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J'ai donc sombré dans l'alcool dès le lendemain du passage du monstre. Je suis descendu acheter une bouteille de Cutty Sark en fin d'après-midi et j'en ai sifflé les trois quarts sur mon fidèle fauteuil, à petites gorgées distraites, au goulot (à la manière du privé qui n'a pas reçu un coup de téléphone depuis deux mois mais n'en fait pas tout un drame, car il sait depuis longtemps que la vie est une foutue bon Dieu de saloperie et qu'il n'y a pas de quoi se torturer pour ça tant qu'on trouve du scotch à bon prix chez le vieux Sam et des filles pas compliquées chez Gloria – mais il ne sait pas, en revanche, que l'éblouissante Suzan Ellis (la femme de Thomas T. Ellis, l'avocat des stars) va sonner à sa porte dans quelques secondes et poser doucement un rouleau de dix mille dollars sur son bureau, à titre d'acompte). (Eh oui, qui me disait qu'elle n'allait pas sonner à ma porte dans quelques secondes et poser doucement ses lèvres sur les miennes, à titre d'acompte? – pas Suzan Ellis, hein.) (Non, même après un quart de la bouteille, foutue guigne et sale destin, je savais que je t'avais perdue à tout jamais, Polly.) Mais ça allait, je me sentais de mieux en mieux, je retrouvais mon assurance et mon amour de la vie, je souriais presque.
NE BUVEZ JAMAIS SEUL
Après avoir siroté la moitié de la bouteille en toute décontraction, j'ai commencé à m'apercevoir que la pièce se resserrait autour de moi (ou que j'enflais – le cyclone visqueux qui tourbillonnait dans mes entrailles et ma tête me dilatait sans doute -, mais en tout cas l'appartement devenait bien trop petit pour moi). Le bateau sur la bouteille de Cutty Sark ne me disait plus rien de bon. J'étais coincé dans un port en pleine tempête.
Pour éviter de céder à l'affolement et de fondre en larmes, et comme l'alcool a tout de même quelques vertus apaisantes, j'ai décidé que ce qui me mettait dans un état pareil n'était rien d'autre qu'une envie trop forte de profiter pleinement de la vie, enfin délivré de mes peurs et de mes blocages: il fallait sortir. J'ai mis un disque joyeux pour me changer en essayant de danser de bonheur, puis j'ai pris une ultime et longue gorgée de whisky et je suis parti à la rencontre de mes frères humains.
Dès que j'ai posé un pied sur le trottoir, j'ai senti que jetais à ma place parmi les gars, dans le grand bain. Holà, j'étais en forme, alerte et rieur.
Je regardais les passants et les vitrines, j'avais le sentiment de fendre le monde comme un chef, je repensais à ma sortie de prison et à la sensation d'espace et d'indépendance que j'avais éprouvée alors. Je souriais à tout le monde, j'adressais de petits signes de la main ou de gentilles grimaces aux enfants, je lançais des œillades très décontractées aux jolies filles – et la plupart, devinant probablement que j'étais un agneau pacifique, y répondaient. Le confort, le succès. Les Parisiens semblaient m'avoir adopté, ils récompensaient ma désinvolture naturelle. Je n'étais trahi de temps à autre que par un léger écart d'équilibre, un hoquet ou un sourire que je laissais distraitement s'élargir jusqu'à ce qu'on appelle le «sourire crétin», fautes mineures que je corrigeais vite et balançais aux oubliettes en me disant que si deux ou trois personnes dans la foule innombrable remarquaient mon ivresse et comprenaient que j'étais en réalité un épouvanté maquillé, cela ne pouvait pas avoir la moindre influence sur la suite de mon glorieux parcours (ils n'allaient pas me poursuivre en faisant de grands gestes pour informer tous les autres de leur découverte): je les croisais sans m'en faire et les laissais disparaître dans mon dos, loin derrière moi dans le flot bigadaud des barrés, bagarré des bidauds.
L'œil brillant, le cœur vaillant et la jugeote en bataille, je ne raisonnais plus aussi finement que d'habitude: lorsque les faux pas et les tics étranges se multipliaient, j'en déduisais qu'il était urgent de boire un verre pour remettre l'alcool à niveau. J'entrais donc dans le premier café venu pour engloutir en vitesse un double whisky sec et repartir de ce pas jovial et confiant que j'aimais tant – mais, comme les dérapages reprenaient de plus belle après les quelques minutes d'aisance que je gagnais sur ma lancée à la sortie de chaque bar, la distance entre deux arrêts se réduisait de plus en plus. Plus je buvais et plus il fallait que je boive. Et plus j'étais soûl, plus je m'apercevais qu'il était utile et agréable d'être soûl – donc, en toute logique, plus je serais soûl, mieux ce serait. C'était si simple, le bonheur.
