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Comme j'étais en avance, je suis descendu à Saint-François-Xavier pour respirer l'air frais et marcher dans la neige. Marcher dans la boue, pour être exact (mais «Je suis descendu à Saint-François-Xavier pour marcher dans la boue», c'est une vision moins encourageante, ça ne m'allait pas). Le manque de sommeil et le trac me coupaient les jambes et me retournaient l'estomac. En passant devant une boulangerie «de tradition», j'ai pensé que grignoter quelque chose ne pouvait pas me faire de mal, après tout: il fallait que je retrouve du tonus avant d'arriver à Montparnasse. J'ai acheté une part de flan nature, je l'ai avalée en continuant à marcher, et en un clin d'œil, avant que j'aie pu comprendre ce qui m'arrivait, j'ai vomi dans la boue, devant tout le monde. Si j'avais été une femme, j'aurais pu regarder mon ventre d'un air gentiment réprobateur (l'air de dire au bébé: «Tu m'en fais voir de toutes les couleurs, toi, tu sais»), mais en tant qu'homme, pris au dépourvu, je n’ai rien trouvé d'autre que de sortir mon bloc-notes de mon sac matelot, me retourner vers la boulangerie et faire semblant de noter l'adresse en secouant la tête de droite à gauche, l'air de dire: «Et tu appelles ça "de tradition"? Attends, tu vas voir. Toi, tu peux être sûr que je t'enlève une brioche d'or dans mon Guide des Boulangeries de France, l'année prochaine.»
Étape suivante: la pharmacie. Elle semblait «de tradition», elle aussi (le quartier voulait ça). J'ai acheté de l'aspirine, un excitant à la caféine, de la vitamine C, des cachets contre la nausée, du dentifrice et une brosse à dents souple. La médecine ne pouvait rien contre le trac (l'alcool oui, mais encore une fois, pas le matin), mais contre tout le reste, peut-être. Étape suivante: un bar (absolument pas de tradition, une grande brasserie clinquante, faussement luxueuse, aussi accueillante et chaleureuse qu'une salle d'embarquement à Roissy). J'ai commandé un café auquel je n'ai pas touché et un verre d'eau pour prendre mes remèdes. Puis je suis descendu aux lavabos, où je me suis soigneusement brossé les dents.
Bien entendu, je suis arrivé en retard à notre rendez-vous. C'était un vieux bar. Pas l'un de ces faux vieux bistrots pittoresques, de tradition et souvent «à vins», juste un vieux bar. Je l'ai aperçue derrière la baie vitrée, assise, son sac bleu posé sur la table. Elle fumait une cigarette. Elle regardait vers le garçon de café, qui discutait avec une petite vieille en faisant de grands gestes, son torchon à la main. Un coude sur la table, le menton appuyé sur la paume de la main qui tenait la cigarette, elle paraissait songeuse. Seul dans un café, on ne peut sans doute paraître que songeur. Sa main libre faisait doucement aller et venir le cendrier de plastique jaune sur le formica rouge. Puis elle s'est gratté le bout du nez. Elle s'est recoiffée distraitement. Elle a regardé sa montre, puis ses mains, longuement. Elle a ôté quelque chose de sa pommette droite, un cil ou un cheveu, qu'elle a fixé deux secondes en le tenant entre le pouce et l'index. Elle a écrasé sa cigarette en se mordillant la lèvre inférieure. Elle s'est massé doucement la nuque. Elle s'est redressée sur sa chaise et a rajusté les bretelles de son soutien-gorge. Le matin d'hiver se reflétait sur la vitre. Par juxtaposition, je voyais Pollux Lesiak seule au milieu des passants emmitouflés, de la neige et des voitures.
Inutile d'essayer de décrire ce que j'ai ressenti à cet instant-là, ce serait peine perdue. Restons sobre et pondéré: j'ai eu envie de passer le restant de mes jours avec elle. Et j'ai oublié mon trac.
Mais en poussant la porte du bar, un seau d'eau m'est tombé sur la tête. C'est tout moi, ça. Je tourne sept fois mon cerveau dans mon crâne pour être sûr d'avoir tout prévu, attitudes à prendre et thèmes de discussions, et je ne me soucie pas une seconde du principal: la cérémonie d'ouverture. Il était trop tard, elle venait de me voir. Maintenant, il fallait indiscutablement que j'avance vers elle et que j'entre en matière. Mais comment? L'embrasser sur la bouche? Impossible, inosable. Lui faire deux bises? Plutôt mourir. Lui serrer la main? Et puis quoi? J'allais pourtant être obligé de choisir, dans trois pas. Si seulement elle pouvait me sauter au cou, ça m'aiderait. Ou me tendre la main, au pire. Mais là, en arrivant près d'elle, je risquais de perdre l'équilibre et de tomber d'indécision, si elle ne faisait rien pour m'orienter. Alors pour sauver les apparences, je me suis simplement assis en face d'elle. Et tout s'est enchaîné comme dans une comédie musicale à grand spectacle.
Elle m'a demandé en souriant – mais peut-être ne plaisantait-elle pas tout à fait – si je savais de quoi nous allions pouvoir discuter, pendant toute cette journée. Elle m'a avoué qu'elle y avait pensé avec une certaine inqiuétude, qu'elle était même allée jusqu'à chercher des idées. Quoi? Non? Oh oh oh. Elle n'est pas sérieuse, j'espère. Oh oh oh. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi drôle. Comment a-t-elle pu réfléchir à une chose pareille? Il faut prévoir voir ce dont on va parler quand on a rendez-vous avec quelqu'un? Oh oh oh. Ce serait le comble. Ce n'est quand même pas un entretien d'embauché, que je sache. Si? Oh oh oh. Ah non, qu'elle m'excuse, mais je ne peux pas m'empêcher de rire. Désolé. J'espère que je ne l'ai pas vexée, mais c'est la première fois que j'entends ça.
Je pensais avoir pris un avantage certain, dès le départ, tenir la situation bien en main: c'était oublier un peu vite que, au royaume du sport, rien n'est joué tant que la ligne d'arrivée n'est pas franchie – je ne sais pourtant combien de fois j'avais déjà entendu cette phrase (ou la variante du coup de sifflet final). Mais dans certaines circonstances, on néglige ses bases les plus solides. Je trichais, je me moquais d'elle, je faisais le fierot, oh oh oh.
ÉVITEZ DE TRICHER AVEC VOTRE PROMISE
ÇA SE PAIE AUSSI SEC
Nous avons commandé deux cafés (je savais que je ne pourrais pas toucher au mien, mais j'avais déjà prévu la parade: je serais fasciné par sa voix et sa beauté, à en oublier de boire, et soudain, mince, il est glacé), et elle m'a expliqué qu'elle aimait beaucoup ce bar, que le patron et le garçon étaient fort sympathiques, mais que les croissants étaient immangeables. (Merci petit Jésus.) Alors, comme elle trouvait dommage que, pour notre premier véritable rendez-vous, nous nous contentions d’une misérable tasse de café, elle était passée dans une excellente boulangerie près de chez elle et avait acheté deux croissants (les meilleurs de tout le quartier Mont-Parnasse, à son avis) pour marquer correctement le début de notre première journée ensemble (elle sous-entendait «le début de notre vie ensemble», je crois). Elle a demandé une assiette au garçon, sur laquelle elle a amoureusement disposé les deux croissants qu'elle venait de sortir de son sac bleu. Nos croissants de fiançalles. Je ne bougeais plus. J'étais pris de court, il ne faut pas se voiler la face. Ils avaient effectivement l'air délicieux, nos croissants, mais gros, et gorgés de beurre. Ah la diablesse, quel coup de maître. (Involontaire, évidemment, elle ne pouvait pas savoir que je n'avais pas dormi et que je venais de vomir un flan.) En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'ai compris que j'étais coincé. La logique nous le dit: face à un croissant, nous n'avons pas trente-six solutions – soit nous le mangeons, soit nous ne le mangeons pas. (Je ne pouvais pas faire mine de le manger et le garder dans mes joues à la manière du hamster (en attendant d'aller tout recracher plus tard aux toilettes). Ce serait trop visible: j'aurais l'air boudeur.) Si je le mangeais, je vomissais dans la seconde, ça ne faisait aucun doute (je n'aurais pas dû prendre d'aspirine, tout à l'heure, ça ne passe pas). Si je le laissais dans l'assiette, c'était comme refuser une alliance à l'église. Il serait resté seul entre nous deux, intact, comme un «Non» à notre amour. J'ai envisagé un moment de le laisser malencontreusement tomber par terre (l'émotion) et de marcher malencontreusement dessus en voulant le ramasser, mais symboliquement, je ne pouvais pas. Comme je ne pourrais pas déchirer une photo de Catherine ou de ma mère, même pour rire. Que faire? Il fallait réfléchir plus vite qu'un puissant ordinateur, car elle commençait déjà à grignoter le sien, et le mien, resté seul dans l'assiette, me semblait grossir à vue d'oeil, je ne voyais plus que lui, énorme et intact, elle ne devait plus voir que lui («Il ne veut pas de mon croissant?»), je m'attendais à ce que les passants s'agglutinent derrière la baie vitrée pour voir de plus près ce croissant gigantesque venu d'ailleurs. Je ne pouvais pas vomir devant elle au petit déjeuner, non. (Prends le risque de le manger, vaillant petit tailleur, me chuchotait une voix sournoise.) Pour gagner du temps, j'ai décidé de me mettre à parler en faisant des gestes avec mes mains, afin de ne pas pouvoir le prendre. Comme par hasard, j'ai entendu «… ballottage défavorable…» à la radio du bar et, sautant sur l'occasion, je me suis lancé sur l'un des sujets que je devais éviter à tout prix, les élections. (C'est toujours pareil: il suffit de se jurer de ne pas dire «tu vois?» à un aveugle pour que ça sorte tout seul à chaque fin de phrase.) Les élections législatives, non. Je n'y connaissais rien, en plus. Et pour faire des gestes en parlant des élections législatives, bonne chance. J'aurais aimé qu'un vidéaste amateur qui passait dans le coin me filme à ce moment-là, la cassette m'aurait servi à rire plus tard. Je racontais probablement n'importe quoi, en cherchant désespérément des mots ou des expressions que je pourrais illustrer avec mes mains («ballottage», par exemple, je mimais une balance; «le RPR et l'UDF réunis», je suggérais une balle invisible en rapprochant mes mains, pour montrer qu'ils étaient bien groupés; «score dérisoire», je montrais un petit espace entre mon pouce et mon index – elle devait assurément me prendre pour un dangereux malade). Et pendant ce temps, bien entendu, je n'arrivais pas à réfléchir à mon croissant. (Tu t'enfonces, petit tailleur, tu t'enfonces, murmurait la voix sournoise. Allez, tente le coup. Sinon, tel que tu es parti, tu peux lui dire au revoir, à ta belle.)
