38825.fb2 Le Bouffon - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 2

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Il s'arrêta, regardant ses auditeurs. L'expression de sa figure était bizarre: sans doute l'idée lui venait-elle qu'il était encore le moins malhonnête parmi toute cette honnête compagnie… Néanmoins son visage resta grave jusqu'à ce que les rires se fussent apaisés.

– Ainsi, reprit Polzounkov, je n'ai jamais accepté de pots-de-vin. Mais cette fois-ci, cependant, j'eus la faiblesse de prendre l'argent que me remit un homme habitué à cette manière de régler certaines histoires. J'avais entre les mains quelques petits papiers assez compromettants pour Théodose Nikolaievitch.

– Vous voulez dire qu'il vous les a rachetés?

– Parfaitement.

– Et combien vous a-t-il donné?

– Il m'a donné… N'importe lequel d'entre vous, Messieurs, aurait pour cette somme vendu sa conscience, et avec toutes ses variantes encore… si cette conscience avait pu valoir quelque monnaie, bien entendu… Et cependant, voyez-vous, j'eus à ce moment-là l'impression qu'on me versait de l'eau bouillante sur le crâne. Je vous assure que je ne savais plus exactement ce qui se passait en moi, je n'étais ni mort ni vif, mes jambes flageolaient, mes lèvres tremblaient; j'avais bien envie de demander pardon, tellement je me sentais en faute, écrasé devant Théodose Nikolaievitch.

– Vous a-t-il pardonné, enfin?

– Mais je n'ai pas demandé le pardon… je dis simplement ce qui se passait en moi à cet instant. J'ai un cœur chaud, savez-vous. Je voyais qu'il me regardait.

– Vous n'avez donc pas la crainte du Seigneur tout-puissant, Osip Mihaïlovitch? me dit mon chef…

Que fallait-il faire en cette occurrence? J'écartais les bras, par convenance, et, la tête sur l'épaule, j'articulai péniblement:

– Pourquoi voulez-vous que je ne craigne pas le jugement de Dieu, Théodose Nikolaievitch?

Je répète que c'était par convenance, uniquement, et, en moi-même, je sentais l'envie de me cacher sous terre.

– Après avoir été si longtemps l'ami de notre famille, un fils presque! et qui sait encore ce que le destin nous réservait, Osip Mihaïlovitch! Et voilà que vous me menacez de dénonciation!… À qui se fier après cela?…

Et voilà qu'il recommence à me faire de la morale:

– Non, dites-moi, après cela, ce que je dois penser des hommes, Osip Mihaïlovitch?

Et moi aussi je me disais: «Que faut-il en penser?» Je sentais une étreinte à la gorge, ma voix tremblait et, connaissant ma faiblesse de caractère, je saisis vivement mon chapeau.

– Voyons, où allez-vous, Osip Mihaïlovitch?… Est-il possible que vous me poursuiviez ainsi de votre haine? que vous ai-je donc fait?…

– Théodose Nikolaievitch, Théodose Nikolaievitch!

J'étais devenu mou comme du sucre fondu et le petit paquet de billets de banque était lourd à ma poche, lourd à ma conscience, et semblait crier: «Brigand que tu es! Ingrat! Maudit!» On eût dit que ce mince rouleau pesait cinq pouds… (Ah! s'il avait en réalité pesé cinq pouds!)

– Je vois, dit Théodose Nikolaievitch, je constate votre repentir… Vous savez, demain c'est…

– La fête de Marie d'Égypte…

– Allons, ne pleure plus! Allons, tu as péché et tu te repens. Allons! Il se peut que je te remette dans le droit chemin… Peut-être même que mes pauvres pénates arriveront à réchauffer votre cœur, je ne dirai pas endurci, votre cœur égaré!…

Me prenant par la main, Messieurs, il me conduisit au sein de sa famille. Je sentais le froid me saisir; je tremblais, en songeant à la figure que j'allais faire devant, car il faut vous dire, Messieurs, qu'il s'agissait d'une affaire assez délicate.

– N'est-ce point là que se trouvait Mme Polzounkov? interrogea soudain un ironiste.

– Ou plutôt Marie Théodosievna. Cependant, il ne lui a pas été donné de porter le nom que vous avez bien voulu prononcer, cet honneur ne lui a pas été dévolu. Car, voyez-vous, Théodose Nikolaievitch avait raison de dire que j'étais considéré dans sa maison à l'égal d'un fils. Il en avait été ainsi six mois auparavant, au moment où Michel Maximovitch Dvigaïlov était encore en vie. Mais la Volonté Suprême avait abrégé son séjour en ce monde sans qu'il eût eu le temps de faire un testament…

– Hou!…

– Parfaitement! et moi, je suis resté avec un zéro en poche. Car le monsieur défunt était, je le savais (bien qu'on ne m'eût jamais laissé entrer dans sa maison), le défunt, vous dis-je, était un homme très riche et me considérait, non sans quelque raison, comme son fils.

– Ah! Ah!

