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J'ai le nez contre le mur, les yeux sur l'écran de plâtre blanc. Caracas me lèche l'oreille.
Il était quinze heures. Encore une fois, je ne me souvenais de rien. Je parlais de l'incroyable Pollux qui réglait des affaires urgentes sur toute la surface du globe et me retrouvais d'une seconde à l'autre dans mon lit en bataille, la tête dans le plâtre. Ce truc d'amnésie alcoolique risquait fort de mal tourner un jour ou l'autre – comme tout le reste. Je n'avais peut-être pas le profil requis pour sombrer dans l'alcool. (Je n'avais le profil requis pour rien, ça commençait à m'agacer.)
Encore une fois, je me suis rendu compte que mes vêtements étaient éparpillés dans l'appartement. De toute évidence, quand je rentrais raide mort, j'aimais jouer les strip-teaseuses et faire tournoyer mon pantalon au-dessus de ma tête avant de le lancer à l'autre bout de la pièce – je poussais peut-être même des cris sensuels. Hélicoptère! Et justement, mon pantalon, je l'ai trouvé dans la cuisine, sur le réfrigérateur. Déchiré, lacéré.
Je m'étais sans doute fait sauvagement attaquer par la Bête du Gévaudan. Et alors? On a vu pire, il y a des gars qui se font cribler de balles à la mitraillette, dans les pays en guerre. J'ai baissé les yeux sur mes cuisses pour voir si j'avais été gravement touché, mais non, rien, pas de plaies sanglantes, pas d'os à vif. Et j'allais me plaindre? La Bête avait dû se rogner les griffes la veille. Je m'en tirais avec un pantalon à racheter. Bon, j'avais un hématome énorme sur le biceps droit, mais je n'allais pas me plaindre pour ça. La Bête m'avait sûrement donné un coup de poing, voilà tout. En, jetant un œil dans mon sac matelot, je me suis aperçu que j'avais fait deux chèques de cinq cents francs sans noter le nom du ou des bénéficiaires sur le talon. Tant pis, hein.
J'ai décidé de téléphoner à ma sœur, par curiosité.
«Bonjour, vous êtes bien chez Pascale et Marc, nous sommes allés passer les fêtes au Bangladesh, joyeux Noël et bonne année à tout le monde!»
Oui. Ils avaient dit ça, la veille, qu'ils dormiraient dans l'avion. Tant pis, hein. Je reste dans le noir complet, c'est tout, on ne va pas en faire une maladie. Ce n'était pas d'avoir perdu mille francs et de m'être fait lacérer mon pantalon, qui m'ennuyait, c'était l'affreuse incertitude dévorante et très pénible. «Incertitude» car je ne pouvais pas affirmer formellement que la Bête du Gévaudan avait joué un rôle dans mon histoire (si c'était bien elle, je devais être sacrement ivre pour avoir espéré l'amadouer avec des chèques de cinq cents francs – j'imaginais la Bête: «Il faut essayer de m'apprivoiser, petit prince», et moi: «Attends, attends, je vais t'en faire un autre, tiens, attends, voilà, encore cinq cents.»).
(Bon, imaginons: je pars de chez ma sœur à pied, tout seul dans la nuit, et je croise un malfaiteur qui a réussi à dompter une sorte de bête griffue et hante les rues de Joinville-le-Pont à la recherche d'un pied-tendre à dépouiller. Alors mon gars me demande de l'argent, je refuse tout net, il m'envoie donc un puissant coup de poing dans l'épaule. Déjà, c'est tiré par les cheveux, les types dans son genre frappent à la mâchoire. Bon, je finis par lui faire un chèque, mais l'homme est gourmand, il en réclame un autre. Cette fois je ne me laisse pas impressionner, il n'a pas de parole, il avait dit juste cinquante sacs, mais après qu'il a lâché la bête sur mes jambes, je cède à nouveau. Au fait, ne tiens-je pas un indice, là? Si l'animal s'est contenté de me griffer les jambes au lieu de me sauter à la gorge, ce n'est sans doute pas par bienveillance, mais bien plutôt parce que c'est un petit animal. Ah… Un ourson, peut-être?)
