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Au début du mois de décembre, quelques jours avant mon anniversaire, Marthe m'a invité à une soirée qu'organisait la maison d'édition pour le lancement d'une nouvelle collection. Génie de la vie, elle avait deviné je ne sais comment, par télépathie ou au son de ma voix sur mon répondeur («Vous êtes bien chez Halvard Sanz, mais pas moi»), que j'agonisais au fond du trou que j'avais creusé moi-même au fond du gouffre. Revoir d'anciens collègues, boire un peu de champagne et danser sur des rythmes endiablés, en secouant bien la tête et en lançant les bras de toutes parts, me changeraient les idées.

Je me suis habillé grand chic, car la Cravache, même incognito, se devait dorénavant de faire bonne figure – je portais un simple costume, mais c'est ce que je considère comme le grand chic (avec mon sac matelot en bandoulière, je faisais un peu couillon de la lune, mais il n'est jamais inutile de laisser l'entourage nous sous-estimer si ça l'amuse (à ma connaissance, je ne suis pas un couillon de la lune)) – et j'ai sauté dans un taxi. (En réalité, j'ai attendu un bon quart d'heure dans le froid au bord de l'avenue de Clichy, sous la pluie, mais dès qu'un Chinois charitable a accepté de me prendre et que je me suis retrouvé confortablement installé sur la banquette de skaï défoncée de son véhicule à moteur, j'ai préféré imaginer que j'avais posé un pied sur le trottoir, levé machinalement la main en disant hep, la berline de luxe s'arrête aussitôt dans un crissement de pneus, je m'éloigne à grands pas de la corniche qui me protégeait de la pluie, m'engouffre à l'intérieur de la voiture, cocon de cuir souple et chaud, suite de Bach et parfum de vanille, je referme la portière (claquement feutré) et me passe une main dans les cheveux avant d'annoncer ma direction au chauffeur d'une voix un peu lasse: il fallait que je me donne le moral, que je parte en conquérant décontracté, sinon j'allais passer la soirée sur une chaise à ruminer ma vacuité – ce qui ballonne.) Au son du rock chinois, sans doute très entraînant pour les Chinois, et portés par un entêtant parfum de beignet de crevettes, nous sommes arrivés tant bien que mal à Bastille, après trois erreurs de parcours et deux drames de la circulation évités de justesse. J'ai laissé un bon pourboire à mon sympathique pilote: je tenais à lui montrer que, même si j'étais plutôt coutumier des trajets en limousine, je n'avais aucun mépris pour les artisans étrangers qui commencent petit et qui, à force de travail, de courage et de persévérance, réussiront à se faire une place au soleil.

Maintenant, va dans le monde, la Cravache, et tiens-toi droit.

La soirée se déroulait dans une grande salle louée pour l'occasion, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Lorsque je suis arrivé, la plupart des invités bourdonnaient déjà à l'intérieur. J'ai eu l'impression curieuse d'entrer dans un vaste laboratoire qui fabriquerait des attitudes et des paroles en grand nombre, dont les deux ou trois cents employés bien habillés produiraient en permanence de la voix calme et du petit mouvement destinés à l'exportation – ou simplement pour étude -, dans des conditions de travail très agréables. Tous ces gens plus ou moins semblables, debout dans une salle, qui parlaient par groupes de trois ou quatre, faisaient des gestes tranquilles avec leurs mains, de légères inclinaisons de la tête, de la gymnastique de bouche, des clins d'oeil, de discrets changements de jambe pour ne pas s'ankyloser, fumaient une cigarette ou portaient un verre à leurs lèvres, tournaient les yeux à droite ou à gauche, échangeaient quelques mots avec un collègue d'un autre groupe de travail, serraient une main, touchaient une épaule, embrassaient une joue, souriaient, toussotaient, fronçaient les sourcils – tous ces gens enveloppés dans le brouhaha de la machine semblaient faire équipe, tous engagés dans la même entreprise, l'industrie humaine. Je peux me joindre à vous?

J'ai mis longtemps à retrouver Marthe. Elle semblait très occupée, l'importance de son poste au sein de la maison l'obligeait à papillonner partout. Elle faisait de son mieux pour passer dans tous les groupes, consacrer quelques instants à chacun, féliciter Untel pour sa dernière traduction ou présenter Truc à Truque, dont elle lui avait souvent parlé. Elle m'a rapidement présenté Robert Nono, Cédric et Laure, dont elle m'avait souvent parlé, puis je suis allé me servir un whisky au bar. Comme les rares personnes que je connaissais étaient toutes occupées dans des groupes, et que je n'avais pas le courage et la persévérance nécessaires pour me faire une place au soleil, j'ai repéré une chaise le long d'un mur et je m'y suis assis.

