38835.fb2 Le d?ner des ex - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 17

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Après ce baiser, il me semble que je ne t'ai pas résisté longtemps. Je me souviens d'un dîner dans un restaurant près de la fontaine de T. où tu déployas l'arsenal complet de ton charme.

Malgré le demi-siècle qui nous séparait, tu ne m'as jamais traitée comme une petite fille, et avant même d'être ta maîtresse, je me suis sentie adulte pour la première fois en ta compagnie. J'avais appris depuis peu à lire dans les yeux d'un homme, ainsi je compris vite que je te plaisais. Mais par-delà l'envie que je t'inspirais, il y avait l'intérêt profond que tu me manifestais, cette bienveillance amicale qui m'a guidée lors de mes débuts de jeune chef. C'est grâce à toi que je connus d'autres grands maîtres, chanteurs et solistes, pour travailler et apprendre à leurs côtés. Ton nom fut mon sésame ; les portes fermées pour tant d'autres s'ouvraient en grand pour moi. J'ai mûri dans ton ombre, mais c'est toi qui m'as poussée vers la lumière.

Il n'a pas suffi d'être « pistonnée » pour réussir. Sous ta tutelle, et après, j'ai travaillé sans relâche. Il me fallait encore trouver mon style, apprendre comment donner à un orchestre la « couleur » voulue : une sonorité plus ou moins brillante, des cordes moelleuses, des bois limpides ; comprendre comment respecter les phrasés et les volontés d'un compositeur, obtenir une densité sans lourdeur, une légèreté frôlant la transparence ; et tant d'autres choses que je souhaitais entendre et ne parvenais pas à « faire passer » à mes musiciens.

— C'est toi le capitaine du bateau, disais-tu. Dis adieu au Konzertmeister du XVIIIe siècle qui dirigeait de son archet une poignée d'instrumentistes. Un jour, tu auras cent trente-cinq musiciens à guider. Un orchestre, c'est comme une ville, c'est tout un peuple ! Ne te laisse pas emporter à la dérive par ton navire. Maintiens ta barre. Méfie-toi, il arrive que le thème initial se noie dans la tempête. Écoute. Transmets. Maîtrise.

J'ai gardé la lettre que tu m'avais envoyée après mon premier concert. De temps en temps, je la relis, pour le plaisir de contempler ta belle écriture qui ressemble à des notes : tes « s » sinueux en clefs de sol, tes « p », « j », « g », pointus comme des croches, tes « c » bouclés en clef d'ut.

Margotine,

J'ai entendu tes BWV 1066 et 1069. Bien. C'était bien. Tu es jeune encore, la fluidité viendra plus tard, le phrasé plus ample aussi. La rage est là, ancrée, viscérale, et le refus de l'à-peu-près également. Laisse-les grandir, mûrir en toi.

Tu as compris l'objectif premier : faire le mieux possible, voilà ton ambition dans toute sa modestie. La volonté, le talent, le désir de vaincre, te serviront à peu de chose. Nourris-toi de ce frisson interne que tu ne puis expliquer, et qui est la fibre même de ton être. On ne devient pas musicien, on naît musicien. Je ne me fais aucun doute sur ton avenir. Poursuis ta destinée avec l'opiniâtreté que je te connais.

D'un chef, les musiciens disent toujours que, dès le premier regard, ils savent qui de lui ou d'eux sera le Maître. Tu es femme, la tâche sera d'autant plus rude pour toi. De surcroît, tu devras faire oublier que tu ressembles à un archange de Rossetti.

Je t'embrasse,

Max.