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Le lendemain, après une nuit blanche, je me sentais plus transparent qu'un œuf de cristal, plus léger qu'un fantôme, inconsistant, volatil. Il faisait très chaud. Je pouvais faire ce que je voulais. Plus rien ne me retenait ici, plus rien ne me retiendrait nulle part, je n'avais plus qu'à me laisser emporter n'importe où par n'importe quoi.

J'avais de l'argent sur mon compte en banque. Motel me payait bien et ajoutait une prime lorsque je trouvais les bons chevaux. En plus d'un an, comme je n'achetais jamais rien et ne dépensais de l'argent que dans les bars et les restaurants, j'avais amassé une somme rondelette sans le savoir – Clémentine Laborde avait bloqué l'envoi de mes relevés sur l'ordinateur de la banque, afin que je puisse vivre sereinement, normalement, sans penser à l'argent (elle se contentait de me prévenir quand mes réserves baissaient de manière inquiétante). Pour être plus tranquille, j'ai emprunté trente mille francs aux Zoptek (qui m'ont souhaité bon voyage), dix mille à Marthe (qui m'a suggéré de faire attention à moi), et j'ai demandé à Clémentine de ne pas s'affoler si mon compte passait dans le rouge au bout d'un certain temps: je reviendrais bien un jour.

– Du moment que tu fais ce que tu veux, je ne m'affole pas.

En fin de compte, tous les gens que j'aimais étaient des génies de la vie – pas des magiciens, des génies. J'étais bien entouré. Et pourtant, moi, au milieu d'eux, je ratais tout. Je gaspillais leur génie. Il était sans doute temps que je parte.

Je lui ai tout de même apporté plusieurs fiches de paie pour qu'elle puisse m'accorder un emprunt si ma situation financière devenait vraiment critique. J'ai signé au bas du contrat – elle remplirait le reste en temps voulu si nécessaire -, je l'ai embrassée et suis allé donner ma démission à Motel – il s'en foutait comme de la première chemise de son grand-oncle, apparemment, mais il m'a dit que je pourrais revenir quand je voudrais. Ensuite, je suis parti voir mes parents en banlieue. Je leur ai demandé de ne pas s'inquiéter si je restais absent un long moment, ils m'ont répondu la même phrase que Clémentine, presque mot pour mot.

– Tant que tu fais ce que tu as envie de faire, je ne m'inquiète pas, m'a dit ma mère.

Ce n'était sans doute pas malin, de quitter tous ces gens.

J'ai laissé un message sur le répondeur de Catherine, qui devait être encore à Anvers dans un hôtel mystérieux, pour lui dire que Pollux était morte en janvier (je n'avais parlé de sa «disparition» inexpliquée qu'à elle), que je partais un peu n'importe où dans le monde, qu'elle ne se fasse pas de souci pour moi.

J'ai confié une nouvelle fois Caracas à ma sœur Pascale, en la prévenant qu'elle l'aurait peut-être sur les bras pendant un bon bout de temps. Un mois, deux mois… ou plus. Pas de problème, elle aimait beaucoup Caracas. Pascale avait un ventre énorme. Marc Parquet ne la quittait pas des yeux. Personne ne s'est inquiété des risques, avec le chat – la toxoplasmose, des choses de ce genre. Moi aussi, j'aimais beaucoup Caracas. En la quittant, j'avais le sentiment de trahir sa confiance – car je le savais, elle me faisait aveuglément confiance. C'était un chat, c'est vrai, mais quand même. Je me trouvais égoïste, malhonnête, injuste, méprisable. Mais je ne pouvais pas l'emmener.

Deux jours plus tard, après avoir donné plusieurs coups de fil à des amis pour essayer de trouver des appartements libres dans le monde, j'ai mis un paquet de vêtements dans mon sac, j'ai vérifié la validité de mon passeport et je suis parti en avion.

