquet planté dans la boue, à une touffe d’arbres sur la digue, à l’intérieur d’un buisson. Quand nous passons ils tirent le fil et ça explose. Alors nous avons appris à éloigner les enfants de nous, à tirer autour d’eux pour qu’ils ne nous approchent pas. Nous avons appris à nous méfier surtout de ceux qui semblent dormir sur le dos des buffles noirs. La ficelle qu’ils tiennent à la main et qui plonge dans la boue, ce peut être la longe de l’animal ou bien le déclencheur du piège. Nous tirons devant eux pour qu’ils s’éloignent, et parfois nous abattons le buffle à la mitrailleuse. Quand un coup de feu part, nous attrapons tout le monde, tous ceux qui travaillent dans la rizière. Nous sentons les doigts, nous dénudons l’épaule, et ceux qui sentent la poudre, ceux qui montrent sur leur peau l’hématome du recul, nous les traitons très durement. Devant les villages, nous mitraillons les buissons avant d’aller plus avant. Quand plus rien ne bouge nous entrons. Les gens sont partis. Ils ont peur de nous. Et puis le Viêt-minh aussi leur dit de partir.

« Les villages sont comme des îles. Des îles presque au sec sur un petit talus, des villes fermées d’un rideau d’arbres ; du dehors on ne voit rien. Dans le village la terre est ferme, on ne s’enfonce plus. Nous sommes presque au sec, devant des maisons. Nous voyons parfois des gens, et ils ne nous disent rien. Et ceci presque toujours déclenche notre fureur. Pas leur silence, mais d’être au sec. De voir enfin quelque chose. De pouvoir sentir enfin un peu de terre et qu’elle reste dans la main. Comme si dans le village nous pouvions agir, et l’action est une réaction à la dissolution, à l’engluement, à l’impuissance. Nous agissons sévèrement dès que nous pouvons agir. Nous avons détruit des villages. Nous avons la puissance pour le faire : elle est la marque même de notre puissance.

« Heureusement que nous avons des machines. Des radios qui nous relient les uns aux autres ; des avions qui bourdonnent au-dessus de nous, des avions fragiles et seuls mais qui voient d’en haut bien mieux que nous, collés au sol que nous sommes ; et des chars amphibies qui roulent sur l’eau, dans la boue, aussi bien que sur la route, et qui nous portent parfois, serrés sur leur blindage brûlant. Les machines nous sauvent. Sans elles nous serions engloutis dans cette boue, et dévorés par les racines de leur riz.

« L’Indochine c’est la planète Mars, ou Neptune, qui ne ressemble à rien que nous connaissions et où il est si facile de mourir. Mais parfois elle nous accorde l’éblouissement. On prend pied sur un village et pour une fois on ne mitraille rien. Au milieu s’élève une pagode, le seul bâtiment en dur. Souvent les pagodes servent de bunker dans les batailles contre le Viêt-minh ; pour nous, ou pour eux. Mais parfois on entre en paix dans l’ombre presque fraîche, et dedans, quand les yeux s’habituent, on ne voit que rouge sombre, bois profond, dorures, et des dizaines de petites flammes. Un bouddha doré brille dans l’ombre, la lueur tremblante des bougies coule autour de lui comme une eau claire, lui donne une peau lumineuse qui frissonne. Les yeux clos il lève la main, et ce geste fait un bien fou. On respire. Des moines accroupis sont entortillés dans de grands draps orange. Ils marmonnent, ils tapent sur des gongs, ils font brûler de l’encens. On voudrait se raser le crâne, s’entortiller dans un linge et rester là. Quand on retourne au soleil, quand on s’enfonce à nouveau dans la boue du delta, au premier pas qui s’enfonce on en pleurerait.

