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J'allais visiter l'Egypte, Ce serait parfait pour moi. Il suffirait de suivre le Nil sans réfléchir, de se laisser guider entre et sur ses rives par une agence quelconque, sans s'aventurer dans le désert, et de remonter ainsi paisiblement jusqu'au lac Nasser. Le lit du Nil serait un long conduit dont je ne pourrais pas sortir. Je ne sais si ce projet m'est venu en tête grâce au reportage qu'avait diffusé je ne sais quelle chaîne de télévision du monde à propos des temples de Louqsor et de Karnak, si la recherche des ruines de Koublak m'avait inconsciemment poussé vers l'une des plus anciennes civilisations ou si cette idée s'était imposée à moi par sa simplicité (je ne voulais plus dériver dans tous les sens: je n'avais qu'à suivre le cours d'un large fleuve presque rectiligne, du nord au sud; je ne voulais pas rester sur place mais n'avais plus la force d'avancer: je n'avais qu'à me laisser emporter lentement par un bateau), je me demande si Oscar ne m'a pas inspiré discrètement, mais je sais qu'en l'espace d'un instant, au bar de l'hôtel de Tokyo, j'ai deviné que je ne pouvais plus aller qu'en Egypte. C'était une certitude comparable à celle de la boule de flipper qui sent que, pour fuir ce vacarme, ces éclats de lumière et ces chocs à répétition, elle doit se résoudre à suivre l'inclinaison de la pente et à descendre tout droit, non pas pour disparaître, espère-t-elle, mais pour revenir quelques secondes plus tard dans le couloir de lancement, ragaillardie. Ou même pour disparaître, après tout, tant pis. N'importe quoi plutôt que ces coups violents sur la tête.
Je suis revenu à Paris pour acheter mon billet de croisière dans une agence – si je partais de Tokyo, le tour-opérateur tenait absolument à me ramener à Tokyo. Il ne devait pas me rester grand-chose sur mon compte en banque, niais j'ai préféré ne pas me renseigner à ce sujet. Je n'ai prévenu personne de mon retour, j'ai écouté les messages de mon répondeur d'une oreille distraite, je ne me suis nourri que de pizzas-mobylettes jusqu'à la date du départ et ne suis sorti qu'aux heures creuses, en poussant la précaution jusqu'à changer de bureau de tabac, pour être certain de ne croiser personne que je connaissais dans le quartier. J'ai vécu chez moi comme à Londres ou à Tokyo, oisif et incognito.
Quelques jours plus tard, je bouclais ma ceinture dans un Boeing d'Egypt Air à destination de Louqsor, entouré de mes futurs compagnons de croisière.
Pendant le voyage, une hôtesse brune me sourit très gentiment, comme une mère ou une infirmière. Comme si elle acceptait de bon cœur de m'accueillir dans son avion. Elle ne fait que son métier, mais c'est touchant quand même.
Dès la traversée de Louqsor, dans le bus qui nous emmenait au bateau, j'ai pressenti que ce pays me conviendrait mieux que les autres. Je ne voyais que des maisons rouge clair et des champs de canne à sucre, des silhouettes paisibles, hautes et nobles, et des ânes qui avançaient stoïquement dans la chaleur, sous le ciel bleu.
Après qu'une cabine m'eut été assignée à l'avant du bateau, je suis sorti avec les autres pour visiter le temple de Louqsor. Je me suis éloigné du groupe et du guide pour pouvoir choisir mon chemin librement entre les murs épais et les colonnes, dans la poussière chaude, entre les grosses pierres claires, les bas-reliefs et les hiéroglyphes. Je suis resté longtemps assis au pied d'une énorme colonne, plus calme que je ne l'avais été depuis longtemps. Je regardais les ruines du temple, les touristes et les Égyptiens, je ne pensais à rien. J'éprouvais une agréable sensation de fatigue, de repos.
Le soir, nous avons dîné sur le bateau immobile, dans une salle de restaurant à demi pleine seulement, où les vacanciers en chemisette colorée, rigolards et déjà rouges, se laissaient copieusement servir par des Égyptiens élégants et dignes. Dès que les Européens avaient le dos tourné, ils se montraient gais et farceurs, comme s'ils ne souffraient pas de devoir se rabaisser, dans leur propre pays, à servir docilement, des touristes pour la plupart ingrats qui possédaient – selon les statistiques officielles fournies par le guide – quatre cents fois plus d'argent qu'eux. L'injure et la misère ne semblaient pas avoir de prise sur leur humour.
