38826.fb2
La première chose que j'ai faite lorsqu'elle a refermé la porte de la cuisine derrière elle, c'est d'aller m'installer dans mon gros fauteuil confortable à sa place. C'était un peu symbolique et mesquin, mais il fallait absolument que je me rassure en retrouvant de bonnes bases de propriétaire, de grand de ce monde qui accueille une laissée-pour-compte. J'ai respiré lentement pour calmer ma peur (qu'est-ce qu'elle va me faire?) et promené un regard serein (avec un petit sourire forcé) sur la vaste pièce: j'étais chez moi. J'ai dodeliné de la tête pour me dire qu'on était vraiment bien ici. Ensuite, je me suis demandé pourquoi elle avait refermé la porte, mais comprenant vite que je ne pourrais répondre à cette question sans m'imaginer toutes sortes de mauvaises raisons, j'ai préféré la laisser dans le sac des grandes énigmes du comportement humain et me concentrer sur la douceur du chez-soi. Rien n'a bougé, ici, hein. On dira ce qu'on voudra, avoir son petit nid… J'ai pris la télécommande. On va voir ce qu'on va voir, maintenant. On va voir qui dirige la baraque. Bye-bye les clips, ciao, du balai, je change de chaîne. Et voilà le travail. Qu'est-ce qu'on a, là? Ose me dire que tu n'as pas dîné avec Sylvia hier soir. Bon. Je vais changer encore, tiens. Ah ah. Je fais ce que je veux, faut le savoir. Alors, voyons voyons. La chasse a la bécasse. Ce n'est pas inintéressant, ça. Tiens tiens, a l'aube, je ne savais pas. Oh regarde-moi celui-là, avec son fusil. Eh eh, voilà une bonne émission. Et puis bien filmée, attention. Je n'entends pas très bien, cependant. Et si je montais un peu le son? Oui, pourquoi pas? Qui m'en empêche? Allez hop. Ah, là d'accord. C'est mieux comme ça. Parfait. L'image, le son, tout est bon. Je pourrais encore changer de chaîne, si je voulais, mais je préfère rester là-dessus. Ça m'intéresse. Je sais bien que ce n'est pas du goût de tout le monde, la bécasse, je sais que certains préfèrent les clips, mais je n'y peux rien. Je suis chez moi. Voilà voilà voilà. Très bien. Voilà. Le son est bon, l'image est bonne. C'est impressionnant, toutes ces bécasses, dis donc. Bon. Qu'est-ce qu'elle fabrique? Elle ne va tout de même pas mettre trois heures pour avaler une pomme de terre et un petit-suisse. Elle a sans doute décidé de manger discrètement au-dessus de l'évier pour ne pas me mettre de miettes partout ici. Parce que les pommes de terre crues, c'est dingue ce que ça fait comme miettes. On n'imagine pas. Et le petit-suisse, n'en parlons pas. Si jamais ça éclabousse… Là, honnêtement, c'est gentil de sa part. Mais enfin, je ne suis pas si à cheval sur la propreté. Tu peux venir faire deux ou trois miettes, étrangère, je passerai l'aspirateur. De toute manière, elle devrait avoir fini, il me semble. Quoique… Le papier du petit-suisse, peut-être. Jamais commode à enlever, ces trucs-là. Ça colle, ça se déchire, on n'en sort pas. En tant qu'hôte, tout de même, la moindre des choses serait que j'aille lui donner un coup de main. Non, elle va me trouver trop pesant. Je l'invite ici, d'accord, mais à partir de là, elle peut bien se débrouiller un peu toute seule. Alors, voyons ces bécasses. Et ça vole, et ça vole. Ben mon vieux, il est pas bien dégourdi, ce chasseur.