À l'instant précis où j'allais céder au chantage de la voix, ayant épuisé tout mon savoir politique et ma science du mime telle que me l'a enseignée Marcel Marceau, Pollux Lesiak s'est levée (avec une grâce, une souplesse extraordinaires, soit dit en passant, à la fois calme et vive, comme le jour se lève sur Conakry) pour aller chercher un sucre au comptoir. L'idée m'est venue instantanément, comme si le dieu des embarrassés lui-même m'avait décoché un trait de génie dans l'esprit. Il fallait agir vite. Pendant qu'elle me tournait le dos et attendait que le patron fort sympathique s'approche d’elle, j'ai avancé lentement ma main au-dessus de la table, sans quitter des yeux les cheveux de Pollux, très lentement, guettant le moindre mouvement de sa tête. Soudain, j'ai saisi le croissant comme un caméléon attrape une mouche avec la langue et l'ai fourré dans la poche droite de ma veste – un geste d'une rapidité exceptionnelle. J'avais dû baisser les yeux pour viser le croissant avec précision et ne pas heurter violemment l'assiette ni rater ma poche, et quand je les ai relevés, elle me regardait, sidérée.
Je me trouvais en mauvaise posture. Elle venait de me voir voler le croissant. Abattre ma main dessus à la vitesse de l'éclair et le faire disparaître dans ma poche comme un professionnel. J’étais condamné, personne ne pouvait plus rien pour moi. Elle est revenue vers la table d'un pas hésitant – cette fois, il n'y avait plus à tortiller, elle savait que j’étais un désaxé. De plus, comme elle m'avait prévenu qu'il s'agissait des meilleurs croissants de Paris, le mobile de mon acte paraissait clair: j'étais parfaitement conscient de la valeur du croissant, c'est pour cela que je l'avais dérobé – dans le but de le manger plus tard, avec un bon cigare, voire de le revendre.
Courageuse, elle s'est assise. La situation devenait à présent des plus délicates. Nous savions tous les deux que j'avais un croissant dans la poche. Mais ne pouvions en parler ni l'un ni l'autre (je l'imaginais mal me dire: «Dis donc, si tu crois que je t'ai pas vu… Rends ça tout de suite!» – quant à moi, que pouvais-je faire? Le reposer dans l'assiette sans un mot, tête basse? M'excuser et lui expliquer que c'était plus fort que moi, je n'avais pas pu résister, je suivais pourtant une thérapie de groupe pour combattre ma cleptomanie?). J'avais des miettes sur les doigts. Elle fixait mes doigts. Manifestement, elle ne comprenait plus la vie, ça devenait trop compliqué. Je mourais d'envie de lui dire la vérité, de ressortir mon croissant de ma poche et de tout lui expliquer, la nuit blanche, le trac, le flan (non, pas le flan).
Après tout, ce sera un test: si elle ne me considère pas comme un enragé après ça, elle m'aime. En outre, la nuit blanche, le trac, ce sera un nouveau moyen de me déclarer sans trop en avoir l'air, comme la lettre – il faudrait en reparler à un moment ou à un autre, de la lettre, de la soirée.
Je lui ai donc dit la vérité, une nouvelle fois. Elle a compris. Cette fille est le ciel pur. Quelqu'un qui me comprend, qui ne me reproche rien, qui ne me veut pas de mal. Cette fille est l'or des Incas. Elle a même ri. Elle a posé sa main sur la mienne pour que je ne m'inquiète pas. Cette fille est le miel des Vosges. Elle m'a embrassé du regard. Elle a mangé mon croissant.
Profitant de l'instant – tout est permis, tendresse et tolérance sont bien au rendez-vous, comme je l'avais rêvé -, j'ai enchaîné immédiatement sur la soirée de la semaine précédente. Que s'était-il passé? Là encore, elle s'est montrée remarquable – je crois que je n'en aurais pas été capable. Elle m'a simplement raconté que je m'étais levé pour danser, que je semblais m'amuser avec une jeune femme et que, fatiguée et ne voulant pas m'ennuyer, elle s'était éclipsée en catimini. De toute évidence, elle en savait plus (ça oui, je lui avais tout raconté dans la lettre, en indécrottable plouc), elle en avait même sans doute vu plus qu'elle ne le disait, mais par pudeur et gentillesse (par intelligence, donc), elle s'en est tenue là. À sa place, vexé, jaloux, teckel hargneux, j'aurais sans doute lancé quelque chose comme: «Tu es comme les autres, mandrill stupide et libidineux, dès que tu vois une paire de nichons tu sautes dessus, tu t'es conduit de manière lamentable, je suis partie parce que j'avais honte de toi, j'avais l'intention de ne plus jamais te revoir, tu m'as déçue, oui, tu es comme tous les autres» – ou presque. Elle, elle se comportait exactement comme si elle ne m'en voulait pas. Sans doute parce que ça n'aurait pas servi à grand-chose – elle m'aimait, souvenons-nous de ça. J'étais béat d'admiration. Je ne savais pas quoi faire pour la remercier.
Afin de me donner une contenance (je me sentais minuscule devant elle), j'ai sorti les médicaments de mon sac matelot, pour prendre de la vitamine C ou de l'aspirine – je crois que paraître un peu souffrant, fragile, sensible, tourmenté, nous donne un je-ne-sais-quoi de romantique qui peut s'avérer très porteur dans notre rapport avec la femme. J'ai demandé un verre d'eau à ce garçon si sympathique et me suis mis à fouiller, en fronçant un peu les sourcils, dans le sac plastique de la pharmacie.
Je me concentrais pour éviter toute nouvelle maladresse (sortir la brosse à dents encore humide ou les cachets contre la nausée, par exemple). Dans le verre d'eau, j'ai laissé noblement tomber l'aspirine et la vitamine C en même temps – ouais, je suis jeune et libre, pas trop du genre à suivre les règles, je fais des mélanges.
Quelques minutes plus tard (alors que nous parlions (toujours inspirés par la radio) de l'ingérence des États-Unis dans les affaires du Nicaragua (le couple doit se roder, ce n'est que lorsqu'on se connaît bien qu'on peut discuter de choses futiles (avec délices))), j'ai remarqué qu'elle lançait de fréquents coups d'œil vers le sac de la pharmacie (que j'avais laissé bien en évidence sur la table, comme une statue dédiée à ma fragilité poétique) et qu'elle dépensait une énergie considérable pour continuer à m'écouter sérieusement parler de la CIA. Ce sac trônait entre nous depuis dix minutes. Un sac à ma gloire, à la gloire de ma fragilité poétique. Dessus, en gros caractères rouges, s'étalait la publicité suivante: PÉRACEL – DIARRHÉES PASSAGÈRES. Bon, je ne suis plus à ça près, ce n'est pas grave. Pas de quoi en faire un monde. Je retournerai simplement voir la pharmacienne demain, et je lui logerai une balle dans le crâne.
Je n'ai pas voulu m'embourber en essayant de lui expliquer que tous les sacs de cette pharmacie étaient les mêmes, qu'ils les tiraient probablement à des dizaines de milliards d'exemplaires, que ce n'était pas un sac qu'on m'avait donné spécialement en raison de mes achats. (Elle s'en doutait, je suppose – mais ça laisse des traces quand même (une femme trouve une lettre dans la poche intérieure de la veste de son mari: «Seigneur, c'est une écriture de femme, il me trompe! Et moi qui ai toujours été persuadée qu'il était fidèle comme un épagneul. Comment ai-je pu être sotte à ce point?» Les mains tremblantes, elle lit la lettre et s'aperçoit qu'elle est écrite par la sœur du mari, qui lui demande s'il a toujours des photos de maman. «Ah bon, ouf. Cela dit, ça ne m'étonnerait pas qu’il me trompe quand même, ce salaud!»).) Je me suis contenté de ranger le sac Péracel dans mon sac matelot – et en faisant cela, je me suis senti dix fois plus ridicule que si je l'avais laissé sur la table.
