38834.fb2 Le D?mon Et Mademoiselle Prym - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 10

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Les trois nuits qui suivirent leur rencontre au bord de la rivière, Chantal ne parvint pratiquement pas à dormir. La tempête soufflait par intermittence avec un bruit terrifiant et faisait claquer les volets vétustes. A peine endormie, Chantal se réveillait en sursaut, en nage, et pourtant elle avait débranché le chauffage pour économiser l’électricité.

La première nuit, elle se trouva en présence du Bien. Entre deux cauchemars – qu’elle n’arrivait pas à se rappeler –, elle priait et demandait à Dieu de l’aider. À aucun moment elle n’envisagea de raconter ce qu’elle avait entendu, d’être la messagère du péché et de la mort.

Vint l’instant où elle se dit que Dieu était trop lointain pour l’écouter et elle commença à adresser sa prière à sa grand-mère, morte depuis peu, qui l’avait élevée car sa mère était morte en lui donnant le jour. Elle se cramponnait de toutes ses forces à l’idée que le Mal était déjà passé une fois dans ces parages et était parti à jamais.

Même avec tous ses problèmes personnels, Chantal savait qu’elle vivait dans une communauté d’hommes et de femmes honnêtes, remplissant leurs devoirs, des gens qui marchaient la tête haute, respectés dans toute la région. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi : durant plus de deux siècles, Bescos avait été habité par ce qu’il y avait de pire dans le genre humain et, à l’époque, tous acceptaient la situation avec le plus grand naturel, alléguant qu’elle était le résultat de la malédiction lancée par les Celtes lorsqu’ils avaient été vaincus par les Romains.

Jusqu’au jour où le silence et le courage d’un seul homme – quelqu’un qui croyait non aux malédictions, mais aux bénédictions – avaient racheté son peuple. Chantal écoutait le claquement des volets et se rappelait la voix de sa grand-mère qui lui racontait ce qui s’était passé.

« Il y a des années de cela, un ermite – qui plus tard fut connu comme saint Savin – vivait dans une des cavernes de cette région. À cette époque, Bescos n’était qu’un poste à la frontière, peuplé par des bandits évadés, des contrebandiers, des prostituées, des aventuriers venus racoler des complices, des assassins qui se reposaient là entre deux crimes. Le pire de tous, un Arabe nommé Ahab, contrôlait la bourgade et ses environs, faisant payer des impôts exorbitants aux agriculteurs qui persistaient à vivre de façon digne.

Un jour, Savin descendit de sa caverne, arriva à la maison d’Ahab et demanda d’y passer la nuit. Ahab éclata de rire :

— Tu ne sais pas que je suis un assassin, que j’ai déjà égorgé beaucoup de gens dans mon pays et que ta vie n’a aucune valeur à mes yeux ?

— Je sais, répondit Savin. Mais je suis las de vivre dans cette caverne. J’aimerais passer au moins une nuit ici.

Ahab connaissait la renommée du saint, non moindre que la sienne, et cela l’indisposait fort, car il n’aimait pas voir sa gloire partagée avec quelqu’un d’aussi fragile. Aussi décida-t-il de le tuer le soir même, pour montrer à tous qui était le seul maître incontestable des lieux.

Ils échangèrent quelques propos et Ahab ne laissa pas d’être impressionné par les paroles du saint. Mais c’était un homme méfiant et depuis longtemps il ne croyait plus au Bien. Il indiqua à Savin un endroit où se coucher et, tranquillement mais l’air menaçant, il se mit à aiguiser son poignard. Savin, après l’avoir observé quelques instants, ferma les yeux et s’endormit.

Ahab passa la nuit à aiguiser son poignard. Au petit matin, quand Savin se réveilla, il entendit Ahab se répandre en lamentations :

— Tu n’as pas eu peur de moi et tu ne m’as même pas jugé. Pour la première fois, quelqu’un a passé la nuit chez moi avec l’assurance que je pouvais être un homme bon, capable de donner l’hospitalité à tous ceux qui en ont besoin. Puisque tu as estimé que je pouvais faire preuve de droiture, j’ai agi en conséquence.