« Les types là-bas ne nous disent rien. Ils sont plus petits que nous, ils sont souvent accroupis, et leur politesse déconseille de regarder en face. Alors nos regards ne se croisent pas. Quand ils parlent c’est avec une langue qui crie que nous ne comprenons pas. J’ai l’impression de croiser des Martiens ; et de combattre certains d’entre eux que je ne distingue pas des autres. Mais parfois ils nous parlent : des paysans dans un village, ou des citadins qui sont allés tout autant à l’école que nous, ou des soldats engagés avec nous. Quand ils nous parlent en français cela nous soulage de tout ce que nous vivons et commettons chaque jour ; en quelques mots nous pouvons croire oublier les horreurs et qu’elles ne reviendront plus. Nous regardons leurs femmes qui sont belles comme des voilages, comme des palmes, comme quelque chose de souple qui flotte au vent. Nous rêvons qu’il soit possible de vivre là. Certains d’entre nous le font. Ils s’établissent dans la montagne, où l’air est plus frais, où la guerre est moins présente, et dans la lumière du matin ces montagnes flottent sur une mer de brume lumineuse. Nous pouvons rêver de l’éternité.

« En Indochine nous vivons la plus grande horreur et la plus grande beauté ; le froid le plus pénible dans la montagne et la chaleur deux mille mètres plus bas ; nous souffrons de la plus grande sécheresse sur les calcaires en pointe et la plus grande humidité dans les marécages du delta ; la peur la plus constante dans les attaques nuit et jour et une immense sérénité devant certaines beautés que nous ne savions pas exister sur Terre ; nous oscillons entre le recroquevillement et l’exaltation. C’est une très violente épreuve, nous sommes soumis à des extrêmes contradictoires, et j’ai peur que nous nous fendions comme le bois quand on le soumet à ces épreuves-là. Je ne sais pas dans quel état nous serons ensuite ; enfin ceux qui ne mourront pas, car l’on meurt vite. »

Il regardait le plafond, mains croisées derrière la nuque.

« C’est fou ce que l’on meurt vite, là-bas, murmura-t-il. Les types qui arrivent, et il en arrive toujours par bateau de France, j’ai à peine le temps de les connaître ; ils meurent, et moi je reste. C’est fou ce que l’on meurt, là-bas ; on nous tue comme des thons.

— Et eux ?

— Qui ? Les Viets ? Ce sont des Martiens. Nous les tuons aussi, mais comment ils meurent nous ne le savons pas. Toujours cachés, toujours partis, jamais là. Et quand bien même nous les verrions, nous ne les reconnaîtrions pas. Trop semblables, habillés pareil, nous ne savons pas ce que l’on tue. Mais quand nous sommes dans une embuscade, eux dans les herbes à éléphant, dans les arbres, ils nous tuent avec méthode, ils nous abattent comme des thons. Je n’ai jamais vu autant de sang. Il y en a plein les feuillages, plein les pierres, plein les arroyos verts, la boue devient rouge.

« Tiens, c’est comme dans le passage de l’Odyssée. C’est ce passage qui m’a fait penser aux thons.

Là, je pillai la ville et tuai les guerriers.

Alors j’aurais voulu que nous songions à fuir du pied le plus rapide ; mais ces fous refusèrent.

À grands cris, nos Kikones couraient appeler leurs voisins. Ceux de l’intérieur, plus nombreux et plus braves, envoient leurs gens montés qui combattaient en selle ou, s’il fallait, à pied. Plus denses qu’au printemps les feuilles et les fleurs, aussitôt ils arrivent : Zeus, pour notre malheur, nous mettait sous le coup du plus triste destin ; quelle charge de maux !..

Tant que dure l’aurore et que grandit le jour sacré, nous résistons, sans plier sous le nombre ; mais quand le jour penchant vient libérer les bœufs, les Kikones vainqueurs rompent mes Achéens, et six hommes guêtrés succombent sans pouvoir regagner leur navire ; nous autres, nous fuyons le trépas et le sort.

Nous reprenons la mer, l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis : sur les doubles gaillards, avant de démarrer, je fais héler trois fois chacun des malheureux tombés en cette plaine, victimes des Kikones…

« Merde ! ce n’est pas là. J’aurais juré qu’il était question d’un massacre de thons. Passe-moi le livre. »

Il se redressa sur le lit, arracha le volume usé des mains de Victorien qui le tenait avec précautions, de peur que les pages n’en tombent, et il le feuilleta furieusement, sans égards.

