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Le soir même, vers minuit, tandis que je travaillais dans le studio que j'avais alors rue de V., le téléphone sonna. C'était Manuel. Je lui demandai comment il avait obtenu mon numéro. Il l'avait trouvé dans l'annuaire, sous mon nom de jeune fille, que j'ai gardé pour ma carrière. Il était en bas de la rue et n'avait pas le code de la porte. En soufflant dans l'appareil, il m'intima de le laisser monter. J'hésitai. Il était tard, une baby-sitter gardait Martin au domicile conjugal.
Le studio aux lumières tamisées offrait une atmosphère feutrée qui plairait d'emblée à Manuel. Un désordre sympathique y régnait, partitions à même le sol ; piano trônant au milieu de la pièce, et sous le plafond mansardé, un large divan moelleux qui semblait fait pour l'amour.
Je décidai d'abandonner Alessandro Scarlatd. Il Giardino d'Amore devrait patienter jusqu'à demain. Je dis à Manuel d'attendre, que j'allais descendre.
Nous allâmes dans un bar, un peu plus loin sur le boulevard. Une fois assis devant un verre, il me demanda si j'avais eu peur qu'il monte. Je le regardai en hochant la tête.
— De quoi avez-vous peur ?
— Peur de ne pas savoir vous résister.
Il dit préférer cent fois cette honnêteté juvénile à une hypocrisie bien-pensante. Nous bûmes en silence jusqu'à ce qu'il attrapât mon poignet.
Sa peau chaude me troubla.
— Laissez-moi monter, Margaux. Juste une heure. Cela vous fera du bien. Après, vous oublierez. Vous aimerez votre mari encore plus fort. Vous lui ferez mieux l'amour.
Il guettait chaque réaction sur mon visage. Sa peau était brûlante. Ma tête tournait. Il insista, caressant l'intérieur de mon poignet d'un index adroit.
Au bout d'une minute qui sembla une éternité, je parvins à lui dire non, un non étranglé, mais un non tout de même. Il retira sa main et s'en alla, sans un mot. Avec un soupir de soulagement mêlé à une pointe de regret, je le regardai partir.
Ainsi, le beau Manuel sortit de ma vie. Longtemps, son prénom évoqua pour moi le plus sombre et le plus tourmenté des quatuors à cordes de Schubert, le D810 en ré mineur, celui que tu trouvais « macabre ».
Je ne parviens pas à comprendre comment j'ai pu lui résister ce soir-là. Mariée depuis peu, et tout juste mère, je me tenais encore à ce que j'appellerai ma « logique de fidélité ». En épousant Pierre, j'avais l'intention de ne pas le tromper. Cet état d'esprit ne dura pas. Je trompai mon mari, à plusieurs reprises. Il ne le supporta pas, et me quitta.
Et cela, Max chéri, c'est encore une autre histoire…