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Ego sum qui sum.

Exode 3,14.

Ego sum qui sum. An axiom of hermetic philosophy.

Mme BLAVATSKY, Isis Unveiled, p. 1.

Qui es-tu ? demandèrent ensemble trois cents voix, en même temps que vingt épées étincelaient aux mains des fantômes les plus proches...Ego sum qui sum, dit-il.

Alexandre DUMAS, Joseph Balsamo, II.

J'avais revu Belbo le matin suivant. « Hier, nous avons écrit une belle page de feuilleton, lui avais-je dit. Mais peut-être, si nous voulons faire un Plan crédible, devrions-nous coller davantage à la réalité.

– Quelle réalité ? m'avait-il demandé. Seul peut-être le feuilleton nous donne la vraie mesure de la réalité. On nous a trompés.

– Qui?

– On nous a fait croire que d'un côté il y a le grand art, celui qui représente des personnages typiques dans des circonstances typiques, et de l'autre le roman-feuilleton, qui raconte l'histoire de personnages atypiques dans des circonstances atypiques. Je pensais qu'un vrai dandy n'aurait jamais fait l'amour avec Scarlett O'Hara ni avec Constance Bonacieux ou Aurore de Caylus non plus. Moi je jouais avec le feuilleton, pour faire un petit tour hors de la vie. Il me rassurait parce qu'il proposait ce qu'on ne peut atteindre. Eh bien non.

– Non?

– Non. Proust avait raison : la vie est mieux représentée par la mauvaise musique qu'elle ne l'est par une Missa Solemnis. L'art se moque de nous et nous rassure, il nous fait voir le monde comme les artistes voudraient qu'il fût. Le feuilleton fait semblant de plaisanter, mais au fond il nous fait voir le monde tel qu'il est, ou au moins tel qu'il sera. Les femmes ressemblent plus à Milady qu'à Clélia Conti, Fu Manchu est plus vrai que Nathan le Sage, et l'Histoire ressemble davantage à ce que raconte Sue qu'à ce que projette Hegel. Shakespeare, Melville, Balzac et Dostoïevski ont fait du feuilleton. Ce qui est vraiment arrivé, c'est ce qu'avaient raconté à l'avance les romans-feuilletons.

– C'est qu'il est plus facile d'imiter le feuilleton que l'art. Devenir la Joconde est un travail, devenir Milady suit notre penchant naturel à la facilité. »

Diotallevi, qui jusqu'alors était resté silencieux, avait observé . « Voyez notre Agliè. Il trouve plus facile d'imiter Saint-Germain que Voltaire.

– Oui, avait dit Belbo, au fond les femmes aussi trouvent que Saint-Germain est plus intéressant que Voltaire. »

Par la suite, j'ai retrouvé ce file, où Belbo avait résumé nos conclusions en termes romanesques. Je dis en termes romanesques parce que je me rends compte qu'il s'était amusé à reconstituer l'épisode en n'y mettant de son cru que de rares phrases de raccord. Je ne repère pas toutes les citations, les plagiats et les emprunts, mais j'ai reconnu de nombreux passages de ce collage furibond. Une fois de plus, pour échapper à l'inquiétude de l'Histoire, Belbo avait écrit et reparcouru la vie par écriture interposée.

FILENAME : LE RETOUR DE SAINT-GERMAIN

Depuis cinq siècles, désormais, la main vengeresse du Tout-Puissant m'a poussé des profondeurs de l'Asie jusque sur ces terres. J'apporte avec moi l'épouvante, la désolation, la mort. Mais courage, je suis le notaire du Plan, même si les autres ne le savent pas. J'ai vu bien pire, et les manigances la nuit de la Saint-Barthélemy m'ont coûté plus d'ennui que ce que je me dispose à faire. Oh, pourquoi mes lèvres se plissent-elles dans ce sourire satanique ? Je suis celui qui est, si le maudit Cagliostro ne m'avait pas usurpé jusqu'à ce dernier droit.

Mais le triomphe est proche. Soapes, quand j'étais Kelley, m'a tout appris, dans la Tour de Londres. Le secret c'est de devenir un autre.

Par d'astucieuses manœuvres, j'ai fait enfermer Joseph Balsamo dans la forteresse de San Leo, et je me suis emparé de ses secrets. En tant que Saint-Germain, j'ai disparu, maintenant tout le monde croit que je suis le comte de Cagliostro.