J'ai continué ainsi un moment, jusqu'à ma chute. J'étais en train de sourire à une fille assise en terrasse (j'avais noté que le peuple répondait avec un peu moins de sympathie à mes signaux fraternels, pourtant de plus en plus enthousiastes – mais je ne m'en offusquais pas, j'éprouvais même un peu de compassion pour tous ces coincés (après tout, jetais comme eux, autrefois, à l'époque où j'étais sobre)), je marchais en souriant de toutes mes dents de jeune homme tonique à une jolie fille assise dehors malgré le froid (elle aurait pu ressembler à Pollux Lesiak, tiens), j'ai tenté un clin d'œil charmeur et je suis tombé.
Je ne suis pas tombé comme un homme ivre mais plutôt comme un ivrogne, en croisant trop vite un homme (normal) qui m'a fait peur. Je restais couché sur le trottoir, cherchant un moyen de redresser astucieusement la situation. J'ai repensé alorc à une sorte d'étude que j'avais réalisée quelques mois plus tôt (pour mon compte) à propos de la chute – étude qui faisait partie de la même série que celle que j'avais effectuée à propos de la vie en ascenseur.
QUE FAIRE EN CAS DE CHUTE?
Il nous arrive plus souvent qu'à notre tour de trébucher en pleine rue, devant tout le monde. Les plus malchanceux d'entre nous tombent, mais même si l'on parvient à se ressaisir à temps en battant des bras, il n'est jamais commode de repartir d'un pas tranquille et altier sous l'œil moqueur des spectateurs. Face à une telle mésaventure, nous réagissons de différentes manières selon notre caractère ou notre expérience de la vie:
Nous pouvons, par exemple, nous relever comme un diable en une fraction de seconde et tourner la tête de tous côtés pour savoir si quelqu'un nous a vu. C'est doublement stupide. D'abord parce que nous devrions nous douter que tout le monde ou presque nous a vu, ensuite parce que notre réaction de pauvre type qui n'assume pas sa chute fera rire les passants à gorge déployée, même ceux (sombres ou charitables) que l'incident en lui-même aurait laissés froids. Nous sommes stupide.
Autre réaction possible: si nous sommes franchement timide (ou franchement naïf), nous restons à terre. Sans élever la tête, nous regroupons nos affaires éparpillées autour de nous et, assis sur le trottoir ou sur une marche de l'escalier dans lequel nous sommes tombé, nous nous mettons à regarder nos ongles ou à nous recoiffer (ceux d'entre nous qui fument allument une cigarette), dans l'espoir de faire croire à l'assistance que nous ne sommes pas tombé par inadvertance: nous étions si fatigué que nous avons dû nous jeter au sol immédiatement, nous en avions ras le bol de marcher. Mais même les enfants les plus crédules ne se laissent pas berner par notre manœuvre. (Nous sommes très rares à utiliser cette méthode grossière.)
En revanche, nous sommes nombreux à employer la suivante, qui est de loin la plus répandue chez ceux qui tombent comme chez ceux qui simplement trébuchent sans choir: après nous être relevé le plus calmement possible pour montrer à tous que nous n'avons pas honte, nous nous retournons en fronçant les sourcils et cherchons du regard ce qui a bien pu nous faire perdre l'équilibre – nous voulons signifier par là que nous ne sommes pas le genre de gars qui tombe par hasard, sans raison, et qu'en général nous tenons parfaitement debout sur nos jambes. Par ce simple coup d'œil en arrière, nous crions au monde: «Je vous assure que j'ai un équilibre fantastique, d'habitude.» Comme nous ne trouvons que très rarement l'obstacle responsable de notre faux pas (grosse pierre? bûche? crevasse dans le trottoir?), nous haussons les épaules et reprenons notre route en laissant les spectateurs bouche bée, pétrifiés, médusés par l'énigme de l'obstacle invisible. Mais cette technique est si employée de nos jours (il suffit de s'asseoir une heure ou deux en terrasse pour en observer les nombreux adeptes) qu'elle ne trompe plus personne: chacun sait qu'il aurait réagi exactement de la même manière, et chacun sait aussi que s'il trébuchait seul sur un chemin de montagne ou sur un trottoir désert, la nuit, il ne lui viendrait pas une seconde à l'esprit de se retourner en prenant un air étonné.