En terminant mon café, je me rendais bien compte que cette histoire ne valait rien.
Je devais maintenant décider si je continuais à sombrer dans l'alcool. Cette technique ne m'apportait rien de très satisfaisant, jusqu'à présent. Il était peut-être nécessaire de laisser le système se mettre en place, mais pour le moment j'avais le sentiment de piétiner. En deux jours, j'avais perdu mes dernières illusions quant aux possibilités de s'octroyer quelques plaisirs fugaces au cours d'une vie d'homme, je m'étais enlisé pour plusieurs mois dans un mensonge indigne d'un véritable amoureux, j'avais perdu un pantalon et mille francs, et j'avais les organes en bouillie. Même en m'efforçant de ne pas me montrer trop injustement critique, ce n'était pas un bilan très enthousiasmant. De toute façon, la question n'allait pas se poser longtemps. D'une part, j'étais invité ce soir-là chez mes amis Zoptek, chez qui un verre jamais ne reste vide, il allait donc falloir que je prolonge mon apnée dans la gnôle; d'autre part, ce que je ne savais pas, c'est que la question ne se poserait plus le lendemain matin, car ce qui ne m'avait pas traversé l'esprit, c'est que, où que l'on sombre, il y a toujours un fond. Et dans quelques heures, j'allais le toucher.
Mes amis Zoptek étaient trois, le père, la mère et la fille, et toujours je prenais grand plaisir à leur rendre visite car ils étaient incroyables et spectaculaires comme c'est pas possible et avec eux c'était à tous les coups la bonne soirée garantie. Action, suspense et violence, ainsi que le bon rire qui délasse, on trouvait de tout dans leur maison. Ils se tapaient dessus et s'embrassaient tout le temps – ils tapaient aussi sur leurs invités et les embrassaient -, ils parlaient de politique et d'intrigues amoureuses avec le même plaisir, de littérature et de bagatelle avec la même fougue, du temps qui passe et du cabri rôti, ils dansaient la rumba bolivienne dans le salon, incendiaient la terre entière en levant leurs verres, ils organisaient des concours de force musculaire ou de pugilat antique sur le tapis, s'endormaient sur le canapé, déclamaient du Pouchkine dans le texte, sortaient rarement de chez eux mais laissaient toujours leur porte ouverte. Il y avait du monde chaque soir.
Le père était un ogre bougon et drôle, une merveille d'être humain – à la fois profond, grave et frivole, tyran et petit garçon à consoler; la mère, une femme fragile et solide, lucide et belle, qui encaissait tout, que l'on pouvait aisément prendre pour la principale victime des folies de la famille mais qui contrôlait tout l'air de rien; la fille, une créature de lumière, presque impalpable, qui fondait en larmes ou dansait dans la cuisine – la plus jolie jeune fille du monde, après Pollux.
Ils avaient deux particularités communes: ils étaient faibles et forts en même temps. Très faibles, et très forts. Comme beaucoup de leurs amis, d'ailleurs – sensibles et résistants, la plupart souffraient et trébuchaient mais continuaient à avancer en écartant les branches qui leur barraient le passage. Ils iraient jusqu'au bout, coûte que coûte. Sensibles et indestructibles, je me les représentais toujours ainsi, comme des missionnaires dans une jungle infestée de sales bêtes et de plantes carnivores, la nuit, en plein tremblement de terre et sous une pluie battante, inquiets mais opiniâtres, très faibles et très forts. J'étais l'un de leurs amis, je crois, mais je ne me sentais pas tellement très fort.