Bien sûr, cette position me singularisait de manière fâcheuse (je devais avoir l'air du fainéant, du rebelle, de celui qui joue au Game Boy dans son coin pendant que les autres travaillent – ou bien (qui sait?) du pauvre type qui n'a pas d'amis), mais je pensais que rester debout au milieu, seul, sans parler, un verre à la main et l'autre bras le long du corps, serait encore plus préjudiciable à mon image.

J'étais le conquérant décontracté, inutile de revenir là-dessus, mais je me demandais comment j'allais m'y prendre pour conquérir tous ces gens qui discutaient entre eux sans prêter attention à moi. Je ne savais pas par quel côté les approcher. Car je me trouvais apparemment à l'écart, là. Eh oui. Personne ne me regardait. Nous étions pourtant un très grand nombre d'invités. Statistiquement, il n'était pas impossible que quelqu'un se tourne vers moi, engage peut-être la conversation et me pistonne ensuite pour entrer dans l'entreprise avec les autres. Eh non, pourtant. Sans doute était-ce la distance que j'avais involontairement mise entre eux et moi, qui les rebutait. Ce gars-là est un solitaire, un ermite comme on n'en voit plus beaucoup de nos jours, laissons-le à ses ruminations, il nous en voudrait de le déranger. Si seulement ils avaient su que j’étais la Cravache! J'aurais pu les conquérir sans mal. (Ils ne devaient pas être plus de deux ou trois à avoir déjà ouvert un journal de tiercé – certainement ceux qui avaient réussi à s'incruster discrètement ici pour boire un coup – mais j'essayais de ne pas y penser (je devais également éviter de me souvenir que les pronostiqueurs hippiques ne sont pas les véritables stars de notre société)). Us ne savaient pas qui j'étais. D'ailleurs, ça ne présentait pas que des inconvénients. Ainsi, ils ne voyaient que ma surface, ils ne pouvaient pas deviner que j’étais désespéré. Même s'ils m'avaient regardé, ils ne se seraient pas aperçus que j'étais un moins que rien qui n'a plus d'âme. C'est l'avantage de l'anonymat.

Le directeur de la maison d'édition a prononcé un bref discours auquel je n'ai rien compris, je n'écoutais pas. Je suis allé plusieurs fois redemander du whisky, je revenais toujours sur ma chaise rassurante, j'observais la soirée comme on regarde une manifestation à la télé. Je ne savais même plus s'ils me laissaient de côté ou si je n'avais pas envie de me mêler à eux.

Et soudain, tout s'est arrêté. Toutes les voix se sont tues, les invités se sont pétrifiés. Disons que je visionnais une cassette, à la télé, et que je venais d'appuyer sur pause. J'ai repéré quelque chose dans l'image. Tout au fond, deux yeux immenses et sombres, braqués sur moi. Qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il? Je suis en plein délire, c'est le whisky. Deux gros yeux au fond de la salle. Tout le monde est immobile, plus personne ne parle, et ces deux gros yeux me dévisagent? Non. À l'aide. Que m'arrive-t-il? Ce sont les phares noirs d'une voiture? Non. Une sorte d'extraterrestre? Je deviens fou. C'est Pollux Lesiak.

J'ai cligné des paupières car ce n'est pas possible.

Elle était toujours là. Vraiment elle, cette fois. Pas une réplique. Pollux Lesiak l'authentique.

Ses yeux avaient à présent retrouvé une taille à peu près normale. Les invités recommençaient à chuchoter et à bouger au ralenti, et de l'autre côté de la salle, Pollux Lesiak. Cela ne faisait aucun doute. J'avais croisé tellement de filles qui lui ressemblaient un peu, j'avais cru si souvent la reconnaître, de dos, que cette fois je ne pouvais pas me tromper. C'est elle. Aussi ahurissant que ça puisse paraître, celle qui flottait en moi depuis plus d'un an comme une petite vapeur insaisissable vient d'apparaître à quelques mètres en face. C'est elle. D'ailleurs, elle me sourit. ELLE ME SOURIT. Elle se souvient de moi ou quoi? C'est elle, en tout cas. Elle porte un pull à grosses mailles, pourpre, et une jupe courte, noire. Les jambes nues. Il fait froid dehors, pourtant. Elle a toujours son petit sac de toile bleue.

