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Cette journée, mon cher Max, a mal débuté. T'en parler me soulagera peut-être. Une fois arrivée au Théâtre du C., on m'annonça une pléthore de problèmes techniques, ténor grippé, trompettiste absent, et j'en passe. À ce rythme, il ne me manque plus qu'une menace de grève. Selon le directeur, ces incidents n'ont pas lieu lorsque l'orchestre est dirigé par un homme. Tu vois, les choses n'ont guère changé…
Toujours est-il que ce matin, nous répétions le Magnificat. Tu te doutes bien qu'il ne s'agit pas de mon premier. Les précédents ont la saveur fade d'aventures trop sages, teintées de classicisme. Cette fois, je le veux nerveux, luxuriant et percutant, d'autant plus que j'ai innové sa structure. Qu'en aurais-tu pensé ?
De la mouture originale en mi bémol, version peu jouée et moins connue (tu le sais mieux que quiconque), j'ai conservé quatre cantiques de Noël, tout en maintenant les différences de l'instrumentation de la version définitive en ré, en particulier le remplacement des flûtes à bec par des flûtes traversières. J'ai naturellement transposé les quatre motets, qui s'insèrent ainsi dans les douze séquences du Magnificat pour créer un contraste étonnant et séduisant. Il s'agit là d'une innovation audacieuse pouvant m'attirer autant de louanges que de blâmes. J'en ai l'habitude, et cela me plaît.
Il y a quelques années, engagée à la tête de l'orchestre de P., on me fit sentir qu'on n'aimait ni le fait que je fusse une femme, ni mon jeune âge. Reçoit-on les journaux dans ton pigeonnier céleste ? Si oui, tu as dû remarquer que les médias se sont régalés d'une « femme-maestro » aux cheveux aussi roux que furent ceux d'Antonio Vivaldi.
Contrairement à d'autres chefs du sexe dit faible, j'ai refusé de camoufler ma féminité, ce qui a pu surprendre quelques journalistes. Ainsi, pour l'un de mes premiers concerts télévisés, l'on me découvrit de dos, habillée d'une queue-de-pie ajustée à la taille laissant entrevoir mes jambes vêtues non pas d'un pantalon ample mais gainées d'un collant noir, juchées sur de hauts escarpins aux talons bobine.
Il me semble que ton regard devient rêveur. Cela t'aurait plu, je crois. Emballé par cette vision moderne – alors que d'autres puristes criaient au scandale –, un célèbre couturier voulut créer pour moi, à grands renforts publicitaires, une tenue de scène. J'ai décliné son offre, impressionnée par ces remous.
Je connais bien la plupart de mes instrumentistes, cependant, certains d'entre eux se méfient encore d'une femme chef. Les plus misogynes sont souvent d'autres femmes. La soprano anglaise Rebecca S. (qui fut, jadis, une de tes Léonore), me donne du fil à retordre. Elle arrive en retard, bavarde avec les vents quand je fais reprendre les cordes, et ne me regarde pour ainsi dire jamais.
— J'ai rarement été dirigée par une femme, m'annonça-t-elle lors de notre première rencontre.
Le regard glacial qu'elle promena sur ma chevelure indomptée et mon caleçon de garçonne laissait deviner son souhait de me contempler engoncée dans une robe housse, les cheveux sévèrement attachés.
— Moi, je suis fière d'être dirigée par une femme, m'avait glissé Hélène K., la contralto.
Et la deuxième soprano, Alice D., qui avait déjà travaillé avec moi, me chuchota à l'oreille :
— Si vous remettez votre costume moulant du Messie, le Quia respexit humilitatem de miss Rebecca va coincer…
Nous devions répéter le Suscepit Israël. Rebecca se lança en premier, sans même me jeter un regard. Hélène, elle, prenait la peine de me voir ; sa grave douceur talonna la vibration aérienne de Rebecca, puis Alice fit écho, pure et légère. Une minute cinquante-huit de beauté encore imparfaite, à cause d'un manque de souffle d'Hélène, et d'une sonorité de hautbois trop dure pour la langueur du mouvement. La séquence fut reprise, inlassablement, et la répétition s'écoula ainsi.