À partir du moment où nous sommes sortis du vieux bar, la journée s'est écoulée aussi simplement que la Seine sous le pont Mirabeau, nous marchions au même pas (d'habitude, lorsque je me promenais avec une fille, j'avais toujours des soucis pour régler mon pas sur le sien: soit nous marchions sur un rythme différent, et j'éprouvais une sensation de déséquilibre, de dissonance pénible – comme quelqu'un qui ne frappe pas dans ses mains en mesure; soit je calquais mes enjambées sur les siennes et je marchais comme un type qui sort des toilettes avec son pantalon sur les chevilles), j'avais envie de lui prendre la main mais je n'osais pas, elle me touchait le bras de temps en temps. Nous marchions vers le nord, instinctivement, d'abord un peu vers l'est, Saint-Germain, puis la traversée de la Seine malgré le froid, Châtelet, Beaubourg et le Marais, nous ne croisions par magie que des personnages étranges ou amusants, des vieux qui parlaient seuls, des jeunes qui défilaient pour la galerie indifférente, une fille à tête de cheval en tenue d'équitation, une dame encombrée de cages vides, un facteur dépressif qui fixait sa sacoche en se caressant tristement l’oreille, un couple dont l'homme malaxait sans arrêt les fesses de la femme en marchant, comme pour la posséder et l'anéantir devant tout le monde, un jeune homme lourd, pâle et huileux, au visage couvert de boutons purulents, qui se promenait avec un gros livre en main, Les Secrets du plaisir, un clochard africain qui regardait autour de lui comme s'il se demandait ce qu'il pouvait bien foutre ici, une pharmacienne en blouse qui fumait sur le pas de sa porte, deux centenaires qui transportaient une échelle, tous les quartiers sous la neige semblaient se mettre à vivre lorsque nous les traversions, par magie, tous les immeubles semblaient abriter des gens calmes et satisfaits, tous les commerces semblaient accueillants, les voitures bien chauffées et les passants débonnaires, les feux passaient au rouge lorsque nous voulions traverser, par magie, le décor nous convenait à merveille, nous observions tout, nous avancions dans un monde mécanique et magnétique aux rouages et courants parfaitement maîtrisés, tout fonctionnait comme par magie, c'était le palais de la Découverte.
Un peu après treize heures, nous avons pris un taxi – bien entendu, le chauffeur égyptien était aimable, drôle et cultivé – pour aller déjeuner dans un restaurant que j'aimais bien, près de chez moi, rue Jacquemont. En nous voyant entrer, le patron, Jean-Pierre, m'a dit:
– Eh ben… Encore une nouvelle? Tu t'embêtes pas, hein, mon grand?
C'était sa manière de flatter le client, de le mettre à l'aise (depuis que j'avais emménagé dans le quartier, il n'avait pas dû me voir avec plus de deux ou trois filles). Bien sûr, j'ai joué mon rôle, je me suis pris la tête à deux mains, je lui ai lancé un regard assassin et je me suis tourné vers Pollux en m'efforçant de rougir (c'est simple, il suffit de s'imaginer qu'on va mentir):
– Ne l'écoute surtout pas. Je n'ai pas dû venir ici avec plus de deux ou trois filles. Mais si, je t'assure que c'est vrai.
Nous avons commandé une bouteille de Lirac et la jolie Françoise est venue nous apporter du saucisson en attendant les plats. Nous étions installés près de la vitre, la neige dehors nous laissait au chaud dans une bulle – je nous voyais tous les deux à table en symbole naïf du bien-être, comme la statue de la Liberté, la tour Eiffel ou le Père Noël dans d'autres domaines, immobiles et éternellement sereins dans un monde inversé où la neige serait à l'extérieur des boules. Nous ne parlions plus des élections législatives ni des diverses interventions américaines, mais de n'importe quoi d'autre. Pollux a mangé des poireaux vinaigrette, puis une escalope normande. Elle n'a pas pris de dessert. Moi qui n'avais jamais réussi en plus de trente ans, à regarder quelqu'un en face (je ne sais si c'était de la timidité, un mauvais souvenir d'enfance ou un tic, mais lorsque je discutais avec les gens, c'était plus fort que moi, mon regard glissait toujours sur la droite ou sur la gauche, comme si je n'écoutais pas et m'intéressais à quelque chose d'autre dans la pièce – certains prenaient cela pour le reflet d'une certaine duplicité, je devais avoir l'air fuyant et fourbe), je ne parvenais plus à la quitter des yeux. Lorsqu'elle me rendait mes regards – souvent -, je sentais un faisceau de lumière et d'énergie me pénétrer jusqu'aux os, comme si elle entrait tout entière par mes yeux, j'avais l'impression de me trouver tremblant face au Sphinx, mais je tenais bon, je ne détournais pas la tête – de toute façon, c'était plus fort que moi. Nous nous entendions bien.
Au moment du café, j'ai prié de toutes mes forces pour qu'elle ne commande pas un déca. J'en étais venu à détester les gens qui prennent des décas. Ça datait de l'époque où j'avais commencé à inviter les filles au restaurant dans l'espoir de les niquer ensuite (c'est le deuxième palier dans la vie d'un homme, la séduction assise, après la séduction debout, celle qu'on pratique dans les boums et boîtes – ensuite, vers quarante ans, vient la séduction couchée (celle qui ne passe par aucune étape préliminaire, on croise des femmes et on les allonge), puis nous revenons aux douceurs de la séduction assise, vers la cinquantaine, avant de retrouver bien plus tard les émois simples de la séduction debout, dans les thés dansants et les bals de la salle des fêtes). J'ai vite compris qu'il existait une sorte de code entre les convives, à la fin du dîner. Si la femme prend un déca, c’est qu'elle refuse le rapport. C'est un signal clair, qui lui évite les remarques blessantes («Je ne tiens pas à coucher avec toi car ton physique me gêne») et les explications douteuses («Je t'offrirais volontiers mon corps, mais j'ai mes truques» (une demi-folle m'avait même annoncé, d'un ton grave et faussement navré, que si elle préférait rentrer chez elle, ce n'était pas que je ne lui plaisais pas, non, que je n'aille surtout pas croire ça, j'étais pas mal, mais malheureusement elle avait une petite infection – ah, zut, dommage)). Certaines prennent la peine d'accompagner la commande du déca d'un petit commentaire destiné au prétendant qui ne connaîtrait pas les codes en vigueur: «Si je prends un café, je ne vais pas dormir de la nuit.» Là, en général, le bouc le plus bouillant se refroidit un peu. (Une hystérique à part entière m'avait un jour déclaré, d'une voix suraiguë qui avait fait se retourner bien des têtes dans le restaurant: «Houlà! Si je prends un café, je vais avoir la danse de Saint-Guy toute la nuit!» Dans un premier temps, j'avais failli répondre: «Justement, c'est ce que j'allais te proposer», mais une vision cauchemardesque m'a fait changer d'avis: je l'ai imaginée sur mon lit, couchée sur le dos, agitant furieusement les bras et les jambes, secouée de violentes convulsions, se tortillant dans tous les sens à la manière de saint Guy pendant que je l'honorais consciencieusement en essayant de garder cette concentration et cette application qui ont fait ma légende.) Bref, le déca était devenu ma bête noire. Je savais bien que si Pollux prenait un vrai café, ça ne signifierait pas qu'elle avait l'intention de ne pas dormir de l'après-midi et que nous pourrions nous jeter l'un sur l'autre en toute liberté dès notre sortie du restaurant, mais c'était une question de principe.
Elle a demandé un café. Un vrai.
Il faut des penchants intégristes pour prendre un déca à midi, je le reconnais; mais enfin, même si ça ne prouve rien, c'est toujours bon à prendre. Un peu comme la lettre de la sœur dans la poche du mari: ce n'est pas parce qu'elle ne provient pas d'une maîtresse que le mari n'en a pas une, et ce n'est pas parce que ce café n'est pris qu'à midi que Pollux n'a pas l'intention de poursuivre notre relation sur le terrain de la sexualité primitive et sans tabou. Le message me semble même assez explicite, à bien y réfléchir.
Alors je me suis penché au-dessus de la table et je l'ai embrassée sur la bouche, sans rien de solennel, simplement comme un homme embrasserait sa femme dans un restaurant. Elle n'a pas eu l'air étonnée, pas plus en tout cas que la femme de l'homme.
Elle m'a simplement dit:
– Encore.
Et j'ai recommencé.
En sortant, nous sommes repartis lentement vers le sud. (Pour rien au monde, je ne lui aurais proposé de passer chez moi: je craignais trop qu'elle ne se méprenne sur mes intentions à son égard.) La neige avait cessé de tomber mais les trottoirs en étaient couverts. Elle devait tenir mon bras à deux mains et se coller contre moi pour ne pas glisser – je n'étais plus le même, j'inversais la vapeur de la puissante locomotive du destin avec une facilité insolente. Nous nous sommes appuyés contre un réverbère pour nous embrasser longuement, au mépris des clichés.
Nous sommes passés devant un cirque, près de l'avenue de Clichy. Elle venait de lire Un cirque passe, de Modiano, et m'a dit:
– Là, c'est le contraire, c'est nous qui passons.
J'ai eu la sensation que tout ce que ce cirque contenait de souplesse, de force, de plaisir, d'équilibre et de lumière irradiait vers Pollux et moi pour nous en imprégner au passage, comme le désir des enfants irradie vers le cirque qui passe et le charge de mystère et d'attrait tout au long de la route. Sentimental comme une adolescente à lunettes, j'imaginais les jongleurs, les trapézistes et les funambules s'interrompre en pleine répétition pour écouter, mélancoliques, le pas des amoureux qui s’éloignent sur la neige.
Nous avons continué à marcher en nous racontant toutes sortes de niaiseries enivrantes, et dès qu'il s'est mis à pleuvoir, vers Saint-Lazare, nous sommes entrés dans un café d'une laideur insoupçonnable. Quand le garçon maussade et laid s'est approché de nous de son pas de vieux grognard, je me prélassais dans un tel bain (chaud) de confort (moelleux) et d'euphorie (voluptueuse), je me sentais d'humeur si romanesque que j'ai eu envie de lui demander (comme dans les livres, lorsqu'on va boire un drink sous un grand parasol, dans le parc du château):
«Apportez-nous des rafraîchissements, s'il vous plaît.»
Mais je n'ai pas osé, et nous avons commandé une bouteille de vin.