J'ai commencé par Londres, où une amie de l'actrice, Ruth, m'avait proposé de me prêter un appartement du côté de Bayswater, au nord de Hyde Park. C'était un deux-pièces au rez-de-chaussée, dont les grandes baies vitrées donnaient directement sur le trottoir. En me promenant dans Hyde Park, seul un matin au milieu de ce désert de pelouse sillonné de longues allées rectilignes que l'on voit s'étirer loin devant soi, comme un soldat survivant sur le champ de bataille, je pensais à Pollux et à mon amie d'enfance. J'avais appris leur mort à quelques jours d'intervalle, comme si la vie avait gardé le secret de celle de Pollux dans le seul but de m'enfoncer une bonne fois pour toutes, en doublant la puissance du coup qu'elle m'assenait sur le crâne. Mais je n'avais pas ressenti les deux disparitions de la même manière. Celle de mon amie d'enfance m'avait laissé à genoux, accablé par le chagrin et l'impuissance, comme si on l'avait assassinée sous mes yeux. Sa mort m'avait surchargé de tristesse. Celle de Pollux, parce que je n'en avais été averti que sept mois plus tard, parce que je m'étais déjà accoutumé à son absence (même si elle anéantissait toutes mes forces), m'avait plutôt arraché quelque chose. En perdant tout espoir de la revoir, le sentiment de désespoir s'estompait lui aussi en partie – du moins le désespoir «actif». (Comme quelqu'un qui marche sur un fil et perd l'équilibre, tombe et se retrouve par terre un mètre plus bas, perd également toute sensation de déséquilibre.) Il m'était impossible de faire le deuil d'une femme morte depuis sept mois. Il était trop tard. Je ne pouvais plus que continuer à vivre sans l'accepter. La mort de Pollux était devenue irréelle. Je me suis arrêté au milieu d'une allée de Hyde Park. Debout sur cette vaste étendue presque plane, silencieuse et nue, j'ai regardé autour de moi et j'ai compris cependant très clairement que, comme mon amie d'enfance, elle était descendue sous l'écorce terrestre et ne remonterait plus jamais à la surface.

Dans un bar de Soho – rempli de pédés bien plus accueillants et chaleureux que le reste de la population londonienne -, je buvais une pinte de bière australienne et retrouvais des images de Pollux. Assise dans le métro, sachant que je l'observais depuis l'autre quai, elle regardait droit devant elle, sérieuse. Elle jetait un gros caillou dans le port de Ouistreham. Elle laissait dans la boîte cartonnée toutes les croûtes d'une pizza que nous avions commandée. Dans la voiture, elle se penchait pour chercher des cassettes au fond de la boîte à gants.

Un soir, au comptoir du O'Bar, près de Piccadilly, une fille soûle m'a jeté un verre de bière en pleine figure en hurlant que je n'arrêtais pas de la tripoter. «Bastard!» Je n'avais même pas remarqué sa présence à côté de moi. L'un de ses amis a bien failli me mettre en pièces, mais je devais avoir l'air si résigné, si passif, qu'il a fini par me laisser tranquille.

Je suis parti au bout de cinq jours. À part traîner dans les pubs, je ne savais pas quoi faire dans cette ville.

J'ai mis le cap sur Amsterdam, au hasard – en repassant par Roissy, presque par réflexe, comme si je craignais encore de trop m'éloigner. Je n'y suis resté que vingt-quatre heures, dégoûté par cette ville. J'ai bien essayé de me promener le long des canaux, d'admirer ces maisons magnifiques sans me soucier du reste – c'est-à-dire des habitants, des boutiques, du vingtième siècle hollandais – mais la beauté passée de la ville me semblait noyée, ensevelie sous plusieurs couches de laideur et de mauvais goût. J'ai fini par me réfugier dans une salle de jeux, devant un jackpot agaçant qui absorbait toute mon attention. Dès le lendemain, je suis parti pour Barcelone.

Je me suis installé dans un petit hôtel trop cher de la vieille ville et n'ai visité que les endroits touristiques: les Ramblas, la Sagrada Familia, l'horrible village olympique. Puis je suis allé vers le port. Là, j'ai vu un jeune couple sortir d'une voiture. Des Espagnols, mais visiblement touristes ici. Après les avoir dépassés, je me suis retourné vers eux. L'homme tenait la femme par les épaules, ils admiraient un gigantesque bateau de croisière. De loin, je me suis vu en Normandie avec Pollux. Eux deux, là-bas. Ils se connaissaient peut-être depuis dix jours, il l'avait peut-être niquée la veille à la fenêtre d'un hôtel de Séville, ils jouaient peut-être à «Quien soy?» dans la voiture en se dirigeant vers Barcelone. En tout cas, ils avaient une histoire, des secrets, des souvenirs, des points communs. En m'attardant un moment sur leurs deux silhouettes jointes, j'ai eu le sentiment de les envelopper d'attention, de les encourager, de les aimer sans qu'ils le sachent. Ils avaient un passé, une vie intérieure. Quel mystère.

