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17
Après un dîner frugal, le curé s’assit, seul, sur un banc de l’église pour attendre le maire qui devait arriver dans quelques minutes.
Il promena son regard sur les murs nus et chaulés de la nef, l’autel modestement décoré de statuettes de saints qui, dans un passé lointain, avaient vécu dans la région. Une fois de plus, il déplora que les habitants de Bescos n’aient jamais été très religieux, en dépit du fait que saint Savin avait été le grand promoteur de la résurrection du village. Mais les gens l’avaient oublié et préféraient évoquer Ahab et les Celtes, perpétuer des superstitions millénaires, sans comprendre qu’un geste suffit, un simple geste, pour la rédemption – accepter Jésus comme le seul sauveur de l’Humanité.
Quelques heures auparavant, il s’était offert lui-même en holocauste. Un jeu risqué, mais il aurait été disposé à aller jusqu’au bout, accepter le martyre, oui, si les gens n’étaient pas aussi frivoles, si facilement manipulables.
« Ce n’est pas vrai. Ils sont frivoles, mais ils ne sont pas manipulables aussi facilement. » À telle enseigne que, par le biais du silence et des artifices du langage, ils lui avaient fait dire ce qu’ils voulaient entendre : le sacrifice qui rachète, la victime qui sauve, la décadence qui se change de nouveau en gloire. Il avait feint de se laisser manœuvrer par les gens, mais il n’avait dit que ce qu’il croyait.
Il avait été éduqué très tôt pour le sacerdoce, sa véritable vocation. Ordonné prêtre à l’âge de vingt et un ans, très vite il avait impressionné ses ouailles par son don de la parole et sa compétence dans l’administration de sa paroisse. Il priait tous les soirs, assistait les malades, visitait les prisons, donnait à manger à tous ceux qui avaient faim – exactement comme le prescrivaient les textes sacrés. Peu à peu, sa réputation s’était répandue dans la région et était venue aux oreilles de l’évêque, un homme connu pour sa sagesse et son équité.
Cet évêque l’invita à dîner en compagnie d’autres jeunes prêtres. À la fin du repas, le prélat se leva et, malgré son âge avancé et sa difficulté à marcher, offrit de l’eau à chacun des convives. Tous refusèrent, sauf lui, qui demanda à l’évêque de remplir son verre à ras bord.
Un des curés chuchota, de façon que l’évêque puisse saisir ce qu’il disait : « Nous refusons tous cette eau, car nous savons que nous sommes indignes de la recevoir des mains de ce saint homme. Un seul parmi nous ne comprend pas que notre supérieur fait un grand sacrifice en portant cette lourde carafe. »
Revenu à sa chaise, l’évêque dit :
— Vous vous prenez pour des saints, mais vous n’avez pas eu l’humilité de recevoir et moi je n’ai pas eu la joie de donner. Lui, il a simplement permis que le bien se manifeste.
Et sur l’heure, il le nomma à une paroisse très importante.
Devenus amis, les deux hommes eurent de fréquentes occasions de se revoir. Chaque fois qu’il avait un doute, le curé recourait à celui qu’il appelait son « père spirituel » et réglait sa conduite selon les réponses de l’évêque. Ainsi, un jour qu’il était angoissé, ne sachant pas si ses actes plaisaient à Dieu, il alla trouver l’évêque pour lui demander ce qu’il devait faire.
— Abraham acceptait les étrangers, et Dieu était content, répondit l’évêque. Elie n’aimait pas les étrangers, et Dieu était content. David s’enorgueillissait de ce qu’il faisait, et Dieu était content. Le publicain devant l’autel avait honte de ce qu’il faisait, et Dieu était content. Jean Baptiste est allé au désert, et Dieu était content. Paul s’est rendu dans les grandes villes de l’Empire romain, et Dieu était content. Comment saurais-je ce qui peut réjouir le Tout-Puissant ? Faites ce que votre cœur vous commandera, et Dieu sera content.