Elle s'est endormie dans le frigo ou quoi? Qu'est-ce que tu en dis, Caracas? Elle dort, elle. Dommage. Les chats ont un instinct terrible, paraît-il, ça vous flaire un danger à des kilomètres, mais peut-être pas quand ils dorment. Les panthères ou les pumas, par exemple, ça ne dort que d'un œil, c'est toujours sur le qui-vive, ces bêtes-là, parce qu'on ne sait jamais les coups durs qui peuvent vous tomber dessus dans la forêt pendant la nuit; mais Caracas… Je la réveille? Histoire de voir si elle ne sent pas un ennemi dans le coin? Non, ce ne serait pas naturel: je la secoue, elle ouvre un œil étonné ou agacé, et puis quoi? Je ne vais pas aller la poser devant la porte de la cuisine pour voir si elle ne prend pas un air affolé. Continue à dormir, va. Je vais essayer de m'en sortir tout seul. Qu'est-ce qu'elle peut me faire, de toute façon? Je sais me défendre. Si elle est en train d'assembler des fourchettes et des couteaux pour fabriquer une sorte de grand harpon et venir me le planter dans le ventre, c'est que je suis vraiment maudit. Non, je ne pense pas. D'un autre côté, ça fait dix bonnes minutes qu'elle est là-dedans. Tiens, il a enfin réussi à descendre une bécasse, celui-là. Regarde ça comme elle est grosse. Houlà. Chapeau. Il va se régaler, ce soir.
Un moment plus tard, j'ai commencé à m'inquiéter: car j'ai entendu de puissants coups de marteau qui provenaient de la cuisine. Je ne me suis pas levé tout de suite, non. Il ne faut pas exagérer et avoir peur de tout. C'est tout moi, ça. Un rien et je m'affole. Ce vacarme assourdissant, ça ne veut pas forcément dire qu'elle est en train de détruire ma cuisine. Si on se fie aux apparences… Elle essaie peut-être simplement d'enlever le papier du petit-suisse. Quand on ne sait pas s'y prendre, on s'énerve, on cherche des solutions extrêmes. Mais Caracas s'était réveillée, évidemment – Cissé Sikhouna lui-même avait dû grommeler dans son sommeil -, et bien que je n'aie jamais eu l'occasion d'observer de près un chat d'appartement en présence d'un péril mortel, je me suis demandé si l'expression de Caracas ne reflétait pas quelque chose de ce genre-là: les yeux qui lui sortaient de la tête, les oreilles aplaties, le poil hérissé, les lèvres pincées. Dans la cuisine, les coups redoublaient d'intensité et ne ressemblaient pas tout à fait à des coups de marteau, en fin de compte: quelque chose de plus détraqué, de plus sauvage. Un peu comme si elle avait fait entrer par la fenêtre une équipe de démolisseurs des pays de l'Est.
Raisonnablement, je pouvais maintenant laisser de côté mes bécasses et aller voir, sans pour autant passer pour un maniaque qui ne supporte pas qu’on déplace le moindre bibelot chez lui. Je suis dans mon droit. Simple curiosité, disons. J'ai écouté quelques secondes derrière la porte, ce qui ne m'a bien entendu rien apporté de plus qu'un peu d'inquiétude supplémentaire: elle a arraché le robinet de l'évier et s'en sert pour taper de toutes ses forces sur la cuisinière? (Ce ne serait pas très rationnel, comme comportement, mais je ne vois rien d'autre.) Un dernier coup d'œil à Caracas avant de plonger dans l'enfer du vandalisme: toujours électrisée, elle semblait m'encourager du regard (Je suis avec toi, grand), mais se gardait bien de venir m'épauler. Les animaux assument leur trouille, c'est la différence avec nous (alors le courage est le propre de l'homme?) (le plus agréable, dans la vie, c'est qu'on en apprend tous les jours).
Au pire, comme je l'ai dit, je m'attendais à découvrir en ouvrant la porte cinq ou six colosses blonds en maillot de corps et en jean, les cheveux en brosse et les épaules luisantes, en train de démolir mon électroménager moderne à grands coups de masse et de pioche. Je n'étais pas loin. J'ouvre (la porte ne grince pas mais ça ne gâterait rien) et me retrouve face à la scène la plus abominable à laquelle puisse assister celui qui tient à sa cuisine comme à la prunelle de ses yeux (ce n'est pas mon cas, mais je projette – c'est pour la question dramatique (si j'écris: «J'ouvre et me retrouve face à une scène un peu contrariante», c'est la déception) (et puis j'aimais bien ma cuisine, tout de même)). Le cataclysme atomique dans la maison, le chaos alimentaire, véritable Pompéi de mangeaille entre cuisinière et frigo, tout est ravagé dans la cuisine équipée. Si les placards s'étaient ouverts pour vomir mes provisions en cascade, l'effet n’aurait pas été plus consternant. Du foutoir partout, de haut en bas, des paquets de tout ce qu'on veut, des pots ouverts et renversés, des bocaux et des bouteilles, un supermarché dévasté – je ne pensais pas avoir tant de réserves. Et sur le carrelage, des épluchures de pommes de terre, des traînées de crème fraîche, de l'huile, des coquilles d'œufs, de la sauce tomate, un gros morceau de beurre aplati, quelques bouts de tomate écrasés. Et au milieu de ce cirque gluant, hystérique à genoux par terre: la faible. La furie préhistorique, le monstre. Échevelé, le monstre tapait de toutes ses forces avec une poêle sur un couteau pour essayer d'ouvrir une boîte de maïs. Le monstre dans toute son horreur, qui levait haut la poêle au-dessus de sa tête et frappait le manche du couteau avec un grognement rageur, en faisant gicler le jus de maïs.
