38828.fb2
Quand les jeunes dames se trouvèrent tête à tête, il y eut entre elles une conversation assez singulière.
– Vous avez dit une parole bien dure pour ce pauvre jeune homme, dit la marquise en voyant Pierre Huguenin s’éloigner.
– Il ne l’a pas entendue, répondit Yseult, et d’ailleurs il n’aurait pas pu la comprendre.
Yseult sentait qu’elle se mentait à elle-même. Elle avait fort bien remarqué l’indignation de l’artisan; et comme, malgré les préjugés que l’usage du monde avait pu lui donner, elle était foncièrement bonne et juste, elle éprouvait un repentir profond et une sorte d’angoisse. Mais elle avait trop de fierté pour en convenir.
– Vous direz ce que vous voudrez, reprit Joséphine, ce garçon a été blessé au cœur, cela était facile à voir.
– Il aurait tort de croire que j’ai songé à l’humilier, répondit Yseult, qui cherchait à s’excuser à ses propres yeux. Vous m’eussiez trouvée tête à tête, n’importe avec quel homme autre que mon père ou mon frère, j’aurais pu vous faire la même réponse.
– Oui dà! repartit la marquise. Vous ne l’auriez pas faite, cousine! c’eût été mettre au défi tout autre qu’un pauvre diable d’artisan; et comme vous savez que, du côté d’un homme comme cela, vous n’avez rien à craindre, vous avez été brave et cruelle à bon marché.
– Eh bien! si j’ai eu tort, c’est votre faute, Joséphine, dit mademoiselle de Villepreux avec un peu d’humeur. Vous avez provoqué cette sotte réponse par une exclamation déplacée.
– Eh! mon Dieu! qu’ai-je donc fait de si révoltant? Le fait est que j’ai été surprise de vous trouver en conversation animée avec un garçon menuisier. Qui ne l’eût été à ma place? J’ai fait un cri malgré moi; et quand j’ai vu ce garçon rougir jusqu’au blanc des yeux, j’ai été bien fâchée d’être entrée aussi brusquement. Mais comment pouvais-je prévoir…
– Ma chère, dit Yseult en l’interrompant avec un dépit qu’elle ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé, permettez-moi de vous dire que vos explications, vos réflexions et vos expressions sont de plus en plus ridicules, et que tout cela est du plus mauvais ton. Faites-moi l’amitié de parler d’autre chose. Si je prenais mon grand-père pour juge de la question, il comprendrait peut-être mieux que moi ce que vous avez dans l’esprit, mais je ne sais pas s’il voudrait me le dire.
– Vous me donnez là une leçon bien blessante, répondit Joséphine, et c’est la première fois que vous me parlez ainsi, ma chère Yseult. J’ai dit apparemment quelque chose de bien inconvenant, puisque j’ai pu vous blesser si fort. C’est la faute de mon peu d’éducation; mais vous, qui avez tant d’esprit, ma cousine, je m’étonne que vous ne soyez pas plus indulgente à mon égard. Si je vous ai offensée, pardonnez-le-moi…
– C’est moi qui vous supplie de me pardonner, dit Yseult d’une voix oppressée en embrassant Joséphine avec force, c’est moi qui ai tort de toutes les manières. Une faute en entraîne toujours une autre. J’ai dit tout à l’heure une mauvaise parole, et, parce que j’en souffre, voilà que je vous fais souffrir. Je vous assure que je souffre plus que vous dans ce moment.
– N’en parlons plus, dit la marquise en embrassant les mains de sa cousine; un mot de vous, Yseult, me fera toujours tout oublier.
Yseult s’efforça de sourire, mais il lui resta un poids sur le cœur. Elle se disait que si l’artisan avait entendu le mot cruel qu’elle se reprochait, elle ne pourrait jamais l’effacer de son souvenir; et, soit la fierté mécontente, soit l’amour de la justice, elle sentait une blessure au fond de sa conscience; elle n’était plus habituée à être mal avec elle-même.