Ahab renonça sur-le-champ à sa vie criminelle et entreprit de transformer la région. C’est ainsi que Bescos cessa d’être un poste-frontière infesté de brigands pour devenir un centre commercial important entre deux pays.

Voilà ce que tu devais savoir. »

Chantal éclata en sanglots et remercia sa grand-mère de lui avoir rappelé cette histoire. Son peuple était bon et elle pouvait avoir confiance en lui. Cherchant de nouveau le sommeil, elle finit par caresser l’idée qu’elle allait révéler tout ce qu’elle savait de l’étranger, rien que pour voir sa mine déconfite quand les habitants de Bescos l’expulseraient de la ville.

Le soir, comme à son habitude, l’étranger vint au bar et entama une conversation avec les clients présents – tel un touriste quelconque, feignant de s’intéresser à des sujets futiles, par exemple la façon de tondre les brebis ou le procédé employé pour fumer la viande. Les habitants de Bescos avaient l’habitude de constater que tous les étrangers étaient fascinés par la vie saine et naturelle qu’ils menaient et par conséquent répétaient à l’envi les mêmes histoires sur le thème « ah ! comme il fait bon vivre à l’écart de la civilisation moderne ! » alors que chacun, de tout son cœur, aurait préféré se trouver bien loin de là, parmi les voitures qui polluent l’atmosphère, dans des quartiers où règne l’insécurité, simplement parce que les grandes villes ont toujours été un miroir aux alouettes pour les gens de la campagne. Mais chaque fois qu’un visiteur apparaissait, ils s’efforçaient de lui démontrer à grand renfort de discours – seulement de discours – la joie de vivre dans un paradis perdu, essayant ainsi de se convaincre eux-mêmes du miracle d’être nés ici et oubliant que, jusqu’alors, aucun des clients de l’hôtel n’avait décidé de tout quitter pour s’installer à Bescos.

La soirée fut très animée, mais un peu gâchée par une remarque que l’étranger n’aurait pas dû faire :

— Ici, les enfants sont très bien élevés. Au contraire de bien des lieux où je me suis trouvé, je ne les ai jamais entendus crier le matin.

Silence soudain dans le bar – car il n’y avait pas d’enfants à Bescos –, mais au bout de quelques instants pénibles, quelqu’un eut la bonne idée de demander à l’étranger s’il avait apprécié le plat typique qu’il venait de manger et la conversation reprit son cours normal, tournant toujours autour des enchantements de la campagne et des inconvénients de la grande ville.

A mesure que le temps passait, Chantal sentait une inquiétude la gagner car elle craignait que l’étranger ne lui demande de raconter leur rencontre dans la forêt. Mais il ne lui jetait pas le moindre regard et ne lui adressa la parole que pour commander une tournée générale qu’il paya comptant comme d’habitude.

Dès que les clients eurent quitté le bar, l’étranger monta dans sa chambre. Chantal enleva son tablier, alluma une cigarette tirée d’un paquet oublié sur une table et dit à la patronne qu’elle nettoierait et rangerait tout le lendemain matin, car elle était épuisée après son insomnie de la nuit précédente. Celle-ci ne soulevant aucune objection, elle mit son manteau et sortit dans l’air froid de la nuit.

Tout en marchant vers sa chambre toute proche, le visage fouetté par la pluie, elle se dit que peut-être, en lui faisant cette proposition macabre, l’étranger n’avait trouvé que cette façon bizarre d’attirer son attention.

Mais elle se souvint de l’or : elle l’avait vu, vu de ses propres yeux.

Ce n’était peut-être pas de l’or. Mais elle était trop fatiguée pour penser et, à peine entrée dans sa chambre, elle se déshabilla et se glissa sous les couvertures.