Dans ces moments-là, on a beau se dire «Qu'est-ce qui lui prend, ce n'est pas possible»: si. On a beau se dire qu'un être humain ne peut pas se transformer ainsi en quelques secondes et que, de toute façon, une femme seule ne peut pas causer autant de dégâts: si. Il faut se rendre à l'évidence avec le drapeau blanc de l'inexplicable, allez prends-moi et fais de moi ce que tu veux, toute-puissante évidence, c'est possible, d'accord. J'ai demandé au monstre ce qu'il faisait, histoire de lui laisser le temps de dire quelque chose avant de me jeter sur lui pour lui ôter la vie: il a levé sur moi un visage en sueur et cramoisi, conforme à ce que j'attendais. La face de la bête. Ce qui m'a pris au dépourvu, ce qui m'a empêché de bondir au mépris du danger pour le supprimer de la surface de la terre, c'est son expression. Hormis les traces de l'effort, ni écume au coin des lèvres, ni sang dans les yeux, ni rictus sauvage. Au contraire, un gentil sourire.
– Je n'arrive pas à trouver l'ouvre-boîte.
Encore heureux. Parce que si c'est juste par plaisir, je boude. Je décide de ne pas demander au monstre pourquoi il a préféré s'agenouiller sur le carrelage ni pourquoi il a jeté des aliments partout (sans doute une habitude, quelque chose comme la pop cuisine ou l'extension du cri primal à l'art culinaire) et lui tends l'ouvre-boîte – rangé, de manière assez ringarde, j’en conviens, avec les couverts. Pendant qu'il finit d'ouvrir te boîte de maïs avec un sourire d'aise, je remarque la grosse marmite posée sur le feu (ce n'était pas le plus frappant à première vue). Je m'approche en prenant garde de ne pas déraper sur de la tomate ou de la crème fraîche et jette un coup d'œil à l'intérieur: un liquide marron, à la surface duquel émergent quelques morceaux inidentifiables, stagne à l'intérieur en quantité suffisante pour nourrir un bataillon de la Légion étrangère (s'ils sont au milieu du désert et qu'il n'y a pas une racine ni un scorpion en vue à cinq cents kilomètres à la ronde, ils en prendront bien une lichette). Reconnaissant ce qui a dû être une tranche de pain de mie, un oignon entier et peut-être un morceau de saucisson (j'avais du saucisson?) ou un petit-suisse, je devine que le monstre a vidé dans cette marmite absolument tout ce qui lui est tombé sous la main. Oui, d'ailleurs il y verse tout le contenu de la boîte de maïs, ajoutons le jus ça fera moins pâteux et ça peut pas être mauvais.
– Je nous prépare une soupe.
Nous? Qui, nous? Moi? Même si je marche cent jours sans trouver un scorpion à suçoter, je ne touche pas à cette mixture de mort. Comment peut-on arriver à cet âge et s'adonner encore à des choses pareilles? Je ne sais pas, je ne sais pas, j'essaie de me mettre à sa place, j'entre dans une cuisine inconnue et j'ai terriblement faim, disons que je suis sympathique mais un peu rustre et que j'oublie les bases de la courtoisie envers mon hôte, ou que la vie a été si cruelle avec moi jusqu'à présent que je n'ai plus envie de faire le moindre effort pour ménager mon prochain, même si je lui suis reconnaissant de m'avoir ouvert sa porte, même si je l'aime bien, mon hôte, même si je ne lui veux pas de mal, surtout pas, je sens bien qu'il m'a trouvé touchant quand je suis arrivé chez lui dissimulé sous ma peau d'âne, alors bien évidemment je n'ai pas la moindre intention de transformer sa vie en cauchemar ni par exemple de l'enfoncer s'il traverse une période un peu délicate – eh bien, non, je ne jette pas dans une marmite tout ce que je trouve dans sa cuisine. Je mange les pommes de terre crues à pleines dents, peut-être, je bois la sauce tomate à la bouteille et je trempe même mon pain dans la crème fraîche sans me soucier d'en répandre partout si je suis vraiment affamé et rustaud, mais je ne me dis probablement pas que je vais me régaler si je mélange tout et que je fais chauffer. Pourtant… Évidence, évidence, crache ton secret.
