38834.fb2
10
« C'est bon signe », telle fut la première pensée de Chantal, réveillée par le klaxon de la fourgonnette du boulanger. Signe que la vie à Bescos continuait, uniforme, avec son pain quotidien, les gens allaient sortir, ils auraient tout le samedi et le dimanche pour commenter la proposition insensée qui leur avait été faite, et le lundi ils assisteraient – avec un certain remords – au départ de l’étranger. Alors, le soir même, elle leur parlerait du pari qu’elle avait fait en leur annonçant qu’ils avaient gagné la bataille et qu’ils étaient riches.
Jamais elle ne parviendrait à se changer en sainte, comme saint Savin, mais toutes les générations à venir l’évoqueraient comme la femme qui avait sauvé le village de la seconde visite du Mal. Peut-être inventeraient-elles des légendes à son sujet et, pourquoi pas ? les futurs habitants de la bourgade la décriraient sous les traits d’une femme très belle, la seule qui n’avait jamais abandonné Bescos quand elle était jeune parce qu’elle savait qu’elle avait une mission à accomplir. Des dames pieuses allumeraient des bougies en son honneur, des jeunes hommes soupireraient pour l’héroïne qu’ils n’avaient pas pu connaître.
Elle ne put s’empêcher d’être fière d’elle-même, mais elle se rappela qu’elle devait tenir sa langue et ne pas mentionner le lingot qui lui appartenait, sinon les gens finiraient par la convaincre de partager son lot si elle voulait être reconnue comme une sainte.
À sa façon, elle aidait l’étranger à sauver son âme et Dieu prendrait cela en considération quand elle aurait à rendre compte de ses actes. Le destin de cet homme, toutefois, lui importait peu : pour l’instant, elle n’avait qu’une chose à faire, espérer que les deux jours à venir passent le plus vite possible, sans qu’elle se laisse aller à révéler le secret qui l’étouffait.
Les habitants de Bescos n’étaient ni meilleurs ni pires que ceux des localités voisines, mais, certainement, ils étaient incapables de commettre un crime pour de l’argent, oui, elle en était sûre. Maintenant que l’histoire était de notoriété publique, nul ne pouvait prendre une initiative isolée : d’abord parce que la récompense serait divisée en parts égales et elle ne connaissait personne qui pût prendre le risque d’essayer de s’approprier le profit des autres ; ensuite parce que, au cas où ils envisageraient de faire ce qu’elle jugeait impensable, ils devraient compter sur une complicité générale sans faille – à l’exception, peut-être, de la victime choisie. Si une seule personne s’exprimait contre le projet – et, à défaut d’une autre, elle serait cette personne –, les hommes et les femmes de Bescos risqueraient tous d’être dénoncés et arrêtés. Mieux vaut être pauvre et honoré que riche en prison.
Tout en descendant son escalier, Chantal se rappela que la simple élection du maire d’un petit village comme Bescos, avec ses trois rues et sa placette, suscitait déjà des discussions enflammées et des divisions internes. Lorsqu’on avait voulu faire un parc pour enfants, de telles dissensions avaient surgi que le chantier n’avait jamais été ouvert – les uns rappelant qu’il n’y avait plus d’enfants à Bescos, les autres soutenant bien haut qu’un parc les ferait revenir, à partir du moment où leurs parents, en séjour de vacances, remarqueraient les progrès réalisés. À Bescos, on débattait tout : la qualité du pain, les règlements de la chasse, l’existence ou non du loup maudit, le bizarre comportement de Berta et, sans doute, les rendez-vous secrets de la demoiselle Prym avec certains clients de l’hôtel, encore que jamais personne n’eût osé aborder le sujet devant elle.
Chantal se dirigea vers la fourgonnette avec l’air de celle qui, pour la première fois de sa vie, joue le rôle principal dans l’histoire du village. Jusqu’à présent, elle avait été l’orpheline désemparée, la fille qui n’avait pas réussi à se marier, la pauvre serveuse, la malheureuse en quête de compagnie. Mais ils ne perdaient rien pour attendre : encore deux jours et tous viendraient lui baiser les pieds, la remercier pour l’abondance et la prodigalité, peut-être la solliciter pour qu’elle accepte de se présenter aux prochaines élections municipales (et pourquoi ne pas rester encore quelque temps à Bescos afin de jouir de cette gloire fraîchement conquise ?).
