38793.fb2 LArt fran?ais de la guerre - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 9

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COMMENTAIRES VL’ordre fragile de la neige

« Mais écoute-moi ces conneries ! hurla Mariani devant la télévision. Tu entends ? Dis, tu entends ? Mais ils disent qu’il est irlandais celui qui vient de gagner !

— Gagner quoi ?

— Mais le cinq mille mètres devant toi depuis dix minutes ! Tu rêves, Salagnon.

— Et alors ? Il n’est pas irlandais ?

— Mais il est noir !

— Tu commences toutes tes phrases par “mais”, Mariani.

— Mais parce qu’il y a un “mais”, un gros “mais”. Le “mais” est une conjonction entre deux propositions, marquant une réserve, un paradoxe, une opposition. J’oppose, et je m’oppose. Il est irlandais, mais noir. J’émets une réserve ; je pointe le paradoxe, je dénonce l’absurdité ; mais aussi la stupidité de ne pas voir l’absurdité.

— S’il court pour l’Irlande, c’est qu’il est légalement irlandais.

— M’en fous de la légalité ! M’en fous à fond, je l’ai vu brisée mille fois, et reconstruite comme on veut au gré des besoins. M’en fous et m’en suis toujours foutu. Je te parle de la réalité. Et dans la réalité il n’est pas plus d’Irlandais noir que de cercle carré. Tu as déjà vu un Irlandais noir ?

— Oui. À la télé. Il vient de gagner le cinq mille mètres, même.

— Salagnon, tu me désespères. Tu vois bêtement. Tu restes collé aux apparences. Tu n’es qu’un peintre. »

Je me demandais ce que je faisais là. J’étais assis en l’air, au dix-huitième étage, à Voracieux-les-Bredins, dans la tour qu’habitait Mariani. Le dos tourné aux fenêtres, nous regardions la télévision. Quelque part loin d’ici avait lieu un championnat d’Europe. Des types sur l’écran couraient, sautaient, lançaient des choses, et des voix de journalistes avec un savant mélange de ralentissements et d’exclamations essayaient de rendre le spectacle intéressant. Je précise que nous tournions le dos aux fenêtres car le détail a son importance : nous pouvions sans crainte leur tourner le dos, elles étaient sécurisées, obstruées d’un empilement de sacs de sable. Vautrés sur des canapés dodus, nous buvions des bières, lumières allumées. On m’avait assis entre Salagnon et Mariani, et autour, assis par terre, debout derrière, dans les autres pièces, se tenaient plusieurs de ses gars. Ils se ressemblaient tous, des gros types qui faisaient physiquement peur, taiseux le plus souvent, braillards quand il le fallait, allant et venant comme chez eux dans le grand appartement vide. Mariani se meublait avec la même indifférence que Salagnon, mais contrairement à celui-ci qui se remplissait d’objets sans raison, comme on bourre de chips de polystyrène les cartons qui contiennent les objets fragiles, lui voulait garder un peu d’espace, pour accueillir chez lui des colosses à bedaine qui ne tenaient pas en place.

À travers les sacs de sable qui bouchaient les fenêtres, ils avaient ménagé des meurtrières pour voir dehors. Lorsque nous étions arrivés, il m’avait montré, j’avais visité ses installations, il tapotait en me parlant les sacs de gros jute remplis de sable.

« Merveilleuse invention, avait-il dit. Touche donc. »

J’avais touché. Sous la toile brune et râpeuse le sable semblait dur si on le tapotait, mais fluide si on appuyait doucement ; il se comportait comme de l’eau, en plus lent.

« Le sable, pour la protection, c’est bien mieux que le béton ; surtout celui-là, de béton, ajouta-t-il en cognant le mur qui sonnait le creux. Je ne suis pas sûr que ces murs soient à l’épreuve des balles ; mais mes sacs, si. Ça arrête les balles et les éclats. Ils pénètrent un peu, ils sont absorbés, ça ne va pas plus loin. J’ai fait venir un camion de sable. Mes gars l’ont monté seau par seau dans l’ascenseur. D’autres en haut remplissaient les sacs à la pelle et les rangeaient selon les règles. Il y avait attroupement sur le parking, mais un peu loin, ils n’osaient pas demander. Ils voyaient qu’on bossait, ça les intriguait, ils se demandaient à quoi. On a laissé entendre qu’on refaisait la dalle, et les carrelages. Ils acquiesçaient, tous. “Y en a bien besoin”, ils disaient. On a bien ri. Ils n’imaginaient pas qu’en haut on remplissait des sacs et qu’on les disposait autour des angles de tir, comme là-bas. Voilà ce que c’est, l’art de fortifier : de la géométrie pratique. On dégage des lignes de feu, on évite les angles morts, on maîtrise la surface. Maintenant nous dominons le plateau de Voracieux. Nous organisons des tours de garde. Le jour de la reconquête, nous servirons d’appui-feu. Et j’ai mis une bonne couche de sable sous mon lit, pour servir de pare-éclats en cas d’attaque par en dessous. Je n’ai aucune confiance dans les plafonds. Je dors tranquille. »

Après, heureusement, il m’a servi à boire, nous nous sommes vautrés dans les canapés rebondis, nous avons regardé le sport à la télévision. Les gars de Mariani ne disaient pas grand-chose, moi non plus. Les journalistes assuraient le commentaire.

« Les Irlandais ne sont pas noirs, reprit Mariani. Sinon plus rien ne veut plus rien dire. Fait-on du camembert avec du lait de chamelle ? Et cela s’appellerait encore camembert ? Ou du vin avec du jus de groseilles ? Oserait-on sans rire appeler ça vin ? On devrait étendre la notion d’AOC aux populations. L’homme a plus d’importance que le fromage, et il est tout autant lié à la terre. Une AOC des gens, ça éviterait des absurdités comme un Irlandais noir, qui gagne les courses.

— Je t’assure, il doit être naturalisé.

— C’est ce que je dis : un Irlandais de papier. C’est le sang qui fait la nationalité, pas le papier.

— Le sang est rouge, Mariani.

— Bougre de peintre ! Je te parle d’un sang profond, pas de ce truc rouge qui coule à la moindre égratignure. Le sang ! Transmis ! Le seul qui vaille !

« Les mots ne veulent plus rien dire, soupira-t-il. Le dictionnaire est encombré de broussailles comme une forêt que l’on a trop coupée. On a abattu les grands arbres, et les arbustes prolifèrent à leur place, tous pareils, avec des épines, du bois tendre, de la sève toxique. Et qu’a-t-on fait des grands arbres ? qu’a-t-on fait des colosses qui nous abritaient ? qu’a-t-on fait des merveilles qui avaient mis des siècles à pousser ? on les a transformés en baguettes à riz jetables et en meubles de jardin. La beauté s’effondre dans le ridicule.