La deuxième nuit, Chantal se trouva en présence du Bien et du Mal. Elle sombra dans un sommeil profond, sans rêves, mais se réveilla au bout d’une heure. Tout, alentour, était silencieux : ni claquements de volets, ni cris d’oiseaux nocturnes, rien qui indiquât qu’elle appartenait encore au monde des vivants.

Elle alla à la fenêtre et observa la rue déserte, la pluie fine qui tombait, le brouillard où l’on ne distinguait que la lueur de l’enseigne de l’hôtel – jamais le village ne lui avait paru aussi sinistre. Elle connaissait bien ce silence d’une bourgade reculée, qui ne signifie pas du tout paix et tranquillité, mais absence totale de choses nouvelles à dire.

Elle regarda en direction des montagnes ; elle ne pouvait pas les voir car les nuages étaient très bas, mais elle savait que, quelque part là-haut, était caché un lingot d’or. Ou plutôt : il y avait une chose jaune, en forme de brique, enterrée par un étranger. Il lui avait montré l’emplacement exact et avait été sur le point de lui demander de déterrer le métal et de le garder.

Elle se recoucha et, après s’être tournée plusieurs fois, elle se leva de nouveau et alla à la salle de bains ; elle examina dans la glace son corps nu, un peu inquiète – n’allait-il pas bientôt perdre de sa séduction ? Revenue à son lit, elle regretta de ne pas avoir emporté le paquet de cigarettes oublié sur une table, mais elle savait que son propriétaire reviendrait le chercher et elle ne voulait pas qu’on se méfie d’elle. Bescos était régi par ce genre de codes : un reste de paquet de cigarettes avait un propriétaire, un bouton tombé d’une veste devait être conservé jusqu’à ce que quelqu’un vienne le réclamer, chaque centime de monnaie devait être rendu, pas question d’arrondir la somme à payer. Maudit endroit, où tout était prévisible, organisé, fiable.

Ayant compris qu’elle ne pourrait pas se rendormir, elle essaya de prier de nouveau et d’évoquer sa grand-mère. Mais une image restait gravée dans sa mémoire : le trou ouvert, le métal jaune souillé de terre, la branche dans sa main, comme si c’était le bâton d’un pèlerin prêt à partir. Elle s’assoupit, rouvrit les yeux plusieurs fois, mais le silence était toujours aussi impressionnant et la même scène se jouait sans cesse dans sa tête.

Dès que filtra à la fenêtre la première lueur de l’aube, elle se leva et sortit.

Les habitants de Bescos avaient l’habitude de se réveiller au point du jour ; pourtant, cette fois, elle les avait devancés. Elle marcha dans la rue déserte, regardant derrière elle à plusieurs reprises pour s’assurer que l’étranger ne la suivait pas, mais sa vue ne portait qu’à quelques mètres à cause du brouillard. Elle s’arrêtait de temps à autre pour surprendre un bruit de pas, mais n’entendait que son cœur qui battait la chamade.

Elle s’enfonça dans la forêt, atteignit l’amas rocheux en forme de Y, avec de nouveau la peur de le voir s’effondrer sur elle, ramassa la branche qu’elle avait laissée là la veille, creusa exactement à l’endroit que l’étranger lui avait indiqué, plongea la main dans le trou pour extraire le lingot. Elle tendit l’oreille : la forêt baignait dans un silence impressionnant, comme si une présence étrange la hantait, effrayant les animaux et figeant les feuillages.

Elle soupesa le lingot, plus lourd qu’elle ne l’imaginait, le frotta et vit apparaître, gravés dans le métal, deux sceaux et une série de chiffres dont la signification lui échappait.

Quelle valeur avait-il ? Elle ne le savait pas avec précision, mais, comme l’étranger l’avait dit, cette somme devait suffire pour qu’elle n’ait plus à se soucier de gagner un centime le reste de son existence. Elle tenait entre ses mains son rêve, quelque chose qu’elle avait toujours désiré et qu’un miracle mettait à sa portée. Là était la chance de se libérer de ces jours et nuits uniformes de Bescos, de cet hôtel où elle travaillait depuis sa majorité, des visites annuelles des amis et amies partis au loin pour étudier et devenir quelqu’un dans la vie, de toutes ces absences auxquelles elle s’était accoutumée, des hommes de passage qui lui promettaient tout et partaient le lendemain sans même lui dire au revoir, de tous ces rêves avortés qui étaient son lot. Ce moment, là, dans la forêt, était le plus important de son existence.