Près de la fourgonnette s’était formé un groupe de clients silencieux. Tous se tournèrent vers Chantal, mais aucun ne lui adressa la parole.
— Qu’est-ce qui se passe ce matin ? demanda le commis boulanger. Quelqu’un est mort ?
— Non, répondit le forgeron. (Que faisait-il là de si bonne heure ?) Quelqu’un est malade et nous sommes inquiets.
Chantal ne comprenait pas ce qui se passait.
— Dépêchez-vous d’acheter votre pain, lança une voix. Ce garçon n’a pas de temps à perdre.
D’un geste machinal, elle tendit une pièce et prit son pain. Le commis lui rendit la monnaie, haussa les épaules comme si lui aussi renonçait à comprendre ce qui arrivait, se remit au volant et démarra.
— Maintenant c’est moi qui demande : qu’est-ce qui se passe dans ce village ? dit-elle, prise de peur, si bien qu’elle haussa le ton plus que la bienséance ne le permettait.
— Vous le savez bien, dit le forgeron. Vous voulez que nous commettions un crime en échange d’une grosse somme.
— Je ne veux rien ! J’ai fait seulement ce que cet homme m’a demandé ! Vous êtes tous devenus fous ?
— C’est vous qui êtes folle. Jamais vous n’auriez dû servir de messagère à ce détraqué ! Qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez quelque chose à gagner avec cette histoire ? Vous voulez transformer ce village en un enfer, comme dans l’histoire que racontait Ahab ? Avez-vous oublié l’honneur et la dignité ?
Chantal frissonna.
— Oui, vous êtes devenus fous ! Est-il possible que l’un d’entre vous ait pris au sérieux la proposition ?
— Fichez-lui la paix, dit la patronne de l’hôtel. Allons plutôt prendre le petit déjeuner.
Peu à peu le groupe se dispersa. Chantal, une main crispée sur son pain, continuait de frissonner, incapable de faire un pas. Tous ces gens qui passaient leur temps à discuter entre eux étaient pour la première fois d’accord : elle était la coupable.
Non pas l’étranger, ni la proposition, mais elle, Chantal Prym, l’instigatrice du crime. Le monde avait-il perdu la tête ?
Elle laissa le pain à sa porte et dirigea ses pas vers la montagne. Elle n’avait pas faim, ni soif, ni aucune envie. Elle avait compris quelque chose de très important, quelque chose qui la remplissait de peur, d’épouvante, de terreur absolue.
Personne n’avait rien dit au commis boulanger.
Normalement, un événement comme celui de la veille aurait été commenté, ne fût-ce que sur le ton de l’indignation ou de la dérision, mais le commis, qui propageait les racontars dans tous les villages où il livrait le pain, était reparti sans savoir ce qui se passait à Bescos. Certes, ses clients venaient de se retrouver pour la première fois ce matin-là et personne n’avait eu le temps d’échanger et de commenter les nouvelles. Pourtant, ils étaient certainement tous au courant des péripéties de la soirée au bar. Donc ils avaient scellé, inconsciemment, une sorte de pacte de silence.
Ou bien cela pouvait signifier que chacune de ces personnes, dans son for intérieur, considérait l’inconsidérable, imaginait l’inimaginable.
Berta appela Chantal. Elle était déjà sur le seuil de sa porte, à surveiller le village – en vain puisque le péril était déjà entré, pire que ce qu’on pouvait imaginer.
— Je n’ai pas envie de bavarder, dit Chantal. Ce matin, je n’arrive pas à penser, à réagir, à dire quelque chose.
— Eh bien, contente-toi de m’écouter. Assieds-toi.
De tous ceux qu’elle avait rencontrés depuis son réveil, Berta était la seule à la traiter gentiment. Chantal se jeta dans ses bras et elles restèrent enlacées un moment. Berta reprit la parole :
— Va à la forêt, rafraîchis-toi les idées. Tu sais que le problème ne te concerne pas. Eux aussi le savent, mais ils ont besoin d’un coupable.
— C’est l’étranger !
— Toi et moi savons que c’est lui. Personne d’autre. Tous veulent croire qu’ils ont été trahis, que tu aurais dû raconter toute cette histoire plus tôt, que tu n’as pas eu confiance en eux.