Avant de me coucher, cédant de bon cœur à un petit accès de sentimentalisme, j'ai posé sur la table de chevet de ma cabine la 4L Majorette rouge que m'avait offerte Pollux pour mon anniversaire. Elle m'accompagnerait pendant mon voyage sur le Nil. Contrairement à la photo, je pouvais la regarder sans souffrir. Ce n'était pas Pollux, c'était simplement la preuve de son existence. Ce n'était pas le souvenir d'une femme morte, c'était l'objet que m'avait confié une femme vivante. Une petite voiture rouge qui continuait Pollux Lesiak.
Le lendemain matin, nous sommes allés visiter l'immense temple de Karnak. Je l'avais vu à la télé, à Tokyo, j'en avais vu des milliers d'images depuis mes premiers manuels scolaires, mais debout à l'intérieur, c'était autre chose. Au milieu de ces pierres patiemment entassées et alignées par mes lointains prédécesseurs sur terre, face aux signes qu'ils avaient gravés, les pieds sur les mêmes dalles et la tête brûlée par le même soleil, j'ai eu le sentiment le plus simple, le plus bête, le plus saisissant, le plus pathétique et le plus joyeux: j'ai senti que j'étais un homme. Un être humain. Je suis un homme. Je suis un être humain. Qui se promène dans le temple de Karnak quelque temps après que d'autres l'ont construit. Qui ne fait que continuer naturellement, passer où les autres sont passés, marcher sur leurs traces effacées, perpétuer leur présence en visitant leur absence, en m'installant dans leur absence – remplacer les autres, ceux qui sont morts. Un être humain qui ne réussit rien, que la chance néglige, qui perd des gens qu'il aime et fuit ceux qui restent, d'accord, bon, mais ça c'est une autre histoire. Je suis un être humain, c'est déjà une bonne base.
L'après-midi, nous avons traversé le Nil jusqu'aux Vallées des Reines et des Rois. Dans le tombeau de Néfertari – que nous étions parmi les premiers à pouvoir visiter depuis des milliers d'années -, j'ai vu le visage de Pollux, peint. Dans la salle du bas, sur un pilier à gauche, face au mur du fond, à hauteur d'oeil, Pollux Lesiak était représentée trait pour trait, en couleurs vives, «comme si le peintre venait tout juste de sortir», disaient mes compagnons de voyage. Pollux Lesiak au visage paisible, à peine stylisé, au fond d'une grotte depuis plus de trois mille ans.
Plus tard, en suivant docilement mon groupe dans la Vallée des Rois, j'ai vu avec eux le sarcophage de Toutankhamon. Combien de fois l'avais-je déjà aperçu en photo, d'un œil distrait? Six cent quarante. La différence, c'est que cette fois, le masque si serein du pharaon, ce visage trop doré, a pu me parler. Je ne me trouvais qu'à deux ou trois mètres de lui, j'ai entendu sa voix de jeune homme – malgré les quinze touristes bruyants qui se pressaient autour de moi sur le petit balcon qui surplombe le tombeau proprement dit, qui me marchaient sur les pieds et m'enfonçaient leurs coudes dans les côtes. Il n'a pas remué les lèvres, bien sûr: c'est de l'or, ça ne bouge pas d'un millimètre. (Et du reste, tout le monde aurait hurlé de terreur.) Non, il s'est adressé à moi par télépathie mystique. Ce qui m'a le plus surpris, dans un premier temps, c'est qu'il parlait français – heureusement, d'ailleurs: s'il m'avait transmis quelque chose en égyptien ancien, des paroles fondamentales que je n'aurais ni comprises ni été capable de répéter ensuite à un traducteur, je me serais arraché les cheveux. Il a légèrement tourné les yeux en coin, sur sa droite, vers moi, il a entrouvert les lèvres de manière presque imperceptible – pour être honnête, je me demande si je ne fabule pas un peu, car je me souviens de n'avoir noté aucun mouvement de panique parmi mes collègues touristes – et il a parlé dans ma tête. J'ai sans doute pété les plombs une bonne fois pour toutes, je n'en sais rien, j'étais peut-être encore plus désespéré que je ne le croyais (ce qui m'a rassuré, dans les secondes qui ont suivi ses paroles, c'est que je me suis aussitôt dit: «Voilà, mon pauvre vieux, tu es fou, il fallait s'y attendre» – or on dit toujours que ce qui caractérise les fous, c'est qu'ils ne se rendent pas compte de leur état (même si rien ne le prouvera jamais)), mais j'ai bel et bien entendu sa voix. Pas une voix grave comme on imagine celles d'outre-tombe. Une voix plutôt fluette, modeste. Il m'a dit la même chose que mon amie d'enfance:
«Ne t'inquiète pas.»
