38834.fb2
12
Chantal marchait d’un pas décidé vers le rocher en forme de Y, pensant à ce qu’elle allait faire dès qu’elle aurait pris le lingot. Retourner à sa chambre, se changer, prendre ses papiers et son argent, descendre jusqu’à la route faire du stop. Le sort en était jeté : ces gens ne méritaient pas la fortune qu’ils avaient pourtant eue à leur portée. Pas de bagages : elle ne voulait pas qu’on sache qu’elle quittait Bescos pour toujours ― Bescos et ses belles mais inutiles légendes, ses habitants bien braves mais poltrons, son bar bondé tous les soirs où les clients ressassaient les mêmes histoires, son église qu’elle ne fréquentait pas. Elle écarta l’idée que l’étranger pouvait l’avoir dénoncée, que la police l’attendait peut-être sur la route. Désormais, elle était disposée à courir tous les risques.
La haine qu’elle avait éprouvée une demi-heure plus tôt avait fait place à une pulsion plus agréable : l’envie de se venger.
Elle était contente d’être celle qui, pour la première fois, montrait à tous ces gens la méchanceté dissimulée au fond de leurs âmes ingénues et faussement bienveillantes. Tous rêvaient de la possibilité de commettre un crime – en fait, ils se contentaient de rêver, car jamais ils ne passeraient à l’acte. Ils dormiraient le reste de leurs pauvres existences en se répétant qu’ils étaient nobles, incapables d’une injustice, disposés à défendre à tout prix la dignité du village, mais en sachant que seule la terreur les avait empêchés de tuer un innocent. Ils se glorifieraient tous les matins d’avoir préservé leur intégrité et s’accuseraient tous les soirs d’avoir manqué la chance de leur vie.
Au cours des trois prochains mois, les conversations du bar ne rouleraient que sur un seul sujet : l’honnêteté des généreux habitants de Bescos. Ensuite, la saison de la chasse arrivée, ils passeraient un certain temps sans en parler – car les étrangers avaient une autre façon de voir les choses, ils aimaient avoir l’impression d’être dans un lieu isolé, où régnaient l’amitié et le bien, où la nature était prodigue, où les produits locaux proposés sur un petit éventaire – que la patronne de l’hôtel appelait « boutique » – avaient la saveur de la cordialité ambiante.
Mais une fois la saison de la chasse terminée, les habitants du village reviendraient à leur sujet de conversation favori. Toutefois, rongés par l’idée qu’ils avaient raté l’occasion de faire fortune, ils ne cesseraient plus d’imaginer ce qui aurait pu se passer : Pourquoi personne n’avait-il eu le courage, à la faveur de la nuit, de tuer Berta, cette vieille inutile, en échange de dix lingots d’or ? Pourquoi le berger Santiago, qui chaque matin faisait paître son troupeau dans la montagne, n’avait-il pas été victime d’un accident de chasse ? Ils envisageraient, d’abord calmement, puis avec rage, tous les moyens qu’ils avaient eus à leur disposition.
Dans un an, pleins de haine, ils s’accuseraient mutuellement de ne pas avoir pris l’initiative qui aurait assuré la richesse générale. Ils se demanderaient où était passée la demoiselle Prym, qui avait disparu sans laisser de traces, peut-être en emportant l’or que lui avait montré l’étranger. Ils ne la ménageraient pas, elle savait comment ils parleraient d’elle : l’orpheline, l’ingrate, la pauvre fille que tous s’étaient efforcés d’aider après la mort de sa grand-mère, qui avait eu la chance d’être engagée au bar alors qu’elle n’avait pas été fichue de décrocher un mari et de déménager, qui couchait avec des clients de l’hôtel, en général des hommes bien plus âgés qu’elle, qui clignait de l’œil à tous les touristes pour mendier un gros pourboire.
Ils passeraient le reste de leur vie entre l’auto-compassion et la haine. Chantal exultait, elle tenait sa vengeance. Jamais elle n’oublierait les regards de ces gens autour de la fourgonnette, implorant son silence pour un crime que, en aucun cas, ils n’oseraient commettre, et ensuite se retournant contre elle, comme si c’était elle qui avait percé à jour leur lâcheté et qu’il faille lui imputer cette faute.
Elle était arrivée : devant elle se dressait le Y rocheux. À côté, la branche dont elle s’était servie pour creuser deux jours plus tôt. Elle savoura le moment : d’un geste, elle allait changer une personne honnête en voleuse.