« J’aurais juré… Ah ! Voilà ! Les Lestrygons. J’ai confondu les Lestrygons et les Kikones. Écoute. Les chemins du Jour sont près des chemins de la Nuit… Écoute…

Mais, à travers la ville, il fait donner l’alarme. À l’appel, de partout, accourent par milliers ses Lestrygons robustes, moins hommes que géants, qui, du haut des falaises, nous accablent de blocs de roche à charge d’homme : équipages mourants et vaisseaux fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte. Puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à l’horrible festin.

« Voilà ! Écoute encore…

Et, deux jours et deux nuits, nous restons étendus,

accablés de fatigue et rongés de chagrin.

« Homère parle de nous, bien plus que les actualités filmées. Au cinéma ils me font rire, ces petits films pompeux : ils ne montrent rien ; ce que raconte ce vieux Grec est bien plus proche de l’Indochine que je parcours depuis des mois. Mais j’ai confondu deux chants. Tu vois, je ne sais pas encore ce livre. Quand je le saurai en entier par cœur, sans me tromper, comme un Grec, j’en aurai fini. Et je ne réponds plus de rien. »

Le livre refermé sur ses genoux, main posée sur la couverture, il récita les deux chants à mi-voix, les yeux clos. Il eut un sourire très heureux. « Ulysse est en fuite, poursuivi par des tas de types qui veulent sa peau. Ses compagnons y passent tous, mais lui reste en vie. Et quand il rentre chez lui, il met de l’ordre, il tue ceux qui ont pillé ses greniers, il liquide tous ceux qui ont collaboré. Après, c’est le soir, il n’y a plus grand monde, juste des dégâts. Et descend enfin une grande paix. C’est fini. La vie peut reprendre, vingt ans pour revenir à la vie. Victorien, tu crois que nous mettrons vingt ans à sortir de cette guerre ? — Ça me paraît long. — Oui, c’est long, trop long… » Et il s’allongea à nouveau, le livre sur la poitrine, et ne dit plus rien.

Novembre n’est favorable à rien. Le ciel se rapproche, le temps se referme, les feuilles sur les arbres se crispent comme les mains d’un mourant ; et tombent. À Lyon un brouillard s’élève au-dessus des fleuves comme montent les fumées lourdes au-dessus des tas de feuilles que l’on brûle, mais à l’envers. À l’envers tout ça, car il ne s’agit pas de fumées mais d’humidité, pas de flammes mais de liquide, pas de chaleur mais de froid, tout à l’envers. Cela ne monte pas, cela rampe, et s’étale. En novembre il ne reste plus rien de la joie d’être libre. Salagnon avait froid, son manteau ne le protégeait de rien, sa chambre sous les toits laissait entrer l’air du dehors, les murs humides le chassaient au dehors où il allait marcher sans but, mains dans les poches, manteau serré, col relevé, marcher à travers des langues de brouillard qui s’écoulaient le long des façades, qui s’en décollaient mollement comme des pans de papier mouillé.

Dessiner devenait difficile. Il faut s’arrêter ; il faut laisser venir à soi les formes qui adviendront sur le papier, il faut une sensibilité frémissante de la peau que l’on ne peut laisser nue par ce froid humide. Frissons et frémissements se confondent, se contrarient, et s’épuisent dans le seul acte de marcher, sans aucun but, juste pour dissiper l’agitation.

Du côté de Gerland il tomba en arrêt au pied d’un Christ mort. Il avait marché le long des Grands Abattoirs qui tuaient au ralenti, le long du Grand Stade ouvert où l’herbe poussait en désordre, il avait marché tout un jour de novembre sur cette avenue qui ne donne sur rien, et il s’arrêta devant une église de béton dont la façade jusqu’en haut portait le bas-relief d’un Christ géant. Il fallait lever les yeux pour le voir entier, il avait les pieds posés au sol, et ses chevilles atteignaient déjà la hauteur des têtes, et sa tête se dissolvait dans le brouillard vert qui ne permet plus de rien voir dès que cela s’étend un peu loin. D’être ainsi trop près et de devoir lever les yeux tordait la statue en une perspective qui déformait le corps comme d’un spasme, et la statue menaçait d’arracher les clous qui la tenaient aux poignets, et de basculer, et d’écraser Salagnon.

