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Non seulement Bescos ne comptait que deux cent quatre-vingt-un habitants, Chantal étant la benjamine et Berta la doyenne, mais seules six personnes pouvaient prétendre y jouer un rôle important : la patronne de l’hôtel, responsable du bien-être des touristes ; le curé, en charge des âmes ; le maire, garant du respect des lois ; la femme du maire, qui répondait pour son mari et ses décisions ; le forgeron, qui avait été mordu par le loup maudit et avait réussi à survivre ; le propriétaire de la plupart des terres à l’entour du village. D’ailleurs, c’était ce dernier qui s’était opposé à la construction du parc pour enfants, persuadé que – à long terme – Bescos prendrait un grand essor, car c’était un lieu idéal pour la construction de résidences de luxe.
Tous les autres habitants du village ne se souciaient guère de ce qui arrivait ou cessait d’arriver dans la commune, parce qu’ils avaient des brebis, du blé, de quoi nourrir leurs familles.
Ils fréquentaient le bar de l’hôtel, allaient à la messe, obéissaient aux lois, bénéficiaient des services de quelques artisans et, parfois, pouvaient acheter un lopin de terre.
Le propriétaire terrien ne fréquentait jamais le bar. C’est l’une de ses employées, qui s’y trouvait la veille au soir, qui lui avait rapporté l’histoire de cet étranger logé à l’hôtel. Il s’agissait d’un homme riche, et elle aurait été prête à se laisser séduire, à avoir un enfant de lui pour l’obliger à lui donner une partie de sa fortune. Le propriétaire terrien, inquiet pour l’avenir et craignant que les propos de Mlle Prym se répandent en dehors du village, éloignant les chasseurs et les touristes, avait aussitôt convoqué les personnalités de Bescos. Au moment même où Chantal se dirigeait vers la forêt, où l’étranger se perdait dans une de ses promenades mystérieuses, où Berta bavardait, les notables se réunirent dans la sacristie de la petite église.
Le propriétaire prit la parole :
— La seule chose à faire, c’est d’appeler la police. Il est clair que cet or n’existe pas. À mon avis, cet homme tente de séduire mon employée.
— Vous ne savez pas ce que vous dites, parce que vous n’étiez pas là, répliqua le maire. L’or existe, la demoiselle Prym ne risquerait pas sa réputation sans une preuve concrète. Quoi qu’il en soit, nous devons appeler la police. Cet étranger est sûrement un bandit, quelqu’un dont la tête est mise à prix, qui essaie de cacher ici le produit de ses vols.
— Ne dites pas de sottises ! s’exclama la femme du maire. Si c’était le cas, il se montrerait plus discret.
— La question n’est pas là. Nous devons appeler la police immédiatement.
Tous finirent par tomber d’accord. Le curé servit du vin pour apaiser les esprits échauffés par la discussion. Mais, nouveau problème : que dire à la police, alors qu’ils n’avaient pas la moindre preuve contre l’étranger ? Toute l’affaire risquait de finir par l’arrestation de la demoiselle Prym pour incitation à un crime.
— La seule preuve, c’est l’or. Sans l’or, rien à faire.
C’était évident. Mais où était l’or ? Seule une personne l’avait vu mais ne savait pas où il était caché.
Le curé suggéra de mettre sur pied des équipes de recherche. La patronne de l’hôtel ouvrit le rideau de la fenêtre qui donnait sur le petit cimetière et montra le vaste panorama des montagnes de chaque côté de la vallée.
— Il faudrait cent hommes pendant cent ans.
Le riche propriétaire regretta en son for intérieur qu’on ait établi le cimetière à cet endroit : la vue était magnifique et les morts n’en tiraient aucun profit.
— À une autre occasion, j’aimerais parler avec vous du cimetière, dit-il au curé. Je peux offrir un emplacement bien meilleur pour les morts, en échange de ce terrain près de l’église.
— Qui voudrait l’acheter, y construire une maison et habiter là où gisaient les morts ?
— Personne du village, bien sûr. Mais il y a des citadins qui rêvent d’une résidence de vacances avec une large vue sur les montagnes. Il suffit de demander aux habitants de Bescos de ne pas parler de ce projet. Ce sera plus d’argent pour tout le village, plus d’impôts perçus par la mairie.
— Vous avez raison. Il suffira d’imposer silence à tous. Ce ne sera pas difficile.
Et soudain la discussion s’arrêta, comme si, de fait, chacun était réduit au silence. Un silence que personne n’osait rompre. Les deux femmes firent mine de contempler le panorama, le curé passa machinalement un chiffon sur une statuette de bronze, le propriétaire se servit un autre verre de vin, le forgeron relaça ses chaussures, le maire consulta sa montre à plusieurs reprises, comme si une autre réunion l’attendait.