Le troisième ou le quatrième jour, j'étais assis sur une chaise de plastique orange, devant une bière chaude, abruti de soleil sur le terre-plein central des Ramblas, et je pensais à Pollux, disparue, volatilisée. Morte. Elle souriait en me tendant sa petite 4L Majorette rouge. Elle me tournait le dos, penchée au-dessus du clavier de son ordinateur, elle écrivait un article à propos de je ne sais quelle exposition pendant que je feuilletais un magazine sur son lit. Elle sortait de sa salle de bains en peignoir pour me demander si j'avais pensé à laisser des croquettes à Caracas, en passant un Demak'up sur sa pommette droite. À Jersey, elle courait se mettre à l'abri sous un porche, en tenant son sac bleu à deux mains au-dessus de sa tête – moi, je continuais à marcher, pour pouvoir la regarder courir.

Soudain, de l'autre côté de la Rambla, encadré par deux policiers, j'ai reconnu Hannibal, la petite frappe de Marseille qui avait massacré le coiffeur chauve. Il était habillé comme un clochard et ne s'était pas rasé depuis plusieurs jours, mais je suis certain que c'était lui. Ses cheveux avaient poussé et son regard n'avait plus rien de cette arrogance minable qu'il arborait le soir de notre rencontre au Charme slave, cent ans plus tôt. Il paraissait maussade et désabusé, il se traînait tout au fond de la société – de la société espagnole, en l'occurrence. L'un des policiers le tenait par le col et le poussait sans ménagement. Hannibal ne semblait même pas songer à protester. Ce serait un drôle de hasard, mais je crois bien que c'était lui, oui. S'il avait tourné la tête de mon côté, il m'aurait sans doute trouvé changé, moi aussi. Non, il ne se souvenait probablement pas de moi.

À Rome, j'étais assis sous un parasol dans un café à touristes, en face du Colisée. Je buvais un whisky au prix d'une bouteille, je fumais une Camel, les jambes croisées, je suivais des yeux les filles qui passaient devant la terrasse en scooter, comme dans les films des années soixante, j'admirais le Colisée – qui se dresserait toujours là, au bord de la route, pépère, un siècle après ma mort. (Un peu plus tôt, j'étais allé voir à travers les grilles les dizaines de chats sauvages qui vivaient à l'intérieur. Une pensée pour Caracas, qui devait ronfler dans l'un des fauteuils de ma sœur. Curieusement, j'ai imaginé que tous ces chats efflanqués et méfiants seraient toujours là un siècle après ma mort, eux aussi.) Un car rempli de Japonais est passé devant le bar. Je devais paraître naturel et décontracté car ils collaient leur nez à la vitre et m'observaient comme une curiosité locale, un bon exemple de la population romaine – rien ne pouvait leur laisser deviner que je me trouvais dans le plus grossier des attrape-touristes. J'en ai retiré une certaine fierté, sans savoir pourquoi. Peut-être simplement parce qu'ils me considéraient comme un élément du décor, quelqu'un de parfaitement intégré à la vie ici. Ils croyaient sans doute que j'étais chez moi, «à ma place».

Je les ai regardés de l'air le plus le distrait possible, comme si je voyais tant de cars défiler dans ma ville que je n'y prêtais même plus attention. Je me suis même massé pensivement l'arête du nez pour leur montrer combien j'étais détendu.

Mais en voyant s'éloigner ce long bloc de métal bourré d'êtres humains à l'abri, ce petit bastion roulant qui tranchait Rome, j'ai repensé à celui qui avait écrasé Pollux contre un immeuble. Une image très nette m'est venue à l'esprit: pour éliminer la femme que j'aime, l'humanité tout entière monte dans une sorte de char d'assaut, un engin qui peut contenir tout le monde, puissant et froid, solide, rugissant, l'humanité se serre les coudes, rentre la tête dans les épaules et va percuter Pollux Lesiak de face, lui broie le corps et lui éclate la tête contre un mur.

Assise sur le rebord de la baignoire, elle se coupait les ongles, concentrée, appliquée. Face à la mer, dans la chambre d'hôtel de Granville, elle remontait sa culotte et me lançait un regard amusé par-dessus son épaule. Au réveil, elle restait toujours assise un long moment au bord du lit avant de se lever. Elle se tenait debout sur le trottoir, trempée, son tabouret cassé à la main.