« Il faut arrêter de parler, Salagnon, parce qu’avec des ruines de mots on ne peut pas parler. Il faut revenir au réel. Il faut retourner aux réalités. Il faut y aller. Dans le réel, chacun au moins peut compter sur sa propre force. La force, Salagnon : celle qu’on avait, et qui nous a glissé des doigts. La force, qu’on a eue, qui s’échappait de tous les copains morts, et qui nous échappait encore quand on est rentré chez nous. C’est pour ça, les sacs de sable, et les armes : pour faire barrage à la force qui s’échappe.

— Tu as tes armes ici ? » La voix de Salagnon se voila d’inquiétude.

« Mais bien sûr ! Ne fais pas ta naïve ! Et des vraies, pas des carabines à plomb pour la chasse aux écureuils. Des vraies qui tuent avec des balles de guerre. » Il se tourna vers moi. « Tu as déjà approché une arme de guerre ? Tenu, manipulé, essayé ? Utilisé ?

— Laisse-le en dehors de ça, Mariani.

— Tu ne peux pas le laisser en dehors du réel, Salagnon. Apprends-lui le pinceau si tu veux, moi je vais lui montrer les armes. »

Il se leva et revint. Il portait un énorme flingue à barillet.

« Un pistolet, très exactement. C’est un Colt 45, je le garde sous mon lit pour ma protection rapprochée. Il tire des balles de 11,43. Je ne sais pas pourquoi on a adopté des mesures si tordues, mais ce sont de grosses balles. Je me sens mieux protégé par de grosses balles, surtout pendant mon sommeil. Il n’y a rien de pire que de dormir sans défense ; rien de pire que de se réveiller et d’être impuissant. Alors si tu sais que sous ton lit il y a la solution, si tu peux en un instant te saisir d’une arme automatique de gros calibre, prête à tirer aussitôt, alors tu as la possibilité de te défendre, de survivre, de revenir dans la réalité par la force ; alors tu dors mieux.

— Il est si dangereux de dormir ?

— On se fait égorger en quelques secondes. Là-bas nous ne dormions que d’un œil. Nous veillions alternativement les uns sur les autres. Fermer les yeux était toujours prendre un risque. Et maintenant, ici c’est là-bas. C’est pour ça que j’occupe les hauteurs. J’ai fortifié un poste avec mes gars, je les vois venir de tous les côtés. »

De sous le canapé il sortit une arme imposante, un fusil de précision équipé d’une lunette. « Viens voir. » Il m’entraîna vers la fenêtre, s’accouda aux sacs de sable, passa le canon par la meurtrière et visa dehors. « Tiens. » Je pris. Les armes sont des objets lourds. Leur métal dense pèse dans la main, il donne le sentiment du choc au moindre contact. « Regarde en bas. La voiture rouge. » Une voiture de sport rouge détonnait au milieu des autres. « C’est la mienne. Personne n’y touche. Ils savent que je veille dessus jour et nuit. J’ai une visée nocturne aussi. » La lunette grossissait bien. On voyait les gens dix-huit étages plus bas qui allaient sans rien soupçonner. Le champ de la lunette délimitait leur torse avec leur tête, et une croix gravée permettait de choisir là où irait la balle.

« Personne ne touche ma voiture. Elle a une alarme, et je loge une balle dans une tête jour et nuit, instantanément. Ils me connaissent. Ils se tiennent à carreau.

— Mais qui ?

— Tu ne les reconnais pas ? Moi je les reconnais d’un coup d’œil : à leur façon de se tenir, à l’odeur, à l’oreille. Je les reconnais aussitôt. Ils se disent français, et ils nous mettent au défi de prouver qu’ils ne le sont pas. Pour preuve ils brandissent ce papier qu’ils appellent la carte d’identité, et que j’appelle chiffon de papier. Chiffon de complaisance accordé par une administration ramollie et noyautée.

— Noyautée ?

— Salagnon, tu devrais lui apprendre davantage que le pinceau. Il ne sait rien du monde. Il croit que la réalité c’est ce que dit le papier.

— Mariani, arrête.

— Mais regarde, ils sont là ! Dix-huit étages plus bas, tout autour, mais je peux les suivre à la lunette. Heureusement, car au moment voulu : pof ! pof ! Tu vois, ils prolifèrent. On leur donne la nationalité aussi vite que les photocopieuses reproduisent le papier gribouillé, et ensuite on ne peut plus rien contrôler. Ils se multiplient à l’abri de ce mot creux qui nous domine tous comme un arbre mort : “nationalité française”. On ne sait plus ce que cela veut dire, mais ça se voit. Je le vois bien, qui est français, je le vois par l’œilleton de la lunette, comme là-bas ; ça se voit facilement, et ça se règle facilement. Alors pourquoi bavarder pour ne rien dire ? Il suffit de quelques types décidés, et on envoie balader tout ce légalisme qui nous entrave, ces discours pernicieux qui nous embrouillent, et enfin on gouverne par le bon sens, entre gens qui se connaissent. Voilà mon programme : le bon sens, la force, l’efficace, le pouvoir aux types qui ont confiance les uns dans les autres ; mon programme, c’est la vérité toute nue. »

J’acquiesçais, j’acquiesçais par réflexe, j’acquiesçais sans comprendre. Il m’avait laissé l’arme dans les mains, et je regardais dans l’œilleton pour ne pas le regarder lui, et je suivais les gens dix-huit étages plus bas, je suivais leur tête en la gravant d’une croix noire. J’acquiesçais. Il continuait ; je le faisais rire à tenir l’arme avec tant de sérieux. « Tu y prends goût, pas vrai ? » Je savais que j’aurais dû poser le fusil mais je ne le pouvais pas, mes mains restaient collées sur le métal, mon œil sur la lunette, comme si par blague on avait badigeonné l’arme de colle rapide avant de me la donner. Je suivais les gens des yeux, et mon œil marquait leur tête d’une croix, une croix qu’ils ne soupçonnaient pas et qui ne les quittait pas. Le métal se réchauffait dans mes bras, l’arme obéissait à tous mes gestes, l’objet s’intégrait à mon regard. Le fusil, c’est l’homme. « Salagnon, regarde ! Il vient de prendre avec moi sa première leçon de fusil ! Qui aurait cru en le voyant qu’il puisse tenir sa place dans un poste ? On va le laisser à la fenêtre, avec lui en sentinelle on ne craint rien. » Les gars de Mariani rirent tous ensemble, d’un rire énorme qui fit trembler leur ventre ; ils rirent de moi, et je rougis tant que cela me cuisait les joues. Salagnon se leva sans rien dire et m’emmena comme un enfant.