J'ai fixé son visage immobile et si placide, imperturbable, pendant de longues secondes, en me répétant que ça devait arriver un jour ou l'autre, puis je suis sorti m'asseoir sur un rocher. Après tout, malade mental, ça ne changeait pas grand-chose.
Avant de revenir au bateau, je suis allé marcher dans le souk. Entre toutes ces petites boutiques, ces lumières, ces couleurs, ces odeurs, ces épices, ces étoffes et ces parfums, j'ai repensé à Diortown, où j'avais bu du vin avec Pollux lors de notre première journée ensemble. Je me promenais à présent dans le décor initial, dans l'original. Même si tous ces étals étaient destinés aux touristes comme moi, je le savais bien, je me sentais en territoire ami. À chaque pas, des marchands m'attrapaient par le coude, me débitaient deux ou trois phrases en français apprises par cœur et tentaient de m'entraîner à l'intérieur de leurs boutiques. Ils se montraient aussi envahissants et pénibles que tous les marchands du monde, mais dès qu'ils s'apercevaient que je n'étais pas intéressé, dès qu'ils avaient la certitude qu'ils ne me soutireraient pas une livre, ils se métamorphosaient: leur visage devenait plus naturellement souriant, ils se mettaient à plaisanter, me posaient des questions, m'offraient même parfois du thé. Ils se trouvaient en face d'un salopard de touriste français qui vient trimbaler ses fesses chez eux et les observer comme des animaux à Thoiry mais refuse de lâcher ses précieux billets (qu'est-ce que j'aurais fait d'un châle en soie ou d'un sac de safran, moi? – c'était du faux safran, d'ailleurs, m'a dit un épicier), ils venaient de rater une affaire, mais ils prenaient tout de même le temps de parler et de rire, comme si les problèmes de l'existence, c'était «autre chose». (Ils savaient probablement qu'ils réussiraient à plumer le prochain pigeon qui passerait devant chez eux, sa colombe au bras (l'un d'eux m'a expliqué qu'il vendait la plupart de ses articles à un prix quatre ou cinq fois supérieur à celui que paierait un client avisé), mais rien ne les aurait empêchés de m'ignorer ou même de me chasser pour mettre la main plus rapidement sur un autre passant. Quel intérêt ou quel plaisir pouvaient-ils bien trouver à discuter avec moi?) Ils me fascinaient. Ils m'intriguaient.
À la tombée de la nuit, je buvais un whisky dans le bar Art déco du Winter Palace, un hôtel somptueux situé près du port où se trouvait notre bateau. Ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas. J'essaie de ne pas m'inquiéter depuis deux ans, depuis que la notion de souci m'est apparue, mais rien n'y fait. Je m'inquiète toujours. C'est plus fort que moi, je n'arrive pas à rester calme en pensant que je vais peut-être me faire attaquer par quelqu'un, être victime d'une erreur judiciaire, tomber dans un gouffre ou perdre ceux que j'aime. Ne t'inquiète pas. C'est facile à dire.
Dans la nuit, notre bateau a enfin quitté Louqsor et entamé sa remontée du Nil vers le sud. À partir de maintenant, je ne pouvais plus m'enfuir. J'étais pris en charge, emporté, guidé, je devais aller jusqu'au bout.