Ils habitaient Paris mais j'étais allé les rencontrer en Bretagne, un jour de mauvais temps, une dizaine d'années plus tôt. Dans des circonstances extraordinaires. J'étais parti seul, au hasard, avec la voiture de ma mère, vers la Normandie d'abord, pour essayer de me remettre de ma rupture avec Catherine. Une amie m'avait raconté une belle histoire:
LA BELLE HISTOIRE D'ANNE-CLAUDE
«Je déprimais depuis trois mois, Nicolas m'avait quittée, je m'enfonçais dans un vrai cauchemar, je n'arrivais pas à me sortir ce salaud de la tête et plus les semaines passaient plus je tournais en rond, comme l'eau dans la baignoire, sauf que moi ça s'écoulait pas, c'était toujours la même eau, ça commençait à croupir. En plus, Paris m'écrabouillait, m'enfermait, je me sentais prisonnière et pleine d'eau sale que je pouvais pas évacuer. Bref, le truc classique. Il fallait vite que je fasse quelque chose, sinon c'était la catastrophe assurée. Quelque chose de marquant, qui me change vraiment les idées. J'étais comme maintenant, à l'époque, plutôt tranquille et casanière, prudente, pas trop foldingue. Tu vois, quoi. Mais alors là, tu peux me croire, j'ai ouvert les vannes. J'ai demandé à l'Éducation nationale de me trouver une remplaçante, s'ils n'étaient pas contents, tant pis pour eux, c'était vraiment le dernier de mes soucis. Ensuite je suis allée retirer à la Caisse d'épargne tout l'argent que j'avais bien sagement économisé depuis des années. Ils m'ont fait un cirque, tu peux pas imaginer. Ça faisait une grosse somme, d'accord, il devait y avoir un peu plus de quatre-vingt mille francs, bon. Ils ont cru que j'avais perdu la boule, ou que j'allais faire un truc pas très catholique avec, j'en sais rien. En fin de compte, j'ai quand même récupéré une mallette pleine de billets. Ça fait un drôle d'effet, je t'assure. Mais bon, je ne m'en rendais pas trop compte, j'avais sûrement perdu la boule, oui, j'étais dans un autre monde, comme dans un roman, plus rien n'avait la moindre importance. J'ai loué une Mercedes, c'est un peu ringard mais dans mon délire c'était la voiture qu'il me fallait, et je suis partie tout droit à Deauville. C'est encore plus ringard, bon, mais j'étais comme un automate. C'était déjà suffisamment le bazar dans ma tête, alors j'ai suivi les premiers rails que j'ai trouvés. À Deauville, j'ai pris une chambre dans le premier hôtel, j'ai mis ma mallette dans l'armoire, je n'ai même pas pensé à leur demander un coffre, j'ai pris une bonne partie de l'argent et je suis allée direct au casino. À peine un quart d'heure après avoir garé la voiture devant l'hôtel, j'étais à la roulette. Une vraie folle, comme si un mec m'avait hypnotisée à Paris et m'avait dit: "Je vais compter jusqu'à trois, tu vas te réveiller, tu ne te souviendras de rien et tu vas foncer tout droit au casino de Deauville." Je te passe les détails, en trois jours j'avais claqué tout mon argent. J'arrivais à l'ouverture, je repartais à la fermeture. J'étais la vedette, là-bas. Je n'ai pas mangé pendant trois jours, je jouais, je montais dormir, je redescendais jouer. Tu imagines dans quel état j'étais. Quand j'y repense, j'ai l'impression que ça n'a duré que quelques heures. Le troisième soir, quand je suis rentrée dans ma chambre, j'étais à bout de forces et de nerfs. Toute la tension est retombée d'un coup, comme si on m'enlevait les piles. Il me restait à peine trois mille cinq cents francs pour payer l'hôtel. D'un côté je me sentais plutôt mal, tu t'en doutes, ce n'est pas tous les jours qu'on jette quatre-vingt mille balles, de l'autre, je ne sais pas, j'étais presque soulagée. Enfin bon, c'était pas l'allégresse non plus. J'étais crevée et un peu honteuse. Et tout à coup, un sursaut de démence, je me suis dit merde, au point où j'en suis, c'est ridicule de garder ces malheureux billets pour payer la chambre. En plus, je me suis rendu compte qu'il ne me resterait même pas assez d'argent pour mettre de l'essence dans la voiture et rentrer à Paris. J'ai eu cette drôle de sensation, tu sais, "Je suis foutue", le moment où on abandonne et où on se dit que c'était complètement ridicule de continuer à résister. On se sent incroyablement léger, heureux, parce qu'on n'a plus rien à perdre. On se sent libre. Vraiment