Le lendemain de cet entretien, l’évêque mourut d’un infarctus foudroyant. Le curé interpréta cette mort comme un signe et, dès lors, observa strictement cette recommandation : suivre l’élan du cœur. Tantôt il donnait l’aumône, tantôt il envoyait le mendiant travailler. Tantôt il prononçait un sermon très austère, tantôt il chantait en chœur avec ses fidèles. Son comportement attira de nouveau l’attention, cette fois du nouvel évêque, qui le convoqua.
À sa grande surprise, il reconnut celui qui, au dîner de l’évêque défunt, avait glissé une remarque perfide contre lui.
— Je sais que vous êtes maintenant à la tête d’une paroisse importante, dit le nouvel évêque, une lueur d’ironie dans les yeux. Et que, ces dernières années, vous avez été un grand ami de mon prédécesseur. Peut-être aspirez-vous à l’obtention de ma charge ?
— Non, j’aspire depuis longtemps à la sagesse.
— Alors, vous devez être aujourd’hui un homme riche d’expérience. Mais j’ai entendu des histoires singulières à votre sujet : tantôt vous faites la charité, tantôt vous refusez l’aumône que notre Église prescrit de donner.
— Mon pantalon a deux poches, expliqua le curé. Dans chacune, il y a un billet où j’ai écrit une maxime, mais je ne mets de l’argent que dans la poche gauche.
Intrigué, le nouvel évêque lui demanda quelles étaient ces maximes.
— Sur le billet de la poche droite, j’ai écrit : « Je ne suis rien, sinon cendre et poussière. » Sur celui de la poche gauche : « Je suis la manifestation de Dieu sur la terre. » Quand je vois la misère et l’injustice, je mets la main à la poche gauche et j’aide mon prochain. Quand je vois la paresse et l’indolence, je mets la main à la poche droite et je constate que je n’ai rien à donner. De cette façon, j’arrive à mettre en équilibre le monde matériel et le monde spirituel.
Le nouvel évêque le remercia de lui avoir donné cette belle image de la charité, l’invita à rejoindre sa paroisse, mais ajouta qu’il avait décidé de restructurer le diocèse. Peu de temps après, le curé apprit qu’il était muté à Bescos. Il comprit immédiatement le message : l’envie. Mais il avait promis de servir Dieu où que ce fût et il prit le chemin de Bescos, plein d’humilité et de ferveur : c’était un nouveau défi à relever.
Les années passèrent. Au bout de cinq ans, il n’avait pas réussi à ramener à l’église les brebis égarées, malgré tous ses efforts. C’était un village gouverné par un fantôme du passé, nommé Ahab, et rien de ce qu’il prêchait ne faisait oublier les légendes qui circulaient.
Au bout de dix ans, il comprit son erreur : il avait changé en arrogance sa recherche de la sagesse. Il était tellement convaincu de la justice divine qu’il n’avait pas su la mettre en balance avec l’art de la diplomatie. Il avait cru vivre dans un monde où Dieu était partout et il se retrouvait parmi des êtres humains qui souvent ne Le laissaient pas entrer.
Au bout de quinze ans, il se rendit compte qu’il ne sortirait jamais de Bescos : l’évêque était devenu un cardinal important qui faisait entendre sa voix au Vatican et qui ne pouvait en aucun cas permettre qu’un petit curé de campagne divulgue qu’il avait été exilé à cause de l’envie et de la jalousie de son supérieur.
À ce moment-là, il s’était déjà laissé abattre par le manque total d’encouragements : personne ne saurait résister à tant d’années d’indifférence. Il pensa que, s’il avait abandonné le sacerdoce au moment voulu, il aurait pu être beaucoup plus utile à Dieu ; mais il avait indéfiniment repoussé sa décision, croyant toujours que la situation allait changer. À présent, il était trop tard, il n’avait plus aucun contact avec le monde.