Ce que je vais faire, moi, c'est aller jeter un coup d'œil à mes bécasses. On ne sait pas ce qui a pu se passer pendant mon absence. Qui sait si le gars au fusil n'en a pas tué quelques autres? Je vais m'installer dans mon fauteuil, bien tranquille, et je vais regarder ça. Toujours une ou deux choses intéressantes à apprendre. De toute façon, au point où on en est, je peux bien laisser le monstre finir seul. Qu'est-ce qu'on risque, hein? Dis?
Le chasseur tirait toujours dans les marais. Assise, Caracas me dévisageait en se demandant si j'avais perdu la raison, pour baisser ainsi les bras devant le monstre et ses activités délirantes (chez nous). La petite horloge que m'avait offerte ma mère marquait cinq heures moins vingt. Cinquante minutes. Je me suis dit que ce n'est rien dans une vie, si on prend un peu de recul. Je me le suis redit et ensuite je me suis dit que j'étais bien égoïste et tatillon de monter comme ça sur mes grands chevaux pour un peu de désordre dans la cuisine. Ça, dès qu'on vient déranger notre petit confort… Pour conclure, je me suis dit trois fois de suite que je ne risquais rien.
– Je t'en sers un bol? a dit le monstre en passant sa grosse tête rouge de cuistot par l'entrebâillement de la porte de la cuisine.
– Non merci, j'ai déjà beaucoup mangé, ce soir.
– Sûr? Tu as tort, tu sais. Ça peut pas être mauvais, il n'y a que des bonnes choses.
– Oui, mais… Non. C'est gentil d'avoir tout préparé, mais je n'ai vraiment plus faim, je ne pourrais pas en avaler une goutte.
J'avais hésité entre goutte et morceau, mais comme il avait appelé sa mixture «soupe», j'ai préféré jouer la sécurité. J'ai également hésité à ajouter «Ce serait de la gourmandise». Mieux valait ne pas tenter le diable: s'il percevait dans ma voix le moindre soupçon d'ironie, malgré mon talent d'acteur hors du commun, tout pouvait arriver (on ne sait jamais comment ça peut réagir, ces bombes vivantes). Prudence, Harvard, c'est ta règle d'or.
PRUDENCE RIME AVEC ÇA-SERT-À-RIEN
Il est revenu quelques secondes plus tard avec un grand bol de sa répugnante bouillasse, la bouche nerveuse et l'œil brillant. («Voilà le meilleur moment de la journée.»)
– C'est bête, il en reste.
Oui, il devait en rester à peu près cent trente litres dans la marmite, mais tant pis pour le gaspillage – de toute façon, je ne savais pas quoi en faire, de tous ces produits. Je l'ai de nouveau remercié pour le mal qu'il s'était donné et ensuite, erreur d'inattention de ma part, je me suis levé pour aller chercher un journal à glisser en vitesse sous le bol avant qu'il ne le pose sur la table (je ne suis vraiment pas chochotte avec mes meubles, mais le bol était rempli à ras bord et je pressentais que mon monstre à la face de braise était du genre à renverser deux ou trois gouttes en mangeant – le flair, c'est inné): le temps que je me retourne, il prenait ma place sur le fauteuil, s'emparait de la télécommande pour remettre les clips et monter le son, et posait son bol sur la table. Je m'en fous, je l'ai eue aux puces pour trois balles, et les taches c'est pas ça qui me dérange, ça fait plus vivant, et puis je voulais la changer, cette table. Et la bécasse ça commençait à me pomper l'air et j'aime bien cette chanson car elle est super sympa et très bien. Cinq heures moins dix. Je t'en supplie, continue à être gentil avec moi, comme autrefois, ne deviens pas hystérique d'une seconde à l'autre, dis-moi encore merci et s'il te plaît comme tout à l'heure, au bon vieux temps. Il s'est passé la langue sur les lèvres, s'est frotté les mains (je n'existais plus), il a pris son bol, puis tout est allé très vite.
C'est bien beau la prudence, Mais ça sert à rien.
Halvard Sanz.