La Cravache est mort foudroyé, pulvérisé en une fraction de seconde, et Halvard Sanz a surgi de l'ombre pour revenir en flèche sur terre, tout tremblant d'amour.

La salle semblait occupée par une masse sombre et basse, presque silencieuse, les invités, et là-bas, Pollux Lesiak dominait le monde, dix mètres de haut, un corps comme une tornade, des yeux comme la pleine lune en double, des cheveux comme l'océan Atlantique, un sourire comme le temps des cerises, qu'est-ce que je vais devenir?

Elle s'est mise en marche. Elle est venue vers moi, à travers l'univers. Je ne pouvais plus bouger, je la laissais s'approcher, tétanisé d'émotion – de joie ou de peur. Elle avançait belle à fondre et ça ne pouvait pas durer. Elle allait peut-être exploser, disparaître dans un nuage de fumée avant de m'atteindre, ou bien se faire enlever au dernier moment par un forcené qui demanderait une rançon exorbitante; ou alors moi, j'allais peut-être m'enfuir – je jure que j'y ai pensé, tant la pression m'écrasait, je jure que j'ai sérieusement songé à me lever d'un bond pour courir vers la sortie, laissant Pollux Lesiak interloquée, les mains sur les hanches (elle se demande si elle ne s'est pas trompée, si c'était bien moi, sans doute pas, elle hausse les épaules). Quelques années plus tôt, Catherine m'avait raconté une histoire de ce genre, ou presque. Elle avait rencontré un petit vieux dans un bistrot de Lille (André), il lui avait parlé de sa fiancée (Nicole).

HISTOIRE DE NICOLE ET ANDRÉ

«André m'explique qu'il est resté marié quarante-cinq ans avec une femme plutôt gentille mais un peu triste et ennuyeuse. Elle passait toutes ses journées et ses soirées chez eux devant la télé, elle lui interdisait de s'attarder au café avec ses copains, elle ne rigolait jamais, et tout ça. Bon, là-dessus, elle meurt de je ne sais plus quelle maladie. André est abattu, bien sûr, après tout ce temps ensemble, mais il n'est pas complètement effondré non plus, parce qu'il peut enfin aller picoler avec ses amis et tout ça. Et quelques mois plus tard, il rencontre Nicole dans un café, et c'est le coup de foudre. Elle n'est pas beaucoup plus jeune que lui, Nicole, mais alors c'est vraiment la bonne vivante, elle fait la fête tout le temps, elle a une descente de mineur de fond, elle adore la danse, et lui aussi. Bref, ils s'embrassent, ils couchent ensemble, c'est le bonheur, comme la première amourette, et André se rend compte qu'il a passé toute sa vie avec une femme qu'il n'aimait pas plus que ça, bon, tandis que là c'est l'amour fou et enfin la vraie vie. Ils sont comme deux gamins, ils vont danser, ils sortent tous les soirs, ils prennent de petites habitudes de couple – tu sais, comme les adolescents, pour tracer des croix autour d'eux qui rendent leur histoire unique. Par exemple, ils se pincent quand ils voient un chauve, et personne ne comprend ce qui leur prend, ça leur fait plaisir d'avoir un secret d'amoureux, ou alors ils mangent un caramel tous les soirs quand ils sont couchés. Bon, un jour, André apprend que Nicole n'a jamais mis un pied hors de Lille. Il est sidéré. Lui, il est allé plusieurs fois à Amiens pour son travail, dans le temps, il a passé des vacances à Saint-Valéry-en-Caux, il est même allé à Paris quand il était jeune. Nicole lui dit que Paris, c'est le rêve de sa vie. Alors André lui dit: "Je vais t'emmener à Paris, ma chérie." Elle est folle de joie, elle n'y croit pas, mais si, André est prêt à tout pour la rendre heureuse, ils s'aiment, il faut profiter de la vie, à leur âge on ne doit plus se priver de rien. Ils font des économies pendant plusieurs mois, ils parlent tous les soirs de leur beau projet en mangeant leur caramel, et finalement, ils réunissent assez d'argent pour partir. Ils prennent le train, Nicole est aux anges, André ravi de lui faire plaisir, c'est le paradis de l'amour. Ils arrivent vers midi à la gare du Nord, ils trouvent un petit hôtel pas trop cher, juste en face, et dès qu'ils ont posé leurs valises, ils partent visiter la capitale de la France, la tour Eiffel, le Louvre, l'Arc de triomphe, les Champs-Elysées, ce qu'on visite quand on arrive à Paris. Nicole est ivre de bonheur, tout ce dont elle a rêvé depuis toute petite éclate devant ses yeux comme un feu d'artifice, comme si on pouvait entrer dans un film qu'on a vu vingt fois. Le soir, ils mangent au restaurant près de la gare, puis montent se coucher, fourbus mais radieux. Nicole ne lâche plus la main d'André, tellement elle est heureuse et reconnaissante. Une petite fille. Quand ils sont dans le lit, elle lui demande s'il veut un caramel, il sourit en hochant la tête. Elle se relève, va chercher la boîte sur la commode de la chambre, se retourne vers lui et tombe, morte. Il se précipite vers elle, mais rien à faire, elle est morte. Après quelques heures à Paris. Toute une vie à marcher pleine d'espoir vers ces quelques heures. Quand il m'a raconté ça, André, il pleurait. Mais en même temps, il y avait une petite lumière dans ses yeux, de la joie triste, la satisfaction malgré tout d'avoir pu offrir le Louvre et les Champs-Elysées à sa fiancée, le cadeau qu'elle a attendu toute sa vie.»