« Ils sont fous, non ? » lui dis-je, aussitôt que les portes de l’ascenseur se furent refermées. La cabine d’un ascenseur n’est pas grande, mais on ne se sent pas inquiet quand elle se referme. La petite pièce est éclairée, munie de miroirs, tapissée de moquette. Quand la porte se referme on ne ressent pas la claustrophobie, on est plutôt rassuré. Les couloirs, par contre, dans la tour où habite Mariani, réveillent la peur du noir : leurs lampes sont cassées, ils serpentent dans l’étage sans fenêtres, on perd vite toute orientation et on erre à tâtons en cherchant les portes. On ne sait pas où l’on va.

« Assez fous, dit-il avec indifférence. Mais j’ai de l’indulgence pour Mariani.

— Mais quand même, des types armés, qui fortifient un appartement…

— Il y en a plein comme ça ; et ça ne dégénère jamais. Mariani les tient, ils rêvent de vivre ce qu’a vécu Mariani, et lui, comme il l’a vécu, il les retient. Quand il sera mort, ils ne sauront plus quoi rêver. Ils se disperseront. Quand le dernier acteur du carnaval colonial sera mort, les GAFFES se dissoudront. On ne se rappellera même pas que cela a été possible.

— Je vous trouve optimiste. Il y a dans une tour d’habitation des fous furieux armés jusqu’aux dents, et vous balayez ça d’un revers de main.

— Ils sont là depuis quinze ans. Ils n’ont pas tiré un seul coup de feu en dehors du club de tir où ils ont une carte officielle, avec leur vrai nom et leur photo. Les dérapages qui ont eu lieu sont de l’ordre de l’accident, ils auraient eu lieu sans eux, et même davantage. »

Sans bruit, sans repères, l’ascenseur nous redescendait sur terre. Le calme de Salagnon m’exaspérait.

« Votre calme m’exaspère.

— Je suis un homme calme.

— Même devant la connerie de ces types, le goût de la guerre, le goût de la mort ?

— La connerie est très partagée, moi-même j’en contiens beaucoup ; la guerre ne m’impressionne plus ; et quant à la mort, eh bien je me fous de la mort. Et Mariani aussi. C’est ce qui me donne cette indulgence pour lui. Ce que je dis tu ne le comprends pas. Tu ne sais rien de la mort, et tu n’imagines pas ce que ça peut être que de s’en foutre. J’ai vu des gens qui se foutaient absolument de leur propre mort, j’ai vécu avec eux. Je suis l’un d’eux.

— Il n’y a que les fous qui n’ont pas peur, et encore. Seulement une certaine sorte de fous.

— Je n’ai pas dit que je n’avais pas peur. Juste que je me foutais de ma propre mort. Je la vois, je sais où elle est, je m’en fous.

— Ce sont des mots.

— Justement non. Cette indifférence je l’ai vécue ; et je l’ai vue chez d’autres. C’était indiscutable et effrayant. Là-bas, j’ai assisté à une charge de légionnaires.

— Une charge ? On chargeait au XXe siècle ?

— Cela veut juste dire avancer sur les types qui vous tirent dessus. J’ai vu ça, j’y étais, mais je me cachais derrière un rocher en baissant la tête, comme on fait tous dans ces cas-là, mais eux ils ont chargé ; c’est-à-dire qu’au commandement de leur officier des types se lèvent et avancent. On leur tire dessus, ils savent qu’ils peuvent mourir d’un coup, d’un moment à l’autre, mais ils avancent. Ils ne se pressent même pas : ils marchent l’arme à la hanche et tirent comme à l’exercice. Je l’ai fait, foncer sur l’ennemi qui vous tire dessus, mais dans ces cas-là on hurle et on court ; le cri fait penser à rien et la course fait croire qu’on évite les balles. Eux, non : ils se lèvent, et posément ils avancent. S’ils meurent, tant pis ; ils le savent bien. Certains tombaient, d’autres pas, et ceux-là continuaient. Ce spectacle-là est terrifiant, d’hommes qui se foutent de leur propre mort. La guerre est basée sur la peur et la protection ; alors quand ces types se lèvent et avancent, cela ne peut que terrifier, les règles n’existent plus, on n’est plus dans la guerre. Alors le plus souvent, les types d’en face, ceux qui sont protégés et qui tirent, ils décampaient. Ils étaient pris d’une frousse sacrée et ils s’enfuyaient. Parfois ils restaient et ça se terminait au couteau, à coups de crosse, à coups de pierre. Les légionnaires se foutent autant de la mort des autres que de la leur. Tuer quelqu’un comme on balaie sa chambre, ils peuvent le faire. Ils nettoient la position, disent-ils, et ils en parlent comme de prendre une douche. J’ai vu des types mourir de fatigue pour ne pas ralentir les autres. J’en ai vu rester seuls à l’arrière pour retarder des poursuivants. Et tous savaient ce qu’ils faisaient. Ces types ont regardé le soleil en face, ils en ont eu la rétine brûlée ; ils posaient quelque chose d’eux au sol, comme un sac, et ne bougeaient plus, en toute connaissance de cause. Il m’a été donné de voir ça. Ensuite, plus rien n’avait le même sens, la peur, la mort, l’homme, plus rien. »

Je ne savais pas comment dire. L’ascenseur arriva avec un petit choc élastique, et la porte s’ouvrit. Nous sortîmes dans l’allée où stationnaient des jeunes gens.

Il traversa leur groupe sans aucune modification de son pas, ni ralentir, ni accélérer, et non plus sans courber le dos, ou même le redresser. Il traversa l’entrée encombrée de jeunes gens comme une pièce vide, enjamba les jambes de l’un assis en travers de la porte avec un mot d’excuse polie parfaitement juste, et l’autre s’excusa du même ton, par réflexe, et replia ses genoux.

Ils se foutaient de leur mort, m’avait-il dit ; je ne suis pas sûr de savoir ce qu’exactement cela signifie. Peut-être ont-ils posé quelque chose d’eux par terre, comme il me l’a dit, et enfin cela ne bouge plus. Les jeunes gens nous saluèrent d’un signe de tête, auquel nous répondîmes, et ils n’interrompirent pas leur conversation pour nous.