Le lendemain matin au réveil, j'ai regardé par la fenêtre de ma cabine. La berge défilait lentement, à cent ou deux cents mètres du bateau, luxuriante, gonflée de verdure et d'humidité, d'eucalyptus, de palmiers. De temps à autre, on apercevait un petit village de maisons en terre, carrées et basses, des ânes, des oiseaux, des silhouettes humaines, lentes et gracieuses, enveloppées de tissu clair. Au-delà de cet étroit couloir de vie, le désert s'étendait à perte de vue. J'ai ouvert la fenêtre, encore endormi, je me suis accoudé sur le rebord, et j'ai dû rester plus d'une demi-heure à contempler ce paysage étrange, l'eau, puis la végétation, puis le sable, ces gens qui travaillaient sans se presser entre le fleuve et le désert, depuis cinq ou six mille ans, certainement résignés à ne vivre que sur une bande de terre cultivable, mais malgré tout, certainement reconnaissants envers le Nil, qui semblait déborder sur le désert pour répandre ses bienfaits vers eux, leur faire profiter de sa puissance et de sa richesse. Pâle et ébouriffé, les yeux gonflés, les tempes encore douloureuses, je me laissais progressivement pénétrer par un sentiment de bien-être profond et surprenant, que je ne comprenais pas. Je me suis traîné jusqu'à la douche.
Je passais mes journées sur le pont supérieur du bateau, à boire du café ou du thé, des jus de fruits ou de la bière quand le soleil m'écrasait, et à admirer, de chaque côté, ces lisières verdoyantes qui m'avaient si fortement troublé le premier matin de la croisière. Les autres passagers du bateau n'existaient plus pour moi, je ne les voyais plus, ne les entendais plus, et le bateau lui-même disparaissait peu à peu sous moi, autour de moi. Je flottais seul entre les rives du Nil. Je m'imaginais en observateur invisible et privilégié qui traverserait l'existence des hommes sur une sorte de voie parallèle, inaccessible, un chemin secret réservé à cet usage, le Nil. Je passais entre la vie, je voyais tout mais personne ne me voyait, je pouvais réfléchir et chercher tranquillement à percer le mystère que recelaient ces berges, sans craindre que personne vienne m'attaquer. Il aurait fallu nager jusqu'à moi. Je me sentais protégé.
Chaque jour, nous nous arrêtions quelque part (Esna, Edfou, Kom Ombo), j'essayais de m'éloigner du groupe, je prenais des calèches bringuebalantes et délicieusement kitsch, rapiécées de partout, pleines de loupiotes et d'images religieuses, tirées par de vieux chevaux philosophes et conduites par des chauffards goguenards qui aimaient secouer le touriste. Nous passions à toute allure dans les rues claires et animées des petites villes, devant des cafés où tous les hommes fumaient le narghilé, des maisons aux fenêtres sans carreaux, dans lesquelles on devinait parfois une femme, puis j'allais me promener dans le calme des temples et le tumulte des souks (en inversant mes horaires de visites, lorsque c'était possible, je pouvais me promener dans le calme des souks et le tumulte des temples). Le soir même, le bateau repartait vers l'étape suivante.
Avant et après dîner, je m'installais pour boire quelques whiskies dans un fauteuil au bar du bateau, près des baies vitrées, entouré de Français ou d'Allemands bruyants, sous l'œil d'un barman amusé que je trouvais très sympathique. Dans un groupe de touristes bretons, j'ai repéré un couple de vieillards qui ne se lâchaient quasiment jamais la main, coulaient sans cesse des regards doux et attendris l'un vers l'autre, se touchaient mutuellement les genoux ou les épaules, comme pour s'assurer que l'autre était toujours là, échangeaient même de temps en temps de petits baisers flétris mais humides. Ça me dégoûtait. Au milieu des autres «seniors» du club des Hirondelles de Plougasnou, ils ressemblaient à deux mourants qui refuseraient obstinément d'avouer qu'ils ne sont plus adolescents, butés et tenaces, grotesques. Le troisième soir, en tendant l'oreille, j'ai appris qu'ils étaient veufs tous les deux et ne s'étaient rencontrés que quelques mois plus tôt, lors d'un tournoi inter-clubs de rami (les Myosotis d'Odette avaient donné une véritable leçon de jeu aux Hirondelles de Louis). J'ai d'abord eu une réaction de tristesse et de révolte – presque de colère – en pensant à leurs conjoints morts. Louis avait passé toute sa vie avec Simone, disons, peut-être quarante ou cinquante ans, ils avaient grandi, mûri, vieilli ensemble, ils avaient traversé des moments de grande difficulté où seule la présence de l'autre leur permettait de tenir le coup, ils avaient vécu des instants de bonheur secret à vingt ans, trente ans, soixante ans, ils avaient terminé leur vie ensemble. Simone s'était éteinte au bout du chemin dans les bras de Louis, baignée de ses larmes, elle était morte en se disant que l'homme de sa vie l'avait accompagnée jusqu'au bout et qu'elle avait fait de même, une belle réussite, c'était la fin du parcours, on l'avait mise sereine en terre – et Louis faisait à présent des papouilles à Odette. Simone pensait sans doute avec émotion qu'il ne restait plus à son époux que quelques mois à tenir avant de la rejoindre, des mois arides et vains sans elle, et soudain ce diable d'homme avait un sursaut de vigueur, repartait comme en 14 et tripotait maintenant la cuisse d'une championne de rami dans un bateau sur le Nil. Pauvre Simone, si brave, si naïve. Après la vie, après la vie de couple, après une vie entière dont on devrait sortir épuisé et comblé, on en voulait encore et on pouvait en avoir, on pouvait donner un dernier coup de reins et aller faire la java en croisière.