– Oui, il en avait été ainsi, et cet événement malheureux pour moi fut cause que, dans la maison de Théodose Nikolaievitch, les nez s'allongèrent indéfiniment, et qu'on me tint rigueur à la suite de cette déconvenue.

Je remarquais tout cela, je le constatais, m'efforçant de paraître indifférent, quand soudain, pour mon malheur (ou peut-être pour mon bien, qui sait?), un officier de la remonte arriva dans notre ville. Un officier de la remonte a pour métier de courir sans cesse, un métier de cavalier, quoi, qui ne lui permet pas de séjourner; et cependant, il s'incrusta si bien chez Théodose Nikolaievitch que j'en fus fort marri.

Selon mon habitude, ce fut par des voies indirectes que j'abordai la question devant mon futur beau-père: «Et ci, et ça? dis-je, et pourquoi voulez-vous, Théodose Nikolaievitch, me faire ainsi de la peine? Pourtant je suis déjà presque votre gendre.» C'est là, mes chers Messieurs, qu'il me sortit une réponse! C'était vraiment un poème en douze chants, et en vers. On l'aurait écouté la bouche béante d'enchantement! On est là, l'oreille tendue comme un imbécile, cependant qu'il se défile comme une anguille! Un talent, vous dis-je, un don!

Alors, je commençai mes manœuvres auprès de la fille: je lui apportais des romances, des bonbons; je m'efforçais de paraître amusant, je faisais des calembours, je poussais des soupirs, disant que mon cœur se consumait d'amour! et des larmes, et des déclarations! La bêtise de l'homme est vraiment infinie, vous en savez quelque chose. Je n'avais pas regardé mon acte de naissance et j'oubliais que j'avais trente ans déjà. On se moquait visiblement de moi.

À la fin, la colère me saisissant à la gorge, je pris la résolution de ne pas remettre les pieds dans leur maison. Je pensais, me remémorant des faits, des racontars; je réfléchis, et cette idée d'une dénonciation me vint à l'esprit. Une petite lâcheté, quoi! je l'avoue. Et cependant, il y en avait des précisions dans mon petit rapport, des preuves capitales même!

Et ce rapport, échangé contre des billets, m'avait rapporté quinze cents roubles or.

– Mais c'était une véritable extorsion de fonds.

– Oui, si vous voulez. Mais comme je vous l'ai dit, c'est à un habitué du procédé que je faisais rendre gorge. Et, franchement, on ne peut, dans ce cas-là, considérer la chose comme un délit. Donc, je continue.

– Vous vous rappelez sans doute que Théodose Nikolaievitch m'avait entraîné au salon et que j'étais plus mort que vif. Toute la famille vint à ma rencontre avec des airs sinon fâchés, tout au moins pleins de tristesse… Tous paraissent abattus, et pourtant la gravité se peint sur leurs figures. Quelque chose de paternel: on dirait le retour de l'enfant prodigue. On me fait asseoir à la table de thé, et moi, Messieurs, j'avais en moi comme le bouillonnement d'un samovar, cependant que mes pieds étaient glacés… Je me sens tout petit, tout malheureux… La noble épouse de mon chef m'adresse la parole, me tutoyant: «On dirait que tu es maigri, pauvre garçon.» Oui, je ne suis pas bien portant, Marie Fominichna… Ma voix tremblait, et, elle, la canaille, comme si elle avait attendu ce moment, me sortit cette remarque: «On voit que c'est la conscience qui n'est pas en ordre, cher Osip Mihaïlovitch! Les repas pris chez nous te pèsent sans doute sur le cœur! Ce sont mes larmes de sang qui te tombent sur la conscience!» C'est comme je vous le dis! Elle racontait tout cela en versant du thé. Elle était si calme, si douce: on n'eût jamais dit qu'au marché elle savait crier, plus fort que toutes les commères. Voilà comme elle était, notre chère conseillère.

Et puis, pour mon malheur, c'est Marie Théodosievna, la fille, qui apparaît à son tour avec toute son innocence, un peu pâle et les yeux rougis. Et moi, imbécile, qui croyais être cause de ces larmes! Plus tard, j'appris qu'elle avait en effet longuement pleuré, mais pour cette autre raison bien simple: l'officier de la remonte avait pris ses jambes à son cou et ne donnait plus signe de vie! Par la suite, les parents, ayant appris les dessous de l'affaire, avaient voulu étouffer cette histoire, bien que la famille menaçât de s'augmenter.

Aussitôt que je l'aperçus, j'eus le désir de me cacher sous terre et, du regard, je cherchai mon chapeau, mais quelqu'un l'avait déjà caché; j'aurais voulu me sauver tête nue, mais on avait pris la précaution de fermer la porte, et alors commencèrent des rires, des amitiés, des clignements d'yeux, qui finirent par me remettre un peu: ma bien-aimée, s'asseyant au piano, chanta la romance du hussard qui devait partir. «Allons, dit Théodose Nikolaievitch, tout est oublié, viens dans mes bras!» Le cœur léger, je me précipitai vers lui et je pleurai dans son gilet. «O mon bienfaiteur, mon père!» criai-je, et des larmes, des larmes brûlantes, coulaient le long de ma figure. Mon Dieu! si vous aviez vu cette scène. Lui, pleurait; sa femme aussi, et ma petite Marie, et tout le monde… Il y avait même une petite blonde, venue je ne sais d'où, qui pleurnichait aussi… De tous les coins, des gosses sortirent et se mirent à piailler… Combien de larmes! que d'attendrissements! Un fils prodigue, je vous dis, ou bien un soldat qui revient, de la guerre.