Non, je ne m'enfuirais pas, je ne mourrais pas maintenant. Mon Louvre, mes Champs-Elysées – ma capitale de la France continuait à marcher vers moi. Comme si toutes les presque-Pollux que j'avais rencontrées pendant cette longue année venaient brusquement de se regrouper en une seule personne, par amalgame prodigieux. Et maintenant, si elle ne se volatilisait pas, si personne ne venait la kidnapper en trombe, si je ne me sauvais pas, une quatrième possibilité se présentait, merveilleuse: elle allait arriver jusqu'à moi.

Elle s'approchait. C'était la deuxième rencontre, voilà, celle que prévoient les lois de la nature. J'avais douté. Honte à moi. Elle s'approchait. Et j'avais douté. J'aurais tout aussi bien pu remettre en question la théorie de l'évolution, tiens, tant que j'y étais. Je n'avais pas vu plus loin que le bout de mon nez. Un an, qu'est-ce que c'est, pour la nature?

CROYEZ DUR COMME FER EN UNE SECONDE CHANCE

Pollux Lesiak vient vers moi en souriant, un verre à la main, et tout le reste du monde vivant disparaît autour d'elle, les invités sont des figurines de pâte à modeler, des automates dans une vitrine de Noël, la soirée organisée par la maison d'édition n'est plus qu'une toile de fond grossièrement dessinée, comme les panneaux peints dans les foires, avec un trou pour passer la tête sur un corps d'haltérophile ou de danseuse – la tête de Pollux Lesiak. Sur un corps de danseuse, plutôt.

Elle ne va pas pouvoir s'approcher plus, je pense. Encore un pas et elle me percute. Elle est devant moi, à trente centimètres. Elle est là. Et si je disais quelque chose?

– Tu te souviens de moi? dit-elle.

Toujours le mot pour rire, ma fiancée, elle est comme ça. Alors je sais, j'aurais dû répondre d'une voix embarrassée: «Euh… Hein? Oui, bien sûr, oui…» pour prendre l’avantage dès le départ. Au lieu de ça, j'ai répondu que je ne risquais pas de l'avoir oubliée car, depuis notre première rencontre, pas un jour ne s'était écoulé sans que je pense à elle. Je me servais tout rôti sur un plateau, (j’oubliais complètement qu'il faut lui résister un peu, à la femme, pour qu'elle cède ensuite). Mais dans la grande cité de l'amour que j'avais bâtie de mes propres mains intérieures pendant plus d'un an, je ne me souvenais plus que les choses n'étaient pas encore tout à fait officielles entre nous, au moment de notre séparation prématurée. Je ne me souvenais plus que nous n'avions marché que quelques instants ensemble, descendu puis monté quelques volées de marches, rien de plus. Pas même une petite bise. Et soudain, j'avouais tout. Je venais de déclarer ma flamme à une inconnue, le plus naturellement du monde. Sans tambour ni trompette, allez, ce sera fait. Mon aisance a dû l'impressionner, j'imagine.