libre. Alors voilà, je suis retournée au casino avec mes derniers sous. Deux ou trois joueurs qui me connaissaient, si on peut dire, et qui ont compris ce qui se passait, ont essayé de m'empêcher de faire cette bêtise, mais je n'entendais plus rien, tant pis pour l'hôtel, je me sauverais en douce, tant pis pour l'essence, je partirais à pied, tant pis pour tout le reste, rien n'aurait pu m'arrêter. J'ai changé mon fric à la caisse et j'ai tout mis sur le rouge. Le croupier me faisait des signes avec ses yeux pour me dire "Ne faites pas ça, mademoiselle, croyez-moi j'en ai vu d'autres, c'est idiot, reprenez vos plaques", mais bien sûr il ne pouvait pas parler ni faire de mimiques, ça n'aurait pas été bien vu par sa direction, alors c'était marrant, il me regardait en se concentrant de toutes ses forces, comme s'il essayait de faire de la télépathie. Bon, il a fini par lancer la boule, le rouge est sorti, j'ai tout laissé dessus, et le rouge est sorti encore. Après ça je me suis mise à jouer un peu partout sur la table, et bien sûr, comme par hasard, je n'arrêtais pas de gagner. Je me sentais comme dans un rêve, ça ne me faisait pas vraiment plaisir, ça me coupait le souffle, vraiment, j'avais du mal à respirer, mais le fait de gagner me semblait presque normal. Je ne pouvais plus m'arrêter. Ils ont commencé à m'apporter à boire, je me souviens que j'avais plus de cent mille francs, à un moment, je me sentais comme dans une bulle, tout le monde s'agglutinait autour de la table mais je ne voyais personne, je n'entendais rien d'autre que la voix du croupier, ils m'ont offert du Champagne, et sur le coup j'ai cru qu'ils étaient contents que je gagne après avoir tout perdu pendant trois jours. En fait, bien sûr, non, c'était juste pour me soûler, pour que je reperde tout. Je buvais, je gagnais, j'avais l'impression de monter vers le ciel. Et comme j'avais le cœur qui battait à cinq cents à l'heure, que je n'avais rien avalé depuis trois jours et que j'avais bu beaucoup de Champagne trop vite, j'ai eu un malaise, je suis tombée dans les pommes. Je me suis réveillée à l'hôpital. En fait, ce n'était rien du tout, mais ils avaient eu très peur, au casino, parce qu'ils n'avaient pas réussi à me réveiller. Rien à faire, j'étais K.-O. Ils ont appelé les pompiers, on m'a emmenée à l'hôpital, et là je me suis réveillée comme un bébé. Je n'étais pas très fraîche, mais ça allait. Le directeur du casino en personne est entré dans la chambre, avec un gros bouquet de fleurs, et m'a apporté ce que j'avais gagné. Deux cent dix mille francs et des poussières. Ouais. Trois secondes après ma syncope, la boule s'était arrêtée sur le 17, où j'avais mis trois mille balles, parce que c'était le chiffre préféré de mon père. C'était une chance incroyable, que je sois tombée dans les pommes. Comme j'étais partie, dans cet état de transe, j'aurais tout reperdu. Sûr. Mais là, miracle. Je suis sortie de l'hôpital quelques heures plus tard, j'ai payé la note d'hôtel, je suis montée dans la Mercedes et je n'ai même pas pensé une demi-seconde à rentrer à Paris avec l'argent. Depuis toute petite, je rêvais de passer quelques jours dans un palace au bord du lac Léman, je ne sais pas pourquoi, j'avais dû voir un film ou lire un livre, je suppose. Alors je n'ai pas réfléchi, je suis descendue jusque là-bas et j'ai passé quinze jours dans un hôtel de grand luxe. Ça coûtait une fortune, mais ma chambre donnait juste sur le lac, c'était exactement comme dans nies rêves. Pendant deux semaines, je payais le champagne tous les soirs aux gens qui me paraissaient sympas, je me suis acheté des robes, je vivais comme une vraie princesse, c'était de la folie. Je suis revenue à Paris sans un sou en poche. Mais j'étais guérie. Ça m'avait fait comme un électrochoc, si on veut, Nicolas me semblait très loin ailleurs, comme une petite crotte perdue dans Paris, je l'avais chassé de moi, il n'existait plus, je m'en foutais, je me sentais bien. À l'Éducation nationale, ils ont été très gentils, pour une fois. Ils ne m'ont pas virée. Ensuite, j'ai repris ma petite vie bien raisonnable, comme tu me vois aujourd'hui, je me suis remise à faire des économies. Mais le premier jour, quand même, devant les élèves, ça m'a fait drôle.»