Lorsque nous sortîmes, il neigeait. Les mains dans les poches de nos manteaux nous prîmes par les rues vides de Voracieux, rues vides de tout, vides de gens, vides de façades, vides de beauté et de vie, rues minables qui sont juste le vaste espace qui reste entre les tours, rues dégradées par l’usage et l’absence d’entretien. Les rues de Voracieux sont désordonnées comme une ville de l’Est : tout est au hasard, rien ne va avec rien. Même l’homme, dans ces rues, n’est pas à sa place. Même le végétal, qui d’habitude va spontanément vers l’équilibre : les mauvaises herbes étaient là où le sol devrait être glabre, et des sentiers de terre nue traversaient les pelouses. La neige qui tombait cette nuit-là redonnait forme. Elle recouvrait tout, et rapprochait tout. Une voiture garée devenait pure masse, de même nature qu’un buisson, qu’un hangar bas où logeait une supérette, qu’un abribus où personne n’attendait, qu’un rebord de trottoir jusqu’au bout de l’avenue. Tout n’était plus que formes recouvertes d’une blancheur de papier, qui assouplissait les angles, unifiait les textures, effaçait les transitions ; les choses apparaissaient dans leur seule présence, bosses harmonieuses sous le même grand drap elles étaient sœurs par-dessous la neige. Étrangement, cacher réunissait. Pour la première fois nous marchâmes dans Voracieux unifié, dans Voracieux silencieux étouffé de blanc, toutes choses rendues à une vie égale par le calme de la neige. Nous allions en silence, les flocons se pressaient sur nos manteaux, ils restaient un instant en équilibre sur la laine, puis s’effondraient sur eux-mêmes, et disparaissaient.

— Que veulent-ils, les GAFFES, finalement ?

— Oh, que des choses simples, que du bon sens : ils veulent tout régler entre hommes. Comme on le fait dans ces petits groupes où la loi ne vient pas. Ils veulent que les forts soient forts, que les faibles soient faibles, ils veulent que la différence soit vue, ils veulent que l’évidence soit un principe de gouvernement. Ils ne veulent pas discuter, parce que l’évidence ne se discute pas. Pour eux l’usage de la force est la seule action qui vaille ; la seule vérité, parce qu’elle ne parle pas. »

Il n’en dit pas plus, cela lui semblait suffire. Nous traversâmes Voracieux calmé par la neige qui recouvre tout. Dans le silence, les dix mille êtres n’étaient plus qu’ondulations d’une même forme blanche. Les objets n’existaient pas, ils n’étaient qu’illusion du blanc, en nous en manteaux sombres, seul mouvement, nous étions deux pinceaux traversant le vide, laissant derrière eux deux traces de neige abîmée.

Lorsque nous arrivâmes en son jardin il s’arrêta de neiger. Les flocons descendaient, moins denses, voletaient plus qu’ils ne chutaient, et les derniers sans qu’on les remarque furent absorbés dans l’air violacé. Ce fut fini.

Il ouvrit son portail qui grinçait, et il regarda devant lui l’étendue qui moulait les buissons, les bordures, le peu de gazon, et quelques objets que l’on ne reconnaissait pas. « Tu vois, au moment où je suis au seuil de mon jardin, la neige s’arrête, et à ce moment le recouvrement est parfait ; jamais il ne sera plus fidèle. Tu veux rester un peu dehors avec moi ? »

Nous restâmes en silence à regarder rien, le jardin d’un pavillon de la banlieue de Lyon, recouvert d’un peu de neige. La lumière des lampadaires lui donnait des reflets mauves. « J’aimerais que cela dure longtemps, mais cela ne dure pas. Tu vois cette perfection ? Déjà elle passe. Dès que la neige cesse de tomber elle commence de s’effondrer, elle se tasse, elle fond, cela disparaît. Le miracle de la présence ne dure que l’instant de l’apparition. C’est affreux, mais il faut jouir de la présence, et n’en attendre rien. »

Nous marchâmes dans les allées, le léger poudrage s’enfonçait sous nos pieds, nos pas s’accompagnaient du bruit délicieux qui tient à la fois du crissement du sable et du tassement des plumes dans un gros édredon. « Tout est parfait, et simple. Regarde les toits comme ils s’achèvent d’une belle courbe, regarde les parterres comme ils se fondent aux allées, regarde le fil à linge comme il est bien souligné : maintenant on le voit. »

Sur le fil entre deux piquets s’était déposée de la neige, en bande étroite et haute d’un seul tenant, bien équilibrée. Cela suivait la courbe d’un seul geste. « La neige trace sans le vouloir un de ces traits comme j’aimerais en tracer. Elle sait, sans rien savoir, suivre le fil à la perfection, elle souligne sans le trahir l’élan de sa courbe, elle montre ce fil mieux qu’il ne peut se montrer lui-même. Si j’avais voulu poser de la neige sur un fil, j’aurais été incapable de faire aussi beau. Je suis incapable de faire en le voulant ce que la neige réalise par son indifférence. La neige dessine en l’air des fils à linge parce qu’elle se fout du fil. Elle tombe, en suivant les lois très simples de la gravité, celles du vent et celles de la température, un peu celle de l’hygrométrie, et elle trace des courbes que je ne peux atteindre avec tout mon savoir de peintre. Je suis jaloux de la neige ; j’aimerais peindre ainsi. »

Les meubles de jardin, une table ronde et deux chaises en métal peint, avaient été élégamment recouverts, par des coussins si exacts que l’on aurait eu bien du mal à les découper et les coudre par l’usage de la mesure. Ces meubles vieillissants, dont la rouille apparaissait dans les écailles de la peinture, étaient devenus sous la neige des chefs-d’œuvre d’harmonie. « Si je pouvais atteindra à cette indifférence, à cette perfection de l’indifférence, je serais alors un grand peintre. Je serais en paix, je peindrais ce qui m’entoure, et je mourrais dans cette même paix. »

Il s’approcha de la table recouverte d’un édredon aux proportions parfaites, modelé par la seule combinaison des forces naturelles. « Regarde comme c’est bien fait, le monde, quand on le laisse faire. Et regarde comme c’est fragile. »

Il racla une poignée de neige, il compacta ce qu’il avait ramassé et me le lança. J’eus le réflexe de me baisser, en réaction à son geste plus qu’à l’évitement du projectile, et quand je me redressai, surpris, la seconde boule de neige m’atteignit en plein front. Cela me poudra les sourcils et aussitôt commença de fondre. Je m’essuyai les yeux et il partit en courant, ramassant des morceaux de neige pour couvrir sa fuite, qu’il tassait à peine avant de me les lancer ; je pris des munitions et le poursuivis, nous courûmes en criant dans le jardin, nous dévastâmes tout le manteau neigeux pour nous le lancer, tassant de moins en moins, ajustant de moins en moins, jetant de moins en moins loin, nous frétillions en riant dans un nuage de poudreuse.

Cela prit fin quand il m’attrapa par-derrière et me glissa une poignée de glaçons pris sur une branche dans le col de mon manteau. Je poussai un cri suraigu, j’étouffai de rire et tombai assis sur le sol froid. Lui debout devant moi essayait de reprendre son souffle. « Je t’ai eu… Je t’ai eu… Mais il faut que l’on s’arrête. Je n’en peux plus. Et puis nous avons lancé toute la neige. »

Nous avions tout dérangé, tout piétiné, nos traces confuses s’entremêlaient, des tas sans forme mêlés de terre rassemblaient ce qui restait.

« Il est temps de rentrer, dit-il.