Elle, une voleuse ? Pas du tout. L’étranger l’avait provoquée, elle ne faisait que lui rendre la monnaie de sa pièce. Elle ne volait pas, elle touchait ce qui lui était dû pour avoir joué le rôle de porte-parole dans cette comédie de mauvais goût. Elle méritait l’or – et bien davantage – pour avoir vu les regards des assassins en puissance autour de la fourgonnette, pour avoir passé toute sa vie ici, pour les trois nuits d’insomnie qu’elle venait d’endurer, pour son âme désormais perdue – si tant est que l’âme existe, et la perdition.
Elle creusa là où la terre était ameublie et dégagea le lingot. Au même moment, un bruit la fit sursauter.
Quelqu’un l’avait suivie. Instinctivement, elle jeta quelques poignées de terre dans le trou, tout en sachant que ce geste ne servait à rien. Puis elle se retourna, prête à expliquer qu’elle cherchait le trésor, qu’elle savait que l’étranger se promenait en empruntant ce sentier et qu’aujourd’hui elle avait remarqué que la terre avait été remuée à cet endroit.
Mais ce qu’elle aperçut la laissa sans voix : une apparition qui n’avait rien à voir avec les trésors cachés, les discussions de village à propos de la justice. Un monstre avide de sang.
La tache blanche sur l’oreille gauche. Le loup maudit.
Il se tenait planté entre elle et l’arbre le plus proche : impossible de prendre ce chemin. Chantal se figea, hypnotisée par les yeux de l’animal ; sa tête était en ébullition, ses idées se bousculaient, que faire ? Se servir de la branche ? Non, elle était trop fragile pour repousser l’attaque de la bête. Monter sur l’amas rocheux ? Non, elle n’y serait pas à l’abri. Ne pas croire à la légende et affronter le monstre comme si c’était un loup quelconque isolé de sa bande ? Trop risqué, mieux valait admettre que les légendes recèlent toujours une vérité.
« Punition. »
Une punition injuste, comme tout ce qui lui était arrivé au cours de sa vie : Dieu semblait ne l’avoir choisie que pour assouvir Sa haine pour le monde.
D’un geste instinctif, elle laissa tomber la branche sur le sol et, avec l’impression de se mouvoir au ralenti, elle croisa les bras sur son cou pour le protéger. Elle regretta de ne pas avoir mis son pantalon de cuir, elle savait qu’une morsure à la cuisse pouvait la vider de son sang en dix minutes – c’est ce que lui avaient raconté les chasseurs.
Le loup ouvrit la gueule et grogna. Un grognement sourd, inquiétant ; ce n’était pas une simple menace, il allait attaquer. Chantal ne détourna pas les yeux, elle sentit son cœur battre plus vite : l’animal montrait ses crocs.
C’était une question de temps : ou bien il se jetait sur elle, ou bien il s’éloignait. Elle décida de foncer vers l’arbre pour y grimper, au risque d’être mordue au passage, elle saurait résister à la douleur.
Elle pensa à l’or. Se dit qu’elle reviendrait le chercher dès que possible. Pour cet or, elle était prête à souffrir dans sa chair, à voir son sang couler. Elle devait tenter de se réfugier dans l’arbre.
Tout à coup, comme dans un film, elle vit une ombre se profiler derrière le loup, à une certaine distance.
L’animal flaira cette présence mais ne bougea pas, comme cloué sur place par le regard de Chantal. L’ombre se rapprocha, c’était l’étranger qui se faufilait dans les taillis, penché vers le sol, en direction d’un arbre. Avant d’y grimper, il lança une pierre qui frôla la tête du loup. Celui-ci se retourna instantanément et bondit. Mais l’homme était déjà juché sur une branche, hors de portée des crocs de l’animal.
— Vite, faites comme moi ! cria l’étranger.
Chantal courut au seul refuge qui s’offrait, réussit, au prix de violents efforts, à se hisser elle aussi sur une branche. Elle poussa un soupir de soulagement, tant pis si elle perdait le lingot, l’important c’était d’échapper à la mort.
Au pied de l’autre arbre, le loup grognait rageusement, il bondissait, essayait vainement d’agripper le tronc.
— Cassez des branches, cria Chantal d’une voix désespérée. Non ! Pas pour les lancer, pour faire une torche !
L’étranger comprit ce qu’elle voulait. Il fit un faisceau de branches mais dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour l’enflammer avec son briquet car le bois était vert et humide.
Chantal suivait attentivement ses gestes. Le sort de cet homme lui était indifférent, il pouvait rester là, en proie à cette peur qu’il voulait imposer au monde, mais elle, pour échapper à la mort et réussir à s’enfuir, elle était bien obligée de l’aider.