Minuit vient de retentir à toutes les horloges de la ville. Quel calme peu naturel. Ce silence ne me dit rien qui vaille. Le soir est splendide, encore que très froid, la lune haute dans le ciel illumine d'une clarté glaciale les venelles impénétrables du vieux Paris. Il pourrait être dix heures du soir : le clocher de l'abbaye des Black Friars a depuis peu sonné lentement huit heures. Le vent secoue avec de lugubres grincements les girouettes de fer sur l'étendue désolée des toits. Une épaisse couche de nuages recouvre le ciel.

Capitaine, remontons-nous ? Non ! Au contraire ! Nous descendons ! Damnation, bientôt le Patna coulera à pic, saute Jim de la Papaye, saute. Ne donnerais-je pas peut-être, pour échapper à cette angoisse, un diamant gros comme une noisette ? Lofe en grand, la barre dessous toute, la grand-voile, le perroquet, et quoi encore, hôte de malheur, là-bas ça souffle !

Je grince horriblement de toutes mes dents, tandis qu'une pâleur de mort embrase mon visage cireux de flammes verdâtres.

Comment suis-je arrivé ici, moi qui semble l'image même de la vengeance ? Les esprits de l'enfer n'auront que sourires de mépris devant les larmes de l'être dont la voix menaçante les a fait trembler si souvent au sein même de leur abîme de feu.

Holà, un flambeau.

Combien de marches ai-je descendues avant de pénétrer dans ce bouge ? Sept ? Trente-six ? Il n'est pierre que j'aie effleurée, pas que j'aie accompli, qui ne cachât un hiéroglyphe. Quand je l'aurai dévoilé, à mes féaux sera enfin révélé le Mystère. Après, il n'y aura plus qu'à le déchiffrer; et sa solution sera la Clef, derrière laquelle se cache le Message, qui, à l'initié, et à lui seul, dira en lettres claires quelle est la nature de l'Énigme.

De l'énigme au décryptage, le pas est bref, et il en sortira, éclatant, le Hiérogramme sur quoi affiner la prière de l'interrogation. Ensuite, il ne pourra plus être ignoré de personne, l'Arcane, voile, couverture, tapisserie égyptienne qui recouvre le Pentacle. Et de là vers la lumière pour déclarer du pentacle le Sens Occulte, la Question Kabbalistique à quoi ils seront peu à répondre, pour dire d'une voix de tonnerre quel est le Signe Insondable. Pliés sur lui, Trente-six Invisibles devront donner la réponse, l'énonciation de la Rune dont le sens n'est ouvert qu'aux fils d'Hermès, et qu'à eux soit donné le Sceau Moqueur, Masque derrière lequel se profilerait le visage qu'ils cherchent de mettre à nu, le Rébus Mystique, l'Anagramme Sublime...

– Sator Arepo ! crié-je d'une voix à faire trembler un spectre.

Et, abandonnant la roue qu'il tient avec le concours diligent de ses mains homicides, Sator Arepo apparaît, soumis à mon commandement. Je le reconnais, et déjà je soupçonnais qui il était. C'est Luciano, l'expéditionnaire mutilé, que les Supérieurs Inconnus ont désigné comme exécuteur de ma tâche infâme et sanglante.

– Sator Arepo, demandé-je moqueur, tu sais toi quelle est la réponse finale qui se cache derrière la Sublime Anagramme ?

– Non, comte, répond l'imprudent, et je l'attends de tes paroles.

Un éclat de rire infernal sort de mes lèvres pâles et résonne sous les voûtes antiques.

– Naïf ! Seul le vrai initié sait qu'il ne la sait pas !

– Oui, maître, répond, obtus, l'expéditionnaire mutilé, comme vous voulez. Je suis prêt.

Nous sommes dans un bouge sordide de Clignancourt. Ce soir, c'est toi que je dois punir, avant tout le monde, toi qui m'as initié à l'art noble du crime. Me venger de toi, qui feins de m'aimer, et, ce qui est pis, le crois, et des ennemis sans nom avec qui tu passeras le prochain week-end. Luciano, témoin importun de mes humiliations, me prêtera son bras – l'unique – puis il en mourra.