— C’est dommage pour la neige. »

Je me relevai, et du pied essayai d’en ranger un petit tas ; cela ne ressemblait plus à rien.

« Et on ne peut pas la remettre en place.

— Il faut attendre une nouvelle chute. Elle tombe toujours parfaitement, mais c’est impossible à imiter.

— Il faudrait ne pas y toucher.

— Oui, ne pas bouger, ne pas marcher, juste la regarder, infiniment satisfait de regarder sa perfection. Mais d’elle-même, une fois qu’elle a fini de tomber, elle commence à disparaître. Le temps continue, et le merveilleux moulage se défait. Ce genre de beauté ne supporte pas que l’on vive. Rentrons. »

Nous rentrâmes. Nous secouâmes nos chaussures et suspendîmes nos manteaux.

« Ce sont les enfants qui adorent annoncer qu’il neige. Ils se précipitent, ils le crient, et cela provoque toujours une heureuse animation : les parents sourient et se taisent, l’école peut fermer, le paysage tout entier devient une aire de jeu que l’on peut modeler. Le monde devient moelleux et malléable, on peut tout faire sans penser à rien, on se séchera ensuite. Cela dure le temps que l’on s’en émerveille, cela dure le moment où on le dit. Cela dure le temps d’annoncer qu’il neige, et c’est fini. Ainsi en va-t-il des rêves d’ordre, jeune homme. Allons peindre maintenant. »

Dans le dessin, les traits les plus importants sont ceux que l’on ne fait pas. Ils laissent le vide, et seul le vide laisse la place : le vide permet la circulation du regard, et ainsi de la pensée. Le dessin est constitué de vides habilement disposés, il existe surtout par cette circulation du regard en lui-même. L’encre finalement est à l’extérieur du dessin, l’on peint avec rien.

« Vos paradoxes de Chinois m’exaspèrent.

— Mais toute réalité un peu intéressante ne se dit qu’en paradoxes. Ou se montre par gestes.

— Mais à ce train-là, autant enlever les traits. Une feuille blanche fera l’affaire.

— Oui.

— C’est malin. »

Par la fenêtre le jardin dévasté luisait doucement, d’une lueur marbrée de traces noires irrégulières.

« Un tel dessin serait parfait, mais trop fragile. La vie laisse beaucoup de trace », dit-il.

Je n’insistai pas, je me remis à peindre. Je fis moins de traits que je n’en avais l’habitude, ou l’intention ; et ce n’était pas plus mal. Et les traits qui restaient se traçaient d’eux-mêmes, autour du blanc approfondi. La vie est ce qui reste ; ce que les traces n’ont pas recouvert.

Je revins quand même à la charge ; parce qu’ils m’inquiétaient, les sectaires de la souche avec leurs armes, postés par-dessus les toits.

« Mariani est un type dangereux, non ? Ses gars, ils ont des armes de guerre, ils les pointent sur tout le monde.

— Ils gesticulent. Ils s’amusent entre eux et ils se prennent en photo. Ils aimeraient qu’en les voyant on ressente une peur physique. Mais depuis quinze ans qu’ils gesticulent ils n’ont jamais fait de victime, sinon par des débordements qui auraient eu lieu même sans eux. Les dégâts qu’ils font sont sans mesure avec la quantité d’armes qu’ils possèdent.

— Vous ne les prenez pas au sérieux ?

— Oh non ; mais quand on les écoute on devient horriblement sérieux, et c’est là le plus grave. Ce que les GAFFES disent depuis quinze ans a plus d’effet que leurs muscles un peu gras, que leurs armes de théâtre, que le nerf de bœuf qu’ils transportent dans leur voiture.

— La race ?

— La race c’est du vent. Un drap tendu en travers de la pièce pour un théâtre d’ombres. La lumière s’éteint, on s’assoit, et il ne reste plus que la loupiote qui projette les ombres. Le spectacle commence. On s’extasie, on applaudit, on rigole, on hue les méchants et on encourage les gentils ; on ne s’adresse qu’aux ombres. On ne sait pas ce qui se passe derrière le drap, on croit aux ombres. Derrière sont les vrais acteurs que l’on ne voit pas, derrière le drap se règlent les vrais problèmes qui sont toujours sociaux. Quand j’entends un type comme toi parler de la race avec ce tremblement héroïque dans la voix, j’en conclus que les GAFFES ont gagné.

— Mais je m’oppose à ce qu’ils pensent !

— Lorsqu’on s’oppose, on partage. Ta fermeté les réconforte. La race n’est pas un fait de la nature, elle n’existe que si on en parle. À force de s’agiter les GAFFES ont laissé croire à tout le monde que la race était celui de nos problèmes qui nous importait le plus. Ils brassent du vent et tout le monde croit que le vent existe. Le vent, on le déduit de ses effets, alors on suppose la race par le racisme. Ils ont gagné, tout le monde pense comme eux, pour ou contre, peu leur importe : on croit à nouveau en la division de l’humanité. Je comprends que mon Eurydice soit furieuse, et les haïsse avec tout son enthousiasme de Bab el-Oued : je l’ai sortie de ce que tu n’imagines pas, et eux ils veulent le reconstruire ici, comme là-bas.

— Mais que veulent-ils ?

— Ils veulent juste vouloir, et que cela soit suivi d’effet. Ils voudraient qu’on laisse libre cours aux hommes forts, ils voudraient un ordre naturel où chacun aurait sa place, et les places se verraient. Là-haut, au dix-huitième étage de la tour de Mariani, ils ont créé un phalanstère, qui est l’image rêvée dans la France de maintenant de ce qu’était la vie là-bas. L’usage de la force était possible, les lois on s’asseyait dessus en rigolant. On faisait ce qu’on avait à faire, en compagnie de types qu’on connaissait. La confiance se donnait en un clin d’œil, il suffisait de lire sur les visages. Les rapports sociaux étaient des rapports de forces, et on les voyait directement.

« Ils rêvent de former une meute, ils voudraient vivre comme un commando de chasse. Leur idéal perdu est celui du groupe de garçons dans la montagne, leurs armes sur le dos, autour d’un capitaine. Cela a existé en certaines circonstances ; mais un pays tout entier n’est pas un camp de scouts. Et il est tragique d’oublier qu’à la fin nous avons perdu. La force ne se donne jamais tort : quand son usage échoue, on croit toujours qu’avec un peu plus de force on aurait réussi. Alors on recommence, plus fort, et on perd encore, avec un peu plus de dégâts. La force ne comprend jamais rien, et ceux qui en ont usé contemplent leur échec avec mélancolie, ils rêvent d’y revenir.