Mais chacun semblait figé sur place : tous savaient que pas un seul des habitants de Bescos n’élèverait la voix pour s’opposer à la vente du terrain occupé par le cimetière. Tous trop contents de faire venir par ce moyen de nouveaux résidents dans leur village menacé de disparaître. Et sans gagner un centime personnellement.
Imaginez s’ils gagnaient…
Imaginez s’ils gagnaient l’argent suffisant pour le reste de leurs vies et de celles de leurs enfants…
Soudain, ils eurent l’impression qu’une bouffée d’air chaud se répandait dans la sacristie. Le curé se décida à rompre le silence qui pesait depuis cinq minutes :
— Qu’est-ce que vous proposez ?
Les cinq autres personnes présentes se tournèrent vers lui.
— Si nous sommes assurés que les habitants ne diront rien, je pense que nous pouvons poursuivre les négociations, répondit le riche propriétaire, en veillant à employer des mots qui pouvaient être bien ou mal interprétés, selon le point de vue.
— Ce sont de braves gens, travailleurs, discrets, enchaîna la patronne de l’hôtel, usant de la même rouerie. Ce matin même, par exemple, quand le commis boulanger a voulu savoir ce qui se passait, personne n’a rien dit. Je crois que nous pouvons leur faire confiance.
Nouveau silence. Mais, cette fois, c’était un silence oppressant, impossible à éluder. Il fallait continuer le jeu. Le forgeron se jeta à l’eau :
— Le problème, ce n’est pas la discrétion de nos concitoyens, mais le fait de savoir que faire cela est immoral, inacceptable.
— Faire quoi ?
— Vendre une terre sacrée.
Un soupir de soulagement général souligna ces mots : maintenant ils pouvaient engager une discussion morale, puisque le terrain était déblayé du point de vue pratique.
— Ce qui est immoral, c’est de voir notre Bescos en pleine décadence, dit la femme du maire. C’est d’avoir conscience que nous sommes les derniers à vivre ici et que le rêve de nos grands-parents et de nos ancêtres, d’Ahab et des Celtes, va s’achever dans quelques années. Bientôt, nous aussi nous quitterons le village, soit pour aller à l’hospice, soit pour supplier nos enfants de s’occuper de vieillards malades, déboussolés, incapables de s’adapter à la grande ville, regrettant ce qu’ils auront délaissé, chagrinés parce qu’ils n’auront pas su transmettre à la génération suivante l’héritage précieux que nous avons reçu de nos parents.
— Vous avez raison, ajouta le forgeron. Ce qui est immoral, c’est la vie que nous menons. Réfléchissez : quand Bescos sera en ruine, ces terres seront abandonnées ou vendues pour une bouchée de pain. Des bulldozers arriveront pour ouvrir de grands axes routiers. Les dernières maisons seront démolies, des entrepôts en acier remplaceront ce que nos ancêtres avaient construit à la sueur de leur front. L’agriculture sera mécanisée, les exploitants habiteront ailleurs, loin d’ici, et se contenteront de venir passer la journée dans leurs domaines. Quelle honte pour notre génération !
Nous avons laissé partir nos enfants, nous avons été incapables de les garder à nos côtés.
— Nous devons sauver ce village coûte que coûte, dit le riche propriétaire, qui était sans doute le seul à tirer profit de la décadence de Bescos puisqu’il pouvait tout acheter pour le revendre à une grande entreprise en réalisant un gros bénéfice – mais, même dans ces conditions, il n’avait pas intérêt à céder des terres où un trésor fabuleux était peut-être enfoui.
— Qu’en pensez-vous, monsieur le curé ? demanda la patronne de l’hôtel.
— La seule chose que je connaisse bien, c’est ma religion : elle enseigne que le sacrifice d’une seule personne a sauvé l’humanité.
Il fit une pause pour constater l’effet de ses paroles et, les autres n’ayant apparemment plus rien à dire, il enchaîna :
— Je dois me préparer pour la messe. Pourquoi ne pas nous retrouver en fin d’après-midi ?
L’air soulagé, soudain fébriles comme s’ils avaient quelque chose d’important à faire, tous se mirent d’accord pour fixer l’heure d’une nouvelle réunion. Seul le maire semblait avoir gardé son calme et, sur le seuil de la sacristie, il conclut d’un ton tranchant :
— Ce que vous venez de dire, monsieur le curé, est très intéressant. Un excellent thème pour votre sermon. Je crois que nous devons tous aller à la messe aujourd’hui.