Est-ce à dire qu'une fois au sol nous sommes foutu? Est-ce à dire qu'on ne se relève jamais avec les honneurs? Non. Il existe un autre procédé de redressement, que nous n'osons pas encore trop utiliser tant il nous semble audacieux:
Il suffit de nous débrouiller pour faire croire au public que si nous sommes tombé, c'est simplement que nous songions. Nous étions perdu dans nos réflexions. Et la chute n'est due qu'à cela: nous attachons beaucoup plus d'importance à notre esprit qu'à nos pieds. Ce qui change une faiblesse («Regarde-moi ce couillon qui tient pas debout») en force («Qu'est-ce qu'il pense!»). Comment allons-nous nous y prendre? C'est très simple: en nous relevant, nous allons secouer doucement la tête de droite et de gauche, en composant une petite moue ironique (les yeux levés au ciel) qui signifiera: «Mais où ai-je la tête? Ah, je suis incorrigible…» Et aussitôt, dès le premier pas (car bien entendu, nous repartons droit devant, comme si nous étions seul sur un chemin de montagne ou sur un trottoir désert, la nuit), nous allons replonger dans nos pensées mystérieuses (enfantin: nous prendrons un air expressif et lointain, le visage fermé de celui dont personne ne peut pénétrer l'âme, nous sourirons peut-être dans le vide ou nous froncerons les sourcils, comme si une foule d'idées et d'images passionnantes défilaient derrière ce masque). Plus rien ne comptera pour nous, nous serons seul au monde. Et que pensera chacun des spectateurs présents? Impressionné, admiratif, il pensera: «Avec une vie intérieure aussi intense, il est bien normal que ce gars-là tombe de temps en temps.»
Le nez sur le goudron, j'ai béni cette époque où j'essayais bravement de résoudre les problèmes quotidiens de l'humanité. Bien sûr, après le sourire et le clin d'œil à la fille, mes chances de réussir à lui faire croire que j'étais absorbé dans une quelconque méditation philosophique semblaient réduites. Mais vis-à-vis de tous les autres, je pouvais encore sauver la face et passer pour un penseur.
Après avoir ramassé mon sac matelot, j'ai fidèlement mis en pratique la méthode que j'avais inventée; mais j'ai vite compris qu'elle s'avérait inefficace si l'on ajoutait l'alcool aux données de départ: car nous avons beau essayer de jouer la «sobriété», toutes nos attitudes sont outrées si nous sommes soûl (et nous sommes alors comme le mauvais acteur qui en fait des tonnes). Quand j'ai dodeliné de la tête en me relevant, avec une moue d'autodérision (changée malheureusement en horrible grimace de clown), j'ai senti que je ressemblais à une caricature du poivrot hideux et grotesque. Quand je suis reparti en essayant de prendre un air songeur (l'œil à demi clos du poivrot hideux et grotesque qui s'apprête à énoncer une vérité fondamentale), j'ai senti que chacun des spectateurs pensait: «Avec ce qu'il a picolé, celui-là, il est bien normal qu'il tombe de temps en temps.»
Très dépité, je suis allé m'asseoir sur un banc près de l'église de la Trinité, pour me ressourcer.
Tandis que j'essayais de me rappeler à quel moment j'avais dépassé les limites du raisonnable, un couple d'Allemands est venu me demander de les prendre en photo. Les couples d'amoureux me demandaient toujours de les prendre en photo. Les touristes et les autres: tous les amoureux qui se préparaient des moments de nostalgie me repéraient dans une foule. Je ne comprenais pas pourquoi ces gens semblaient tant tenir à souffrir plus tard (sans même parler d'éventuelle séparation (bien que des dizaines de couples que j'ai pris en photo doivent être aujourd'hui séparés, seuls éplorés ou radieux dans les bras d'un autre (qui sait si, dans ma vie, je n'ai pas photographié deux fois la même personne avec un amoureux différent?)), car même ceux qui restent ensemble jusqu'à la mort souffriront forcément un peu, quinze ou trente ans après mon petit clic, en se voyant jeunes et beaux, heureux, en vacances, in Paris, in the springtime); je ne comprenais pas non plus pourquoi ils s'adressaient tous à moi (je ne pense pas avoir l'air particulièrement sympathique). Mais en fin de compte, j'étais plutôt flatté: je me sentais l'élu des amoureux, celui vers lequel on se dirige instinctivement lorsqu'on est heureux, l'ami de l'amour.