Il entra dans l’église où la température égale lui parut réconfortante. La pauvre lumière de novembre ne traversait pas les vitraux épais, elle s’égarait à l’intérieur des briques de verre qui luisaient comme des braises rouges, bleues, noires, prêtes à s’éteindre. Des vieilles dames allaient en silence à petits pas, elles s’affairaient à des tâches précises qu’elles connaissaient par cœur, sans relever la tête, avec l’application des souris.

Novembre n’est propre à rien, pensait-il en resserrant son manteau trop fin qui ne lui donnait pas suffisamment chaud. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Cela le désolait de penser qu’être jeune, fort et libre soit un mauvais moment à passer. Il avait dû commencer sa vie un peu vite et ressentait maintenant une brusque fatigue. On conseille à ceux qui courent, et qui veulent courir longtemps, de ne pas commencer trop fort, de partir lentement, de se laisser des réserves sous peine d’essoufflement et d’un point de côté qui compromettra leur arrivée. Il ne savait pas quoi faire. Novembre, qui n’est favorable à rien, qui semble indéfiniment s’éteindre, lui semblait être sa propre fin.

Le prêtre sortit de l’ombre et traversa la nef ; ses pas sonnèrent sous les voûtes avec tant de vigueur que Salagnon le suivit des yeux sans le vouloir.

« Brioude ! »

Le nom résonna dans l’église et les vieilles dames sursautèrent. Le prêtre se retourna avec brusquerie, plissa les yeux, scruta l’ombre, et son visage s’éclaira. Il vint vers Salagnon main tendue, ses grands pas pressés contrariés par sa soutane.

« Tu tombes bien, dit-il directement. Je vois Montbellet ce soir. Il est à Lyon pour quarante-huit heures, ensuite il repart je ne sais où. Il ne faut pas le rater. Viens à huit heures. Tu sonneras en bas, à la cure. »

Il se retourna avec la même brusquerie, laissant Salagnon la main encore tendue.

« Brioude ?

— Oui ?

— Après tout ce temps… tu vas bien ?

— Mais oui. Nous en parlerons ce soir.

— Tu n’es pas surpris de ce hasard : moi ici, toi là ?

— La vie ne me surprend plus, Salagnon, je l’accepte. Je la laisse venir, et ensuite je la change. À ce soir. »

Il disparut dans l’ombre, suivi du claquement sonore de ses chaussures sur les dalles, puis un claquement de porte, et rien. Une vieille dame bouscula Salagnon avec un claquement de langue agacé, elle trottina jusqu’à un râtelier de fer devant une statue de saint. Elle planta sur une pointe un tout petit cierge, l’alluma et fit l’ébauche d’un signe de croix. Elle regarda ensuite en silence le saint avec ce regard d’exaspération que l’on réserve à ceux dont on attend beaucoup et qui ne font pas ; ou mal ; ou pas comme ils devraient.

Elle tourna la tête et jeta le même regard à Salagnon qui partait. Sur le parvis il tenta de remonter son col mais il était trop court ; il releva ses épaules, renfonça sa tête, et alla sans se retourner pour ne pas voir le Christ affreusement tordu. Il ne savait pas où aller d’ici au soir, mais le ciel lui semblait déjà moins malade ; il avait moins cet aspect de caoutchouc sale qui lentement s’affaissait. Il ferait bientôt nettement nuit.

La cure de cette église où logeait Brioude ressemblait à un pied-à-terre, un rendez-vous de chasse où personne ne reste, un gîte ou l’on ne fait que bivouaquer en s’apprêtant toujours à partir. La peinture des murs s’écaillait et laissait voir les couches plus anciennes, les grandes pièces froides étaient occupées de meubles entassés comme on les range dans un grenier, de planches empilées, de portes dégondées appuyées contre les murs. Ils mangèrent dans une pièce mal éclairée où le papier peint se décollait, et où le plancher poussiéreux aurait eu besoin de cire.

Avec indifférence ils mangeaient des nouilles trop cuites, pas très chaudes, et un reste de viande en sauce que Brioude tirait d’une cocotte cabossée. Il faisait le service en laissant tinter brusquement sa louche sur l’assiette, et leur versa un côtes-du-rhône épais qu’il tirait d’un petit fût posé dans un coin d’ombre de la pièce.