Pollux ne se maquillait pas beaucoup. Elle était pâle. L'un de ses yeux était un peu moins grand que l'autre. Elle avait une seule tache de rousseur, presque invisible, sous la pommette droite. Encore une fois, malgré le froid, elle ne portait ni collant ni bas, et sous son manteau, un pull léger, à col très échancré – j'apercevais parfois la bretelle blanche de son soutien-gorge sur son épaule. Lorsqu'une mèche de cheveux tombait sur son front, elle l'écartait aussitôt, d'un geste machinal et flou. De temps en temps, elle regardait ses mains, l'air momentanément ailleurs, absorbée, comme pour y chercher quelque chose qu'elle ne voyait pas – elle observait d'abord la paume puis le dos de sa main, avant de revenir à moi. À sa manière de lever la tête vers le serveur acariâtre lorsqu'il a posé brutalement la bouteille sur la table, puis à sa manière de cligner des yeux lorsqu'elle a renversé un peu de vin en me servant, j'ai senti qu'elle pouvait avoir des réactions violentes et incontrôlées. Je continuais à distinguer, par moments, le voile sombre qui passait sur son visage, dans son regard, sur sa bouche. Et pourtant, je voyais aussi de l'envie et de la gaieté dans ses yeux. De l'appétit. Troublé par le vin, je pensais: «Elle doit être obligée de faire le deuil de quelqu'un ou de quelque chose qui n'est pas mort.» Je pensais aussi: «Elle est violente. Elle est faible.» Je l'imaginais perdue. Je pensais: «Elle est débordante de vie.» Et plus tard, en observant ses grands yeux tournés vers la rue, légèrement sur sa gauche, en regardant ses mains un peu nerveuses, son cou clair, j'ai eu l'intuition étrange, sans raison, en une fraction de seconde de lucidité intense – comme on ne peut en avoir que de façon extrêmement fugitive -, que le plaisir tenait un grand rôle dans sa vie. Le plaisir physique. Le sexe.
Un instant, j'ai eu peur. Je me suis dit: «Elle est peut-être insaisissable. Comme le mercure qui glisse sur le carrelage, se divise et file quand on essaie de le prendre entre ses doigts.» Mais elle s'est mise à me parler de son adolescence, à me raconter des moments instables, drôles ou pénibles, et je n'y ai plus pensé.
En début de soirée, nous étions attablés dans un autre café, plus bas, près de l'avenue Montaigne, en plein Dior-town – le parfum, le cuir, la soie, les perles, dénaturés par l'obsession de la propreté et du luxe apparent, de la laque et du miroir. Mais nous résistions sans problème à la pression malsaine de ce quartier artificiel. Je commençais à me sentir fébrile. Au téléphone, Poîlux avait bien précisé qu'il valait mieux ne pas trop nous approcher de la nuit. Or il faisait noir dehors. C'était l'hiver, d'accord, il n'était pas bien tard, mais quand même. Dans quelques minutes, l'un de nous deux allait devoir demander à l'autre, l'air de rien, si par hasard il n'avait pas un petit creux. Je préférais que ce soit elle. Il me semblait que ce serait plus convenable si l'idée venait de la femme, malgré l'étiquette. C'était elle qui avait fixé les limites (très abitrairement, il faut le reconnaître), c'était donc à elle de prendre la décision de les repousser, voire de les supprimer purement et simplement. Purement et simplement, voilà deux mots qui seraient du meilleur effet dans le cadre de notre histoire. Et surtout, je me connais, je suis si persuasif qu'elle serait incapable de me dire non – une femme sous influence, littéralement enchaînée à ma volonté. La prendre ainsi en traître? Jamais. Car bien sûr, ensuite, tout s'enchaînerait à la vitesse de la lumière, repas, vrai café, et plus rien ne nous arrête. Que vaudrait une idylle qui aurait commencé sur un coup bas? Non c'était indéniablement à elle de prendre l'initiative.
Cependant, je devais l'aider, lui laisser habilement deviner ce que j'attendais d'elle. J'essayais de me donner les traits de celui qui a faim, pour lui mettre la puce à l'oreille, mais c'est une composition très délicate car tout doit se jouer dans la nuance (je ne pouvais pas me frotter le ventre en me léchant les lèvres). Je jetais de fréquentes oeillades vers une femme seule qui mangeait un croque-monsieur à quelques tables de nous, je mordillais tout ce que je trouvais (allumettes, vieux ticket de métro, doigts), et je glissais des sous-entendus discrets dans la conversation dès que c'était possible, de manière quasi subliminale (par exemple, lorsqu'elle m'a raconté qu'elle avait passé tout le mois de septembre à la campagne, chez sa tante, au milieu des vaches et des cochons, j'ai dit: «J'adore le rôti de porc»). Mais l'invitation ne venait pas. Sans doute était-elle aussi timide que moi, ou trop fière pour revenir d'elle-même sur la décision qu'elle avait prise au téléphone – ah, comme elle devait regretter d'avoir voulu jouer les coriaces. Finalement, touché de la voir ramer ainsi, je me suis risqué à une allusion un peu plus directe, ingénieusement amenée:
– On a bien marché, hein?
– Ça, oui, on a bien marché.
– Ça faisait longtemps que je n'avais pas marché comme ça, dis donc.
– On n'a quand même pas traversé la cordillère des Andes.
– Non, mais… On a bien marché. Ah mon vieux. Ça creuse.
Remarquable. Tout en finesse, sobre, fluide, propre. Malheureusement, sa réaction n'a pas été celle que j'escomptais. Toute l'ingéniosité de mon stratagème n’a servi à rien.
INUTILE DE VOUS FATIGUER
À ÉLABORER DES STRATAGÈMES
– Oui, comme tu dis, ça donne faim. Il va falloir que j'y aille, moi, d'ailleurs. C'est bien ce qu'on avait dit, non?
Effectivement, c'est à peu près ce dont nous avions convenu. On n'est pas toujours obligé de suivre les plans tracés une éternité à l'avance, mais je ne me sentais pas en mesure de contester. Elle avait prononcé ces paroles avec un petit sourire malicieux: je n'arrivais pas à déterminer si elle était contente du tour qu'elle me jouait en m'abandonnant là comme un chiot sur une aire d'autoroute, ou bien si ce sourire constituait un genre d'encouragement, un sourire qui signifiait: «Je sais aussi bien que toi qu'il est impossible que nous nous en tenions là pour ce soir. À toi de m'aider à renoncer à mes vœux de chasteté provisoire.» Il me paraissait inconcevable de la laisser partir maintenant, après à peine une dizaine d'heures passées ensemble (je me sentais comme un gamin auquel on annonce le 4 août que les vacances sont déjà terminées et qu'il faut rentrer à Paris parce que mémé est patraque), cette séparation prématurée me paraissait aberrante, mais, pour les raisons expliquées plus haut, je n'ai rien osé dire. Et depuis quelques secondes, depuis qu'elle avait déposé un billet de cent francs sur la table (jusqu'alors, c'est moi qui avais payé – je précise seulement pour qu'on n'ajoute pas «pingre» à la liste déjà conséquente de mes défauts), toute la fatigue due à ma nuit blanche, oubliée depuis notre rendez-vous matinal grâce à l'élan du cœur, me retombait lourdement sur la carcasse. Après tout, c'était une idée plutôt amusante, de se contenter du jour pour ce premier rendez-vous. Ça changeait. Nous n'étions pas comme ces millions de couples stéréotypés qui se grimpent dessus à la manière des pithécanthropes, le premier soir, après le restaurant. Nous avions la vie devant nous.
Peut-être vexée par mon manque de rapidité à réagir – ou simplement pressée parce que le Franprix de son quartier fermait à vingt heures, car avec le recul je suis persuadé qu'elle avait réellement l'intention de rentrer, pour m'apprendre la vie, m'apprendre à supporter de ne pas toujours obtenir dans la minute ce que je voulais (j'avais omis de lui dire que je n'obtenais plus ce que je voulais depuis belle lurette) – elle s'est levée pour aller payer au bar. Trente secondes plus tard, nous étions dehors, dans le froid des grandes steppes élyséennes, et nous marchions vers la station de métro, inextricablement entremêlés. Nous devions prendre la même ligne, la 13, dans des directions opposées – elle vers le sud, moi vers le nord, afin qu’à la détresse de la séparation et de la solitude nocturne s'ajoute pour moi celle d'un climat plus polaire encore.
Nous nous sommes embrassés pendant cinq ou six heures à l'intersection des couloirs – comme tous les amoureux de l'histoire de la planète «je n'arrivais pas à la quitter» – et c'est elle qui s'est éloignée la première, vers son quai. Je suis resté immobile à la regarder partir (ses cheveux, ses épaules) pour augmenter la tension mélodramatique.