La marquise cherchait à la distraire.
– Voulez-vous, lui dit-elle, que je vous montre le dessin que j’ai fait hier? vous me le corrigerez.
– Volontiers, répondit Yseult. Et lorsque le dessin fut devant ses yeux: – Vous avez eu, lui dit-elle, une bonne idée de faire la chapelle avant qu’elle ait perdu son caractère de ruine et son air d’abandon. Je vous avoue que je regretterai ce désordre où j’avais l’habitude de la voir, cette couleur sombre que lui donnaient la poussière et la vétusté. Je regrette déjà ces voix lamentables qu’y promenait le vent en pénétrant par les crevasses des murs et les fenêtres sans vitres, les cris des hiboux, et ces petits pas mystérieux des souris qui semblent une danse de lutins au clair de la lune. Cet atelier me sera bien commode; mais, comme tout ce qui tend au bien-être et à l’utile, il aura perdu sa poésie romantique quand les ouvriers y auront passé.
Yseult examina le dessin de sa cousine, le trouva assez joli, corrigea quelques fautes de perspective, l’engagea à le colorier au lavis, et l’aida à dresser son chevalet sur le palier de la tribune. Elle espérait peut-être qu’en venant de temps en temps se placer auprès d’elle elle trouverait l’occasion d’être affable avec Pierre Huguenin, et de lui faire oublier ce qu’elle appelait intérieurement son impertinence.
Quoi qu’il en soit, elle ne trouva point l’occasion qu’elle cherchait. Pierre, dès qu’il l’apercevait, sortait de l’atelier, ou se tenait si loin et se plongeait tellement dans son travail, qu’il était impossible d’échanger avec lui un mot, un salut, pas même un regard. Yseult comprit ce ressentiment, et n’osa plus revenir sur le palier tant que dura le dessin de Joséphine.
Il se passait bien autre chose, vraiment, dans l’esprit de la marquise. Elle dessinait, et son dessin ne finissait pas. Yseult s’en étonna, et lui dit un soir:
– Eh bien, cousine, qu’as-tu donc fait de ton dessin? Ce doit être un chef-d’œuvre, car il y a huit jours que tu y travailles.
– Il est horrible, répondit la marquise vivement: affreux, manqué, barbouillé! Ne me demande pas à le voir, j’en suis honteuse; je veux le déchirer et le recommencer.
– J’admire ton courage, reprit Yseult; mais, si ce n’était pas te demander un trop grand sacrifice, je te supplierais, moi, d’en rester là. Le bruit des ouvriers et la poussière qu’ils font m’incommodent beaucoup. J’ai l’habitude de travailler ici, et je serais, je crois, incapable de travailler ailleurs. Il faudra que j’y renonce si tu continues à me laisser la porte ouverte.
– Eh bien! si je dessinais avec la porte fermée?… dit la marquise timidement.
– Je ne sais trop comment motiver ce que je vais te dire, répondit Yseult après un instant de silence; mais il me semble que cela ne serait pas convenable pour toi: que t’en semble?
– Convenable! le mot m’étonne de ta part.
– Oh! je sais bien que je t’ai dit qu’on était seule, quoique tête à tête avec un ouvrier; mais c’était une idée fausse autant qu’une parole insolente, et tu sais que je me le reproche. Non, tu ne serais pas seule au milieu de six ouvriers.
– Au milieu? Mais Dieu me préserve d’aller me mettre au beau milieu de l’atelier! Ce ne serait pas du tout le point de vue pour dessiner.
– Je sais bien que la tribune est à vingt pieds du sol, et que tu es censée dans une autre pièce que celle où ils travaillent; mais enfin… que sais-je?… Je te le demande à toi-même, Joséphine. Tu dois savoir mieux que moi ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas.
– Je ferai ce que tu voudras, répondit la marquise avec une petite moue qui ne l’enlaidissait point.