« L’Église mange mal, s’exclama Montbellet, mais elle a toujours eu du bon vin.

— C’est pour ça qu’on lui pardonne, à cette vénérable institution. Elle a beaucoup péché, beaucoup failli, mais elle sait donner l’ivresse.

— Alors te voilà prêtre. Je ne te savais pas attiré par cette vie.

— Je ne le savais pas non plus. Le sang me l’a montré.

— Le sang ?

— Le sang dans lequel nous avons baigné. J’ai vu énormément de sang. J’ai vu des types dont les chaussures étaient mouillées du sang de ceux qu’ils venaient de tuer. J’ai tellement vu de sang que cela fut un baptême. J’ai été baigné de sang, et puis transformé. Quand le sang s’est arrêté de couler, il a fallu reconstruire ce que nous avions cassé, et tout le monde s’y est mis. Mais il fallait également reconstruire nos âmes. Car vous avez vu dans quel état sont nos âmes ?

— Et nos corps ? Tu as vu nos corps ? »

Ils s’amusèrent de leur maigreur. Ils ne pesaient chacun pas grand-chose, Brioude transparent et tendu, Montbellet desséché par le soleil, et Salagnon hâve, le teint brouillé par la fatigue.

« Il faut dire qu’avec ce que tu manges…

— … tu oublies l’existence même des plaisirs de la table.

— Exactement, messieurs. C’est mauvais alors je ne mange rien de trop, juste le nécessaire pour assurer en ce monde une présence minimale. Notre maigreur est une vertu. Tout le monde autour de nous se goberge pour retrouver au plus vite son poids d’avant-guerre. La maigreur que nous conservons est le signe que nous ne faisons pas comme si rien n’avait été. Nous avons connu le pire, alors nous cherchons un monde meilleur. Nous ne reviendrons pas en arrière.

— Sauf que ma maigreur n’est pas voulue, dit Salagnon. Toi c’est l’ascétisme, et tu as la figure d’un saint ; Montbellet c’est l’aventure ; mais moi c’est la pauvreté, et j’ai juste l’air d’un pauvre type.

— Salagnon ! “Il n’est d’autres richesses que d’hommes.” Tu connais cette phrase ? C’est vieux, quatre siècles, mais c’est une vérité qui ne change pas, merveilleusement dite en peu de mots. “Il n’est d’autres richesses que d’hommes”, écoute bien ce que dit cette phrase en 1946. Au moment où l’on a utilisé les moyens les plus puissants pour détruire l’homme, physiquement et moralement, à ce moment-là on s’est aperçu qu’il n’était d’autre ressource, d’autre richesse, d’autre puissance que l’homme. Les marins enfermés dans des caisses métalliques que l’on coulait, les soldats que l’on enterrait vifs sous des bombes, les prisonniers que l’on affamait jusqu’à la mort, les hommes que l’on forçait à se conformer aux systèmes les plus morbides, eh bien ils survivaient. Pas tous, mais beaucoup survivaient à l’inhumain. Dans des situations matériellement désespérées ils survivaient à partir de rien, si ce n’est le courage. On ne veut plus rien savoir de cette survie miraculeuse, on a eu trop peur. Cela est effrayant de passer aussi près de la destruction, mais cela effraye encore plus cette vie invincible qui sort de nous au dernier moment. Les machines nous écrasaient, et in extremis la vie nous sauvait. La vie n’est rien, matériellement ; et elle nous sauvait de l’infinie matière qui s’efforçait de nous écraser. Alors comment n’y voir pas un miracle ? ou bien le surgissement d’une loi profonde de l’univers ? Pour que cette vie sorte, il faut regarder en face la terrifiante promesse de l’écrasement ; on peut comprendre que cela soit insupportable. La souffrance a fait jaillir la vie ; davantage de souffrance, davantage de vie. Mais c’est trop dur, on préfère s’enrichir, faire alliance avec ce qui a voulu nous écraser. La vie ne vient pas de la matière, ni des machines, ni de la richesse. Elle jaillit du vide matériel, de la pauvreté totale à quoi il faut consentir. Vivants, nous sommes une protestation contre l’espace encombré. Le plein, le trop-plein s’oppose à notre plénitude. Il faut laisser vide pour que l’homme advienne à nouveau ; et ce consentement au vide, qui nous sauve in extremis de la menace de l’écrasement, est la peur la plus terrible qui puisse se concevoir ; et il faut la surmonter. L’urgence de la guerre nous en donnait le courage ; la paix nous en éloigne.