La vie avait toujours été injuste à son égard : père inconnu, mère morte en couches en lui laissant un sentiment de culpabilité, grand-mère paysanne qui vivait de travaux de couture et faisait de maigres économies pour que sa petite-fille puisse au moins apprendre à lire et à écrire. Chantal avait fait bien des rêves : elle avait toujours imaginé qu’elle pourrait surmonter les obstacles, trouver un mari, décrocher un emploi dans une grande ville, être découverte par un chercheur de talents venu se reposer dans ce bout du monde, faire carrière au théâtre, écrire un livre qui aurait un grand succès, poser pour un photographe de mode, fouler les tapis rouges de la grande vie.

Chaque jour, c’était l’attente. Chaque nuit, c’était la fièvre de rencontrer celui qui l’apprécierait à sa juste valeur. Chaque homme dans son lit, c’était l’espoir de partir le lendemain et de ne plus jamais voir ces trois rues, ces maisons décrépies, ces toits d’ardoise, l’église et le petit cimetière mal entretenu, l’hôtel et ses produits naturels qui demandaient des semaines de préparation pour être finalement vendus au même prix qu’un article de série.

Un jour, il lui était passé par la tête que les Celtes, anciens habitants du lieu, avaient caché un trésor fabuleux et qu’elle finirait par le trouver. Bien sûr, de tous ses rêves, c’était le plus absurde, le plus chimérique.

Et voilà que le moment était venu, là, elle tenait dans ses mains le lingot d’or, elle caressait le trésor auquel elle n’avait jamais vraiment cru, sa libération définitive.

Affolée tout à coup : le seul instant de chance de sa vie pouvait s’annuler sur-le-champ. Il suffisait que l’étranger change d’idée, décide de partir pour une ville où il rencontrerait une femme plus disposée à le seconder. Alors mieux valait ne pas hésiter, mais se mettre debout, retourner à sa chambre, boucler sa valise avec le peu qu’elle possédait, partir…

Déjà elle se voyait descendre la rue en pente, faire du stop à la sortie du village, tandis que l’étranger sortait pour sa promenade matinale, découvrait qu’on lui avait volé son or. Elle arrivait à la ville la plus proche – lui revenait à l’hôtel pour appeler la police.

Elle se présentait à un guichet de la gare routière, prenait un billet pour la destination la plus lointaine. Au même instant, deux policiers l’encadreraient, lui demanderaient gentiment d’ouvrir sa valise, mais dès qu’ils verraient son contenu, leur gentillesse s’effacerait, elle était la femme qu’ils cherchaient, à la suite d’une plainte déposée contre elle trois heures plus tôt.

Au commissariat, Chantal devrait choisir : ou bien dire la vérité, à laquelle personne ne croirait, ou bien affirmer simplement qu’elle avait vu le sol retourné, avait décidé de creuser et avait trouvé le lingot. Naguère, un chercheur de trésors – ceux qu’auraient cachés les Celtes – avait passé la nuit avec elle. Il lui avait dit que les lois du pays étaient claires : il avait le droit de garder ce qu’il trouvait, sauf certains objets archéologiques qu’il fallait déclarer et remettre à l’État. Un lingot d’or dûment estampillé n’avait aucune valeur patrimoniale, celui qui l’avait découvert pouvait donc se l’approprier.

Chantal se disait que, si jamais la police l’accusait d’avoir volé le lingot à cet homme, elle montrerait les traces de terre sur le métal et prouverait ainsi son bon droit.

Seulement voilà, entre-temps l’histoire serait arrivée à Bescos et ses habitants auraient déjà insinué – jalousie ? envie ? – que cette fille qui couchait avec des clients était bien capable d’en voler certains.