– Cela semble te contrarier, ma pauvre enfant? reprit Yseult.
– Je l’avoue, ce dessin m’amusait. Il y avait là quelque chose de joli à faire, et j’aurais fini par réussir.
– Je ne t’ai jamais vue si passionnée pour le dessin Joséphine.
– Et toi, je ne t’ai jamais vue si anglaise, Yseult.
– Eh bien, si tu y tiens tant, continue. Je supporterai encore le bruit du marteau qui me fend le cerveau, et cette malheureuse scie qui me fait mal aux dents, et cette maudite poussière qui gâte tous mes livres et tous mes meubles.
Tout en parlant avec sa cousine, Yseult avait ouvert le carton de dessins, et elle avait trouvé celui de l’atelier. Elle y avait jeté les yeux sans que Joséphine préoccupée songeât à l’en empêcher, et elle venait d’y remarquer une jolie petite figure posée gracieusement sur un fût de colonne gothique.
Joséphine fit un petit cri, s’élança sur le dessin, et voulut l’arracher des mains de sa cousine, qui le lui dérobait en courant autour de la chambre. Ce jeu dura quelques instants; puis Joséphine, qui était très nerveuse, devint toute rouge de dépit, et arracha le dessin, dont une moitié resta dans les mains d’Yseult: c’était précisément la moitié où figurait le personnage.
– C’est égal, dit Yseult en riant, il est fort gentil, vraiment! Pourquoi te fâches-tu ainsi? Eh bien! te voilà avec les yeux pleins de larmes? que tu es enfant! Tu voulais déchirer ton dessin? C’est fait. T’en repens-tu? je me charge de le recoller; il n’y paraîtra plus. Au fait, ce serait dommage, il est très joli.
– Ce n’est pas bien, Yseult, ce que tu fais là. Je ne voulais pas que tu le visses.
– Tu as de l’amour-propre avec moi à présent? N’es-tu pas mon élève? Depuis quand les élèves cachent-ils leur travail au maître? Mais dis-moi donc, Joséphine, quel est ce personnage?
– Mais, tu le vois, une figure de fantaisie, un page du moyen âge.
– Joséphine, ce page-là ressemble au Corinthien à faire trembler.
– Le Corinthien avec un pourpoint tailladé et une toque de page? tu es folle!
– Le pourpoint est proche parent d’une veste; et quant à cette toque, elle est cousine germaine de celle du Corinthien, qui n’est pas laide du tout, et qui lui sied fort bien. Il porte les cheveux longs et coupés absolument comme ceux-là; enfin il a une charmante figure comme ce page-là. Allons! c’est son ancêtre, n’en parlons plus.
– Yseult, dit la marquise en pleurant, je ne vous croyais pas méchante.
Le ton dont ces paroles furent prononcées, et les larmes qui s’échappèrent des yeux de Joséphine, firent tressaillir Yseult de surprise. Elle laissa tomber le dessin, croyant rêver, et s’efforça de consoler sa cousine, mais sans savoir comment elle avait pu l’offenser; car elle n’avait eu d’autre intention que celle de faire une plaisanterie très innocente, et qui n’était pas tout à fait nouvelle entre elles deux. Elle n’osa point arrêter sa pensée sur la découverte que ces larmes lui faisaient pressentir, et en repoussa bien vite l’idée comme absurde et outrageante pour sa cousine. Celle-ci, voyant la candeur d’Yseult, essuya ses larmes; et leur querelle finit comme toutes finissaient, par des caresses et des éclats de rire.
Eh bien! vous l’avez deviné, la pauvre Joséphine ayant lu beaucoup de romans, éprouvait le besoin irrésistible de mettre dans sa vie un roman dont elle serait l’héroïne; et le héros était trouvé. Il était là, jeune, beau comme un demi-dieu, intelligent et pur plus qu’aucun de ceux qui ont droit de cité dans les romans les plus convenables. Seulement il était compagnon menuisier, ce qui est contraire à tous les usages reçus, je l’avoue; mais il était couronné, outre ses beaux cheveux, d’une auréole d’artiste. Ce génie éclos par miracle était choyé et vanté chaque soir au salon par le vieux comte, qui se faisait un amusement et une petite vanité de l’avoir découvert, et cette position intéressante le mettait fort à la mode au château.
