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Il me laissa sans nouvelles pendant deux semaines. Ce fut un supplice. Fallait-il le rappeler ? Je me sentais troublée comme je peux l'être par une musique émouvante. J'avais perdu mes repères. Pourtant, c'était simple de le relancer ; il eût suffît d'un coup de fil, d'un petit mot.
Sais-tu qu'en m'endormant le soir, ma dernière pensée va vers lui, s'envolant au-dessus des maisons assoupies, jusqu'à son immeuble de l'autre côté du fleuve, où il doit dormir, lui aussi ?
Comme j'aurais aimé passer à travers les murs, pénétrer dans son appartement où je ne suis jamais allée, entrer à pas de loup dans sa chambre, fouiller son intimité, me familiariser avec ses objets, ses livres, ses vêtements, son écriture, ses habitudes.
Dort-il sur le ventre, en pyjama, comme toi ? Roulé en boule, en caleçon, comme Pierre ? Ou sur le côté, nu, comme Manuel ?
Je l'imagine sur le dos, bouche entrouverte, torse dénudé. Tant que l'on n'a pas regardé l'homme aimé dormir, on ne sait rien de lui.
Je fais un tour dans la salle de bains ; je touche les serviettes, le savon, le peignoir, sa brosse à dents. J'enfouis mon visage dans une chemise d'homme qui traîne par terre, imprégnée de son odeur.
Me voilà à présent dans la cuisine. J'ouvre les placards, je jette un coup d'œil dans le réfrigérateur, je tâte les fruits disposés dans un bol au milieu de la table, les fromages sous leur cloche de verre.
Que prend-il pour son petit déjeuner ? Je sais qu'il aime le thé ; il en avait commandé, avenue de PO., de l'Earl Grey fort et bouillant. Mais je ne me souviens pas s'il le boit sucré, avec un nuage de lait ou un zeste de citron. Je le connais si peu.
Dort-il encore avec son ex-femme ? Font-ils toujours l'amour ? A-t-il une maîtresse ? Dans mes rêves, il est seul ; cependant, dans la vie, l'est-il réellement ?
Ces questions me hantent. Après me les être posées, je me sens triste, comme en revenant de ces dîners, de plus en plus fréquents, où les femmes seules excèdent le nombre de couples ; des femmes de mon âge ou plus, divorcées, abandonnées ou veuves, des femmes sans homme qui dévisagent les hommes avec une faim terrible dans le fond des yeux, parce qu'elles ne supportent plus leur lit froid et le temps qui passe. Suis-je comme elles ? Hadrien a-t-il eu peur d'une faim décelée dans mon regard ?
Il est des mâles qu'on a envie de déguster comme on dévore à pleines dents un fruit juteux, et dont on jette ensuite le trognon avec insouciance. Je n'ai pas cette faim-là d'Hadrien.
Il m'inspire du désir, mais pas celui que tu crois. Il me donne envie d'une complicité amoureuse, d'une tendresse libertine ; il me donne envie de choses rares et belles ; et lorsque je me laisse aller ainsi à de folles et douces rêveries, il m'arrive d'entrevoir le visage mutin d'une fillette rousse aux yeux dorés.