Un bouge avec une trappe dans le pavement, qui ouvre sur une espèce de ravin, de réservoir, de boyau souterrain, utilisé depuis des temps immémoriaux pour y entreposer des marchandises de contrebande, à l'humidité inquiétante parce qu'il touche aux égouts collecteurs de Paris, labyrinthe du crime, et les vieux murs suent d'indicibles miasmes, si bien qu'il suffit, avec l'aide de Luciano, très fidèle dans le mal, de pratiquer un trou dans le mur et l'eau entre à flots, inonde le sous-sol, fait crouler les murs déjà branlants, et le ravin se confond avec le reste des collecteurs, où surnagent à présent des rats gras putréfiés, la surface noirâtre qu'on entrevoit du haut de la trappe est désormais le vestibule de la perdition nocturne : très loin, la Seine, puis la mer...

De la trappe pend une échelle assurée au bord supérieur, et sur celle-ci, à fleur d'eau, Luciano s'installe, avec un couteau : une main ferme sur le premier barreau, l'autre qui serre le coutelas, la troisième prête à saisir la victime. Maintenant attends, et en silence – lui dis-je –, tu verras.

Je t'ai convaincue d'éliminer tous les hommes avec une cicatrice – viens avec moi, sois mienne à jamais, éliminons ces présences importunes, je sais bien que tu ne les aimes pas, tu me l'as dit, nous resterons toi et moi, et les courants souterrains.

Tu viens d'entrer, hautaine comme une vestale, recroquevillée et racornie comme une mégère – ô vision d'enfer, toi qui secoues mes lombes centenaires et me serres la poitrine dans l'étau du désir, ô splendide mulâtresse, instrument de ma perdition. De mes mains crochues je lacère ma chemise de fine batiste qui pare ma poitrine, de mes ongles je strie ma peau de sillons sanglants, tandis qu'une brûlure atroce incendie mes lèvres froides comme les mains du serpent. Un sourd rugissement monte des plus noires cavernes de mon âme et jaillit de la rangée de mes dents cruelles – moi centaure vomi du Tartare –, et le vol d'une salamandre est presque inaudible, car je retiens mon hurlement, et je m'approche de toi avec un sourire atroce.

« Ma chérie, ma Sophia, te dis-je plein de la grâce féline avec laquelle seul sait parler le chef secret de l'Okhrana. Viens, je t'attendais, blottis-toi avec moi dans la ténèbre, et attends – et tu ris, recroquevillée, visqueuse, savourant à l'avance quelque héritage ou butin, un manuscrit des Protocoles à vendre au tsar... Comme tu sais bien masquer, derrière ce visage d'ange, ta nature de démon, pudiquement bandée par tes blue-jeans androgynes, le T-shirt presque transparent qui toutefois cache le lys infâme imprimé sur ta chair blanche par le bourreau de Lille !

Est arrivé le premier sot, par moi attiré dans le piège. J'aperçois difficilement ses traits, sous la cape qui l'enveloppe, mais il me montre le signe des templiers de Provins. C'est Soapes, le sicaire du groupe de Tomar.

– Comte, me dit-il, le moment est venu. Pendant trop d'années nous avons erré, dispersés de par le monde. Vous avez le fragment final du message, moi celui qui apparut au début du Grand Jeu. Mais ceci est une autre histoire. Réunissons nos forces, et les autres...

Je complète sa phrase : « Les autres, aux enfers. Va, frère, au centre de la pièce il y a un écrin, dans l'écrin ce que tu cherches depuis des siècles. N'aie peur de l'obscurité, elle ne nous menace pas mais nous protège. »

Le sot dirige ses pas presque à l'aveuglette. Un bruit sourd, étouffé. Il est tombé dans la trappe; à fleur d'eau Luciano le saisit et lui donne du tranchant de sa lame, une coupure éclair à la gorge, le gargouillis du sang se confond avec le bouillonnement du purin chthonien.

On frappe à la porte.

– C'est toi, Disraeli ?

– Oui, me répond l'inconnu, dans lequel mes lecteurs auront reconnu le grand maître du groupe anglais, désormais parvenu au faîte du pouvoir, mais encore insatisfait.

Il parle : « My Lord, it is useless to deny, because it is impossible to conceal, that a great part of Europe is covered with a network of these secret societies, just as the superficies of the earth is now being covered with railroads...

– Tu l'as déjà dit aux Communes, 14 juillet 1856, rien ne m'échappe. Venons-en au fait.

Le juif baconien jure entre ses dents. Il poursuit :

– Ils sont trop nombreux. Les trente-six Invisibles sont à présent trois cent soixante. Multiplie par deux, sept cent vingt. Soustrais les cent vingt années au terme desquelles s'ouvrent les portes, et tu as six cents, comme la charge de Balaklava.