Au bout de vingt ans, une nuit, il se réveilla désespéré : sa vie avait été complètement inutile. Il savait très bien ce dont il était capable et le peu qu’il avait réalisé. Il se rappela les deux papiers qu’il avait l’habitude de glisser dans ses poches, il découvrit qu’il avait pris l’habitude de toujours mettre la main à la poche droite. Il avait voulu être sage, mais il n’avait pas été politique. Il avait voulu être juste et il n’avait pas été sage. Il avait voulu être politique et il avait été timoré.
« Où est Ta générosité, Seigneur ? Pourquoi m’as-Tu traité comme Tu as traité Job ? N’aurai-je jamais une autre chance dans la vie ? Donne-moi une autre chance ! »
Il se leva, ouvrit la Bible au hasard, comme il avait l’habitude de le faire quand il avait besoin d’une réponse. Il tomba sur le passage où, lors de la Cène, le Christ demande que le traître le livre aux soldats qui le recherchent.
Le curé passa des heures à méditer sur ce qu’il venait de lire : pourquoi Jésus avait-il demandé que le délateur commette un péché ?
« Pour que s’accomplissent les Écritures », diraient les docteurs de l’Église. En tout état de cause, pourquoi Jésus avait-il induit un homme au péché et à la damnation éternelle ? Jésus ne ferait jamais cela. A vrai dire, le traître n’était qu’une victime, comme lui-même. Le mal devait se manifester et jouer son rôle afin que le bien puisse finalement l’emporter. S’il n’y avait pas de trahison, il n’y aurait pas le calvaire, les Écritures ne s’accompliraient pas, le sacrifice ne servirait pas d’exemple.
Le lendemain, un étranger était arrivé au village. Il n’était pas le premier à y séjourner et le curé n’attacha aucune importance à cet événement. Il n’établit pas non plus le moindre rapport avec la demande qu’il avait adressée à Jésus ou avec le passage qu’il avait lu. Le jour où il avait entendu l’histoire du modèle qui avait posé pour La Cène de Léonard de Vinci, il s’était rappelé avoir lu le même texte dans le Nouveau Testament, mais avoir pensé que c’était une simple coïncidence.
C’est seulement quand la demoiselle Prym avait fait part de la proposition de l’étranger qu’il avait compris que sa prière avait été entendue. Le mal devait se manifester afin que le bien puisse enfin toucher le cœur des habitants de ce village. Pour la première fois depuis qu’il avait pris en charge cette paroisse, il avait vu son église comble. Pour la première fois, les notabilités s’étaient réunies dans la sacristie.
« Le mal devait se manifester afin qu’ils comprennent la valeur du bien. » Comme le traître de l’Évangile qui, aussitôt après avoir commis son forfait, le regretta, ses paroissiens allaient se repentir et leur seul havre serait l’Église. Bescos redeviendrait, après tant et tant d’années d’impiété, une communauté de fidèles.
Le curé conclut sa méditation : « C’est à moi qu’il a incombé d’être l’instrument du Mal et c’était là l’acte d’humilité le plus profond que je pouvais offrir à Dieu. »
Le maire arriva à l’heure dite.
— Monsieur le curé, je dois savoir ce que je vais proposer.
— Laissez-moi conduire la réunion à ma guise.
Le maire hésita à répondre : n’était-il pas la plus haute autorité de Bescos ? Devait-il laisser un étranger traiter publiquement d’un sujet aussi important ? Le curé habitait le village depuis vingt ans, mais il n’y était pas né, il n’en connaissait pas toutes les histoires, dans ses veines ne coulait pas le sang d’Ahab.
— Je pense, vu l’extrême gravité de cette affaire, que je dois moi-même en débattre avec la population.
— A votre gré. C’est préférable, les choses peuvent mal tourner et je ne voudrais pas que l’Église soit impliquée. Je vais vous dire ce que j’avais prévu et vous vous chargerez d’en faire part à vos administrés.
— En définitive, du moment que vous avez un plan d’action, j’estime qu’il est plus juste et plus honnête de vous laisser l’exposer à nos concitoyens.
« Toujours la peur, pensa le curé. Pour dominer un homme, faites en sorte qu’il ait peur. »