« Là-bas tout était simple, notre vie reposait sur notre force : des types qui ne nous ressemblaient pas cherchaient à nous tuer. Nous aussi. Il nous fallait les vaincre ou leur échapper ; succès ou échec ; notre vie avait la simplicité d’un jeu de dés. La guerre est simple. Tu sais pourquoi la guerre est éternelle ? Parce qu’elle est la forme la plus simple de la réalité. Tout le monde veut la guerre, pour simplifier. Les nœuds où l’on vit, on veut finalement les trancher par l’usage de la force. Avoir un ennemi est le bien le plus précieux, il nous donne un point d’appui. Dans la forêt du Tonkin, nous cherchions l’ennemi pour enfin nous battre.

« Le modèle de résolution de tous les problèmes est la torgnole que l’on retourne au gamin, ou le coup de pied que l’on flanque au chien. Voilà qui soulage. À celui qui dérange, chacun rêve par la force de faire entendre raison, comme à un chien, comme à un enfant. Celui qui ne fait pas ce qu’on dit, il faut le remettre à sa place par la force. Il ne comprend que ça. Là-bas était le règne du bon sens par la torgnole qui est l’acte social le plus évident. Là-bas s’est effondré car on ne peut gouverner les gens en les prenant pour des chiens. Il est tragique d’oublier qu’à la fin nous avons perdu ; il est tragiquement stupide de penser qu’un peu plus de force aurait fait l’affaire. Mariani et ses types sont les orphelins inconsolés de la force, il est tragique de les prendre au sérieux car leur sérieux nous contamine. Ils nous obligent à parler de leurs fantômes, et ainsi nous les faisons réapparaître, et durer.

« Je comprends la colère d’Eurydice. Ce qu’elle voudrait en voyant Mariani c’est lui enfoncer un pieu dans le cœur, qu’il ne revienne plus jamais, qu’il disparaisse avec tous les fantômes qui l’accompagnent. Quand il vient ici, là-bas revient nous hanter, alors que nous passons notre vie à essayer de n’y plus penser. Je comprends la colère d’Eurydice, mais Mariani il m’a porté dans la forêt.

— Et ça suffit ? C’est peu.

— Où trouver plus ? L’amitié vient d’un seul geste, elle se donne tout d’un coup, et ensuite elle roule ; elle ne changera pas de trajectoire à moins qu’un gros choc ne l’en dévie. Le type qui t’a touché l’épaule à un certain moment, celui-là tu l’aimes pour toujours, bien plus que celui avec lequel tu parles chaque matin. Mariani m’a porté dans la forêt, et je sens encore dans ma jambe la douleur des secousses quand ce con trébuchait sur les racines. Il faudrait me couper la jambe pour que je ne le voie plus. J’ai été blessé, et lui a été blessé là où je suis intact. Nous nous voyons comme deux types abîmés qui savent pourquoi.

« Je n’aime pas ses gars, mais je sais pourquoi il traîne avec eux. Les vues politiques des GAFFES sont stupides, simplement stupides. Et je reconnais bien ce genre de stupidité, ils la tiennent de là-bas où jamais on n’a su gouverner. De Gaulle les traitait de braillards, les gens de là-bas, et sa perfidie avait souvent raison. Là-bas on braillait. Le pouvoir était ailleurs, on se reposait sur lui sans qu’il soit là, et quand ça tournait mal on demandait à l’armée. On ne savait pas gouverner, on ne savait même pas ce que c’était : on commandait, et à la moindre contradiction on giflait ; comme on gifle les enfants, comme on bat les chiens ; si le chien se rebiffait, s’il faisait mine de mordre, on appelait l’armée. L’armée c’était moi, Mariani, d’autres types comme ça dont beaucoup sont morts : nous nous efforcions de tuer le chien. Tu parles d’un métier. Mariani y a cru et il n’en guérit pas, et moi je crois que dessiner m’a sauvé. J’étais moins bon militaire mais je sauvais mon âme.

« Tueur de chiens, marmonna-t-il. Et quand les chiens mouraient, ils me regardaient avec des yeux d’hommes, ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être. Tu parles d’une vie. Si j’avais des enfants, je ne sais pas comment je pourrais le leur raconter. Mais je te dis ça, je ne sais pas si tu comprends ; tu comprends rien à la France, comme tout le monde.

— Encore elle, soupirai-je. Encore elle. »

La France m’exaspérait avec son grand F emphatique, le F majuscule comme le prononçait de Gaulle, et maintenant comme plus personne n’ose le prononcer. Cette prononciation du grand F, plus personne n’y comprend rien. J’en ai assez de ce grand F dont je parle depuis que j’ai rencontré Victorien Salagnon. J’en ai assez de cette majuscule de travers, mal conçue, que l’on prononce avec un sifflement de menace, et qui est incapable trouver toute seule son équilibre : elle penche à droite, elle tombe, ses branches asymétriques l’entraînent ; le F ne tient debout que si on le retient par la force. Je prononce le grand F à tout bout de champ depuis que je connais Victorien Salagnon, je finis par parler de la France majuscule autant que de Gaulle, ce menteur flamboyant, ce romancier génial qui nous fit croire par la seule plume, par le seul verbe, que nous étions vainqueurs alors que nous n’étions plus rien. Par un tour de force littéraire il transforma notre humiliation en héroïsme : qui aurait osé ne pas le croire ? Nous le croyions : il le disait si bien. Cela faisait tant de bien. Nous crûmes très sincèrement nous être battus. Et quand nous vînmes nous asseoir à la table des vainqueurs, nous vînmes avec notre chien pour montrer notre richesse, et nous lui donnâmes un coup de pied pour montrer notre force. Le chien gémit, nous le frappâmes encore, et ensuite il nous mordit.

La France se dit avec une lettre mal faite, aussi encombrante que la croix du Général à Colombey. On a du mal à prononcer le mot, la grandeur emphatique du début empêche de moduler correctement le peuple de minuscules qui la suit. Le grand F expire, le reste du mot se respire mal, comment parler encore ?

Comment dire ?

La France est une façon d’expirer.

Tout le monde ici pousse des soupirs, nous nous reconnaissons entre nous par ces soupirs, et certains las de trop de soupirs s’en vont ailleurs. Je ne les comprends pas ceux qui partent ; ils ont des raisons, je les connais, mais je ne les comprends pas. Je ne sais pas pourquoi tant de Français vont ailleurs, pourquoi ils quittent ce lieu d’ici que je n’imagine pas laisser, je ne sais pas pourquoi ils ont tous envie de partir. Pourtant ils s’en vont en foule, ils déménagent avec une belle évidence, ils sont presque un million et demi, cinq pour cent loin d’ici, cinq pour cent du corps électoral, cinq pour cent de la population active, une part considérable d’entre nous, en fuite.