— Les communistes ne disent-ils pas la même chose, qu’il n’est que l’homme ?

— Ils parlent de l’homme en général. D’un homme manufacturé, produit à l’usine. Ils ne disent même plus le peuple : les masses, disent-ils. Moi je pense chaque homme comme source unique de vie. Chaque homme vaut d’être sauvé, épargné, aucun ne peut être interchangé, car la vie peut jaillir de lui à tout moment, au moment surtout d’être écrasé, et la vie qui jaillit d’un seul homme est la vie tout entière. On peut appeler cette vie : Dieu. »

Montbellet sourit, ouvrit les mains dans un geste d’accueil, et dit :

« Pourquoi pas ?

— Tu crois en Dieu, Montbellet ?

— Je n’en ai pas besoin. Le monde va bien tout seul. La beauté m’aide davantage à vivre.

— La beauté aussi on peut l’appeler : Dieu. »

Il fit ce même geste d’accueil de ses mains ouvertes, et dit encore :

« Pourquoi pas ? »

La bague qu’il portait à l’annulaire gauche soulignait chacun des gestes. Très ornée, d’argent vieillie, ce n’était pas une bague féminine. Salagnon ignorait qu’il pût en exister de telles. Les ornements gravés dans le métal enchâssaient une grosse pierre d’un bleu profond ; des filets d’or la parcouraient qui semblaient bouger.

« Cette pierre, dit Brioude en la désignant, on croirait un ciel d’enluminure ; tout, dans un tout petit espace ; une chapelle romane creusée dans le roc où le ciel serait représenté en pierre.

— Comme tu y vas, c’est juste une pierre. Un lapis-lazuli d’Afghanistan. Je n’avais jamais pensé à une chapelle, mais au fond tu n’as pas tort. Je la regarde souvent, et quand je la regarde j’y trouve le plaisir d’une méditation. Mon âme vient s’y nicher et regarde le bleu, et il me paraît grand comme un ciel.

— Le Ciel est si grand qu’il se loge dans toutes les petites choses.

— Vous êtes terribles, vous autres prêtres. Vous parlez si bien que l’on vous entend toujours. Votre parole est si fluide qu’elle pénètre partout. Et avec ces belles paroles vous repeignez tout en vos couleurs, un mélange de bleu céleste et d’or byzantin, atténué d’un peu de jaunâtre de sacristie. La vie tu l’appelles Dieu, la beauté aussi ; ma bague, chapelle ; et la pauvreté, existence. Et quand tu le dis, on te croit. Et la croyance dure aussi longtemps que tu parles.

« Mais ce n’est qu’une bague, Brioude. Je parcours l’Asie Centrale pour le musée de l’Homme. Je leur envoie des objets, je leur en explique l’usage, et eux les montrent au public qui ne quitte jamais la France. Moi, je me promène. J’apprends des langues, je me fais des amis étranges, et j’ai l’impression d’arpenter le monde de l’an mille. Je frôle l’éternité. Mais je comprends ce que tu dis. Là-bas en Afghanistan, l’homme n’est pas de taille ; il n’est tout simplement pas à l’échelle. L’homme est trop petit sur des montagnes trop grandes, nues. Comment font-ils ? Leurs maisons sont en cailloux ramassés autour, on ne les voit pas. Ils portent des vêtements couleur de poussière, et quand ils se couchent sur le sol, quand ils s’enroulent dans la couverture qui leur sert de manteau, ils disparaissent. Comment fait-on pour exister dans un monde qui n’est même pas volontairement hostile, qui simplement vous nie ?