Diable d'homme, la science des nombres n'a pas de secrets pour lui.

– Eh bien ?

– Nous avons l'or, toi la carte. Unissons-nous, et nous serons invincibles.

D'un geste hiératique je lui montre du doigt l'écrin fantasmatique : aveuglé par sa convoitise, il croit l'apercevoir dans l'ombre. Il s'avance, tombe.

J'entends le sinistre éclair de la lame de Luciano, et, malgré la ténèbre, je vois le râle qui luit dans la pupille muette de l'Anglais. Justice est faite.

J'attends le troisième, l'homme des Rose-Croix français, Montfaucon de Villars, prêt à trahir, j'en suis déjà prévenu, les secrets de sa secte.

– Je suis le comte de Gabalis, se présente-t-il, menteur et fat.

J'ai peu de mots à susurrer pour l'induire à se diriger vers son destin. Il tombe, et Luciano, avide de sang, accomplit sa besogne.

Tu souris avec moi dans l'ombre, et tu me dis que tu es mienne, et tien sera mon secret. Mets-toi le doigt dans l'œil, sinistre caricature de la Shekhina. Oui, je suis ton Simon, attends, tu ignores encore le meilleur. Et quand tu le sauras, tu auras cessé de le savoir.

Qu'ajouter ? Un à un entrent les autres.

Le père Bresciani m'avait informé que pour représenter les illuminés allemands viendrait Babette d'Interlaken, arrière-petite-fille de Weishaupt, la grande vierge du communisme helvétique, élevée dans la ripaille, la rapine et le sang, experte à ravir les secrets impénétrables, à ouvrir les dépêches sans en violer les sceaux, à administrer les poisons selon les ordres de sa secte.

Entre donc le jeune agathodémon du crime : elle est enveloppée d'une fourrure d'ours blanc, ses longs cheveux blonds fluent de dessous son colback crâneur, regard hautain, mine sarcastique. Et, avec l'habituelle manoeuvre, je la dirige vers sa perdition.

Ah, ironie du langage – ce don que la nature nous a fait pour taire les secrets de notre âme ! L'Illuminée tombe victime de l'Obscurité. Je l'entends éructer d'horribles jurons, l'impénitente, tandis que Luciano lui retourne deux fois le couteau dans le cœur. Déjà vu, déjà vu...

C'est le tour de Nilus, qui, pendant un instant, avait cru avoir et la tsarine et la carte. Sale moine luxurieux, tu voulais l'Antéchrist? Il se trouve devant toi, mais tu l'ignores. Et je le conduis, aveugle, au milieu de mille mystiques cajoleries, au piège infâme qui l'attend. Luciano lui ouvre la poitrine d'une blessure en forme de croix : il s'abîme dans le sommeil éternel.

Je dois surmonter l'ancestrale méfiance du dernier, le Sage de Sion, qui prétend être Ahasvérus, le Juif Errant, comme moi immortel. Il n'a pas confiance, alors qu'il sourit, onctueux, la barbe encore souillée du sang des tendres créatures chrétiennes dont il est habitué à faire carnage dans le cimetière de Prague. Il sait que je suis Rackovskij, il faut que je le dépasse en astuce. Je lui laisse entendre que l'écrin ne contient pas seulement la carte, mais aussi des diamants bruts, encore à tailler. Je sais la fascination qu'exercent les diamants bruts sur cette engeance déicide. Il va vers son destin, entraîné par sa cupidité et c'est à son Dieu, cruel et vindicatif, qu'il lance des imprécations tout en mourant, transpercé comme Hiram, et lancer ses imprécations lui est même malaisé, parce que de son Dieu il ne parvient pas à prononcer le nom.

Naïf, moi qui croyais avoir mené le Grand Œuvre à son terme.

Comme heurtée par un tourbillon, une fois encore s'ouvre la porte du bouge et apparaît une silhouette au visage livide, les mains dévotement racornies sur la poitrine, le regard furtif, qui ne réussit pas à cacher sa nature parce qu'elle s'habille des noirs habits de sa noire Compagnie. Un fils de Loyola !

– Crétineau ! m'écrié-je, induit en erreur.

Il lève la main en un geste hypocrite de bénédiction.

– Je ne suis pas celui que je suis, me dit-il avec un sourire qui n'a plus rien d'humain.