J'aimais bien cette histoire. Aussi, après Catherine, j'ai pensé me lancer dans la même aventure, pour assécher mon cœur et panser mes blessures (Ronsard). Je ne voulais surtout pas reléguer Catherine au rang de petite crotte perdue dans Lille, je pressentais qu'elle allait devenir l'une des personnes les plus importantes de ma vie, mais j'espérais tout de même lui donner un bon coup de massue sur le crâne, afin qu'elle ne se réveille que quelques mois plus tard, lorsque mes yeux seraient lavés de toute amourosité. Alors merci du tuyau, Anne-Claude. J'ai demandé au type pour lequel je vendais en porte-à-porte des œuvres-originales-de-jeunes-peintres-parisiens-encore-inconnus tirées à cent mille exemplaires dans une usine japonaise de me trouver un remplaçant, et s'il n'était pas content, tant pis pour lui, s'il me virait au retour je trouverais peut-être autre chose (pour se donner une contenance, il a dit: «Casse-toi, il suffit de secouer les réverbères et ça tombe en pluie, les mecs comme toi»), je suis allé retirer les mille cinq cents francs que j'avais en banque (ils n'ont pas fait la moindre difficulté, au contraire – ils sentaient probablement que j'étais déterminé comme un kamikaze), j'ai demandé à ma mère de me prêter sa voiture et j'ai foncé droit sur Caen – j'ai raté la sortie pour Deauville, je suis donc revenu en arrière le long de la côte mais je me suis arrêté à Cabourg, car la nuit tombait et je craignais de me perdre. Je suis entré au casino sans hésiter (je m'étais dit que je passerais la première nuit dans la voiture, si je ne gagnais pas deux cent dix mille francs, car je trouvais ridicule de dépenser cent cinquante francs dans une chambre d'hôtel alors qu'en les mettant sur le rouge, le rouge sort, et en les laissant encore sur le rouge et le rouge ressort, ça pouvait me faire six cents balles en trois minutes), j'ai changé quatre cents francs à la caisse (je ne pouvais pas me permettre de tout dépenser le premier soir, il fallait que ça dure au moins trois jours, comme elle, pour que ce soit bien efficace), et je me suis installé à la boule. J'ai mis cent francs sur le rouge, le noir est sorti, je ne savais plus quoi faire. Si je remettais cent francs sur le rouge, comme elle, et que c'était encore le noir qui sortait, je m'en serais voulu toute ma vie – c'était peut-être la série du noir, maintenant, comme pour elle ça avait été la série du rouge. Mais d'un autre côté, si je changeais, si je mettais cent francs sur le noir, comme un mouton stupide, au lieu de rester fidèle à mes principes, et que tout à coup le rouge sortait, je ne pourrais jamais me pardonner d'avoir été aussi bête. Je me sentais comme paralysé, enfermé dans une bulle. J'ai eu l'impression que le croupier voulait me dire quelque chose par télépathie, mais je n'ai rien compris. La boule tournait, tournait, tournait, et je n'arrivais toujours pas à me décider. Il a fini par répéter «Faites vos jeux!» en me regardant droit dans les yeux, et j'ai compris que c'était ce qu'il essayait de me faire comprendre depuis le début. Je n'étais pas plus avancé. Soudain, ma main a pris deux plaquettes de cinquante et les a posées sur le rouge, c'était plus fort que moi, comme si mon bras avait été guidé par je ne sais quelle force mystérieuse, je me sentais comme un automate, c'était sidérant, presque effrayant même, et non c'est le noir qui est sorti. Je sentais que je perdais tous mes moyens, de grosses gouttes de sueur perlaient sur