— Maintenant, montrez que vous êtes un homme ! cria-t-elle. Descendez et tenez le loup à distance avec la torche !
L’homme semblait paralysé.
— Descendez ! Vite !
Cette fois, l’étranger réagit et se plia à l’autorité de cette voix – une autorité qui venait de la terreur, de la capacité de réagir rapidement, de remettre la peur et la souffrance à plus tard. Il sauta à terre en brandissant la torche, sans se soucier des flammèches qui atteignaient son visage.
— Ne le quittez pas des yeux !
L’homme braqua la torche sur le loup qui grondait et montrait ses crocs.
— Attaquez-le !
L’homme fit un pas en avant, un autre, et le loup commença à reculer. Il agita la torche totalement embrasée et soudain l’animal cessa de grogner, virevolta et s’enfuit à toute allure. En un clin d’œil il disparut dans les taillis. Aussitôt, Chantal descendit à son tour de son arbre.
— Partons, dit l’étranger. Vite !
— Pour aller où ?
Retourner au village, où tous les habitants les verraient arriver ensemble ? Tomber dans un piège, auquel cette fois le feu ne permettrait pas d’échapper ?
Sous l’effet soudain d’une violente douleur dans le dos, elle s’écroula sur le sol, le cœur battant la chamade.
— Allumez un feu. Laissez-moi me reprendre.
Elle essaya de bouger, poussa un cri – comme si on lui avait planté un poignard dans l’épaule.
L’étranger alluma en hâte un petit feu. Chantal se tordait de douleur et gémissait, sans doute s’était-elle blessée en grimpant à l’arbre.
— Laissez-moi vous masser, dit l’étranger. À mon avis, vous n’avez rien de cassé. Juste un muscle froissé, vous étiez très tendue et vous avez dû faire un faux mouvement.
— Ne me touchez pas ! Restez où vous êtes ! Ne m’adressez pas la parole !
Douleur, peur, honte. Elle était sûre qu’il l’avait vue déterrer l’or. Il savait – parce que le démon était son compagnon, et les démons sondent les âmes – que cette fois Chantal allait le voler.
Tout comme il savait qu’au même moment tous les habitants du village envisageaient de commettre le crime. Savait aussi qu’ils ne feraient rien, parce qu’ils avaient peur, mais leur vague intention suffisait pour répondre affirmativement à sa question : oui, l’homme est foncièrement méchant. Comme il était sûr que Chantal allait s’enfuir, le pacte qu’ils avaient conclu la veille ne signifiait plus rien et il pourrait reprendre son errance dans le monde, avec son trésor intact, conforté dans ses convictions.
Chantal essaya de trouver la position la plus commode pour s’asseoir : peine perdue, elle était réduite à l’incapacité de faire le moindre geste. Le feu allait maintenir le loup à distance, mais il risquait d’attirer l’attention des bergers qui faisaient paître leurs troupeaux dans le secteur. Ils la verraient en compagnie de l’étranger.
Elle se rappela que c’était samedi, elle sourit en pensant aux habitants de Bescos à cette heure-là, repliés dans leurs logis étriqués pleins de bibelots horribles et de statuettes en plâtre, décorés de chromos ; d’ordinaire, ils s’ennuyaient, mais en cette fin de semaine ils devaient croire que leur était enfin offerte la meilleure occasion de se distraire depuis longtemps.
— Taisez-vous !
— Je n’ai rien dit.
Chantal avait envie de pleurer mais, ne voulant céder à aucune faiblesse devant l’étranger, elle contint ses larmes.
— Je vous ai sauvé la vie. Je mérite ce lingot.
— Je vous ai sauvé la vie. Le loup allait se jeter sur vous.
C’était vrai.
— D’un autre côté, enchaîna l’étranger, je reconnais que vous avez sauvé quelque chose en moi.
Un stratagème. Il allait feindre qu’il n’avait pas compris et ainsi se donner le droit de repartir avec sa fortune. Point final.
Mais l’étranger ajouta :
— La proposition d’hier. Je souffrais tellement que j’avais besoin de voir les autres souffrir comme moi : ma seule consolation. Vous avez raison.
Le démon de l’étranger n’appréciait guère les propos qu’il entendait. Il demanda au démon de Chantal de l’aider, mais celui-ci n’accompagnait la jeune femme que depuis peu et n’exerçait pas encore sur elle un contrôle total.
— Est-ce que cela change quelque chose ? dit'elle.