Quoi qu'il en soit, apparemment touchée par ma réponse, elle est partie chercher une chaise et une bouteille de whisky. J'en ai profité pour jeter un coup d'œil vers les deux cents malheureux qui nous entouraient. Ils avaient repris leurs activités de soirée, parlaient, buvaient, riaient, peut-être sans soupçonner l'effroyable tristesse de leur existence. (Que de douleur et d'aigreur, sans doute, derrière ces masques hilares, que d'envie secrètement braquée vers nous. Mais qu'y pouvions-nous, Pollux et moi?) J'ai aperçu Marthe, qui discutait avec Nono et Cédric, plus loin un autre traducteur que je connaissais, ainsi que Laure, la fille dont Marthe m'avait souvent parlé, nos regards se sont croisés brièvement, et beaucoup d'inconnus vraisemblablement accablés qui déployaient des trésors d'imagination pour ne pas se tourner vers moi, vers nous. Pollux était revenue.

Elle a rempli nos verres et le grand tourbillon de la conversation amoureuse nous a emportés comme des fétus de paille. Mais avant de m'y plonger, de m'abandonner à l'ivresse du tête-à-tête où tout paraît si simple qu'on en oublie de remercier son équipe, je dois rendre hommage à Oscar. L'apparition de Pollux pouvait être considérée comme miraculeuse – à partir d'un certain niveau d'improbabilité, le hasard s'appelle miracle. Mais, pas si fou, je ne croyais toujours pas en Dieu. Et la nature, grande maquerelle de cette seconde rencontre, est un peu trop vaste et diffuse pour que je puisse la remercier concrètement. J'avais besoin d'exprimer ma reconnaissance émue, de serrer quelqu'un dans mes bras. Oscar, donc. Voici – rapidement – comment je l'ai rencontré. C'était à l'époque où je vendais des tableaux en porte-à-porte, une dizaine d'années plus tôt.

MA RENCONTRE AVEC OSCAR

Je sonne, au dernier étage d'un immeuble de Colombes. Un type vêtu d'une espèce de longue tunique verte m'ouvre la porte, et je suis immédiatement pris à la gorge par une forte odeur d'encens.

– Viens, entre, je t'attendais.

En général, je reçois des accueils plus contrastés («Fous le camp, j'ai déjà donné!»). Celui-ci a l'air bien aimable. «Je t'attendais», ça doit être une formule de politesse, dans son pays. Quel pays? je n'en sais rien. Chili, peut-être. Ou Tibet. Italie?

– Tu viens me vendre des tableaux?

J'étais encore plus timide, à cette époque, ça m'arrangeait bien qu'il fasse tout le travail. Comment savait-il que je venais lui vendre des tableaux? Mon carton à dessin, sans doute. Malin, le gars. Un drôle d'air, quand même, mais aimable et malin.

– Tu peux me les montrer si tu veux, mais je te préviens, je n'en achèterai pas. Je n'ai pas d'argent et je n'aime pas la peinture.

Dans ce cas, oui, ce serait bête d'en acheter quatre ou cinq. Je ne vais peut-être pas les lui montrer, moi, je n'ai pas que ça à faire. Je n'en ai pas encore vendu un de la journée, il serait temps que je me secoue un peu.

– Non, non, entre, je t'en prie. Je vais t'offrir du thé, et on va parler de ta sœur.

Ah, c'est pratique, dans son pays: on détermine un sujet de discussion à l'avance, pour être sûr de ne pas se laisser prendre au dépourvu. J'aurais préféré qu'on parle de l'été qui approchait ou des manifestations d'agents de Police, c'est moins intime, mais enfin on ne choisit pas. J’entre. C'est étrange, chez lui: tout baigne dans une sorte de fumée verdâtre, il a accroché des tentures olive partout, même sur les fenêtres, quelques animaux morts aux murs (chouettes, rats, et un genre de petit iguane), des chandeliers, tout un attirail de sorcier. Ce décor de pacotille est assez risible, mais je me sens crispé. Il me sert du thé dans une tasse qui semble dater de l'Antiquité romaine et qui n'a probablement pas été lavée depuis.

– Je m'appelle Julien.

Tiens, j'aurais plutôt misé sur Osgur ou Zaltec, moi. Je lui ai dit que mon prénom à moi c'était Halvard: il aimait bien.

– Ta sœur est malade, hein?

Il est malin, ce Julien, c'est dingue. Il fallait le deviner; quand même, ce n'est pas si simple. Ça se voit sur mon visage ou quoi? Depuis deux ou trois ans, ma petite sœur Pascale patauge effectivement dans les marais de la spasmophilie, une crise par jour, n'importe quand, en mobylette ou en classe, elle s'effondre en suffoquant et se recroqueville sur elle-même, on ne peut plus la toucher – ses forces sont décuplées: un jour, au lycée, elle a envoyé valdinguer trois pompiers. Son existence est un enfer. Mais d'où sort-il ça, ce monstre? Bon. Il me parle d'elle pendant un moment, puis il me donne une petite breloque et un machin à faire brûler, et m'écrit une phrase en je ne sais quelle langue sur un morceau de papier – elle devra se balader dans sa chambre en faisant brûler son machin et en récitant le truc à voix haute, tous les jours pendant une heure. Ça va, c'est un fou. Mais je me rends compte soudain qu'il est en train de me donner une consultation pour Pascale, et l'angoisse me saisit les tripes à l'idée qu'il puisse me réclamer de l'argent – je suis pauvre comme un paillasson.