Sur les quais, nous nous sommes retrouvés face à face, séparés par les voies électrifiées. C'était relativement gênant, je ne savais pas quoi faire. Je n'avais pas la moindre envie de continuer la conversation en criant devant les deux cents personnes présentes (j'avais déjà vu des couples ou des amis ne pas se gêner pour le faire et me demandais toujours si ces gens avaient ou non une vague idée de ce que peut être la pudeur (le pire, c'est lorsque l'un des deux, normal, semble affreusement embarrassé que l'autre déballe toute leur vie devant ce public forcément attentif, puisqu'il n'a rien d'autre a faire qu'écouter)), je ne me voyais pas non plus lui parler par gestes (je n'aurais pas su quoi lui mimer), ni la regarder droit dans les yeux sans bouger, ni me promener sur mon quai en sifflotant comme si elle n'existait plus. Heureusement, son métro est vite arrivé. Avant qu'il ne la cache, elle m'a fait un signe de la main, un geste de petite fille (en inclinant la tête sur le côté) à faire tomber une statue de l'île de Pâques, elle est montée dans le wagon, et à partir du moment où elle s'est assise, elle n'a plus prêté attention à moi. Elle regardait droit devant elle, comme si elle était seule. Quand les portes se sont refermées, elle a ouvert son sac bleu pour y chercher quelque chose. Comme le matin, lorsque je l'avais aperçue dans le café, je prenais plaisir à la voir ainsi au milieu des autres, dans cette sorte d'intimité particulière que crée la solitude dans une foule – et que l'on peut facilement surprendre, juste en regardant autour de soi. Elle n'était sans doute pas naturelle, puisqu'elle sentait mon regard sur elle, mais elle se prêtait à ce jeu, c'était le principal, elle acceptait de m'offrir une image d'elle sans moi. Quand le métro a démarré et que je l'ai vue partir, seule, sérieuse et déjà lointaine, j'ai ressenti la même émotion indicible que le matin. Pour rester encore une fois sobre et pondéré, disons que j'ai eu envie de me lancer dans la sculpture, la poésie, la peinture, la musique, l'art floral, le théâtre et l'architecture pour être capable de lui exprimer mon amour de toutes les manières possibles (même la danse, allez: je m'imaginais fort bien exécuter la danse de l'amour devant elle, gracieux et lascif, bouleversant). (J'ai également pensé à l'état dans lequel je me serais trouvé si cette scène avait eu lieu dix jours plus tôt, si je l'avais aperçue au dernier moment dans un métro qui s'éloignait: ainsi se serait passée, brève, notre seconde rencontre promise par la nature – alors je me suis rendu compte de ma chance.) Ma rame est arrivée un instant plus tard.
Ce n'est qu'à Saint-François-Xavier que j'ai réalisé que nous avions pris chacun la mauvaise direction. J'étais parti vers le sud, elle vers le nord. Si je raconte ça à quelqu'un, on ne me croira pas – j'essaierai, à tout hasard. J'ai commencé à monter l'escalier pour changer de quai et repartir dans l'autre sens. Décidément, on ne se refait pas. Quelle tête de linotte. Quel nigaud. Cela prouvait que Pollux me déboussolait réellement, que je n'étais pas en train de me monter la tête pour le plaisir – artificiel – de vivre une grande histoire merveilleuse.
Soudain, je me suis pétrifié sur une marche. C'est elle qui est descendue la première sur son quai. Je n'ai fait que suivre – ou plutôt le contraire. C'est elle qui est montée la première dans le mauvais métro. Or, Pollux Lesiak est peut-être une tête de linotte, je n'en sais rien encore, mais certainement pas une nigaude: c'est donc qu'elle est tout aussi déboussolée que moi.
JE LA TROUBLE.
Incroyable et grisante découverte. Elle m'aime jusqu'à l'égarement. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Le métro, le fer et la vitesse, qui n'ont a priori rien à voir avec les vibrations subtiles de l'amour, m'ont permis d'obtenir la réponse que mille questions précises à l'intéressée ne m'auraient pas fournie. (Elle était peut-être si pressée de s'enfuir après cette journée cauchemardesque avec le Roi des Nigauds qu'elle s'était engouffrée dans le premier couloir venu, comme une antilope qui fuit le feu, mais ça ne m'est pas venu à l'esprit.) Plein d'une foi nouvelle et, par conséquent, d'un courage nouveau, j'ai redescendu l'escalier sur lequel je m'étais engagé et je l'ai attendue au milieu du quai. Un premier train est arrivé, j'ai regardé passer les trois premiers wagons avec l'œil aiguisé de je ne sais plus quel héros bionique et j'ai trottiné le long des quatre derniers de ma foulée la plus aérienne. Personne.
Elle était dans le deuxième train, cinquième wagon, baignoire du fond, assise à côté d'un gros Chinois qui portait un bandage à la tête. Elle s'est levée, s'est avancée en souriant jusqu'à la porte ouverte et m'a dit:
– J'ai de la paella surgelée, si tu veux.
Elle habitait un grand studio, sans doute un ancien deux-pièces, au cinquième étage d'un immeuble étroit de la rue Vavin. Des murs blancs, fissurés, un parquet non verni, deux grandes fenêtres sans rideaux, sur la gauche. Le lit, par terre dans un coin au fond de la pièce, était recouvert d'une couette bleue délavée. Contre un mur, des étagères métalliques croulaient sous des livres de poche rangés un peu n'importe comment – le premier que j'ai vu: Le Bel Été. Non loin du lit, un vieux divan de cuir râpé et deux chaises probablement volées dans un square entouraient une table basse de fabrication maison (une plaque de verre vert posée sur quatre piles de vieux annuaires), sur laquelle étaient entassés des journaux, des papiers, des lettres. Un ordinateur était installé sur une table à tréteaux entre les fenêtres. Sur une troisième table, en bois, flanquée de deux chaises pliantes, se trouvaient un bol de faïence, un verre à pied au fond duquel restait un peu de jus d'orange, un couteau dont la lame était enduite de beurre et un cendrier d'étain contenant trois mégots. Son petit déjeuner de la veille. Il y avait encore une grande armoire de style normand, une chaîne hi-fi et une trentaine de CD en vrac – le premier que j'ai vu: No Comprendo, des Rita Mitsouko -, une télé et un magnétoscope posés à même le parquet, près desquels s'élevaient deux grandes piles de cassettes vidéo dont le contenu était inscrit au marqueur noir sur la tranche – la première que j'ai vue: «wanda». Aux murs étaient accrochées des reproductions décolorées représentant des dessins de temples romains en ruine, le portrait d'un homme brun au regard saisissant, peint sur un grand carré de bois, une photo noir et blanc de Chet Baker épuisé et songeur sur une chaise, une de Mr. Spock, le personnage de Star Trek et au-dessus de son ordinateur une feuille machine sur laquelle était imprimé: «POLLUX, TU DOIS TRAVAILLER». Au fond, près du lit, une porte entrouverte donnait sur la salle de bains. En face des fenêtres, après les étagères à livres, le mur s'ouvrait sur ce qu'on appelle une «cuisine américaine», séparée de la pièce principale par un petit comptoir.
Assis sur le divan, j'ai compté les lampes qu'elle avait allumées en entrant: six. De vieilles lampes. Elle a posé une bouteille de whisky et deux verres sur la table basse, puis est allée vérifier dans le compartiment congélateur de son frigo qu'elle avait bien de la paella. Pendant que je nous servais, elle préparait quelque chose dans la cuisine. Je regardais attentivement autour de moi, je m'imbibais de son décor comme un morceau de coton dans un verre d'eau, j'avais le sentiment d'être admis dans sa vie, autorisé à visiter ses intérieurs. J'aurais aimé pouvoir disposer d'une journée entière, seul dans son appartement, pour en étudier les moindres détails, comme Sherlock Holmes devait le faire en quelques secondes lorsqu'il pénétrait chez une dame (je suis plus laborieux, mais je m'applique). Parmi les papiers entassés sur la table basse, j'ai vu dépasser une lettre signée «Thomas», une facture de téléphone de 1651 francs, une carte postale de Manhattan, une disquette étiquetée «Mathilde». Le cendrier posé sur la table de l'ordinateur était plein à ras bord. Sur son lit, il y avait un tee-shirt blanc en boule, et près de la lampe de chevet, les Contes d'Odessa d Issaak Babel. Plusieurs objets étaient «exposés» sur les étagères à livres, dont une 4L Majorette rouge, un flacon d'eau de toilette pour homme, deux dés noirs, un appareil photo jetable, quelques boîtes d'allumettes apparemment orientales, un petit zèbre en bois peint qui s'écroule quand on appuie sur le fond de son socle avec le pouce et se redresse quand on relâche, une paire de lunettes rondes, une photographie encadrée d'un bel homme à l'air argentin, un vieux rasoir à main en argent et une petite boîte de concentré de tomates. Dans le pli du divan, j'ai trouvé une bague d'enfant comme il y en a dans les pochettes-surprises. Le téléphone, posé par terre près du lit, avait été peint en jaune. Le répondeur semblait être l'un des premiers prototypes construits dans les années soixante. Sur le côté du poste de télé était scotchée une photo d'elle, les cheveux plus courts, entre deux garçons, plutôt jeunes et séduisants: elle les tenait serrés contre elle, ils souriaient, elle se donnait un air grave et autoritaire, sourcils froncés. Ce qui me fascinait et me troublait le plus, c'était sans doute de m'apercevoir qu'elle avait vécu avant de me connaître.
Sur la table basse, sous un prospectus de Pizza Hut, j'ai aperçu une enveloppe EDF sur laquelle était griffonné «LVARD». Je l'ai tirée discrètement pendant que Pollux me tournait le dos – pas extrêmement fier de ce que je faisais. C'était mon prénom et mon numéro de téléphone.
De toute évidence, elle n'avait pas prévu ma venue – il y avait deux chaussettes et un pantalon par terre, beaucoup de vaisselle dans l'évier de la cuisine et un paquet de six rouleaux de papier hygiénique Lotus sur le comptoir.