C'est vrai, ce fut de tout temps leur technique : tantôt ils nient à eux-mêmes leur propre existence, tantôt ils proclament la puissance de leur ordre pour intimider le couard.

– Nous sommes toujours autre que ce que vous pensez, fils de Bélial (dit à présent ce séducteur de souverains). Mais toi, ô Saint-Germain...

– Comment sais-tu que je suis vraiment ? demandé-je troublé.

Il sourit, menaçant :

– Tu m'as connu en d'autres temps, quand tu as cherché à m'éloigner du chevet de Postel, quand, sous le nom d'Abbé d'Herblay, je t'ai amené à terminer une de tes incarnations au cœur de la Bastille (oh, comme je sens encore sur mon visage le masque de fer auquel la Compagnie, avec l'aide de Colbert, m'avait condamné !), tu m'as connu quand j'espionnais tes conciliabules avec d'Holbach et Condorcet...

– Rodin ! m'exclamé-je, comme frappé par la foudre.

– Oui, Rodin, le général secret des jésuites ! Rodin que tu ne tromperas pas en le faisant tomber dans la trappe, ainsi que tu l'as fait avec les autres naïfs. Sache, ô Saint-Germain, qu'il n'est crime, artifice néfaste, piège criminel, que nous n'ayons inventé avant vous, pour la plus grande gloire de notre Dieu qui justifie les moyens ! Que de têtes couronnées n'avons-nous pas fait tomber dans la nuit qui n'a pas de matin, dans des leurres bien plus raffinés, pour obtenir la domination du monde. Et maintenant tu veux empêcher que, à un pas du but, nous ne mettions nos mains rapaces sur le secret qui meut depuis cinq siècles l'histoire du monde ?

Rodin, en parlant de la sorte, devient épouvantable. Tous ces instincts d'ambition sanguinaire, sacrilège, exécrable qui s'étaient manifestés chez les papes de la Renaissance, transparaissent à présent sur le front de ce fils d'Ignace. Je vois juste : une soif de domination insatiable agite son sang impur, une sueur brûlante l'inonde, une espèce de vapeur nauséabonde se répand autour de lui.

Comment frapper ce dernier ennemi ? Je me rappelle l'intuition inattendue, qui seule sait nourrir celui pour qui l'esprit humain, depuis des siècles, n'a pas de replis inviolés.

– Regarde-moi, dis-je, moi aussi je suis un Tigre. D'un seul coup, je te pousse toi au milieu de la pièce, et je t'arrache ton T-shirt, je déchire la ceinture de la moulante cuirasse qui cache les grâces de ton ventre ambré. Maintenant toi, à la pâle lumière de la lune qui pénètre par la porte entrouverte, tu te dresses, plus belle que le serpent qui séduisit Adam, fière et lascive, vierge et prostituée, vêtue de ton seul pouvoir charnel, parce que la femme nue est la femme armée.

Le klaft égyptien descend sur tes cheveux touffus, bleus à force d'être noirs, ton sein palpitant sous la mousseline légère. Autour de ton petit front bombé et obstiné s'enroule l'uraeus d'or aux yeux d'émeraude, dardant sur ta tête sa triple langue de rubis. Ô ta tunique de voile noir aux reflets d'argent, serrée par une écharpe brodée d'iris funestes, en perles noires. Ton pubis replet tout rasé afin d'offrir, aux yeux de tes amants, la nudité d'une statue ! La pointe de tes mamelons déjà suavement effleurée par le pinceau de ton esclave du Malabar, trempé dans le même carmin qui t'ensanglante les lèvres, invitantes comme une blessure !

Rodin à présent respire péniblement. Les longues abstinences, la vie passée dans un rêve de puissance, n'ont rien fait d'autre que le préparer encore plus à son désir irrépressible. Face à cette reine belle et impudique, aux yeux noirs comme ceux du démon, aux épaules rondes, aux cheveux odorants, à la peau blanche et tendre, Rodin est pris par l'espérance de caresses ignorées, de voluptés ineffables, il frémit dans sa chair même tel frémit un dieu des forêts en observant une nymphe nue qui se mire dans l'eau où s'est déjà damné Narcisse. Je devine à contre-jour son rictus irrépressible; il est comme pétrifié par Méduse, sculpté dans le désir d'une virilité réfrénée et maintenant à son déclin, des flammes obsédantes de lascivité lui tordent les chairs ; il est comme un arc bandé vers le but, bandé jusqu'au point où il cède et se brise.