mon front et mes mains tremblaient. Heureusement que j'étais seul à la table, car je ne voulais pas que quiconque assiste à ce lamentable spectacle d'un homme qui fout sa vie en l'air. Dans un coup de folie, j'ai mis cent francs sur le 7. Tout semblait concorder: c'était le mois de naissance de ma mère (son jour, c'était le 30, et il n'y a que neuf chiffres à la boule), Ça avait un petit air de ressemblance avec le 17 qui avait fait gagner cent mille francs à Anne-Claude en un coup, et en plus j'avais remarqué que c'était le chiffre porte-bonheur des trois quarts des gens, il devait bien y avoir une raison. Mais c'est le 5 qui est sorti, j’étais vraiment maudit. J'ai mis mon avant-dernière plaquette de cinquante francs sur le 2, car 7 – 5 = 2, et la boule s'est arrêtée sur le 3, comme par hasard. (7 + 5 = 12, et 1 + 2 = 3! C'était simple, pourtant. Je n'avais rien dans la cervelle ou quoi?) Au bord de la syncope, j'ai posé ma dernière plaquette sur «pair», au point où j'en étais je pouvais bien faire n'importe quoi, et là, comme si Dieu m'avait accordé la grâce, dans un incroyable moment de silence, le temps s'est arrêté et le 4 est sorti. Mon cœur s'est mis à battre à cinq cents à l'heure, je n'en revenais pas, j'ai même eu peur que 4 ne soit un chiffre impair, je me suis répété deux fois mentalement 1, 3, 5, 7, 9, pour être certain que le 4 ne se trouvait pas sournoisement quelque part dans cette liste, et j'ai serré les poings de toutes mes forces. J'avais gagné deux fois ma mise! Quand le croupier a poussé vers moi une autre plaquette de cinquante francs – avec, m'a-t-il semblé, une lueur d'admiration et de jalousie au fond des yeux – j'ai ressenti un véritable électrochoc. Le directeur n'est pas venu m'apporter une bouteille de Champagne – je me suis dit que, même si, bon, je n'avais pas gagné une très grosse somme, ça n'avait définitivement rien à voir avec la classe de Deauville, ici -, mais je n'avais pas besoin de tomber dans les pommes (de toute façon, c'était impossible, j'avais mangé un sandwich sur l'autoroute) car, bien que jeune, j’étais malin, et j'ai quitté le casino en emportant leur argent, sous le regard consterné du croupier. Au total j'avais perdu, bien sûr, mais l'important était de rester sur une victoire, comme Anne-Claude. Je me sentais un autre homme, Catherine n'était plus qu'un petit point sur la carte (ça s'appelait Lille, le point, certains pisse-vinaigre diront que c'est déjà pas mal, mais si on jetait un rapide coup d'œil sur une carte Michelin, par exemple dans une pièce un peu sombre, on le remarquait à peine – il y avait tant d'autres choses à voir: Tours, Reims, Bordeaux, Limoges, etc.). Et comme il me restait environ mille francs, grâce à mon sens de la mesure, j'ai soudain compris que je pouvais réaliser mon rêve, comme elle: pousser jusqu'à Morlaix. L'un de mes amis d'enfance allait passer ses vacances par là-bas quand il était petit, chez sa même Jeannette, et m'en avait toujours parlé comme d'un vrai paradis, avec des routes super pour faire du vélo, et des animaux de la ferme. C'était surtout pour les enfants, ces loisirs, mais j'étais encore très jeune, et surtout il ne fallait pas que je pense une demi-seconde à rentrer tout de suite à Paris et je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je pourrais aller en attendant – à Cabourg, la vie était bien trop chère, un sandwich de rien du tout c'était tout de suite quinze francs. J'ai passé la nuit dans la