Elle est revenue avec deux petites soucoupes qu'elle a posées près de nos verres, s'est assise sur l'une des chaises de square, en face de moi, et nous avons repris notre discussion à l'endroit où nous l'avions laissée dans le bistrot de Dior-town avant que je ne place ma réflexion machiavélique sur la marche et l'appétit, entre quoi il existait sûrement un lien obscur. Nous parlions de son mois de septembre à la campagne, de sa tante, qui avait été choriste de Joe Dassin. Le sujet me passionnait (Joe Dassin étant l'une de mes idoles), mais j'éprouvais quelques difficultés à me concentrer sur notre conversation. Qu'est-ce que c'était que ces trucs, dans les soucoupes? Non. On aurait dit des crevettes, gris foncé, entières, recroquevillées sur elles-mêmes… et comme taquées. C'est peut-être très connu, je n'en sais rien, ça se vend peut-être dans les gares et les rues piétonnières au Japon, c'est peut-être même assez répandu en France, dans le milieu underground, mais je voyais ça pour la première fois de ma vie. Jusqu'à ce soir-là, j'avais réussi à maintenir une ligne de conduite très stricte: ne jamais manger un animal à antennes. Ni langoustine, ni cafard, ni escargot, ni homard, ni crevette, ni sauterelle, rien. Je n’ai aucune idée de l'origine de cette phobie alimentaire, mais je sais qu'Attila et toute sa horde de Huns resserrant le cercle autour de moi en grondant (qui aiguisant son couteau d'un air sadique, qui brandissant sa lance, qui faisant craquer les jointures de ses doigts, qui baissant son pantalon) n'auraient pas réussi à me faire avaler une crevette. («Massacrez-moi, barbares, je m'en fiche.») Pourtant, cette fois, j'avais le dos au mur ou je ne m'y connais pas. Si encore elle avait eu l'idée de nous mettre tout ça dans un bol commun, j'aurais pu faire semblant de piocher. Mais là, j'étais ficelé. Cela partait sans doute d'une bonne intention de sa part, ces deux petites soucoupes privées – comme les croissants. Je venais de comprendre que j'étais prêt à tout pour elle, qu'elle avait plus de pouvoir sur moi qu'une meute de violeurs sanguinaires, je m'apprêtais à lui donner la preuve d'amour suprême (qui passerait malheureusement inaperçue (il n'y a pas d'amour, paraît-il, uniquement des preuves d'amour; que peut-on alors imaginer de plus abstraitement beau qu'une preuve qui non seulement ne prouve rien, puisqu'il n'y a pas d'amour, mais qui, de plus, n'attire l'attention de personne?)), j'allais donc manger une crevette, quand un problème de taille s'est dressé devant moi. Comment ça se mange? Il faut enlever la tête ou quoi? La peau? Ça a une peau? Une carapace? Il faut tout mâcher d'un coup? Avec les antennes et tout ça? Pollux avait commencé à boire – moi aussi, avec joie – mais ne touchait pas à ses crevettes. J'étais dans le brouillard, je ne savais plus si j'avais envie qu'elle en mange une ou non. Si elle en mangeait une, je connaîtrais la marche à suivre pour s'administrer correctement l'une de ces saletés. Si elle n'en mangeait pas, cela signifiait peut-être qu'elles n'étaient là que pour la décoration – elles me paraissaient aussi comestibles que des billes de verre. Mais alors que l'espoir commençait à renaître, la tante s'est définitivement installée à la campagne après la mort de Joe Dassin, coupant tous les ponts avec le show-biz, et Pollux a terminé son histoire. J'ai essayé de relancer aussitôt sur Mike Brant ou Il Était Une Fois, qui n'étaient pas non plus les premiers venus mais elle m'a interrompu:
– Mange, hein, c'est fait pour ça.
Précision utile, mais lourde de conséquences. Je ne pouvais plus me dérober. Sale temps. L'heure était venue de faire face, et de choisir: décortiquer la crevette minuscule au risque de passer pour un grand névrosé (comme quelqu'un qui enlèverait la peau des petits pois), ou la lancer d'un coup au fond de ma gorge, avec les antennes et tout ça, au risque cette fois de passer pour un monstre (celui qui avale une souris en la tenant par la queue) ou un ignare fraîchement sorti de son placard (celui qui mord à belles dents dans une orange sans avoir eu l'idée de l'éplucher). J'étais en train d'osciller fiévreusement entre ignare et névrosé lorsqu'elle s'est levée pour aller chercher un cendrier dans la cuisine. Une idée m'a traversé l'esprit comme un TGV traverse un hameau de trois habitants, mais elle s'en est éloignée aussi vite. Non, si elle pivotait brusquement, saisie d'un doute, et me surprenait à voler une poignée de crevettes, mon compte était bon. Après le coup du croissant, plus aucune excuse ne l'empêcherait de penser que j'essayais de me mettre un repas de côté, petit à petit. L'heure était venue de faire face, il n'y avait pas à tortiller.
Je l'ai regardée se rasseoir. Son corps à la fois mou et ferme. Une énigme. Son visage simple et ouvert, son âme impénétrable. Sa poitrine, ses épaules. Je suis en train de perdre mon temps à me focaliser sur une crevette alors que Pollux Lesiak est assise devant moi, Pollux Lesiak croise les jambes en face de moi. Je m’accroupis pour observer à la loupe une écharde dans mon orteil alors qu'une soucoupe volante tournoie dans le ciel et que de petites mains bleutées s'agitent désespérément aux hublots. Je suis une taupe, une bourrique, on ne le dira jamais assez.
Je me suis emparé d'une crevette laquée d'un geste un peu trop sec et rigide – on aurait dit l'un de ces robots expérimentaux des années cinquante, avec un seul bras articulé à l'extrémité duquel une pince parvenait tant bien que mal à saisir un stylo sur une table. J'ai glissé l’animal dans ma bouche, en priant tous les enfants qui traînaient dans les limbes – mes frères – pour que l'absorption complète soit la bonne méthode, pour que je réussisse à garder un air naturel, et surtout pour que ne m'apparaisse pas l'image d'un flan de tradition fourré aux crevettes laquées. Je ne sais même pas si cette chose a eu le temps de toucher ma langue.
Si on avalait d'un bon coup, avant que les papilles ne comprennent ce qui se passait, ça n'avait aucun goût. À la deuxième crevette, j'avais déjà affiné ma technique; avec une légère pichenette, quasiment invisible (en cachant le pouce avec les autres doigts, à l'instar de l'illusionniste), ça descendait presque tout seul. J'allais facilement pouvoir lui faire croire que j'étais coutumier de ce genre de nourriture pour jeunes, que je l'ingurgitais sans même m'en rendre compte, comme des cacahuètes. J'étais soulagé. J'ai presque entièrement vidé ma soucoupe de crevettes laquées.
(Bien plus tard dans la soirée, elle m'avouerait qu'elle avait été surprise par l'indifférence avec laquelle j'avais englouti ce mets rare, très difficile à trouver à Paris.)
Nous avons mangé la paella. Ces crevettes me poursuivraient jusqu'en enfer, inutile de chercher à les fuir – et celles-ci, impossible de se les envoyer derrière la luette d'une bonne pichenette (pour une première, j'avais ma dose, mais l'amour m'euphorisait tout le circuit digestif; j'aurais pu avaler des boulons sans m'en plaindre)), et bu du bon vin (elle en avait rapporté plusieurs bouteilles de chez sa tante choriste décentralisée, et attendait des occasions pour les ouvrir (j'étais une occasion – mon rêve)).
Plus tard, quand elle s'est dirigée vers la cafetière, quand elle a sorti du réfrigérateur un paquet de café tout ce qu'il y a de plus véritable, j'ai failli me mettre à courir dans la pièce en poussant des cris stridents, en me frappant le poitrail des deux poings et en levant haut les genoux sans me soucier des chaises et des lampes que je renverserais sur mon passage.
Au lieu de ça, je suis allé aux toilettes, pour me dégourdir un peu les jambes.
– Tiens, tu peux me ranger ça, s'il te plaît? m'a-t-eîle dit en me lançant le paquet de Lotus. Sur l'étagère, au-dessus.
J'ai refermé la porte derrière moi. J'ai rangé les Lotus au-dessus des toilettes, à côté de toutes sortes de produits ménagers, d'une pile de vieilles revues et de boîtes de tampons de différentes marques. La salle de bains était assez spacieuse, claire et vieillotte – elle paraissait décolorée (une sensation de fleurs séchées, même s'il n'y en avait pas). Un endroit agréable. Une baignoire sur pieds. Au bord, un flacon de shampooing pour cheveux secs ou abîmés, une bouteille d'Obao bleu marine, un gel douche pour peaux délicates et sensibles. À côté, sur un tabouret, deux serviettes pliées, vert sombre. Au-dessus du lavabo, un grand miroir au tain défraîchi. Sur la tablette, des flacons, des tubes, des crèmes, des boîtes, divers cosmétiques, des cotons-tiges, un doseur Signal, une brosse à dents bleue dans un verre, une pince à épiler, un coupe-ongles avec la tour Eiffel dessus, du Doliprane, du Spasfon, du Rhinofébral, de la vitamine C, des somnifères doux et du Lexomil. Au-dessus de la baignoire, une culotte blanche toute seule sur le séchoir. (Je n'ai pas pu m'empêcher de la prendre, de la regarder, de la toucher, de la remettre en place au millimètre près, un peu plus par là, un pli ici, voilà, parfait, elle n'y verra que du feu.) Accrochés derrière la porte, un tee-shirt, un caleçon (d'homme, je crois), un pull troué, une grande serviette, un peignoir blanc.
Quand je suis ressorti, elle m'attendait assise.
Ensuite, nous avons joué – à tout ce qui nous passait par la tête.
Je ne m'étais pas senti aussi bien avec quelqu'un, aussi libre et normal, depuis mes concours de grimaces dans la cour de l'école primaire Henri-Wallon avec ma fiancée de l'époque (Marguerite). (Et d'ailleurs, ces concours de grimaces n'existaient que dans mes rêves passionnés: ma fiancée de l'époque, Marguerite, n'a sans doute pas posé plus d'une ou deux fois les yeux sur moi – elle était au dernier rang de la classe, moi au deuxième. Elle ne savait pas que j'existais mais, pour lui prouver mon amour, je faisais exprès de penser à n'importe quoi quand les autres lisaient, et je suivais avec mon doigt lorsque c'était son tour.)