– Non, ne t'inquiète pas, je ne vais pas te faire payer. Si tu es obligé de grimper des centaines de marches par jour pour vendre ces toiles, c'est que tu n'as pas plus d'argent que moi.

Il m'enlève une drôle d'épine du pied. Mais est-ce que ce sagouin ne serait pas en train de lire dans mes pensées, par hasard? Car je n'ai rien dit, là. Non, je perds la tête, moi aussi. Quand quelque chose me saisit les tripes, ça doit se voir sur mon visage, comme si j'étais malade. C'est tout. Après avoir réglé le problème de ma sœur, il me parle de moi. Entre autres, il me dit que je suis né en banlieue sud, que j'étais nul en français, à l'école, mais bon en maths, que je me suis cassé le poignet gauche quand j'étais petit, que mon futur métier aurait un rapport avec la langue anglaise, que ma vie va changer à partir de trente ans (heulà, j'ai l’temps), et qu'à cinquante j'aurais un gros ventre. J'ai la bouche sèche. S'il pensait à me servir une autre tasse de thé, ça tomberait à pic.

– Oui, je t'en prie, vas-y. Sers-toi.

C'est gentil comme tout, je ne peux pas dire le contraire, mais ça suffit, maintenant. Car là non plus, je n'ai pas ouvert la bouche. Et cette fois, je ne peux plus croire qu'il ait deviné mon envie de boire du thé à l'expression de mon visage – les yeux qui lancent des éclairs vers la théière, la bouche déformée par un rictus hideux, la face congestionnée par la soif. Il fait la conversation tout seul, c'est pratique, je ne peux pas dire le contraire, mais les hiboux et les rats morts commencent à me fixer d'un drôle d'air, me semble-t-il. N'aurait-il pas versé une puissante drogue dans mon thé? Discrètement? Non? En tout cas, la plaisanterie a assez duré, on a bien rigolé, c'était sympa, mais je ne vais pas tarder à lui demander son truc. Car y a un truc, forcément. Mais à peine ai-je prononcé la première syllabe de ma question (le «C'est» de «C'est quoi votre truc?») qu'il me répond déjà:

– Je sais ce que tu vas me dire. (Tiens, comme c'est bizarre.) Tu te demandes comment je fais, hein? (Grosso modo, oui.) C'est mon ange, qui me dit tout.

Ah, d'accord. O.K. J'avais pas compris. Et moi qui m’inquiétais… Sur ce, il se met à discuter avec son ange, qui semble être placé au-dessus de sa tête, sur sa gauche, légèrement en retrait par rapport à lui (il le regarde en lui parlant). Évidemment, je n'entends pas les réponses de l’ange mais ils ont l'air de bien s'entendre, ces deux-là.

– Oui, comme tu dis, oui.

– …

– Non, je ne pense pas.

– …

– Ah ah! J'ai bien le droit de m'amuser un peu, non?

– …

– Mais oui, ne t'en fais pas, je vais lui dire.

– …

– Ah oui? Quel genre?

– …

– Oh, très bien. Tu es sûr?

– …

– Bon, parfait.

Et voilà mon malade mental qui m'explique que tout le monde a un ange, bien entendu, comment on ferait sinon, mais que la plupart des gens ne le savent pas, ne l'ont pas identifié, et quel dommage pour eux. J'en ai un, donc, moi. Et son ange à lui (Atol, paraît-il) voit parfaitement mon ange à moi. Si, si, là, juste au-dessus de ma tête. Je me ratatine. Instinctivement, je regarde vers le plafond, comme si je craignais de voir un petit bonhomme dodu avec des ailes. Je ne me sens pas bien du tout. La sensation de l'épée de Damoclès. Son ange l'avertit que je ne prends pas très bien cette nouvelle, et Julien m'explique qu'il ne faut pas avoir peur, bien au contraire, si tu savais, notre ange n'est là que pour nous aider, c'est notre meilleur ami, on peut tout lui demander, des choses très banales, comme de retrouver son chemin par hasard quand on est perdu dans une ville, ou bien plus importantes si on veut. Si on sait s'y prendre, si on a bâti une relation solide avec son ange, sur la base de la confiance mutuelle et de l'amitié sincère, il peut absolument tout faire pour nous. Au bout d'un moment nous nous connaissons si bien qu'il devient même inutile de demander, il devine. Mais avant toute chose, il faut l'identifier. Son ange ne peut pas le renseigner sur le mien, car curieusement, un ange ne sait pas lire dans l'esprit de ses collègues. C'est donc à moi de trouver le nom de mon nouveau compagnon.