— Rien. Le pari est toujours valide et je sais que je vais gagner. Mais je comprends le misérable que je suis, tout comme je comprends pourquoi je suis devenu misérable : parce que je suis persuadé que je ne méritais pas ce qui m’est arrivé.
Chantal n’avait plus qu’un souci. Partir le plus vite possible.
— Eh bien moi, je pense que je mérite mon or et je vais le prendre, à moins que vous ne m’en empêchiez, dit-elle. Je vous conseille de faire la même chose. Pour ma part, je n’ai pas besoin de retourner à Bescos, je rejoins directement la grand-route. C’est ici et maintenant que nos destinées se séparent.
— Partez si vous voulez. Mais en ce moment les habitants du village délibèrent du choix de la victime.
— C’est possible. Mais ils vont discuter jusqu’à ce que le délai s’achève. Ensuite, ils passeront deux ans à se chamailler pour savoir qui aurait dû mourir. Ils sont indécis à l’heure d’agir et implacables à l’heure d’incriminer les autres – je connais mon village. Si vous n’y retournez pas, ils ne se donneront même pas la peine de discuter : ils diront que j’ai tout inventé.
— Bescos est une localité comme les autres. Ce qui s’y passe arrive partout dans le monde où des humains vivent ensemble, petites ou grandes villes, campements et même couvents. Mais c’est une chose que vous ne comprenez pas, de même que vous ne comprenez pas que cette fois le destin a œuvré en ma faveur : j’ai choisi la personne idéale pour m’aider. Quelqu’un qui, derrière son apparence de femme travailleuse et honnête, veut comme moi se venger. À partir du moment où nous ne pouvons pas voir l’ennemi – car si nous allons jusqu’au fond de cette histoire, c’est Dieu, le véritable ennemi, Lui qui nous a imposé nos tribulations –, nous rejetons nos frustrations sur tout ce qui nous entoure. Un appétit de vengeance qui n’est jamais rassasié parce qu’il attente à la vie même.
— Épargnez-moi vos discours, dit Chantal, irritée de voir que cet homme, l’être qu’elle haïssait le plus au monde, lisait jusqu’au fond de son âme. Allons, prenez vos lingots, moi le mien et partons !
— En effet, hier je me suis rendu compte qu’en vous proposant ce qui me répugne – un assassinat sans mobile, comme c’est arrivé pour ma femme et mes filles –, à vrai dire je voulais me sauver. Vous vous rappelez le philosophe que j’ai cité lors de notre deuxième conversation ? Celui qui disait que l’enfer de Dieu réside précisément dans Son amour de l’humanité, parce que l’attitude humaine Le tourmente à chaque seconde de Sa vie éternelle ? Eh bien, ce même philosophe a dit également : « L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui pour atteindre ce qu’il y a de meilleur en lui. »
— Je ne comprends pas.
— Avant, je ne pensais qu’à me venger. Comme les habitants de votre village, je rêvais, je tirais des plans sur la comète jour et nuit – et je ne faisais rien. Pendant un certain temps, grâce à la presse, j’ai suivi l’histoire de personnes qui avaient perdu des êtres chers dans des circonstances analogues et qui avaient fini par agir d’une façon exactement opposée à la mienne : ils avaient mis sur pied des comités de soutien aux victimes, créé des associations pour dénoncer les injustices, lancé des campagnes pour prouver que la douleur d’un deuil ne peut jamais être abolie par la vengeance. J’ai essayé, moi aussi, de regarder les choses avec des yeux plus généreux : je n’y suis pas parvenu. Mais maintenant que j’ai pris mon courage à deux mains, que je suis arrivé à cette extrémité, j’ai découvert, là tout au fond, une lumière.
— Continuez, dit Chantal, qui de son côté entrevoyait une lueur.
— Je ne veux pas prouver que l’humanité est perverse. Je veux prouver, de fait, que, inconsciemment, j’ai demandé les choses qui me sont arrivées – parce que je suis méchant, un homme totalement dégénéré, et j’ai mérité le châtiment que la vie m’a infligé.
— Vous voulez prouver que Dieu est juste.
L’étranger réfléchit quelques instants.
— C’est possible.
— Moi, je ne sais pas si Dieu est juste. En tout cas Il n’a pas été très correct avec moi et ce qui a miné mon âme, c’est cette sensation d’impuissance. Je n’arrive pas à être bonne comme je le voudrais, ni méchante comme à mon avis je le devrais. Il y a quelques minutes, je pensais que Dieu m’avait choisie pour Se venger de toute la tristesse que les hommes Lui causent. Je suppose que vous avez les mêmes doutes, certes à une échelle bien plus grande : votre bonté n’a pas été récompensée.