Les gros chiffres rouges du radioréveil indiquaient 1:14 quand elle ma annoncé qu'elle allait prendre une douche. J'ai mis trois ou quatre secondes à réaliser, car elle avait parlé avec autant de naturel et de simplicité que si elle m'avait dit: «Je vais chercher des allumettes» ou «Je vais faire pipi.» Il fallait absolument que je parvienne à articuler quelque chose en réponse, je ne pouvais pas me contenter de la regarder fixement et de hocher la tête à la Bogart.
Moi – Oui, je t'en prie.
(Moyen.)
Elle – On a marché toute la journée, ça me fera du bien.
(C'est seulement le lendemain que je me suis aperçu qu'elle avait utilisé la même technique que moi pour l'appétit – la marche mène à tout.)
Moi – Oui, comme tu dis.
(Pas fameux.)
Elle – Tu pourras en prendre une après, si tu veux.
(Tu n'aurais pas une idée derrière la tête, toi, par hasard?)
Moi – O.K., merci.
(Lamentable.)
Quand elle a refermé la porte de la salle de bains, j'étais à quelques battements à peine de l'arrêt cardiaque. Sa décontraction me terrifiait. J'étais figé, muet, domine, embarrassé, comme ces pauvres types que je démolis dans les ascenseurs. (Mais j'étais chez elle, on se connaissait à peine, il y a des limites, ici je ne pouvais pas prendre les devants et par conséquent l'avantage – «Tu m'excuses, Pollux, je vais me doucher, parce qu'on a beaucoup marché. Où est la salle de bains?») Bon, quelle que soit la gravité de la situation, il faut rester calme et élaborer un plan de manœuvre. Tel que c'était parti, elle pouvait fort bien ressortir de là à demi nue (mais sans en avoir l'air, en tee-shirt et en caleçon, par exemple – je la savais délicate et retenue, et ne l'imaginais pas un quart de seconde ressortir de la salle de bains toute nue, la bouche entrouverte, l'œil brillant, les narines frémissantes, prête et offerte, dégageant une forte odeur de gel intime). Elle n'allait pas remettre des vêtements avec lesquels elle avait marché toute la journée, non? Alors que pourrait-il se passer, lorsqu'elle reviendrait presque nue, toute propre et toute molle? Il ne fallait surtout pas que je bondisse sur elle comme le pithécanthrope. À aucun prix. Malgré le désir qui rend fou. Non, je dois la faire attendre, l'affamer, je dois me débrouiller pour qu'elle brûle d'impatience, afin de la mener par le bout du nez. Et puis tout le monde sait, même le novice ou le simplet, que la femme souhaite qu'on l'apprécie également pour ce qu'elle a dans la tête. Si je dis «Ma chérie, enfin, depuis le temps que j'attendais ce moment!» dès qu'elle a ouvert la porte, ou si je vais me glisser dans le lit maintenant, la couette bien remontée jusqu'au menton, je suis le dernier des derniers. À mon avis, ce serait même encore plus malin de ma part de ne pas céder à ses avances ce soir. Oui. J'ai lu dans un magazine féminin qu'ils sont de plus en plus rares, les hommes qui ne cèdent pas tout de suite. Il paraît que les femmes commencent à se lasser de voir les hommes déboutonner leur pantalon dès qu'elles claquent des doigts. Qu'est-ce que ce doit être, la vie d'une jolie fille? Elle sort dans la rue, elle croise un homme, elle sait que si elle lui dit: «Je voudrais coucher avec vous, monsieur», il s'évanouit, puis se redresse comme un diable pour tourner la tête de tous côtés à la recherche d'un hôtel. Ce n'est pas comme nous les hommes. Je peux essayer de susurrer à l'oreille de dix passantes que je voudrais bien coucher avec elles, je remonterai chez moi tout seul, en haussant les épaules. Alors bien sûr, nous, quand l'une d'elles est d'accord le premier soir, on ne fait pas trop de manières, c'est normal, ça nous change. Mais elles? Elle? Sur dix hommes qui ont franchi la porte de cet appartement et à qui elle a fait le coup de la douche – c'est une hypothèse de travail -, dix se sont retrouvés entre ses pattes dans l'heure suivante. (Dans l'univers éthéré de l'hypothèse, rappelons-le, à des années-lumière de toute réalité.) Nous nous sommes embrassés toute la journée comme de vrais amoureux, Pollux et moi, ce serait une suite plausible, il n'y aurait rien à redire, c'est vrai, mais n'oublions jamais: séduire, c'est surprendre. Si je me refuse à elle ce soir – sans la repousser, attention, tout est dans la nuance -, je me singularise et double ainsi mes chances de conquérir son cœur. C'est une autre de ces lois de la nature indiscutables. Prenons Caroline, par exemple, il y a quelques années. Bien. À cette époque-là comme ensuite, toutes les filles ne relevaient pas leur jupe dès que je claquais des doigts, mais sur celles qui acceptaient de venir boire un dernier verre chez moi à quatre heures du matin, j'avais quand même un bon pourcentage de réussite. Elle, elle était venue. C'était dans la poche, normalement. À cinq heures, elle s'était mise à la fenêtre. Je m'étais approché derrière elle, je l'avais prise dans mes bras, je l'avais embrassée dans le cou, j'avais posé mes mains sur ses hanches, puis sur ses fesses… Bon. Elle m'avait laissé faire un moment, en poussant même un petit gémissement de temps en temps, puis elle s'était retournée et m'avait annoncé qu'il valait mieux qu'elle rentre. J'avais frôlé la chute pantoise. Je lui en voulais un peu, bien sûr, mais après son départ je n'ai plus pense qu'à elle pendant deux jours, sans arrêt, une obsession jusqu'à notre rendez-vous suivant. Elle m'avait ferré. Et pas une seconde je ne l'ai considérée comme une allumeuse. (C'est important. Elle avait soigné le travail sur la nuance.) Si un homme peut réagir à ce genre d'astuce, que ressentira UNE FEMME? Une jolie femme. Si je pousse de petits gémissements et que je m'en aille? Elle restera tétanisée de désir et de stupéfaction admirative pendant plusieurs heures après mon départ, à tous les coups. C'est décidé, je dois me refuser.
Voilà, la porte s'ouvre. Il va falloir que je me refuse, à présent. Ce n'est pas gagné.
L'éternel féminin est sorti de la salle de bains dans un nuage de vapeur. En peignoir. (Comme je l'avais prédit: à demi nue mais sans en avoir l'air.) Les traits étonnamment lumineux. Rosé pâle. Les cheveux humides, noirs et brillants, comme lors de notre première rencontre, comme lorsqu'elle avait répondu au téléphone, et maintenant quelques minutes avant notre première étreinte. (Non!) Sous le peignoir croisé, serré à la taille, je devinais ses seins avec autant de précision et de plaisir anticipé qu'on devine un fauteuil luxueux et confortable sous un drap blanc dans un manoir du Périgord. Ses pieds étaient encore mouillés. Elle n'avait plus une trace de maquillage sur le visage. Elle souriait. Pourtant j'en avais vu, des trucs, dans ma vie, mais alors là.
– Ça fait du bien. Tu veux y aller?
– Euh… Non, ça va, merci.
Elle s'est assise sur le lit – presque allongée – et nous nous sommes remis à discuter. Je ne savais plus trop où j'habitais – si, ici. Je ne pensais qu'à lutter de toutes mes forces contre mon instinct de pithécanthrope. Je sentais la présence d'Oscar, confusément au-dessus de moi, je priais pour qu'il intervienne en ma faveur – impossible de tenir le coup tout seul: s'il la laissait claquer des doigts ne serait-ce qu'une fois (et pas fort), je foncerais sur elle comme un bolide, quitte à me casser la figure en m’emmêlant les pieds dans le pantalon que je baisserais en même temps (je suis un mandrill vulgaire et libidineux, je ne me fais plus aucune illusion à ce sujet). Nous parlons bien décontractés mais la bagarre fait rage derrière mon front paisible. Conscient de ma faiblesse, je me disais confusément que chaque minute supplémentaire de conversation devait être considérée comme une minute gagnée, une minute pendant laquelle elle se rendait compte que j'appréciais aussi ce qu'elle avait dans la tête. Je crois honnêtement que Pollux ne faisait pas exprès de pulvériser un à un mes derniers bastions de résistance, elle était simplement allongée sur son lit et discutait avec moi, personne ne pouvait rien lui reprocher de ce côté-là. Celle qui y mettait du sien, en revanche, c'était la ceinture de son peignoir. L'éponge, il n'y a rien de plus traître. C'est vivant, l'éponge, paraît-il. Ça ne m'étonne pas. Elle se relâchait, elle se relâchait. Pollux la resserrait bien de temps en temps, distraitement, mais elle était sans doute trop absorbée par notre discussion (qui tournait autour de l'existence d'Homère ou de la confiture de myrtilles, je ne saurais pas le dire) pour se rendre compte du drame atroce qui se jouait sous mes yeux. La ceinture en éponge me regardait d'un œil vicieux, et pfft, se relâchait d'un centimètre. Et je ne pouvais rien contre elle! Vaincu sans avoir pu lutter. Qu'aurait pensé Pollux si je m'étais levé pour resserrer sa ceinture d'un coup sec en ricanant dans ma barbe?