voiture, mort de froid – le matin, j'ai été réveillé par des gouttes noires qui me tombaient sur la figure et j'ai mis un moment à comprendre que c'était à cause de toutes les cigarettes que j'avais grillées avant de m'endormir, tout excité par mon triomphe au casino: le plafond de la R 5 s'était imprégné de fumée qui, avec la condensation, me retombait maintenant sur la tête en gouttelettes noirâtres immondes -, et le lendemain, après plusieurs heures de route, je suis arrivé à Morlaix. Il n'y avait rien de spécial, à Morlaix, donc je suis allé faire un tour dans les environs, mais il n'y avait rien de spécial non plus. Les routes étaient vraiment super pour faire du vélo, il ne m'avait pas menti, car il n'y avait pas une voiture. C'était le désert. Le vent soufflait fort, il faisait gris, le ciel grondait à vingt mètres au-dessus du toit de la R 5 de ma mère. Quant aux animaux de la ferme, je n'en ai pas vu un. Je ne sais pas trop ce que j'aurais fait avec, de toute façon. On ne s'amuse pas beaucoup avec les cochons et les poules, j'imagine.
J'ai finalement décidé de m'arrêter pour voir la mer de près. Je suis sorti de la voiture, morose, mes pauvres pillets en poche, Catherine en tête, les reins endoloris, et je me suis retrouvé face à un spectacle surprenant.
À une centaine de mètres du petit port, debout sur une embarcation primitive qui tanguait sous lui, un homme à crinière grise agitait désespérément les bras. Ils étaient deux, sur ce petit voilier, mais l'autre semblait beaucoup plus calme – en fait, je me suis rendu compte qu'il n'agitait pas les bras parce qu'il n'en avait pas. Je me suis approché du bord, où attendaient une petite femme et une petite fille. Quand j'ai demandé à la femme ce qui se passait, elle m'a expliqué que son mari, amiral amateur, s'était proposé pour emmener le manchot faire un tour en mer – c'était un ancien marin qu'ils connaissaient vaguement et qui, bien entendu, ne pouvait plus naviguer seul. Le mari n'était pas un véritable crack du gouvernail, mais pour quelques bords près de la côte, il pensait pouvoir s'en tirer avec les conseils avisés du manchot. Mais apparemment, les choses ne se passaient pas au mieux, le mari coinçait. Et lorsqu'il nous a crié «Au secours!» avec la voix d'un homme qu'une créature froide et visqueuse tire par les pieds pour l'entraîner au fond des océans, nous avons compris qu'il fallait intervenir – je m'incrustais un peu, certes, mais je les aimais déjà (à l'attitude décontractée de la femme, il semblait clair que le mari n'en était pas à son coup d'essai, qu'il avait subi bien d'autres naufrages et s'en sortirait toujours). Sur un mot de sa mère, la petite fille a trottiné jusqu'à une maison toute proche, d'où est sortie, quelques instants plus tard, une vieille femme en fauteuil roulant.
– Y a papa qui est bloqué sur la mer, madame Madec.
– Allons bon, a dit la vieille en jetant un coup d'œil vers le bateau. J’peux rien faire pour eux, moi, ma fille. Attends, j'va appeler l'Jean-Jean.
La fillette est revenue vers nous au galop, toute contente d'être intervenue seule pour secourir son père, et trois minutes plus tard, deux sauveteurs sont sortis de la maison. Un unijambiste avec des béquilles à l'ancienne, calées sous les aisselles, et un pauvre vieux qui tremblait des pieds à la tête comme un squelette pose sur une machine à laver en essorage, suivis à quelques mètres par la vieille en fauteuil qui grognait en poussant comme une damnée sur les roues.