Puis, ce fut une vraie réception: on apporta des gâteaux, on organisa des jeux de société. «Oh! que j'ai mal! disait-elle. – Qu'est-ce qui vous fait mal? – Le cœur.» Elle rougit, la pauvrette. Le vieux et moi, nous bûmes du punch, et me voilà tout à fait à mon aise…

Quand je retournai chez ma pauvre grand'mère, la tête me tournait. Je réveillai la vieille et, tout joyeux, je lui contai l'histoire de mon bonheur. «T'a-t-il donné de l'argent, le brigand? – Oui, grand'mère, il m'en a donné. Le bonheur est à notre porte!»

J'ai commencé à m'endormir et puis je me suis de nouveau réveillé et j'ai pensé à toute cette joie nouvelle. Demain, me dis-je, c'est le premier avril: quelle belle journée, et amusante! je songeais, je songeais, et enfin une idée drôle me vint à l'esprit. Je me levai, j'allumai la bougie et, riant tout seul, je m'assis à mon bureau.

– Savez-vous, Messieurs, ce que c'est qu'un homme heureux? Vous allez le voir. Ma joie fut cause que je me précipitai les yeux fermés dans le malheur. J'entrai de plain-pied dans la boue! Quel sale caractère j'ai, pourtant! On me dévalise de presque tout, et moi, de bon cœur, j'offre le reste! Allons, prenez cela aussi! Il me flanque une gifle, et moi je tends l'autre joue; comme à un chien, il me tend un appât, et moi, de tout cœur, je me précipite pour embrasser tout le monde. Vous voyez, c'est comme maintenant: vous vous moquez de moi, vous chuchotez entre vous; je le vois bien; quand je vous aurai ouvert mon cœur, vous me ridiculiserez, et cependant, tout en le sachant, je vous en raconte; pourtant personne ne m'y force, mais je vous prends comme mes frères, mes amis les meilleurs… Hé!…

Le rire qui montait peu à peu avait fini par couvrir la voix du conteur qui semblait maintenant pris d'un véritable accès d'extase. Il s'arrêta, ses regards parcoururent l'assistance, et soudain, comme emporté par un ouragan, fit le geste de laisser tout aller à l'abandon et se mit à rire comme les autres, trouvant sans doute sa situation bien drôle. Puis, il se remit à conter.

– J'eus de la peine à m'endormir cette nuit-là. Devinez ce que j'avais inventé, Messieurs? J'ai honte, maintenant, de l'avouer. Un peu ivre, j'avais écrit tout la nuit, et quelles bêtises!

Le matin, je m'habillai, je frisai mes cheveux et, bien pommadé, vêtu d'un habit neuf, je m'en allai chez Théodose Nikolaievitch, mon papier à la main. Il me reçut lui-même et m'étreignit contre son gilet paternel. Mais moi, gravement, je reculai d'un pas. La situation m'amusait. Non, dis-je, Théodose Nikolaievitch, lisez d'abord ceci.

– Savez-vous ce qu'il y avait sur ce papier? Je donnais ma démission. Ma signature figurait bel et bien au bas avec tous mes grades et mes titres: voyez ce que j'avais inventé. Je n'aurais jamais rien pu trouver de plus intelligent C'est le premier avril, me disais-je, je vais faire semblant d'être toujours fâché, leur laisser entendre que je ne veux plus de leur fille, que l'argent est très bien dans ma poche et que, mon avenir étant assuré, je donne ma démission. Ne voulant plus servir sous un tel chef, je passe dans un autre service et, de là, je ferai partir une nouvelle dénonciation. (Mon idée avait été de jouer le rôle d'un vil personnage.) Vous comprenez, Messieurs: la veille, j'étais rentré dans leur cœur, et, à cause de cela, je voulais donner libre cours à ce que je regardais comme une plaisanterie familière, je voulais me moquer du cœur paternel de Théodose…

Aussitôt qu'il eut pris connaissance du papier que je lui tendais, sa figure changea. «Qu'est-ce donc, Osip Mihaïlovitch?» demanda-t-il. Et moi, comme un imbécile: «Poisson d'avril! Théodose Nikolaievitch.» J'étais absolument comme un gamin, vous dis-je: c'est comme si, caché derrière le fauteuil de la grand'mère, j'avais voulu l'effrayer en hurlant dans son oreille. Oui!… j'ai honte de raconter tout cela…

– Allons, allons, continuez!

Des voix s'élevaient de tous côtés.