38835.fb2 Le d?ner des ex - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 16

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J'interromps quelques instants le flot de ces confessions italiennes pour te dire que j'ai réussi à joindre Manuel. Ce monsieur prisé est sur liste rouge ; j'ai dû soudoyer une connaissance afin d'obtenir ses coordonnées. Il n'habite plus la Côte basque, mais la Côte d'Azur. Le téléphone a sonné longtemps, puis j'ai laissé un message sur un répondeur où figurait une voix méconnaissable. Il a rappelé ce matin, alors que je partais répéter.

Je ne te cache pas que cela m'a troublée d'entendre sa voix. Les années l'ont rendue plus grave encore, plus voilée. Infiniment séduisante. Il m'a dit être libre pour le 28 octobre. Alors, j'ai précisé qu'il fallait venir seul. Il y eut un silence. Sais-tu ce qu'il m'a répondu sur un ton pince-sans-rire ?

— J'avais prévu de le faire.

Une question me brûlait les lèvres. Était-il encore marié à Nadège ? Il me faudra attendre le 28 octobre pour le savoir.

Nous reviendrons à Manuel plus tard, comme promis. Pour l'heure, montons les marches en travertin de l'escalier de la T., en nous frayant un passage à travers touristes et jeunesse romaine. Arrêtons-nous devant la casina R., au pied de l'escalier. Je sais que les hommes ont peu de mémoire pour ces détails, mais te souviens-tu que c'est là que nous nous embrassâmes pour la première fois ?

Un mois ou deux après ma venue, tu avais insisté pour m'emmener visiter le petit musée consacré aux poètes romantiques. C'est ici, me dis-tu, que mourut Keats à vingt-cinq ans. Mes connaissances littéraires étant à cette époque bien plus limitées qu'aujourd'hui, je dus t'avouer que je n'avais jamais entendu parler de Keats. Tu me contemplas avec une certaine indulgence – n'étais-tu pas déjà amoureux ? – pour dire :

— Pas grave. L'important, c'est d'intercepter l'essence de l'âme qui s'est envolée par cette fenêtre.

Debout derrière moi, tu regardais par-dessus mon épaule la chambrette remplie de souvenirs, lettres, mèches de cheveux, recueils, bibelots, où le poète tuberculeux rendit son dernier soupir. Je peux à présent te confier que nul esprit ne me sollicita. Je m'efforçais de rester calme face à ton enivrante proximité.

Tu as dû te rendre compte de mon affolement, car à peine fûmes-nous sortis de cette pièce morbide se prêtant peu à un interlude sensuel, tu saisis ma nuque de ta grande main pour me plaquer contre toi, sans un mot. Dans le fond de tes prunelles grises, je vis poindre le désir, ainsi qu'un soupçon d'humour.

Si ma mémoire est bonne, c'est moi qui, en premier, t'ai tendu les lèvres.

Figure-toi que je suis retournée, il y a quelques années, à la casina R., et l'esprit de Keats (qu'entre-temps j'avais lu avec délectation) m'effleura comme une plume légère ; je l'imaginai sur son lit, si jeune, les poumons remplis de sang.

— Don't be afraid ! murmura-t-il à son compagnon, sentant arriver la mort sur lui comme un grand rapace noir.

Mais c'est ton âme que j'aurais aimé capter ce jour-là, et le souvenir de ce premier baiser, échangé à l'ombre de la dernière demeure d'un poète anglais, au pied d'un escalier de cent trente-huit marches.