Mais ce jour-là, devant la Trinité, je ne voyais plus cette affaire du même œil. Quand ces deux ordures de Boches sont venus me demander de les prendre en photo, j'ai soudain compris que tous ceux qui les avaient précédés ne m'avaient pas confié l'élaboration de leurs souvenirs parce qu'ils me considéraient comme l'un des leurs, mais au contraire parce qu'ils avaient deviné que j'étais de l'autre côté de la barrière. Un peu comme l'eunuque auquel le sultan confie les femmes de son harem, ou le curé chez qui vont se confesser les débauchés. Quand ils m'ont tendu leur appareil, j'ai cru les entendre dire:
– Bonjour, monsieur. Nous sommes un couple d'amoureux germaniques, nous aimerions passer une longue et heureuse vie ensemble, et désirons donc la jalonner de petits cailloux romantiques. Si nous avons pensé à vous pour effectuer le travail, c'est que vous êtes seul et le resterez sans doute, puisque la femme de votre vie – Pollux Lesiak, n'est-ce pas? – a disparu. Toute vie amoureuse vous est donc désormais interdite, nous le regrettons sincèrement, mais comme il nous paraît tout de même nécessaire que vous jouiez quelques notes dans le concert mondial de l'amour, nous nous sommes dit que vous pourriez peut-être tenir ce rôle, si modeste soit-il, de témoin privilégié de notre idylle. C'est mieux que rien, n'est-ce pas?»
Raclures. Retournez en Bavière, Là-bas, disputez-vous pour une histoire d'argent ou de tromperie sans importance et séparez-vous dans la haine après trois mois de scènes sordides. Non, faites un enfant d'abord. Appelez-le Helmut. Toutes les femmes qu'il rencontrera dans sa vie le feront affreusement souffrir, il sera dépressif et insomniaque, sa fille (dont la mère sera partie avec un acteur italien en lui laissant ce bébé de trois semaines sur les bras) tombera amoureuse d'un tripier alcoolique qui lui tapera dessus chaque soir, et son petit-fils sera si laid qu'aucune femme n'acceptera jamais de l'embrasser sur la bouche, mais ça ne sera pas si grave parce qu'il mourra assez jeune en tombant dans une cuve de ciment à prise lente – mon Dieu de l'église, exaucez ma prière.
J'ai accepté de les prendre en photo, car je suis plus gentil que j'en ai l'air. (De toute manière, j'étais trop soûl pour me lancer dans une explication qui n'aurait ressemblé qu'à une longue tirade d'aigri (alors que ce n'était pas du tout cela, attention) – ça ne s'est jamais vu dans l'histoire du monde, un type à qui vous demandez de vous prendre en photo avec votre femme et qui répond: «Non, je ne veux pas.») J'ai pris leur appareil en essayant de sourire pour leur faire plaisir, j'ai reculé de quelques pas (je tenais à peine debout) et j'ai immortalisé leur chance. Côte à côte, le bras du mari autour de la taille de la femme et le bras de la femme autour de la taille du mari, les têtes penchées l'une contre l'autre, ils rayonnaient. Un peu comme Pollux Lesiak et moi, si on se retrouvait. J'ai attendu un moment avant d'appuyer sur le bouton, pour les regarder encore. Plutôt moches si on les prenait séparément, mais touchants ensemble, Après tout, ils penseraient peut-être à moi en revoyant cette photo dans vingt ans. Il fallait que j'arrête de voir tout en noir. Allez, clic. J'ai tout de même pris soin de leur couper la tête, par principe.
Je leur ai rendu leur saleté d'appareil et suis resté seul face à l'église. Ça n'allait pas très fort: la déconfiture et son sinistre cortège.
J'ai monté les marches de l'église et jeté un coup d'œil à l'intérieur. Sur les bancs, quelques vieux priaient. Mains jointes et tête baissée, entièrement livrés au ciel, offerts et pleins d'espoir. (J'ai eu cette vision lugubre: l'amoureux timide devant l'appartement de sa belle, qui sonne (il sait qu'elle est toujours là à cette heure) et se décide enfin à lui faire à travers la porte la fervente déclaration qu'il rumine depuis des mois. Il se lance dans la plus belle déclaration d'amour qu'homme ait jamais faite à femme, les mots viennent tout seuls, or et sucre à chaque syllabe, la passion du poète, dix minutes d'inspiration géniale comme il n'en connaîtra plus jamais dans sa vie. Il conclut sur quelque cerise lyrique et tend l'oreille: elle n'ose pas répondre. Et lui n'ose pas insister, réclamer une décision immédiate, trop heureux d'avoir enfin soulagé son cœur, il redescend l'escalier avec le sourire de celui qui vient enfin d'accepter son destin, tandis que sa promise tâte les camemberts à l'épicerie du coin.)
Ces braves vieux sur les bancs, avec leurs si belles prières à l'intérieur, me faisaient penser à cet amoureux derrière la porte de l'appartement vide. Entièrement offerts à rien.
J'avais absolument besoin d'un petit verre.