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Avant de te raconter Pierre, laisse-moi d'abord te parler des événements de ces dernières semaines. Domine ton impatience ; il s'agit là de quelque chose d'important.
Je suis allée dîner chez Isabelle, celle que je connus à B. en même temps que Manuel, et qui m'est devenue chère. Affalée sur un des grands canapés aux ressorts fatigués, je regardais évoluer la faune bariolée des invités de mon amie. Et puis, mon cher Max, il y eut cet homme.
Comment te dire ? Il se tenait assis dans un coin du salon ; je ne voyais que son profil : un nez droit, un menton fort, une chevelure sombre éclaboussée d'argent. Un regard étrange et mordoré. Il me parut empreint d'une certaine mélancolie.
Puis le mari d'Isabelle m'annonça que le dîner était servi. Comme d'habitude, c'était un buffet. Une fois servie, je m'installai à un coin de table. L'inconnu brun vint s'asseoir en face de moi. De près, il semblait plus âgé, et devait avoir la cinquantaine ; ses yeux vert-jaune, son sourire drôle mais amer me parurent meurtris par la vie. Il me salua, sans se présenter, me dit qu'il était venu écouter mon Magnificat et l'avait aimé.
D'emblée, sa voix me fît chavirer. Parfois de velours, parfois cassante, mais toujours pleine, tonitruante, vibrante ; dès que je l'entendis, j'eus l'impression qu'elle me pénétrait, qu'elle me mettait nue. Cet homme que j'avais à première vue trouvé morne, éteint, se transformait devant mes yeux ; son regard doré scintillait de vivacité, ses mains carrées virevoltaient, ses lèvres charnues dévoilaient de petites dents animales. L'écouter, c'était comme boire le champagne le plus pétillant, le plus délicieux qui soit.
J'imaginais déjà, rien qu'en écoutant ce timbre méphistophélique, la façon qu'il devait avoir de poser la main sur une femme, de la toucher, de la malaxer avec des doigts qui s'insinuaient, curieux, enthousiastes, effrontés, voraces, dans les coins et recoins, avec une habileté gourmande et joyeuse.
— Vous appelez-vous en réalité Marguerite, comme Margot de Valois ?
Je mis quelques secondes à lui répondre.
— Non, comme château-margaux.
Comme ma voix paraissait terne et fade après la sienne… Je lui avouai que j'avais bien failli m'appeler Marguerite, ma mère adorant ce prénom, mais que mon père, grand amateur de vin, avait insisté en faveur de Margaux.
L'inconnu à la voix bouleversante me dit avoir nommé sa fille aînée Marguerite, mais personne ne l'appelait ainsi ; à croire que c'était devenu un prénom démodé. Je voulus connaître l'âge de sa fille. Elle avait quinze ans, et on l'appelait Margot, comme la reine. Regrettait-il le Marguerite ? Oui, un peu. Un de ses écrivains préférés se prénommait Marguerite, et il aimait beaucoup ce prénom charmant et désuet. Mais sa fille ne voulait pas en entendre parler. Elle avait, selon son père, un sacré caractère ; le caractère de sa mère.
— Votre femme est-elle ici ce soir ?
J'eus envie de contempler l'être chanceux au sale caractère à qui la Voix susurrait des mots d'amour.
Il eut alors un rire fou et sonore qui me rappela le tien. Peu d'hommes rient ainsi. C'était un rire chaud et sensuel comme du velours épais ; un rire drôle, tendu d'humour, teinté d'une espièglerie qui me ravit. Sans savoir pourquoi, je ris avec lui. Puis, sa gaieté s'estompa. Une fragilité s'alluma un instant dans les prunelles jaunes. Non, sa femme n'était pas là. Lorsqu'il sourit, je compris que je n'en apprendrais pas plus. Il effleura ma main de la sienne.
— On devine à vos mains que vous êtes musicienne.
Mes mains, tu t'en souviens, sont petites, carrées et enfantines, nanties d'ongles coupés ras, et n'ont rien des mains longues et fines de pianistes dotées d'interminables phalanges capables de couvrir deux octaves sur un clavier, mais la Voix trouvait qu'elles reflétaient toute « mon âme d'artiste ».
À mon tour, je regardai les siennes posées à plat sur la table, de grandes mains spirituelles et intéressantes. Il me mit au défi de deviner son métier après l'étude de ses mains. Qui se cachait derrière ces doigts volontaires, ces pouces solides ? Mais, en les contemplant, un trouble me saisit.
Comme elles étaient belles, chaleureuses et masculines. Comme elles me plaisaient. La nature de sa profession m'importait peu. Je n'avais qu'un désir, saisir ces mains dont le parfum subtil cheminait jusqu'à moi, pour enfouir mon visage au creux des paumes que je ne voyais pas, mais dont je devinais les croisillons secrets, la surface à la fois rêche et nacrée. Telle une diseuse de bonne aventure, j'aurais aimé me pencher sur les sinuosités sibyllines de ses lignes de vie, de cœur et de chance pour tout décrypter, tout connaître de lui.
Je percevais le regard de l'inconnu sur le haut de ma tête comme un phare incandescent. Il retourna ses mains lentement, comme s'il me les offrait. En retenant ma respiration, je posai les yeux sur ses paumes blanches, sans les toucher. Il me parut étrange de contempler ainsi les paumes nues de cet homme dont je ne savais même pas le nom.
J'eus l'impression d'avoir atteint avec lui, en quelques minutes, un degré d'intimité surprenant. Tu le sais bien, Max, les hommes n'aiment pas se livrer, préférant masquer leurs faiblesses derrière une nonchalance virile.
Alors que le silence entre nous semblait se faire plus lourd, que nos regards comblaient l'absence de paroles, il frôla à nouveau ma main de la sienne.
Puis il dit :
— J'ai lu quelque part que vous étiez une passionnée de musique baroque.
L'instant magique était rompu. Rassurée de pouvoir me hasarder dans un sujet plus sûr, je tentai de lui démontrer la sensualité latente de cette musique, le contraste entre la rigueur des structures et la totale liberté d'expression. M'écoutait-il ? Son regard s'attardait, rêveur, sur mes mains, ma bouche, mes cuisses sous ma jupe.
À la fin de la soirée, il promit de venir à un de mes prochains concerts, m'implorant de ne pas jouer du Lully, qu'il trouvait soporifique, ni les Quatre Saisons, qui lui rappelaient les ascenseurs d'un grand magasin. Il ne me restait plus qu'à dire au revoir à cet inconnu, dont Isabelle ne m'avait précisé que le prénom : Adrien.
— Au revoir, madame Château-Margaux.
Ainsi naquit le surnom dont il m'affuble encore. Il attrapa ma main droite et la baisa avec une courtoisie coquine.
— On ne vous voit pas beaucoup de face, dans votre métier. Dommage, car il semblerait que l'endroit du château vaille bien l'envers. N'y aurait-il que des messieurs libidineux au premier rang de vos concerts ?