38835.fb2 Le d?ner des ex - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 14

Le d?ner des ex - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 14

« Bach Werke Verzeichnis 243, D-dur comme dur dur », me suis-je dit ce matin en fermant les yeux de lassitude, et en pensant à toi, car l'expression était la tienne ; j'entends encore ton accent alémanique marteler les lettres « BWV », abréviation du catalogue thématique des œuvres de Bach.

Hans D., le ténor, et Hélène K., la contralto, en étaient à leur énième Et misericordia, sans ferveur, sans saveur. La matinée s'éternisait ; chacun semblait vidé de toute vitalité. Un flûtiste somnolait derrière sa partition.

La descente chromatique de la basse (très comparable, ne trouves-tu pas, à celles du BWV 232 et BWV 78 ?) s'abîmait sous l'archet lourd de Daniel T., habituellement aérien. Je l'observai par-dessus mon pupitre. Le jeune homme regardait au loin, bougon. Il était de mauvaise humeur, et pour avoir déjà travaillé avec ce brillant contrebassiste, je savais qu'il fallait le laisser tranquille.

Je m'inquiétai davantage d'Hélène et Hans. Techniquement, tout y était, à part le continuo désastreux de Daniel. Les tempi étaient justes, belle ampleur d'Hélène à Eius a progenie, élan limpide de Hans sur Timentibus eum… Lorsque Hélène chantait en solo Esurientes, et Hans, de son côté, Deposuit poternes, leurs voix étaient chaudes, pleines, riches, comme je les souhaitais. Pourquoi alors ne parvenaient-ils pas à chanter ce duo correctement ?

En demandant que l'on reprenne une fois de plus, je fixai Daniel T. du regard, tandis qu'une lueur malicieuse que tu connais bien s'allumait dans mes yeux. J'attrapai les mains des deux chanteurs, collai leurs quatre paumes ensemble, poussai le ténor contre l'alto jusqu'à ce que le front bombé d'Hélène effleurât le menton barbu de Hans, cachai leurs partitions.

— « Vous n'en avez pas besoin ! » – et me plaçai derrière eux, baguette à la main.

— Rapprochez-vous, que diable ! Ferveur et communion !

Hélène avait rougi. Elle ferma les yeux, gênée de la proximité de l'imposant Hans, de la chaleur qui se dégageait de ses mains osseuses. Elle sentit son souffle vigoureux sur le haut de son crâne, et faillit oublier de partir au bon moment. Hans, amusé de voir la distante Hélène se troubler, s'approcha davantage, et Daniel T., diverti par ce spectacle étonnant, retrouva sa grâce coutumière.

Les voix éclatèrent, célestes. Hélène garda les yeux fermés. Le deuxième Et misericordia s'envola. Je retins ma respiration, scrutant les deux profils se faisant face, les deux bouches ouvertes, les quatre mains accolées, en m'étonnant comme toujours du pouvoir mystérieux de la musique, capable de métamorphoser ainsi un visage banal pour le rendre sensuel et lumineux. Hélène, traits sévères gommés par un éclat ardent, captait les vibrations du timbre de Hans au travers de leurs doigts soudés ; Hans interceptait la tessiture voluptueuse d'Hélène par leurs ventres qui se frôlaient.

Ils chantaient en osmose, pour la première fois. Basse et cordes s'éteignirent en douceur ; le dernier accord subsista, suspendu dans l'air, frémissant de beauté. Il y eut un silence dans la salle. Puis tous les musiciens applaudirent. Hélène, ouvrant enfin les yeux, sourit, éberluée. Hans ne lâcha pas ses mains. J'ai lancé un clin d'œil vers Daniel T.

Plus tard, le jeune homme me confia :

— J'avais l'impression de les voir faire l'amour.

Je crois que tu m'aurais dit la même chose.