Je me suis demandé si je n'étais pas tombé en plein tournage de film ou dans une sorte de Vallée des Peaux-Rouges version bretonne, Finisterland, où des acteurs jouaient la même scène toutes les deux heures pour distraire le touriste. L'unijambiste et le parkinsonien sont montés sans s'affoler dans une barque antédiluvienne, tandis que la vieille venait se garer à côté de nous en se raclant bruyamment la gorge – au son, je me suis dit qu'elle avait dû essayer d'avaler une méduse sans mâcher. L'unijambiste ramait vers le voilier avec la puissance d'un champion paraolympique. Pendant ce temps, le parkinsonien préparait la corde pour remorquer l'embarcation de l'amiral, le plus calmement du monde malgré une fébrilité apparente.
Entendant un bruit de grosse chenille derrière moi, je me suis retourné et me suis mordu les lèvres pour ne pas crier. Une femme de mille ans approchait vers nous. Elle avançait à tout petits pas, sans décoller les pieds du sol, mais vite. C'était probablement la mère de la vieille en fauteuil. J'ai cru qu'elle n'allait pas réussir à s'arrêter, et plonger la tête la première dans l'eau du port en continuant à agiter énergiquement les pieds, mais elle a stoppé net derrière le fauteuil de sa fifille – et heureusement, car si elles étaient tombées toutes les deux à la mer, non, ce n'était plus possible. Elle tenait dans une main une grande bouteille de rhum de cuisine, et dans l’autre un verre à moutarde Astérix. Sans doute pour réconforter l'amiral de Paris à son retour au port.
Finalement, nous nous sommes tous retrouvés autour d'une table – j'avais suivi le mouvement, très naturellement – à boire du Negrita dans des verres à moutarde. C’était très sympathique, original et chaleureux. J'avais Rantanplan chien stupide, moi, comme verre. Une heure plus tard, comme j'avais expliqué à toute la tablée que j’étais arrivé ici par hasard et n'avais rien de spécial à faire dans les minutes qui suivaient, les Zoptek m'ont invité à dîner chez eux, à quelques kilomètres de là. Je pouvais même rester dormir, si je voulais. Pourquoi pas?
J'ai passé trois jours épatants dans leur maison de campagne. Il y avait une fille qui exposait à ce moment-là dans une grande galerie parisienne, et sur laquelle j'avais lu un article dans Libé avant de partir, une autre qui venait de jouer le rôle principal dans un film dont parlaient avec enthousiasme tous mes copains jeunes-artistes-qui-vont-pas-tarder-à-éclater-au-grand-jour-avec-un-peu-de-chance, et dans une maison voisine, à cent mètres de chez eux, deux autres de leurs amis, un écrivain que j'avais vu dans plusieurs émissions littéraires à la télé et sa fiancée, une chanteuse célèbre. Pour moi qui avais toujours voulu devenir vedette du sport ou du music-hall, c'était presque le rêve devenu réalité.
Durant ces trois jours en Bretagne, ils m'ont appris ce qu'est le plaisir. Ce qu'est la douceur de vivre. Ils m'ont appris à m'asseoir dans un fauteuil avec un bon verre et une cigarette, à discuter de choses agréables, à me laisser envelopper, porter, à flotter sur le temps qui passe, à m'énerver ou à rigoler, à chanter et à danser devant tout le monde si j'en ai envie, à embrasser quelqu'un si j'en ai envie, à le gifler si j'en ai envie, à me laisser embrasser et gifler, à dire ce que je veux quand je veux. Les Fabuleux Zoptek, comme une troupe de cirque qui m'aurait ramassé sur le bord de la route et accepté dans la caravane, m'ont appris à jongler en équilibre sur un fil, à suivre tranquillement mes envies même si parfois je vacille. J'allais en profiter pendant environ dix ans, jusqu'à la baignoire.