– Ce n'est pas compliqué: tu fais le vide dans ton esprit, tu ne penses à rien et un nom va s'imposer à toi. Tu auras l'impression que c'est un nom au hasard, n'importe lequel, mais ne t'y trompe pas: c'est ton ange qui se présente.

Comme je veux m'éloigner au plus vite de ce dangereux schizophrène, je prononce le premier nom qui me passe par la tête, Oscar – une heure plus tôt, j'ai entendu une mère appeler son petit garçon de sa fenêtre («Oscar!»), je me suis retourné, je trouvais amusant qu'un enfant de six ou sept ans s'appelle Oscar.

– Oscar.

Julien m'adresse un petit sourire entendu, en hochant la tête, comme pour dire «C'est bien, gamin, c'est bien», et trois minutes plus tard je suis sur le palier. Quand il a refermé la porte, je l'imagine lever la tête et faire un clin d'oeil à son ange en murmurant:

«Je crois qu'on a fait du bon boulot, Atol.»

Je suis ravi de sortir indemne de son antre. Je change d'immeuble, et avant d'entrer dans le suivant, à tout hasard, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule gauche, à environ deux mètres cinquante du sol, comme je l'avais vu faire, et je dis à voix haute:

– Bon, Oscar, enchanté. Si je peux me permettre de te demander déjà quelque chose, je voudrais bien vendre un tableau à la prochaine personne chez qui je frappe.

– On va bien rigoler, tiens. (Vendre un tableau, ce n'était pas du gâteau: ils coûtaient quatre cent cinquante francs, ce qui, à l'époque, représentait tout de même une somme pour les nécessiteux dont nous faisions notre cible principale – quand on en vendait deux, la journée devait être considérée comme fructueuse.) Contrairement à mon habitude, je commence par le rez-de-chaussé (j'allais toujours frapper au dernier étage d'abord, car chaque échec pèse lourdement sur les épaules du démarcheur harassé: après, il vaut mieux descendre). Le premier appartement du rez-de-chaussée est occupé par une vieille femme qui m'ouvre en peignoir. Elle m'offre des petits-beurre, un verre d'orangeade, me raconte que son fils vient de divorcer parce que l'autre traînée le trompait depuis deux ans avec son frère (c'est-à-dire son autre fils, qui n'y est pour rien, le malheureux, car cette garce sait rendre les hommes fous), elle me demande si la vie d'artiste peintre n'est pas trop ingrate quand on débute, je lui explique que si, terrible, il ne faut pas écouter ce que raconte Charles Aznavour, la bohème et tout ça, elle est bien d'accord avec moi car c'est pas demain la veille qu'elle fera confiance à un Arménien, et m'achète deux toiles.

Oscar avait mis les bouchées doubles, sans doute pour que notre relation commence sur la base de la confiance et de l'amitié sincère. Depuis, entre nous deux, c'est l'accord parfait. Bob et Bobette. Je ne lui demande presque plus rien car, comme l'a dit Julien, il sait ce qu'il a à faire.

Pour Pollux, en tout cas, il a mis un certain temps à se réveiller, mais le résultat est spectaculaire.

Je parlais avec elle, elle parlait avec moi. Nous parlions ensemble, nous vivions ensemble, exactement au milieu de tout le reste. Je n'éprouvais pas cette fameuse impression populaire que nous étions seuls au monde, mais plutôt, au contraire, que le monde entier s'harmonisait autour de nous – comme deux atomes qui tournent très vite l'un autour de l'autre, et par rapport auxquels s'organise le système planétaire. J'avais la sensation d'un échange d'énergie, une interaction nucléaire qui diffusait des ondes vers tout ce qui nous entourait. En tournant la tête pour prendre la bouteille de whisky, j'ai aperçu un couple qui s'embrassait, trois femmes qui éclataient de rire, Laure qui avalait un petit-four, les yeux pétillants de plaisir, Marthe qui touchait l'avant-bras d'un beau jeune homme, quelques personnes qui commençaient à danser – et j'avais le sentiment que nous étions à l'origine de tout cela, sans qu'ils le sachent. J'étais déjà un peu soûl. Mais même sans tenir compte de l'alcool, j'étais certain d'une chose, en profondeur: j'étais bien. Avec Pollux Lesiak, j'étais bien, j'étais normal. Je me sentais comme une lumière. Comme si elle m'avait transmis sa lumière. J'étais simple, clair, entier, avec elle.