Un soir, sur le chemin de l'hôtel, une pute m'a convaincu de monter avec elle. Elle portait un body blanc en dentelle, une jupe de skaï noir, des bas filés et des talons aiguilles. Je l'ai suivie jusqu'à l'hôtel en souriant de sa démarche (qui ressemblait à celle des patineuses lorsqu'elles sortent de la glace, sur la pointe des patins, dans leur costume ridicule). Entre quatre murs crasseux et sur un couvre-lit rose qui crissait sous les ongles, elle a fait tout ce qu'elle a pu pendant vingt minutes pour me mettre en marche, assise sur le bord du lit où je m'étais docilement allongé, en me lançant des regards pressés et en pestant comme quelqu'un qui n'arrive pas à faire tenir un château de cartes (je m'efforçais de la comparer à sa collègue Helena pour essayer d'éprouver un peu de tendresse, mais l'effet obtenu était évidemment à l'opposé de celui que j'espérais – je me voyais en client répugnant), puis, de rage, elle a jeté la capote encore en rondelle et m'a chassé de la chambre en me traitant d'impuissant. Quand j'ai franchi la porte, je l'ai entendue cracher derrière moi.

J'ai pris un avion jusqu'à New York, où un ami des Zoptek possédait un appartement qu'il n'utilisait que deux mois par an – je devais passer chercher les clés chez quelqu'un d'autre. C'était un trois-pièces assez spacieux et clair, dans la 43e Rue, à quelques pas de Times Square et de son effervescence de fin du monde. Je me plaisais presque à New York, à Manhattan, dans ce grand fourre-tout bâti en hauteur, cet entrepôt de pierre qui abrite les derniers sursauts de l'espèce humaine, plein de folies en vrac et de rêves qui s'achèvent. Pour une fois, je me sentais plus ou moins «à ma place» dans ce cimetière hurlant de la planète.

Le premier jour, dans les toilettes de l'appartement, j'ai trouvé une araignée toute seule au milieu de sa toile, parfaitement immobile. Je me suis dit qu'elle attendait probablement déjà là à l'époque où je vivais encore à Paris. Une araignée seule au plafond d'un appartement vide, à l'autre bout du monde, qui ne fait rien d'autre que tisser sa toile et attendre sans bouger – ou ne pas attendre. Sans que personne le sache. Tant de solitude. Loin de tout. J'ai éprouvé quelque chose d'indéfinissable. La sensation d'une énigme, triste.

Durant les deux semaines que j'ai passées à New York, j'essayais de me comporter comme les héros des romans américains que j'aimais lire quelques années plus tôt. Je regardais le Johnny Carson Show à la télé, en mangeant des sandwichs thon-mayonnaise et en buvant de la Bud en bouteille, la nuit, en caleçon.

Le matin, je me levais le plus tôt possible pour marcher dans les rues de Manhattan avant qu'elles ne brûlent. J'achetais toujours une petite bouteille de jus d'orange dans une épicerie rutilante tenue par un Mexicain, deux doughnuts dans un grand bar de Broadway, sous les néons duquel traînaient déjà quelques épaves de la nuit, pâles et ensablées, puis je flânais dans les rues sans ciel jusqu'à Battery Park, avant de remonter en ligne droite par les longues et larges avenues jusqu'à Central Park, où je mangeais un sandwich à treize heures. Un jour, devant le Madison Square Garden, un jeune couple s'est approché de moi timidement. L'homme, un grand blond sans menton, m'a tendu un vieil Instamatic et m'a demandé dans un anglais approximatif si je pouvais les prendre en photo, tous les deux. Bon. C'était de bonne guerre. Je ne leur ai pas coupé la tête.

En reprenant mon chemin, j'ai sorti de mon portefeuille la photo de Pollux et moi à Étretat. La regarder m'était insupportable. Pollux me pinçait la taille, l'air très sérieux. Elle portait des baskets rouges. Une mèche de cheveux lui tombait sur l'oeil gauche. Je me suis souvenu que, ce jour-là, sous son pantalon, elle avait les deux genoux écorchés. Deux nuits plus tôt, dans la chambre de Granville, elle s'était assise à califourchon sur moi, par terre, et s'était brûlé les genoux sur la moquette. Il ne fallait pas que je regarde cette photo. C'était de la douleur pour la douleur, du masochisme. Je l'ai posée sur un banc dans Washington Square. Quelqu'un a dû la trouver. Avec un peu de chance, il s'est demandé qui nous étions, ce que nous faisions en ce moment.

J'ai quitté New York peu après, pour me prouver qu'on pouvait en ressortir, puis j'ai passé deux jours à Los Angeles et quelques heures à Las Vegas – je suis sûr que, si un expert vivait assez longtemps pour visiter chaque kilomètre carré du globe, il nommerait Las Vegas sans hésiter lorsqu'on lui demanderait, sur son lit de mort, de désigner l'endroit le plus hideux du monde.