Jamais je ne pourrais partir ailleurs, jamais je ne pourrais respirer sans cette langue qui est mon souffle. Je ne peux me passer de mon souffle. D’autres le peuvent, semble-t-il, et je ne le comprends pas. Alors je demandai à un expatrié, revenu quelques jours en vacances, juste avant qu’il ne reparte là où il gagnait beaucoup plus d’argent que je n’ose en rêver, je lui demandai : « Tu n’as pas envie de revenir ? » Il ne savait pas. « Tu ne regrettes pas la vie d’ici ? » Car je sais qu’ailleurs on aime la vie d’ici, ils le disent souvent. « Je ne sais pas, me répondit-il, l’œil vague, je ne sais pas si je reviendrai. Mais je sais (et là sa voix se fit ferme, et il me regarda en face) je sais que je serai enterré en France. »

Je ne sus quoi répondre tant j’étais surpris, encore que répondre ne soit pas le mot : je ne sus comment continuer d’en parler. Nous parlâmes d’autres choses, mais depuis j’y pense toujours.

Il vit ailleurs, mais veut être mort en France. J’étais persuadé que le corps mort, frappé d’ataraxie et de surdité, d’anosmie, d’aveuglement, et d’insensibilité générale, était indifférent à la terre où il se dissout. Je le croyais, mais non, le corps mort encore tient à la terre qui l’a nourri, qui l’a vu marcher, qui l’a entendu bredouiller ses premiers mots selon cette façon particulière de moduler le souffle. Bien plus qu’une façon de vivre, la France est une façon d’expirer, une façon de presque mourir, un sifflement désordonné suivi de minuscules sanglots à peine audibles.

La France est une façon de mourir ; la vie en France est un long dimanche qui finit mal.

Cela commence tôt pour un sommeil d’enfant. La fenêtre est brusquement ouverte, les volets poussés, et la lumière vient dedans. On sursaute en plissant les yeux, on voudrait se renfoncer sous le drap maintenant tout froissé par la nuit, qui ne correspond plus à la couverture, mais on nous demande de nous lever. On se lève les yeux bouffis, on avance à petits pas. Les tartines sont taillées dans un large pain, on les trempe, et ce spectacle est un peu dégoûtant. Il faut finir le grand bol que l’on porte à deux mains, et que l’on laisse longuement devant le visage.

Les habits neufs sont étendus sur le lit, ceux que l’on ne met pas souvent, pas assez pour les assouplir et les aimer mais il faut les mettre et veiller à ne pas les froisser ni les salir. Ils ne sont jamais tout à fait de la bonne taille car on ne les use pas et ils durent trop. Les chaussures sont trop étroites d’avoir été si peu portées, leurs bords non assouplis blessent les chevilles, et le tendon derrière, là où se trouent les chaussettes.

On est prêt. La gêne et les douleurs ne se voient pas, l’ensemble vu du dehors est impeccable, on ne peut nous faire aucun reproche. On passe le cirage sur les chaussures, déjà elles font mal, mais peu importe. On marchera peu.

On va à l’église ; on va à l’assemblée — « on » c’est personne en particulier. On va ensemble et cela serait dommage que l’on soit absent. On se lève, on s’assoit, on chante comme tout le monde, très mal, mais il n’est pas d’autre fuite que de n’être pas ensemble, alors on reste, et on chante, mal. Sur le parvis on échange des politesses ; les souliers font mal.

On achète des gâteaux que l’on fait ranger dans un carton rigide, blanc, très net. On tient le carton par le bolduc qui fait boucle au centre, dans un geste délicat. On avancera sans le secouer car dedans cohabitent de petits châteaux de crème, de caramel et de beurre. Ce sera l’achèvement du repas considérable qui déjà mijote.

C’est dimanche, les souliers font mal, on prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée. Tout le monde s’assoit devant une assiette, tout le monde a la sienne ; tout le monde s’assoit avec un soupir d’aise mais ce soupir ce peut être aussi un peu de lassitude, de résignation, on ne sait jamais avec les soupirs. Personne ne manque, mais peut-être voudrait-on être ailleurs ; personne ne veut venir mais l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas. Personne ne souhaite être là, mais l’on redoute d’être exclu ; être là est un ennui mais ne pas y être serait une souffrance. Alors on soupire et l’on mange. Le repas est bon, mais trop long, et trop lourd. On mange beaucoup, beaucoup plus que l’on ne voudrait mais l’on ressent du plaisir, et peu à peu la ceinture serre. La nourriture n’est pas qu’un plaisir elle est aussi matière, elle est un poids. Les souliers font mal. La ceinture s’enfonce dans le ventre, elle gêne le souffle. Déjà, à table, on se sent mal et on cherche de l’air. On est assis avec ces gens-là pour toujours et on se demande pourquoi. Alors on mange. On se le demande. Au moment de répondre, on avale. On ne répond jamais. On mange.

De quoi parle-t-on ? De ce que l’on mange. On le prévoit, on le prépare, on le mange : on en parle toujours, ce que l’on mange occupe la bouche de différentes façons. La bouche, en mangeant, on l’occupe à ne rien dire, on l’occupe pour ne plus pouvoir parler, à combler enfin ce tuyau sans fond ouvert sur dehors, ouvert sur dedans, cette bouche que l’on ne peut boucher, hélas. On s’occupe à la remplir pour se justifier de ne rien dire.

Les souliers font mal, mais sous la table cela ne se voit pas ; cela se sent juste alors c’est sans importance. On dénoue un peu la ceinture, soit discrètement, soit avec un gros rire. Sous la table les souliers font mal.

Ensuite vient la promenade. On la redoute car on ne sait où aller, alors on va en lieu très connu ; on espère marcher car ici on ne respire plus. La promenade se fera à pas hésitants, à pas réticents qui n’avancent pas, comme un dandinement qui trébuche à chaque pas. Rien n’est moins intéressant qu’une promenade du dimanche, tous ensemble. On n’avance pas ; les pas s’écoulent comme les grains paresseux du temps ; on fait semblant d’avancer.

On rentre enfin, faire un peu de sieste, pratiquée sur le dos et fenêtre ouverte. En se jetant sur le lit on jette les souliers, enfin, les souliers qui faisaient mal, on les arrache et on les lance en désordre au pied du lit. On défait le col, on ouvre la ceinture, on se couche sur le dos car le ventre est trop gonflé. Très lentement dehors la chaleur s’apaise.