Chantal s’écoutait parler, un peu étonnée de se dévoiler ainsi. Le démon de l’étranger remarqua que l’ange de la jeune femme commençait à briller plus intensément et que la situation était en train de s’inverser du tout au tout.
« Réagis », souffla-t-il à l’autre démon.
« Je réagis, mais la bataille est rude. »
— Votre problème n’est pas exactement la justice de Dieu, dit l’étranger. Mais le fait que vous avez toujours choisi d’être une victime des circonstances.
— Comme vous, par exemple.
— Non. Je me suis révolté contre quelque chose qui m’est arrivé et peu m’importe que les gens aiment ou n’aiment pas mon comportement. Vous, au contraire, vous avez cru en ce rôle de l’orpheline, désemparée, qui désire être acceptée coûte que coûte. Comme ce n’est pas toujours possible, votre besoin d’être aimée se change en une soif sourde de vengeance. Dans le fond, vous souhaitez être comme les autres habitants de Bescos – d’ailleurs, dans le fond, nous voudrions tous être pareils aux autres. Mais le destin vous a donné une histoire différente.
Chantal hocha la tête en signe de dénégation.
« Fais quelque chose, dit le démon de Chantal à son compagnon. Elle a beau dire non, son âme comprend, et elle dit oui. »
Le démon de l’étranger se sentait humilié, parce que l’autre avait remarqué qu’il n’était pas assez fort pour imposer silence à l’homme.
« Les mots ne mènent nulle part, répondit-il. Laissons-les parler, car la vie se chargera de les faire agir de façon différente. »
— Je ne voulais pas vous interrompre, enchaîna l’étranger. Je vous en prie, parlez-moi encore de la justice de Dieu selon vous.
Satisfaite de ne plus avoir à écouter des propos qui la désobligeaient, Chantal reprit la parole :
— Je ne sais pas si je vais me faire comprendre. Mais vous avez dû remarquer que Bescos n’est pas un village très religieux, même s’il y a une église, comme dans toutes les bourgades de la région. Peut-être parce que Abab, quoique converti par saint Savin, mettait en cause l’influence des prêtres : comme la plupart des premiers habitants étaient des scélérats, il estimait que le rôle des curés se réduirait à les inciter de nouveau au crime par des menaces de tourment. Des hommes qui n’ont rien à perdre ne pensent jamais à la vie éternelle.
« Dès que le premier curé s’installa, Ahab comprit qu’il y avait ce risque. Pour y parer, il institua ce que les Juifs lui avaient enseigné : le jour du pardon. Mais il décida de lui donner un rituel à sa façon.
« Une fois par an, les habitants s’enfermaient chez eux, établissaient deux listes, puis se dirigeaient vers la montagne la plus haute où ils lisaient la première liste à l’adresse des deux : « Seigneur, voici les péchés que j’ai commis contre Ta loi. Vols, adultères, injustices et autres péchés capitaux. J’ai beaucoup péché et je Te demande pardon de T’avoir tant offensé. »
« Ensuite – et c’était la trouvaille d’Ahab – les habitants tiraient de leur poche la seconde liste et la Usaient de même à l’adresse des cieux : « Toutefois, Seigneur, voici les péchés que Tu as commis à mon encontre : Tu m’as fait travailler plus que le nécessaire, ma fille est tombée malade malgré mes prières, j’ai été volé alors que je voulais être honnête, j’ai souffert sans raison. »
« Après avoir lu la seconde liste, ils complétaient le rituel : « J’ai été injuste envers Toi et Tu as été injuste envers moi. Cependant, comme c’est aujourd’hui le jour du pardon, Tu vas oublier mes fautes comme j’oublierai les Tiennes et nous pourrons continuer ensemble un an de plus. »
— Pardonner à Dieu, dit l’étranger. Pardonner à un Dieu implacable qui ne cesse de construire pour mieux détruire.
— Notre conversation prend un tour qui ne me plaît guère, dit Chantal en regardant au loin. Je n’ai pas assez appris de la vie pour prétendre vous enseigner quelque chose.
L’étranger garda le silence.
« Je n’aime pas ça du tout », pensa le démon de l’étranger en voyant poindre une lumière à ses côtés, une présence qu’en aucun cas il ne pouvait admettre. Il avait déjà écarté cette lumière deux ans plus tôt, sur l’une des plus belles plages de la planète.