L’épisode se terminerait de façon pathétique : le lingot d’or serait confisqué en attendant que la justice tranche. Ne pouvant pas payer un avocat, Chantal serait dépossédée de sa trouvaille. Elle reviendrait à Bescos, humiliée, détruite, et ferait l’objet de commentaires qui ne s’éteindraient qu’au bout de longues années.

Résultat : ses rêves de richesse s’envoleraient et elle serait perdue de réputation.

Il y avait une autre façon d’envisager les choses : l’étranger disait la vérité. Si Chantal volait le lingot et partait sans esprit de retour, ne sauverait-elle pas Bescos et ses habitants d’un grand malheur ?

Toutefois, avant même de quitter sa chambre et de gagner la montagne, elle savait déjà qu’elle était incapable de franchir ce pas. Pourquoi donc, juste au moment où elle pouvait changer de vie complètement, éprouvait-elle une telle peur ? En fin de compte, ne couchait-elle pas avec qui elle voulait ? Parfois, n’abusait-elle pas de sa coquetterie pour obtenir des étrangers un bon pourboire ? Ne mentait-elle pas de temps à autre ? N’enviait-elle pas le sort de ses anciennes connaissances qui avaient quitté le village et n’y revenaient que pour les fêtes de fin d’année ?

Elle serra le lingot de toutes ses forces entre ses mains, se releva, mais, soudain faible et désespérée, elle retomba à genoux, remit le lingot dans le trou et le couvrit de terre. Non, elle ne pouvait pas l’emporter. Ce n’était pas une question d’honnêteté, en fait tout à coup elle avait peur. Elle venait de se rendre compte qu’il existe deux choses qui empêchent une personne de réaliser ses rêves : croire qu’ils sont irréalisables, ou bien, quand la roue du destin tourne à l’improviste, les voir se changer en possible au moment où l’on s’y attend le moins. En effet, en ce cas surgit la peur de s’engager sur un chemin dont on ne connaît pas l’issue, dans une vie tissée de défis inconnus, dans l’éventualité que les choses auxquelles nous sommes habitués disparaissent à jamais.

Les gens veulent tout changer et, en même temps, souhaitent que tout continue uniformément. Chantal ne comprenait pas très bien ce dilemme, mais elle devait maintenant en sortir. Peut-être était-elle par trop coincée à Bescos, accoutumée à son propre échec, et toute chance de victoire était pour elle un fardeau trop lourd.

Elle eut la certitude que l’étranger déjà ne comptait plus sur elle et que peut-être, ce jour même, il avait décidé de choisir quelqu’un d’autre. Mais elle était trop lâche pour changer son destin.

Ces mains qui avaient touché l’or devaient maintenant empoigner un balai, une éponge, un chiffon. Chantal tourna le dos au trésor et regagna l’hôtel où l’attendait la patronne, la mine un peu fâchée, car la serveuse avait promis de faire le ménage du bar avant le réveil du seul client de l’hôtel.

La crainte de Chantal ne se confirma pas : l’étranger n’était pas parti, il était au bar, plus charmeur que jamais, à raconter des histoires plus ou moins vraisemblables, à tout le moins intensément vécues dans son imagination. Cette fois encore, leurs regards ne se croisèrent, de façon impersonnelle, qu’au moment où il régla les consommations qu’il avait offertes à tous les autres clients.

Chantal était épuisée. Elle n’avait qu’une envie, que tous partent de bonne heure, mais l’étranger était particulièrement en verve et n’arrêtait pas de raconter des anecdotes que les autres écoutaient avec attention, intérêt et ce respect odieux – cette soumission, disons plutôt – que les campagnards témoignent à ceux qui viennent des grandes villes parce qu’ils les croient plus cultivés, mieux formés, plus intelligents et plus modernes.