Je m'apitoyais sincèrement sur le sort des époux disparus, qui n'avaient plus aucun moyen de lutter, de reconquérir leur belle ou leur prince. («Qu'est-ce que tu fais, Louis, pour l'amour du ciel? Reviens ici! Ce n'est pas la peine de hurler, Simone, je n'entends rien. Tu es morte, laisse-moi vivre.») Et brusquement, au milieu du dégoût, un petit point d'enthousiasme ému est apparu. C'était plutôt une bonne chose, après tout, pour Odette et Louis. S'il leur restait quelques forces après toute une vie au service du mariage, pourquoi ne pas batifoler pendant les dernières années? Ça ne faisait de mal à personne. Qu'est-ce qui me prenait, tout à coup, de me proclamer avocat de la partie civile, juge tant qu'on y est, et de vociférer du haut de ma chaire, rouge de colère? Le petit point de clémence s'est rapidement étendu et, quelques secondes plus tard, je considérais les vieux tourtereaux d'un autre œil. C'était horriblement triste, mais beau quand même. Pas triste, donc. Gai. C'était bien au-dessus de moi, au-dessus de tout le monde, au-dessus de tout jugement. Je n'avais qu'une chose à faire: la fermer deux secondes et me contenter de constater humblement. La vie est atroce, bon. Ou la vie est belle. La vie est belle parce qu'elle est atroce? Mouais. Le lion décharné déchire les flancs d'une jeune gazelle: c'est atroce ou c'est beau? Aimer une femme puis en aimer une autre, c'est beau ou c'est atroce? Pourquoi la vie est belle? Je n'en sais rien. Je me noie dans la mélasse. On peut dire que la vie est belle parce qu'elle est atroce et qu'elle continue malgré tout? Mouais. De toute façon, qu'est-ce qui m'arrive? Je suis désespéré depuis des mois, je n'ai plus goût à rien, je pars mourir – ou presque – en Haute-Egypte, et brusquement je me demande pourquoi la vie est belle? Non: je me demande pourquoi elle est atroce. C'est la même chose. C'est la preuve qu'elle m'intéresse. Je perds la tête? Je n'ai aucune fierté? En fait, ce sont les deux vieux, là, qui m'ont remué. Et des tas de petits détails, depuis Louqsor. (Oscar?) En tout cas, il faut que j'arrête de me demander si la vie est belle ou atroce. Ce n'est pas mon problème. Est-ce que le commandant de ce bateau se demande à longueur de journée si le Nil est d'une belle couleur? Est-ce que ça changerait quelque chose, pour lui? D'un autre côté, c'est son métier, il est obligé de le faire. Tandis que moi… Je n'ai plus envie d'avancer. J'y suis peut-être obligé, moi aussi, je ne sais pas. Mais ce n'est pas en me grattant la tête que ça va changer quoi que ce soit. Je dois arrêter de réfléchir, coûte que coûte. Je le sens – comme si j'entendais Oscar murmurer: «Je m'occupe de tout, ne t'inquiète pas.» Lui aussi.