— Trahis ?
— Oui.
— Pourquoi veulent-ils croire une chose pareille ?
— Réfléchis.
Chantal réfléchit : parce qu’ils avaient besoin d’un ou d’une coupable. D’une victime.
— Je ne sais pas comment va finir cette histoire, dit Berta. Les habitants de Bescos sont des gens de bien, quoique, toi-même l’as dit, un peu lâches. Pourtant, il serait peut-être préférable pour toi de passer un certain temps loin d’ici.
— Berta, vous voulez plaisanter ? Personne ne va prendre au sérieux la proposition de l’étranger.
Personne. Et d’abord, je n’ai pas d’argent, ni d’endroit où aller.
Ce n’était pas vrai : un lingot d’or l’attendait et elle pouvait l’emporter n’importe où dans le monde. Mais à aucun prix elle ne voulait y penser.
À ce moment-là, comme par une ironie du destin, l’homme passa devant elle, les salua d’un signe de tête et prit le chemin de la montagne comme il le faisait chaque matin. Berta le suivit du regard, tandis que Chantal essayait de vérifier si quelqu’un l’avait vu les saluer. Ce serait un prétexte pour dire qu’elle était sa complice. Dire qu’ils échangeaient des signes codés.
— Il a l’air préoccupé, dit Berta. C’est bizarre.
— Il s’est peut-être rendu compte que sa petite plaisanterie s’est changée en réalité.
— Non, c’est quelque chose qui va plus loin. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est comme si… non, je ne sais pas ce que c’est.
« Mon mari doit savoir », pensa Berta, agacée par la sensation d’une présence à son côté gauche, mais ce n’était pas le moment de bavarder avec lui.
— Je me souviens d’Ahab, dit-elle. D’une histoire qu’il racontait.
— Je ne veux plus entendre parler d’Ahab, j’en ai assez de toutes ces histoires ! Je veux seulement que le monde redevienne ce qu’il était, que Bescos – avec tous ses défauts – ne soit pas détruit par la folie d’un homme !
— On dirait que tu aimes ce village plus qu’on ne le croit.
Chantal tremblait. Berta se contenta de la reprendre dans ses bras, la tête posée contre son épaule, comme si c’était la fille qu’elle n’avait jamais eue.
— Écoute-moi. C’est une histoire au sujet du ciel et de l’enfer, que les parents autrefois transmettaient à leurs enfants mais qui aujourd’hui est tombée dans l’oubli. Un homme, son cheval et son chien cheminaient sur une route. Surpris par un orage, ils s’abritèrent sous un arbre gigantesque, mais un éclair frappa celui-ci et ils moururent foudroyés. Or l’homme ne perçut pas qu’il avait quitté ce monde et il reprit la route avec ses deux compagnons : il arrive que les morts mettent du temps à se rendre compte de leur nouvelle condition…
Berta pensa à son mari, qui insistait pour qu’elle incite la jeune femme à partir, car il avait quelque chose d’important à lui dire. Peut-être le moment était-il venu de lui expliquer qu’il était mort et qu’il ne devait pas interrompre l’histoire qu’elle racontait.
— L’homme, le cheval et le chien avançaient péniblement au flanc d’une colline, sous un soleil de plomb, ils étaient en nage et mouraient de soif. À un détour du chemin, ils aperçurent un portail magnifique, tout en marbre, qui donnait accès à une place pavée de blocs d’or, avec une fontaine au milieu d’où jaillissait une eau cristalline. L’homme s’adressa au garde posté devant l’entrée :
— Bonjour.
— Bonjour, répondit le garde.
— Dites-moi, quel est ce bel endroit ?
— C’est le ciel.
— Quelle chance nous avons d’être arrivés au ciel ! Nous mourons de soif.
— Monsieur, vous pouvez entrer et boire de l’eau à volonté, dit le garde en montrant la fontaine.
— Mon cheval et mon chien aussi ont soif.
— Je regrette, mais l’entrée est interdite aux animaux.
« L’homme avait grand-soif mais il ne boirait pas seul. Cachant son désappointement, il salua le garde et poursuivit son chemin avec ses compagnons. Après avoir beaucoup marché dans la montée de la colline, à bout de forces, ils arrivèrent à un endroit où un portillon délabré s’ouvrait sur un chemin de terre bordé d’arbres. À l’ombre d’un de ces arbres, un homme était couché, son chapeau sur le visage.