« Comme ils sont bêtes ! pensait-elle. Ils ne comprennent pas combien ils sont importants. Ils ne savent pas que, chaque fois que quelqu’un, n’importe où dans le monde, porte une fourchette à sa bouche, il ne peut le faire que grâce à des gens comme les habitants de Bescos qui travaillent du matin au soir, inlassablement, qu’ils soient artisans, agriculteurs ou éleveurs. Ils sont plus nécessaires au monde que tous les habitants des grandes villes et pourtant ils se comportent – et se considèrent – comme des êtres inférieurs, complexés, inutiles. »

L’étranger, toutefois, était disposé à montrer que sa culture valait plus que le labeur de ceux qui l’entouraient. Il pointa son index vers un tableau accroché au mur.

— Savez-vous ce que c’est ? Un des plus célèbres tableaux du monde : la dernière cène de Jésus avec ses disciples, peinte par Léonard de Vinci.

— Ça m’étonnerait qu’il soit célèbre, dit la patronne de l’hôtel. Je l’ai payé très bon marché.

— C’est seulement une reproduction. L’original se trouve dans une église très loin d’ici. Mais il existe une légende à propos de ce tableau, je ne sais pas si vous aimeriez la connaître.

Tous les clients opinèrent d’un signe de tête et, une fois de plus, Chantal eut honte d’être là, à devoir écouter cet homme étaler des connaissances inutiles, juste pour montrer qu’il était plus savant que les autres.

— Quand il a eu l’idée de peindre ce tableau, Léonard de Vinci s’est heurté à une grande difficulté : il devait représenter le Bien – à travers l’image de Jésus – et le Mal – personnifié par Judas, le disciple qui décide de trahir pendant le dîner. Il a interrompu son travail en cours, pour partir à la recherche des modèles idéals.

« Un jour qu’il assistait à un concert choral, il a vu dans l’un des chanteurs l’image parfaite du Christ. Il l’a invité à poser dans son atelier et a fait de nombreuses études et esquisses.

« Trois ans passèrent. La Cène était presque prête, mais Léonard de Vinci n’avait pas encore trouvé le modèle idoine pour Judas. Le cardinal responsable de l’église où il travaillait commença à le presser de terminer la fresque.

« Après plusieurs jours de recherches, le peintre finit par trouver un jeune homme prématurément vieilli, en haillons, écroulé ivre mort dans un caniveau. Il demanda à ses assistants de le transporter, à grand-peine, directement à l’église, car il n’avait plus le temps de faire des croquis.

« Une fois là, les assistants mirent l’homme debout. Il était inconscient de ce qui lui arrivait, et Léonard de Vinci put reproduire les empreintes de l’impiété, du péché, de l’égoïsme, si fortement marquées sur ce visage.

« Quand il eut terminé, le clochard, une fois dissipées les vapeurs de l’ivresse, ouvrit les yeux et, frappé par l’éclat de la fresque, s’écria, d’une voix à la fois stupéfaite et attristée :

— J’ai déjà vu ce tableau !

— Quand ? demanda Léonard de Vinci, très étonné.

— Il y a trois ans, avant de perdre tout ce que j’avais. À l’époque, je chantais dans une chorale, je réalisais tous mes rêves et le peintre m’a invité à poser pour le visage de Jésus.

L’étranger observa un long silence. Il avait parlé sans cesser de fixer le curé qui sirotait une bière, mais Chantal savait que ses propos s’adressaient à elle. Il reprit :

— Autrement dit, le Bien et le Mal ont le même visage. Tout dépend seulement du moment où ils croisent le chemin de chaque être humain.

Il se leva, dit qu’il était fatigué, salua la compagnie et monta dans sa chambre. Les clients quittèrent le bar à leur tour, après avoir jeté un coup d’œil à la reproduction bon marché d’un tableau célèbre, chacun se demandant à quelle époque de sa vie il avait été touché par un ange ou un démon. Sans s’être concertés, tous arrivèrent à la conclusion que c’était arrivé à Bescos avant qu’Ahab n’eût pacifié la région. Depuis lors, rien n’était venu rompre l’uniformité des jours.