J'envisageais notre «couple» comme si elle partageait mes sentiments, alors qu'elle discutait peut-être avec moi simplement par politesse, ou bien parce qu'elle s'ennuyait toute seule. Mais étrangement, ça n'avait pas d'importance. Ou plutôt, la question ne se posait pas. Ce n'est sans doute que bien plus tard qu'on se demande si l'amour est réciproque. Dans ces premiers instants, c'est une évidence, une intuition infaillible, la conviction d'une évidence.

Elle m'a dit qu'elle avait un peu pensé à moi, elle aussi, qu'elle était venue ici avec un ami (mon Dieu, le grand sinistre – non, un ami, qui faisait partie de la maison d'édition, il est reparti très vite car sa femme avait la grippe), elle n'a revu le grand sinistre, après notre rencontre, que deux ou trois fois, pour reprendre ses affaires, bon débarras, elle habite désormais dans le sixième, elle a quitté son poste à Beaubourg et ne travaille ni dans une piscine ni dans l'import-export crapuleux, mais en free-lance pour différentes revues, elle écrit des papiers sur les musées, les expositions, les galeries, les peintres, elle a eu quelques aventures amoureuses depuis un an, rien de passionnant, elle vient d'acheter une voiture de troisième main, une Alfa Romeo orange avec un problème de «coussinets», elle s'ennuyait un peu dans cette soirée, c'est une bonne chose que je sois là. Le reste, je ne m'en souviens plus vraiment.

Elle était rigolote. Elle était belle et bizarre. Pas belle comme dans les magazines. Plutôt particulière, déstabilisante. (En l'observant, j'ai repensé à une phrase de Baudelaire, lue curieusement quelques jours plus tôt: «L'étrangeté est l'indispensable condiment de toute beauté.») On se marrait bien. On parlait comme deux pipelettes, on parlait comme si on était dans les bras l'un de l'autre, on buvait beaucoup, on se touchait les mains ou les genoux de temps en temps, on riait beaucoup – les coussinets de l'Alfa Romeo orange revenaient sans arrêt dans la discussion. J'étais ivre. Quand elle riait, elle étincelait, elle rayonnait. Sans rien faire, elle devenait infinie, allait au-delà de tout. Quand elle ne riait pas, je me retenais de toutes mes forces pour ne pas me pencher vers elle et l'embrasser, car il faut tenir compte des règles de l'art. Marthe est venue se présenter à Pollux, Laure est venue nous demander une cigarette, un gros bonhomme est venu nous demander timidement un peu de whisky. On était heureux de les voir.

J'entrevoyais parfois comme des brumes de mélancolie dans son regard, très loin au fond de ses yeux sombres, les mêmes qu'un an plus tôt – mais je me trompais peut-être. Non, pourtant. Je distinguais bien des traces, les marques d'une vieille blessure, peut-être, ou de son âme noire, plus visibles à certains moments, furtives, derrière ses yeux.

Plus je me sentais bien, plus je buvais. Notre bouteille se vidait. Je me souviens de lui avoir demandé si elle voulait venir danser – tout le monde dansait. Elle préférait rester là, elle n'avait pas dormi la nuit précédente, elle se sentait fatiguée, elle aimait bien parler avec moi. Je suis allé chercher une autre bouteille, j'aurais pu boire des tonneaux de whisky. Pollux Lesiak est là. Halvaru Sanz est revenu parmi nous. À la nôtre! Je lui ai demandé une nouvelle fois si elle avait envie de danser, je ne sais plus ce qu'elle m'a répondu. Mon dernier souvenir de cette soirée: elle approche sa chaise de la mienne elle m'embrasse sur la bouche.

C'est elle qui m'a embrassé, je n'aurais jamais ose même soûl. Elle a approché sa chaise, elle m'a touché le de la main du bout des doigts, elle m'a regardé dans les yeux, fixement, je ne peux pas oublier ces yeux immenses, sombres et denses, tout près de moi, elle m'a embrassé sur la bouche et je me suis réveillé le nez contre le plâtre.