— Bonjour, dit le voyageur.
« L’homme n’était qu’assoupi et il répondit par un signe de tête.
— Nous mourons de soif, moi, mon cheval et mon chien.
— Vous voyez ces rochers, il y a une source au milieu, vous pouvez y boire à volonté.
« Lorsqu’il se fut désaltéré, avec son cheval et son chien, le voyageur s’empressa de remercier l’homme.
— Revenez quand vous voulez, dit celui-ci.
— Mais dites-moi, comment s’appelle ce lieu ?
— Ciel.
— Ciel ? Mais le garde du portail de marbre m’a dit que le ciel, c’était là-bas !
— Non, là-bas ce n’est pas le ciel, c’est l’enfer.
— Je ne comprends pas. Comment peut-on usurper le nom du ciel ! Cela doit provoquer une confusion dans les esprits et vous faire du tort ?
— Pas du tout. A vrai dire, c’est nous rendre un grand service : là-bas restent tous ceux qui sont capables d’abandonner leurs meilleurs amis…
Berta caressa la tête de la jeune femme et elle sentit que là le Bien et le Mal se livraient un combat sans trêve.
— Va dans la forêt et demande à la nature de t’indiquer la ville où tu devrais aller. Car j’ai le pressentiment que tu es prête à quitter tes amis et notre petit paradis enclavé dans les montagnes.
— Vous vous trompez, Berta. Vous appartenez à une autre génération. Le sang des criminels qui jadis peuplaient Bescos était plus épais dans leurs veines que dans les miennes. Les hommes et les femmes d’ici ont de la dignité. S’ils n’en ont pas, ils se méfient les uns des autres. Sinon, ils ont peur.
— D’accord, je me trompe. N’empêche, fais ce que je te dis, va écouter la nature.
Chantal partie, Berta se tourna vers le fantôme de son mari pour le prier de rester tranquille – elle savait ce qu’elle faisait, elle avait acquis de l’expérience avec l’âge, il ne fallait pas l’interrompre quand elle essayait de donner un conseil à une jeune personne. Elle avait appris à s’occuper d’elle-même et maintenant elle veillait sur le village.
Le mari lui demanda d’être prudente. De ne pas donner tous ces conseils à Chantal, vu que personne ne savait à quoi cette histoire allait mener.
Berta trouva bizarre cette remarque, car elle était persuadée que les morts savaient tout – c’était bien lui, n’est-ce pas, qui l’avait avertie du péril qui menaçait le village ? Il se faisait vieux, sans doute, avec de nouvelles manies en plus de celle de toujours manger sa soupe avec la même cuillère.
Le mari lui rétorqua que c’était elle la vieille, elle oubliait que les morts gardent toujours le même âge. Et que, même s’ils savaient certaines choses que les vivants ne connaissaient pas, il leur fallait un certain temps pour être admis dans le séjour des anges supérieurs. Lui était encore un mort de fraîche date (cela faisait moins de quinze ans), il avait encore beaucoup à apprendre, tout en sachant qu’il pouvait déjà donner d’utiles conseils.
Berta lui demanda si le séjour des anges supérieurs était agréable et confortable. Son mari répondit qu’il y était à l’aise, bien sûr ; au lieu de poser ce genre de question futile, elle ferait mieux de consacrer son énergie au salut de Bescos. Pour sa part, sauver Bescos ne l’intéressait pas spécialement – de fait, il était mort, personne n’avait encore abordé avec lui la question de la réincarnation, il avait simplement entendu dire qu’elle était possible, auquel cas il souhaitait renaître dans un lieu qu’il ne connaissait pas. Son vœu le plus cher était que sa femme vive dans le calme et le confort le reste de ses jours en ce monde.
« Alors, ne viens pas fourrer ton nez dans cette histoire », pensa Berta. Le mari n’accepta pas ce conseil. Il voulait, coûte que coûte, qu’elle fasse quelque chose. Si le Mal l’emportait, fût-ce dans une petite bourgade oubliée, il pouvait contaminer la vallée, la région, le pays, le continent, les océans, le monde entier.