Ne t'inquiète pas, ne réfléchis pas. Je me sentais sur une piste, pourtant. Depuis Louqsor, plus encore que face à la télé japonaise et de manière plus réelle, plus proche et plus attirante, j'avais le sentiment que quelque chose était possible. Mais bien que tout semble peu à peu s'éclairer autour de moi, malgré une certaine sensation de confort, je ne savais toujours pas quoi. Et je ne le saurais jamais, c'était une évidence. Un homme-grenouille peut se balader tant qu'il veut dans les fonds marins, il ne saura jamais ce que les poissons font là, ce qui leur plaît dans le milieu aquatique, ce qu'ils attendent, ce qui les maintient en vie, ce qui empêche une malheureuse sardine de se décourager quand un requin lui a donné trois torgnoles avec sa queue dans la même journée. Sous l'eau, il ressentira à peu près la même chose qu'eux, c'est tout. Je réfléchissais pour rien. Mais si au moins je pouvais ressentir le plaisir de l’homme-gre-nouille, ce serait déjà bien. Si je pouvais affronter la vie comme la sardine – même sans comprendre ce qui la pousse à repartir à la recherche de son banc après la dérouillée que lui a infligée le requin, même sans savoir, tant pis -, ce serait déjà bien. Je n'étais peut-être plus très loin d'y parvenir, je sentais que ce voyage sur le Nil m'avait fait du bien, mais je sentais aussi qu'il aurait fallu qu'il dure beaucoup plus longtemps. Car nous approchions d'Assouan. Ensuite, le bateau repartait vers Louqsor. Pour moi, c'était hors de question si je n'avais pas, au moins, touché du doigt ce «quelque chose» que je devinais possible. Revenir vers le nord sans avoir terminé mon voyage, ce serait comme un renoncement. L'idéal, même, ce serait un Nil infini. Remonter le Nil jusqu'à la fin de mes jours.
Mais nous approchions d'Assouan.
Et à force d'approcher d'Assouan, peu à peu, nous sommes arrivés à Assouan. Lorsque le guide nous a emmenés sur le fameux barrage, j'ai compris que je ne pouvais pas aller plus loin. La vue de ce barrage gigantesque, d'abord. Mais pire encore, lorsque j'ai regardé de l'autre côté, vers le sud: le lac Nasser. Il me paraissait beaucoup trop vaste pour que je puisse espérer continuer dans cette direction. Ce n'était plus un canal rassurant, comme le Nil, mais une étendue immense, qui me semblait sans limites et dans laquelle je me perdrais, comme avant, comme dans le monde, comme dans Paris.
J'étais arrivé au bout du chemin avant d'avoir trouvé une solution à mon problème. Alors, étant donné que:
1. Je ne pouvais plus avancer.
2. Je refusais de reculer.
Je suis resté sur place.
Facile.
Je me suis sauvé pour ne pas revenir avec eux vers Louqsor, vers le nord, vers le haut. Ce n'était pas une solution, mais comme il n'y en avait pas d'autre, ça revenait au même. J'ai profité d'une visite groupée dans le souk d'Assouan pour me faufiler dans une allée et disparaître. (J'aurais pu les prévenir, personne n'aurait pu me forcer à poursuivre la croisière, mais j'ai eu peur de devoir m'expliquer – un gamin (qui fugue dans la nuit glaciale, en plein Massif central, parce qu'il a eu 2 en maths et ne sait pas comment il va pouvoir faire avaler ça à ses vieux).) Je suis parti chercher mes affaires sur le bateau, en douce, puis je suis allé traîner le plus loin possible du centre touristique (je savais que mon groupe ne risquait pas de s'aventurer dans les quartiers réservés aux barbares voleurs de caméscopes et spécialistes de la traite des Blanches) et après la tombée de la nuit, j'ai pris une chambre dans le plus bel hôtel de la ville, le Old Cataract. Je ne devais plus avoir un sou à Paris, mais je faisais confiance à Clémentine. Et en y réfléchissant bien, je n'étais même plus sûr de rentrer un jour.
Le départ du bateau était prévu le lendemain. Ils ont dû s'inquiéter. C'est un peu bête de ma part. Ce n'est pas très gentil. Ou plutôt si, au contraire. Non seulement ma disparition ne leur ferait ni chaud ni froid, mais surtout cela donnerait une histoire terrible et dramatique à raconter aux Hirondelles et aux Myosotis.