Pourquoi le Corinthien fut-il remarqué, et pourquoi Pierre Huguenin ne le fut-il pas? Ce dernier n’avait guère moins de succès au salon; c’est-à-dire que lorsque, dans les causeries du soir, on mentionnait le Corinthien, on mettait toujours Pierre de moitié dans les éloges qu’on lui donnait. Le comte admirait sa belle prestance, son air distingué, ses manières dont la dignité naturelle était bien digne de remarque, son langage probe, intelligent, sensé, et surtout son ardente et poétique amitié pour le jeune sculpteur. Mais c’est que le sculpteur était doué du feu sacré, et qu’il avait dû refléter sur son ami le menuisier. Lorsqu’on disait ces choses, le front de la marquise s’animait; elle se trompait de carte en jouant au reversi avec son oncle, ou faisait rouler ses pelotes de soie en brodant au métier; et puis elle hasardait un timide regard vers sa cousine. Il lui semblait qu’elle devait surprendre, tôt ou tard, un roman analogue entre elle et Pierre Huguenin, et cette fantaisie de son imagination lui donnait du courage. Pourtant la paisible Yseult lui parlait de Pierre avec tant de calme et de franchise, qu’il n’y avait guère d’illusion à se faire de ce côté-là.
Mais si Joséphine comprenait qu’on pût et qu’on dût faire attention à Pierre, elle n’en avait pas moins accordé la préférence au jeune Amaury. On pouvait se familiariser plus aisément avec celui-ci, que l’on considérait un peu comme un enfant. On le nommait le petit sculpteur; on s’entretenait de l’avenir qu’on lui rêvait; tous les jours on allait le voir travailler; le comte le tutoyait, l’appelait son enfant, et lui prenait la tête pour le présenter aux personnes qui venaient lui rendre visite et qu’il conduisait à l’atelier. Elle s’était donc monté la tête pour le bel enfant, et ne pouvait plus s’en cacher. Les choses en étaient venues à ce point qu’on l’en plaisantait tout haut dans la famille, et qu’elle se livrait à la plaisanterie de très bonne grâce. Elle la provoquait même au besoin; ce qui était une assez bonne manœuvre pour empêcher que la remarque ne tournât au sérieux. Voilà pourquoi sa cousine se permettait quelquefois d’en rire avec elle, ne pensant nullement qu’elle pût l’affliger par ce qui lui semblait un jeu; et voilà pourquoi aussi elle fut si étonnée lorsqu’elle la vit pleurer à cette occasion. Mais ces larmes ne lui apprirent rien encore; car Joséphine les expliqua par un amour-propre d’artiste, par une migraine, par tout ce qu’il lui plut d’inventer.
Toutes les cajoleries du château n’avaient pas jusqu’alors troublé la cervelle du bon Corinthien. L’engouement du vieux comte partait certainement d’un grand fonds de bienveillance et de générosité; mais il était fort imprudent, car il pouvait égarer le jugement d’un jeune homme arraché à son obscurité paisible pour être lancé d’un bond dans la carrière du succès et de l’ambition. Heureusement Pierre Huguenin veillait sur lui comme la Providence, et le maintenait dans son bon sens par une sage critique.
La marquise ne faisait pas d’autre impression sur Amaury. Il avait bien remarqué qu’elle était jolie, à force de l’entendre dire; mais il ne voulait pas croire qu’elle fût là pour lui, comme le Berrichon et les apprentis le pensaient. D’ailleurs il n’avait dans l’esprit que la sculpture, et dans le cœur que la Savinienne.