Le cœur bat un peu trop fort, de cette agitation d’être monté jusqu’à la chambre, d’avoir dénoué trop vite ce qui entravait l’expansion du ventre et du cou, ce qui maintenait les orteils dans leur recroquevillement, de s’être jeté trop fort sur le lit avec un gros soupir. Les grincements du sommier ralentissent, et enfin on peut regarder la chambre silencieuse et le dehors apaisé. Le cou bat un peu trop fort, il pousse avec peine un sang trop sucré qui paresseusement s’écoule, un sang trop gras qui passe mal, qui glisse plus qu’il ne s’écoule. Le cœur est à la peine, il s’épuise en cet effort. Lorsqu’on était debout le sang coulait naturellement vers le bas, la marche lente l’aidait à bouger ; lorsqu’on était assis, à table, il s’échauffait des bavardages, et l’alcool volatil l’allégeait ; mais ainsi couché le sang trop épais s’étale, il fige, il engorge le cœur. Couché sur le dos dans une chambre, on meurt d’engorgement. On meurt sans drame d’immobilisation, d’engluement de sang gras, car dans les vaisseaux à l’horizontale rien ne circule. Le processus est long, chaque organe isolé se débrouillera, ils meurent chacun à leur tour.

Mourir en France est un long dimanche, un arrêt progressif du sang qui ne va plus nulle part ; qui reste où il est. L’origine obscure ne bouge plus, le passé s’immobilise, plus rien ne se meut. On meurt. C’est bien comme ça.

Par la fenêtre ouverte se déploient les splendeurs adoucies du crépuscule. Les parfums floraux se déploient et se mêlent, le ciel que l’on voit tout entier est un grand plateau de cuivre que les oiseaux font vibrer à petits coups de baguettes enrobées de chiffon. Dans la pénombre mauve qui monte ils commencent de chanter. On était bien habillé, on n’a fait sur sa chemise aucune tache, on a tenu sa place sans déchoir, on a pris part à ce festin avec tous les autres. On crève maintenant d’un figement du sang, d’un lourd empâtement des vaisseaux qui bloque la circulation, d’un étouffement qui serre le cœur, et cela empêche de crier. De crier à l’aide. Mais qui viendrait ? Qui viendrait, à l’heure de la sieste ?

La France est une façon de mourir le dimanche après-midi. La France est une façon d’échouer de mourir au dernier moment. Car la porte explose ; des jeunes gens à tête ronde se précipitent dans la pièce ; ils coupent leurs cheveux si court qu’il n’en reste qu’un peu d’ombre autour de leur crâne, leurs épaules tendent leurs vêtements à craquer, leurs muscles saillent, ils portent des objets lourds et se déplacent en courant. Ils se précipitent dans la pièce. Derrière eux vient un homme plus âgé, plus maigre, qui donne des ordres en criant mais ne s’affole jamais. Il rassure car il voit tout, il dirige du doigt et de la voix, les loups autour de lui maîtrisent leur force. Ils se précipitent dans la pièce et l’on se sent mieux ; ils donnent de l’oxygène et l’on respire, ils déplient un lit mécanique, ils y allongent ce corps immobile tout près de mourir et l’emportent en courant. Ils poussent dans le couloir le lit à roulettes, le corps qui étouffe sanglé dessus, ils le portent dans l’escalier, ils l’installent dans la camionnette dont ils n’avaient pas coupé le moteur. Le lit mécanique est adapté à tous ces transports. Ils traversent la ville bien trop vite, la camionnette hurlante prend ses virages penchée, ils brûlent les feux, ils balayent les priorités d’un revers de main orgueilleux, ils ne suivent plus les règles puisqu’il n’est plus temps de suivre les règles.

À l’hôpital ils courent dans les couloirs, ils poussent devant eux le lit à roulettes où repose le corps qui étouffe, ils courent, ils ouvrent les doubles portes d’un coup de pied, ils bousculent ceux qui ne s’écartent pas assez vite, ils arrivent enfin dans la salle stérile où un homme masqué les attend. On ne le reconnaît pas car son visage est caché derrière le masque de tissu, mais on sait qui il est à sa posture : il est si tranquille, si sûr de savoir, que devant lui on ne sait plus ; on se tait. Il tutoie le chef des jeunes gens. Ils se connaissent. Il prend les choses en main. Autour de lui des femmes masquées lui passent des outils brillants. Il tranche l’artère sous le feu d’un projecteur qui ne fait pas d’ombres, il opère, il recoud l’estafilade à petits points, avec la troublante douceur d’un homme qui excelle aux travaux de femme.

On se réveille dans une chambre propre. Les jeunes hommes à tête ronde sont repartis vers d’autres gens qui étouffent. L’homme providentiel qui sait manier la lame et l’aiguille a baissé son masque sur son cou. Il rêve à la fenêtre en fumant une cigarette.

La porte s’ouvre sans bruit et une femme adorable en blouse blanche apporte sur un plateau un repas trop léger. Sur la vaisselle épaisse, ils semblent des jouets, le jambon sans gras, le pain en tranches étroites, le petit tas de purée, la part de gruyère, l’eau morte. Tous les jours la nourriture sera ainsi : transparente jusqu’à la guérison.

Avec leur chef plus maigre et plus âgé qu’eux, les jeunes gens athlétiques sont repartis en opération ; le maître sans visage, à qui ils ramènent des corps presque morts, presque sans vie, les sauve d’un simple geste.

La vie française va ainsi : toujours presque perdue, puis sauvée d’un coup de lame. Étouffée de sang, d’un sang qui s’épaissit jusqu’à ne plus bouger, et sauvée d’un coup, d’une giclée de sang clair qui jaillit de la blessure infligée.

Perdue, puis sauvée ; la France est une façon très douce de presque mourir, et une façon brutale d’être sauvé. Je comprends, sans être capable de l’expliquer, pourquoi il hésitait revenir, celui à qui je le demandais, l’expatrié qui vivait ailleurs sans vouloir revenir ici, et pourquoi il savait pourtant devoir être enterré ici.

Je ne la savais pas, cette mort-là, cette mort délicieuse et lente, et ce sauvetage brutal par des hommes qui se déplacent en courant, le sauvetage d’un coup de lame par un homme qui sait faire, et à qui on vouera une infinie reconnaissance ; je ne m’y attendais pas. Et pourtant, tout ce que l’on m’a raconté en France, tout ce que j’ai fait mien par cette langue qui me traverse, tout ce que je sais et qui fut dit, et écrit, et raconté par cette langue qui est la mienne, me prépare depuis toujours à croire être sauvé par l’usage de la force.

« Tu ne comprends rien à la France, me disait Victorien Salagnon.

— Mais si. Simplement, je ne sais comment le dire. »

Alors je me levais et l’embrassais, je l’embrassais sur ses joues cartonneuses de vieillard, un peu râpeuses de poils blancs qu’il ne coupait plus tout à fait aussi bien, je l’embrassais tendrement et le remerciais, et je rentrais, je rentrais à pied par les rues vides de Voracieux-les-Bredins, dans la neige toute gâchée de traces de pneus et de traces de pas. Quand je passais à côté d’une plaque de neige intacte, pelouses ou trottoirs pas encore empruntés, je la contournais pour ne pas l’abîmer. Je savais bien trop la fragilité de cet ordre blanc, qui de toute façon ne passerait pas la journée.