Je voyais la jambe gauche de Pollux Lesiak, le pied, la cheville, le mollet, le genou, je voyais la cuisse de Pollux Lesiak. Je voyais la courbe d'un sein. Allez, pouce. Vercingétorix des sens, j'ai jeté mon bouclier aux pieds de l'arrogante ceinture en éponge. Non, je n'allais pas me refuser plus longtemps. Prends possession de moi, luxure, puisque tu as su faire courber l'échiné à ma vertu. (Ma vertu n'était qu'un calcul de séducteur à la manque, mais personne n'est censé le savoir.) Depuis un moment, je sentais sur moi le regard réprobateur d'Oscar, je pensais qu'il me poussait à résister, à rester scotché sur le divan pour favoriser le lancement romantique de notre histoire unique en son genre. Qu'est-ce qui me prenait, moi qui me trompais sans cesse sur les intentions des êtres de chair et de sang, de vouloir deviner celles d'un ange? En un éclair, j'ai réalisé l'ampleur de ma méprise: bien loin de m'encourager à garder mes distances, Oscar contrôlait la ceinture. Une ceinture ne se défait pas toute seule, comment n'y avais-je pas songé plus tôt? Aucun doute, je devais y voir la patte de l'ange. Et puisqu'il était mon ange, qu'il n'agissait donc que pour mon bien, je devais céder. Aussitôt, j'ai retourné ma veste et la ceinture est devenue mon alliée. Vas-y, maintenant, lâche-toi! Desserre-toi! (Chassez le pithécanthrope, il revient au galop – à travers la brousse, les yeux exorbités.)
Je fais le malin, mais je fondais littéralement devant cette femme simple (inutile de préciser qu'elle ne prenait pas de poses langoureuses, qu'elle ne battait pas des paupières, qu'elle n'écartait pas progressivement les jambes: elle restait absolument simple). Je n'avais pas seulement envie de coucher avec elle, c'était presque un détail: en la voyant, j'avais envie de me fondre en elle, de m'associer à elle, physiquement, comme un fantôme qui rejoint un corps mortel, comme une diapositive que l'on superpose à une autre.
Elle commençait à donner des signes de fatigue, réels ou feints. Elle se frottait les yeux, s'allongeait plus confortablement, se massait la nuque. Attention. À 2: 26 au radioréveil, elle m'a dit qu'elle était fatiguée, qu'elle se couchait, et m'a demandé:
– Tu viens?
Ce n'était pas une proposition timide. Ce n'était pas non plus une incitation à la débauche, au parfum de trottoir. C'était juste une question. Comme si je dormais ici depuis plusieurs mois. Comme si je m'attardais devant la télé. Ou comme si nous avions déjà abordé le sujet pendant le repas («Bon, alors c'est entendu: vers 2 h 30, on baise. J'étais sûr qu'on allait s'entendre. Je te ressers un peu de riz?»). J'ai toujours été estomaqué par l'aisance des femmes dans cet exercice, par l'insouciance et la spontanéité dont elles font preuve lorsqu'il s’agit de passer à la chose. Ça m'abasourdit et m'abasourdira jusqu'à la fin de mes jours. À croire qu'elles ont fait ça toute leur vie. L'homme est naturel dans le domaine du foot, de la voiture ou de la politique, la femme est, entre autres, naturelle dans le domaine de la chose. Du sexe, allez, disons le mot. Tant pis, la vérité est à ce prix. Du SEXE. C'est la femme qui veille sur la flamme du SEXE. Elle l'a en elle. Elle l'entretient. Elle la connaît. Elle n'en a pas peur. C'est pourquoi toutes les femmes sont plus portées sur la chose que les hommes. Sur le SEXE. Nous autres, les mâles, nous sommes très patauds quand le moment vient de proposer l'assemblage des corps: soit nous nous montrons obscènes et gras («Je t'en mets un coup?»), soit nous bafouillons jusqu'à nous entortiller la langue – et la femme ne saisit pas le sens de notre proposition («Mblogr ptron srunt?» (moi, souvent)). (Une situation inconcevable (sauf si l'homme est un rustre dégoulinant): l'homme invite une femme qu'il ne connaît quasiment pas à dîner chez lui, après le repas il se lève pour aller prendre une douche, il revient en peignoir, s'étend langoureusement sur le lit tandis que la femme reste assise sur le divan, laisse négligemment bâiller son peignoir, et au bout d'un moment dit d'un ton détaché: «Tu viens?») (Moi, en tout cas, je ne pourrais pas.) C'est trop ambigu pour nous, le SEXE. Les femmes, elles ont ça dans le sang.
Je me suis levé du divan, à l'aise comme une momie. J'étais sur le point de louper une bonne occasion de me singulariser, mais tant pis. H fallait simplement que j'évite de penser aux dix autres qui s'étaient ainsi levés du divan ces derniers mois, dans l'univers envahissant de l'hypothèse. Voilà, je n'y pense plus.
Les quatre pas qui me séparaient du lit ont sans doute été les plus empruntés de l'histoire de la marche. À avancer ainsi vers elle allongée, j'avais l'impression d’aller au charbon. Heureusement, Pollux a eu la bonté, la présence d'esprit, la délicatesse de ne pas me fixer des yeux pendant mon approche – elle a tourné la tête vers la table de chevet et le radioréveil, l'air de se demander ce que pouvait bien faire là cet appareil noir avec de gros chiffres rouges. L'être parfait.
Arrivé près du lit, je n'avais plus d'idée pour la suite. Les trois mètres étaient franchis, très bien, mais maintenant? Elle me regardait – elle ne pouvait pas non plus feindre de s'intéresser au radioréveil pendant dix minutes -, elle me regardait et semblait attendre quelque chose de ma part, mais quoi? Je dois réfléchir vite, ce n'est pas le moment de me tromper.
Je me déshabille? Il faudrait. Elle est presque couchée, en peignoir, je ne peux pas m'allonger tout habillé près d'elle, les bras le long du corps. Mais si je me déshabille maintenant, ça ne fait pas un peu vicelard?
Je m'assieds sur le bord du lit? Et puis? Il faudra qu'elle reformule sa question autrement («Est-ce que tu viens, finalement?»). Mais quoi, alors? Je me laisse tomber sur elle, lourd de passion? Seigneur. Oscar? Si je fais le mauvais choix, je peux tout perdre. Je ne sais qu'une chose: dans quelques instants, une fois que j'aurai résolu le problème de l'accès au lit, je vais devoir me montrer magistral en amour. Ou au minimum: à la hauteur. Non, il ne faut pas que je pense à ça. Surtout pas. Ça peut m'être fatal. Ne pas penser à ça. N'empêche, si ça ne se passe pas très bien, ça risque d'entamer les chances de survie de notre couple. Être à la hauteur, tout de même. Ne surtout pas penser à ça. On sait bien que c'est rarement prodigieux, la première fois. N'empêche. Ne pas partir battu. C'est mieux si c'est prodigieux. Je vais essayer de faire parler la foudre.
J'étais toujours en train de réfléchir au moyen le plus raffiné de la rejoindre sur le lit (en attendant, pris au dépourvu et manquant d'imagination, j'étudiais à mon tour le radioréveil en plissant le front et en me massant les reins – pour lui faire croire que j'étais un peu fourbu et donc plongé dans une profonde rêverie sur la beauté inaccessible de ce 2: 27), quand elle m'a pris la main et m’a attiré vers elle.
(Ensuite, je me suis laissé entraîner. C'était pas mal. C’était bien. C'était incroyable. Cette nuit, pour en avoir un aperçu, il faut imaginer les mille et une nuits, la libération de Paris, la piste aux étoiles, la messe de Noël, le Carnaval de Venise, les feux de l'amour, la symphonie Pastorale, l'île au trésor et le manège enchanté réunis dans une même pièce et concentrés en deux heures.
Dès que l'aube s'est levée derrière les grandes fenêtres, je me suis glissé hors du lit et me suis rhabillé. Je craignais de m'endormir. Et de passer ensuite la matinée avec elle. De déborder. Je voulais pouvoir mettre le jour et la nuit qui venaient de s'écouler dans une boîte à part, avant qu'ils ne se diluent dans le reste du temps. J'avais besoin d'être seul, maintenant. J'avais envie d'être seul, pour pousser des cris d'allégresse.
Je lui ai laissé un mot sur la table basse. (J'avais d'abord écrit un petit texte sincère, gavé d'amour rosé, mais c'était si sirupeux, si mielleux qu'elle aurait probablement sucré son café avec. Je m'en suis donc tenu à un message très simple, dans lequel je lui expliquais que je devais passer au journal à 9 h 30, que je n'avais pas voulu la réveiller, que, pardon, j'avais regardé fixement ses fesses pendant dix minutes (c'était vrai, ça), que je n'avais pas vécu les pires vingt-quatre heures de ma vie (ce n'était pas faux non plus), qu'elle ressemblait à une petite fille quand elle dormait, qu'elle pouvait m'appeler quand elle voulait, et que je l'appellerais moi-même quand je voudrais, c'est-à-dire à 14 h 30.) Je l'ai regardée avant de sortir, nue et brune, sur le ventre, la couette à mi-cuisses, une main à plat sur le drap, à ma place, et l'autre près de la bouche. J'ai laissé mes yeux sur ses reins creux et lisses, sur son dos étroit, et je suis sorti en refermant très doucement la porte.
La rue Vavin s'éveillait grise et froide autour de moi, claire, étrangère. Les immeubles me semblaient majestueux et tranquilles, les fenêtres émouvantes, les premiers passants aimables. Je respirais l'air frais et humide à pleins poumons, je me sentais délicieusement anonyme, en vacances, dans un monde sans problèmes dans un quartier qui ne me connaissait pas. J'avais l'impression de me promener dans une rue de Moscou, de Damas ou de Prague. J'aurais voulu écarter les bras et parler à ce quartier, prononcer à haute voix des phrases banales et stupides. («Ah, quel bonheur. Qu'est-ce qu’on est bien, ici.») Je marchais euphorique dans la grisaille, la fraîcheur, la nouveauté. Pour profiter de cette sensation de tourisme matinal, je me suis acheté un journal, je me suis installé dans une brasserie près de la baie vitrée et j'ai commandé un café et un croissant.