« Eux, ils marchent, ils parcourent la montagne, ils possèdent de minuscules objets où toute la beauté humaine vient se concentrer, et quand ils parlent, c’est en quelques mots qui foudroient le cœur. Les bagues comme celles-ci elles sont portées par des hommes qui allient la plus grande délicatesse à la plus grande sauvagerie. Ils prennent soin de souligner leurs yeux de khôl, de teindre leur barbe, et ils gardent toujours leur arme auprès d’eux. Ils portent une fleur à l’oreille, se promènent avec un ami les doigts entrelacés, et ils méprisent leurs femmes bien plus que leurs ânes. Ils massacrent sauvagement les intrus, et ils se mettront en quatre pour vous accueillir comme un lointain cousin très aimé qui revient enfin. Ces gens je ne les comprends pas, ils ne me comprennent pas, mais je passe maintenant ma vie avec eux.

« Le premier jour où j’ai mis cette bague, j’ai rencontré un homme. Je l’ai rencontré sur un col, un col pas très haut où poussait encore un arbre. Devant l’arbre était une maison au bord de la route. Et quand je dis “route”, il faut comprendre une piste de cailloux ; et quand je dis “maison”, vous devez imaginer un abri de pierre à toit plat, avec peu d’ouvertures, une porte et une fenêtre très étroites donnant sur un intérieur sombre qui sent la fumée. À cet endroit, sur le col, là où la route qui montait hésite un peu avant de redescendre de l’autre côté, s’est établie une maison de thé qui se consacre au repos du voyageur. L’homme dont je vous parle, que j’ai rencontré ce jour-là, s’occupait d’accueillir ceux qui montaient jusqu’ici, et de leur servir le thé. Il avait installé le lit de conversation sous l’arbre. Je ne sais pas si ce meuble peut avoir un nom en français. C’est un cadre de bois sur pieds, tendu de cordes. On peut y dormir, mais on s’y assoit plutôt jambes croisées, seul ou à plusieurs, et on regarde le monde qui se déroule en dehors du cadre du lit. On flotte comme sur un bateau sur la mer. On voit comme d’un balcon par-dessus les toits. On ressent sur ce meuble un calme merveilleux. L’homme qui s’occupait de la maison du col nous invita à nous asseoir, mon guide et moi. Sur un feu de brindilles il faisait chauffer de l’eau dans une bouilloire de fer. L’arbre fournissait l’ombre et fournissait les brindilles. Il nous a servi du thé de montagne, qui est une boisson épaisse, chargé d’épices et de fruits secs. Nous avons profité de l’ombre du dernier arbre qui poussait à cette altitude, soigné par un homme tout seul installé dans un abri de pierre. Nous avons contemplé les vallées qui s’ouvrent entre les montagnes, et qui sont dans ce pays-là des gouffres. Il m’a demandé de raconter d’où je venais. Non pas simplement de dire, mais de raconter. J’ai bu plusieurs tasses de ce thé-là et je lui racontais, l’Europe, les villes, la petite taille des paysages, l’humidité, et la guerre que nous avions finie. En échange, il m’a dit des poèmes de Ghazali. Il les scandait merveilleusement et le vent qui soufflait par-dessus le col emportait chaque mot comme un cerf-volant ; il les retenait par le fil vibrant de sa voix et ensuite les lâchait. Mon guide m’aidait à traduire les mots sur lesquels j’hésitais. Mais le rythme simple des vers et ce que je comprenais déjà faisaient trembler tous mes os, j’étais un luth avec des cordes de moelle. Ce vieil homme assis sur un lit de corde jouait de moi ; il faisait retentir en moi ma propre musique, que j’ignorais.

« En le quittant pour continuer mon voyage, j’étais éperdu de reconnaissance. Il m’a salué d’un petit signe de la main et s’est resservi de thé. Je croyais flotter dans l’air des montagnes, et quand nous sommes arrivés au jardin qui occupe le fond de la vallée, quand j’ai senti le parfum des herbes, l’humidité des arbres, j’ai eu le sentiment d’entrer dans un monde parfait, un éden que j’aurais voulu célébrer de poèmes ; mais j’en suis incapable. Alors là-bas il faut que j’y retourne. C’est à cela que cette bague m’a ouvert ; je ne m’en sépare plus.

— Je vous envie, dit Salagnon. Moi, je suis juste pauvre ; sans héroïsme ni désir. Ma maigreur est le résultat du froid, de l’ennui, et d’une alimentation insuffisante. Ma maigreur est un défaut dont j’aimerais me passer ; j’aimerais surtout m’en libérer.