D'un coup, il est tombé sur le sol, rampant devant cette apparition, la main telle une serre tendue pour implorer une gorgée d'élixir.

– O, râle-t-il, ô comme tu es belle, ô ces petites dents de jeune louve qui brillent quand tu ouvres tes lèvres rouges et renflées... Ô tes grands yeux d'émeraude qui tantôt étincellent et tantôt languissent. Ô démon de la volupté.

Il y a de quoi, le misérable, tandis que tu remues à présent tes hanches moulées par la toile bleuâtre et que tu tends le pubis pour pousser le flipper à la dernière démence.

– Ô vision, dit Rodin, sois mienne, pour un seul instant, comble par un instant de plaisir une vie passée au service d'une divinité jalouse, console d'un éclair de luxure l'éternité de flamme à quoi ta vision maintenant me pousse et entraîne. Je t'en prie, effleure mon visage de tes lèvres, toi Antinea, toi Marie-Madeleine, toi que j'ai désirée dans la face des saintes troublées par l'extase, que j'ai convoitée au cours de mes hypocrites adorations de visages virginaux, ô ma Dame, tu es aussi belle que le soleil, blanche comme la lune, et voilà que je renie et Dieu et les Saints, et le Pontife de Rome soi-même, je dirai plus, je renie le Loyola, et le serment criminel qui me lie à ma Compagnie, j'implore un seul baiser, et puis que j'en meure.

Il a fait encore un pas, rampant sur ses genoux racornis, la soutane soulevée sur ses reins, la main encore plus tendue vers ce bonheur impossible à atteindre. Soudain il est retombé en arrière, les yeux paraissent lui sortir des orbites. D'atroces convulsions impriment à ses traits des secousses inhumaines, semblables à celles que la pile Volta produit sur le visage des cadavres. Une écume bleuâtre empourpre ses lèvres, d'où sort une voix sifflante et étranglée, comme celle d'un hydrophobe, car lorsqu'elle arrive à sa phase paroxystique, ainsi que le dit fort bien Charcot, cette épouvantable maladie qu'est le satyriasis, punition de la luxure, marque des mêmes stigmates que la folie canine.

C'est la fin. Rodin éclate en un rire insensé. Après quoi, il s'écroule sur le sol, inanimé, image vivante de la rigidité cadavérique.

En un seul instant, il est devenu fou et il est mort damné.

Je me suis limité à pousser le corps vers la trappe, avec cautèle, pour ne pas salir mes poulaines vernies contre la soutane graisseuse de mon dernier ennemi.

Nul besoin du coutelas homicide de Luciano, mais le sicaire ne parvient pas à contrôler ses gestes, lancé qu'il est dans une funeste compulsion de répétition. Il rit, et poignarde un cadavre désormais sans vie.

A présent je me dirige avec toi vers l'extrême bord de la trappe, je te caresse le cou et la nuque alors que tu te penches pour jouir de la scène ; je te dis : « Es-tu contente de ton Rocambole, mon amour inaccessible ? »

Et tandis que tu fais signe que oui, lascive, et que tu ricanes en salivant dans le vide, je serre imperceptiblement les doigts, que fais-tu mon amour, rien Sophia, je te tue, dorénavant je suis Joseph Balsamo et n'ai plus besoin de toi.

L'amante des Archontes expire, tombe à pic dans l'eau, Luciano ratifie d'un coup de lame le verdict de ma main impitoyable et je lui dis : « Maintenant tu peux remonter, mon féal, mon âme damnée, et au moment où en remontant il m'offre son dos, je lui plante entre les omoplates un très fin stylet à lame triangulaire, qui ne laisse presque aucune cicatrice. Il dégringole, je ferme la trappe, c'est fait, j'abandonne le bouge, alors que huit corps naviguent vers le Châtelet, par des conduits connus de moi seul.

Je reviens dans mon petit appartement du faubourg Saint-Honoré, je me regarde dans mon miroir. Voilà, me dis-je, je suis le Roi du Monde. De mon aiguille creuse je domine l'univers. En de certains moments ma puissance me fait tourner la tête. Je suis un maître d'énergie. Je suis ivre d'autorité.