À Tokyo, j'ai senti que je m'essoufflais. Les rues me paraissaient certes un peu plus bruyantes, grouillantes et colorées qu'ailleurs, mais que pouvais-je y faire d'autre que marcher sans but, comme à New York ou à Barcelone, picoler dans les bars, comme à Paris ou à Londres, dépenser mon argent dans les machines à sous, comme à Las Vegas ou à Amsterdam, ou regarder les filles qui passent à toute vitesse comme à Rome et partout ailleurs? Je n'avais rien à faire à Tokyo.

Je ne quittais presque plus ma chambre d'hôtel, au vingt-troisième étage d'une tour blanche, enfermé en hauteur. Engourdi devant la télé, je voyais défiler des films, des documentaires et des émissions dans toutes les langues. Maria Callas, la forêt amazonienne, des compétitions cyclistes, Mission impossible en japonais, les rats de laboratoire, Hitler en super-8, des défilés de mode, les temples de Louqsor et de Karnak, La Notte en anglais, Richard Nixon, l'élevage des autruches, Ben Hur en espagnol, les grands paquebots de la première moitié du siècle, la chirurgie esthétique, la puissance de Sony, la carrière de Marvin Hagler, le sida en Chine, Lady Di, James Bond contre Dr No en japonais, le réchauffement de la planète, Julia Roberts, Staline. Je pressentais que quelque chose était possible, mais ne savais pas quoi.

Je ne savais plus où chercher, surtout. Ni même si cela pouvait s'atteindre. Je me voyais comme un archéologue qui chercherait les ruines d'une ville mythique sans posséder la moindre information à son sujet, sans savoir si elle a réellement existé, sans savoir dans quelle partie du monde elle se dressait peut-être autrefois, et sans savoir si les techniques modernes permettraient éventuellement de creuser assez profond pour la retrouver. Cet archéologue – à qui l'on aurait dit: «Essayez de fouiller sur le site de Koublak.» («Le site de quoi?») «De Koublak.» («Qu'est-ce que c'est que ça?») «Débrouillez-vous.» («Mais ça se trouve où, Koublak?») «Vous devenez agaçant. Débrouillez-vous» – ne persévérerait sans doute pas longtemps. J'en étais là. Que Koublak reste enfoui, tant pis, je n'allais pas courir éternellement. Comme je l'avais prédit plusieurs mois auparavant, j'étais un bateau sans voile depuis la disparition de Pollux Lesiak. Je dérivais partout dans le monde, malheureux comme une pierre (qui flotte). J'avais beau ne m'arrêter que dans les villes célèbres, essayer de rester sur les rails qui mènent tranquillement aux sites touristiques, pour ne pas avoir la sensation de m'égarer complètement dans le monde vague, et continuer à avancer coûte que coûte pour ne pas couler, le manque d'énergie et de volonté me forçait maintenant à regarder la réalité en face: j'allais n'importe où et je n'y faisais rien. Et bien que ce soit exactement ce que j'avais imaginé en partant de Paris, j'en avais marre. Voilà. J'avais tout fui, de toutes les manières possibles – et j'en étais toujours au même point, la fatigue en plus. Comme dans les pires cauchemars: on veut se sauver mais on reste sur place.

J'arrêtais tout brutalement, comme mon amie d'enfance? Je m'allongeais et j'attendais que ça s'arrête tout seul, comme Helena? Je continuais à marcher entre les bus, comme Pollux?

Encore une fois, le hasard s'est occupé de mon cas: le feu a pris dans l'une des chambres de la tour, neuf étages en dessous du mien.

Ils ont réussi à maîtriser l'incendie assez rapidement et les occupants de l'hôtel s'en sont tirés avec une belle frayeur. Mais cela a suffi à me faire quitter Tokyo. Cela devenait presque drôle: je viens me percher en haut d'une tour, à des milliers de kilomètres de tout ce que je connais, et le feu s'attaque à cette tour, sous mes pieds, pour essayer de la faire tomber – et de la réduire en cendres, au cas où j'aurais survécu par miracle à la chute.

C'était une bonne raison pour décider de m'enfuir encore. Sans cet incident, j'aurais peut-être fini par demander la nationalité japonaise. Et à l'instant même où j'ai compris que j'allais quitter cette ville d'un moment à l'autre, ma destination suivante m'est apparue comme une évidence.