— Ta maigreur est bon signe, Victorien.

— Peintre ecclésiastique ! hurla Montbellet. Il amène le seau de bleu et sa brosse à mettre de l’or ! Il va te repeindre, Victorien, il va te repeindre !

— Les signes sont obstinés, mécréants ! Ils résistent même à l’ironie !

— Tu vas lui vendre sa petite mine comme une bénédiction. Voilà tout le miracle de cette religion : de la peinture, te dis-je ! L’Église s’occupe du ravalement de la vie avec de la peinture bleue.

— Les signes sont réversibles, Montbellet.

— C’est en cela que la religion est forte.

— C’est là que la religion est grande : en mettant les signes dans le bon sens, de façon que le monde reparte après avoir trébuché. Et le bon sens c’est celui qui permet d’agrandir. »

Il remplit les verres, ils burent.

« D’accord, Brioude, je veux bien voir cela ainsi. Continue.

— Ta maigreur n’est pas le signe d’un esclavage dans lequel tu serais tombé. Elle est le signe d’un vrai départ, sans bagage d’avant, d’une table rase. Tu es prêt, Victorien ; tu ne tiens plus à rien. Tu es vivant, tu es libre, tu manques juste un peu d’air pour que cela s’entende. Tu es comme un instrument à cordes, comme le luth de Montbellet, mais enfermé dans une cloche à vide. Sans air on n’entend pas le son, la corde vibre pour rien car elle n’ébranle rien. Il faut une fissure dans la cloche, que le grand air vienne, et enfin l’on t’entendra. Il y a autour de toi quelque chose à briser pour que tu respires enfin, Victorien Salagnon. Il s’agit peut-être de la coquille de l’œuf. La fêlure dans la coquille qui te donnera de l’air, ce sera peut-être l’art. Tu dessinais. Alors dessine. »

Montbellet se leva, brandit son verre qui brilla rouge sombre sous la pauvre lampe, chaleureux comme du sang dans la pénombre froide.

« L’art, l’aventure, et la spiritualité boivent à leur commune maigreur. »

Ils burent, ils rirent, burent encore. Salagnon repoussa en soupirant son assiette où les dernières nouilles froides avaient figé dans une colle de sauce.

« C’est dommage tout de même que la spiritualité mange si mal.

— Mais elle a un vin excellent. »

L’œil de Brioude étincelait.

Victorien entreprit de dessiner. C’est-à-dire qu’il s’assit devant une feuille avec de l’encre. Et rien ne venait. Le blanc restait blanc, le noir de l’encre restait entre soi, rien ne prenait forme. Mais qu’aurait-il pu dessiner, lui, simplement penché sur la feuille ? Le dessin est une trace, de quelque chose qui vit dedans, et sort ; mais en lui il n’y avait rien ; sinon Eurydice. Eurydice était loin, là-bas dans ce monde à l’envers qui marchait sur la tête, au-delà de la Méditerranée mortifère, dans son enfer de soleil mordant, de paroles évaporées, de cadavres enterrés à la va-vite ; elle était bien loin, derrière le fleuve trop large qui coupait la France en deux. Et dehors non plus il n’y avait rien, rien qui puisse se déposer sur la feuille ; rien qu’un brouillard vert, qui stagnait entre des immeubles prêts à se dissoudre dans leur propre humidité. Il aurait voulu pleurer, mais cela non plus n’était plus possible. La feuille était blanche, sans aucune trace.

Il resta assis, accoudé sans bouger, pendant des heures. Dans la chambre obscure seule la feuille intacte donnait de la lumière, une faible lueur qui ne s’éteignait pas. Cela dura toute la nuit. Le matin s’annonça par une aube métallique désagréable, où toutes les formes apparaissaient sans profondeur, ombres et lumières fondues à parts égales dans une luminescence uniforme. Cela n’accordait aucun relief, ne détachait rien, ne lui permettait de rien saisir de ce qui l’entourait. Sans avoir laissé aucune trace, sans tristesse ni regret, il s’allongea sur son lit et s’endormit aussitôt.

Quand il se réveilla, il fit le nécessaire pour qu’on l’envoie en Indochine.