Hélas, la vengeance de la vie ne tardera pas. Des mois après, dans la crypte la plus profonde du château de Tomar, maître maintenant du secret des courants souterrains et seigneur des six lieux sacrés de ceux qui avaient été les Trente-six Invisibles, dernier des derniers Templiers et Supérieur Inconnu de tous les Supérieurs Inconnus, je devrais épouser Cecilia, l'androgyne aux yeux de glace, de laquelle plus rien ne me sépare désormais. Je l'ai retrouvée après des siècles, depuis qu'elle m'avait été soufflée par l'homme au saxophone. A présent, elle marche en équilibre sur le dossier du banc, bleue et blonde, et je ne sais toujours pas ce qu'elle a sous le tulle vaporeux qui la pare.

La chapelle est creusée dans le roc, l'autel est surmonté d'une toile inquiétante qui représente les supplices des damnés dans les entrailles de l'enfer. Quelques moines encapuchonnés me font ténébreusement haie, et encore point ne me troublent, fasciné que je suis par l'imagination ibérique...

Mais – horreur – la toile se soulève, et, derrière elle, oeuvre admirable d'un Arcimboldo des cavernes, apparaît une autre chapelle, en tout semblable à celle où je me trouve, et là, devant un autre autel, est agenouillée Cecilia, et à côté d'elle – une sueur froide emperle mon front, mes cheveux se dressent sur ma tête – qui vois-je arborer, narquois, sa cicatrice ? L'Autre, le vrai Joseph Balsamo, que quelqu'un a libéré du cachot de San Leo !

Et moi ? C'est à cet instant que le plus vieux des moines soulève son capuchon, et je reconnais l'horrible sourire de Luciano, réchappé qui sait comme à mon stylet, aux égouts, à la boue sanglante qui aurait dû l'entraîner, cadavre maintenant, dans le fond silencieux des océans, passé à mes ennemis par juste soif de vengeance.

Les moines se libèrent de leur froc et surgissent cataphractés dans une armure jusqu'alors cachée, une croix flamboyante sur leur manteau blanc comme neige. Ce sont les Templiers de Provins !

Ils s'emparent de moi, me contraignent à tourner la tête : dans mon dos est apparu un bourreau accompagné de deux aides difformes , on me fait ployer sur une sorte de garrot, et avec une marque au fer rougi à blanc on me consacre proie éternelle du geôlier, le sourire infâme du Baphomet s'imprime à jamais sur mon épaule – maintenant je comprends : afin que je puisse remplacer Balsamo à San Leo, autrement dit reprendre la place qui m'avait été assignée de toute éternité.

Mais ils me reconnaîtront, me dis-je, et puisque tous croient désormais que moi je suis lui, et lui le damné, on me viendra même en aide – mes complices, au moins –, on ne peut remplacer un prisonnier sans que personne s'en aperçoive, nous ne sommes plus au temps du Masque de Fer... Naïf! En un éclair, je comprends, quand le bourreau me fait pencher la tête sur une cuvette de cuivre d'où s'élèvent des vapeurs verdâtres... Le vitriol !

On m'assujettit un chiffon sur les yeux, et mon visage est poussé au contact du liquide vorace, une douleur insupportable, lancinante, la peau de mes joues, du nez, de la bouche, du menton, se recroqueville, s'écaille, un instant suffit, et comme on me relève en me tirant par les cheveux, mon visage est maintenant méconnaissable, un tabès, une variole, un indicible néant, un hymne à la répugnance, je reviendrai au cachot ainsi qu'y reviennent beaucoup de fugitifs qui eurent le courage de se défigurer pour ne pas être repris.

Ah, m'écrié-je vaincu ; et, au dire du narrateur, un mot sort de mes lèvres corrompues, un soupir, un cri d'espoir : Rédemption !

Mais rédemption de quoi, vieux Rocambole, tu savais bien qu'il ne fallait pas tenter d'être un protagoniste ! Tu as été puni, et par tes artifices mêmes. Tu as humilié les écrivains de l'illusion, et à présent – tu le vois – tu écris, avec l'alibi de la machine. Tu t'imagines que tu es spectateur, parce que tu te lis sur l'écran comme si les mots étaient ceux d'un autre, mais tu es tombé dans le piège, voilà que tu cherches à laisser des traces sur le sable. Tu as osé changer le texte du roman du monde, et le roman du monde te reprend dans ses trames, et t'enserre dans son intrigue, que tu n'as pas choisie.

Mieux valait que je reste dans tes îles, Jim de la Papaye, et qu'elle t'eût cru mort.