38852.fb2 Le pendule de Foucault - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 13

Le pendule de Foucault - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 13

– 5 –

Et commence par combiner ce nom, c'est-à-dire IHVH, seul au début, et à examiner toutes ses combinaisons, et à le faire mouvoir et tourner comme une roue...

ABOULAFIA, Hayyê Ha-Nefeš, Ms. München 408.

Le nom de Dieu... Mais bien sûr. Je me rappelai le premier dialogue entre Belbo et Diotallevi, le jour où on avait installé Aboulafia au bureau.

Diotallevi se trouvait sur le seuil de sa pièce, et il faisait montre d'indulgence. L'indulgence de Diotallevi était toujours offensante, mais Belbo paraissait l'accepter, et précisément avec indulgence.

« Elle ne te servira à rien. Tu n'as pas l'intention de récrire là-dessus les manuscrits que tu ne lis pas ?

– Elle sert à classer, à mettre en ordre des listes, à jour des fiches. Je pourrais y écrire un texte à moi, pas ceux des autres.

– Mais tu as juré que tu n'écriras jamais rien de ton cru.

– J'ai juré que je n'affligerai pas le monde avec un autre manuscrit. J'ai dit que, ayant découvert que je n'ai pas l'étoffe du protagoniste...

– ... tu seras un spectateur intelligent. Je sais. Et alors ?

– Et alors même le spectateur intelligent, quand il revient d'un concert, fredonne le second mouvement. Ça ne veut tout de même pas dire qu'il prétend le diriger au Carnegie Hall...

– Par conséquent tu feras des expériences d'écriture fredonnée pour découvrir qu'il ne faut pas que tu écrives.

– Ce serait un choix honnête.

– Plaît-il ? »

Diotallevi et Belbo étaient tous deux d'origine piémontaise et ils dissertaient souvent sur cette capacité, qu'ont les Piémontais comme il faut, de vous écouter avec courtoisie, de vous regarder dans les yeux, et de dire « Plaît-il ? » sur un ton qui semble d'un intérêt poli mais qui, en vérité, vous fait sentir l'objet d'une profonde désapprobation. Moi, selon eux, j'étais un barbare, et ces subtilités m'échapperaient toujours.

« Barbare ? protestais-je alors, je suis né à Milan, mais ma famille est d'origine valdôtaine...

– Balivernes, rétorquaient-ils, le Piémontais on le reconnaît tout de suite à son scepticisme.

– Et moi je suis sceptique.

– Non. Vous êtes seulement incrédule, et c'est différent. »

Je savais pourquoi Diotallevi se méfiait d'Aboulafia. Il avait entendu dire qu'on y pouvait altérer l'ordre des lettres, à telle enseigne qu'un texte aurait pu engendrer son propre contraire et promettre d'obscures vaticinations. Belbo tentait de lui expliquer. « Ce sont bien des jeux de permutation, lui disait-il, qu'on appelle Temurah ? N'est-ce pas ainsi que procède le rabbin dévot pour s'élever jusqu'aux portes de la Splendeur ?

– Mon ami, lui disait Diotallevi, tu ne comprendras jamais rien. Il est vrai que la Torah, je parle de la visible, n'est qu'une des permutations possibles des lettres de la Torah éternelle, telle que Dieu la conçut et la confia aux Anges. Et en permutant les lettres du Livre au cours des siècles, on pourrait arriver à retrouver la Torah originelle. Mais ce qui compte, ce n'est pas le résultat. C'est le processus, la fidélité avec laquelle tu feras tourner à l'infini le moulin de la prière et de l'écriture, découvrant la vérité petit à petit. Si cette machine te donnait tout de suite la vérité, tu ne la reconnaîtrais pas car ton cœur n'aurait pas été purifié par une longue interrogation. Et puis, dans un bureau ! Le Livre doit être murmuré dans un étroit taudis du ghetto où, jour après jour, tu apprends à te courber et à bouger les bras serrés contre tes hanches, et, entre la main qui tient le Livre et celle qui tourne les pages, il ne doit presque pas y avoir d'espace, et si tu humectes tes doigts, il faut les porter verticalement à tes lèvres, comme si tu rompais en petits morceaux du pain azyme, attentif à n'en point perdre une miette. Le mot, il faut le manger très très lentement, tu ne peux le dissoudre et le recombiner que si tu le laisses fondre sur la langue, et attention à ne pas le baver sur ton cafetan, car si une lettre s'évapore, le fil, qui est sur le point de t'unir aux sefirot supérieures, se casse. C'est à cela qu'Abraham Aboulafia a consacré sa vie, tandis que votre saint Thomas s'escrimait à trouver Dieu avec ses cinq sentiers. Sa Hokmath ha-Zeruf était en même temps science de la combinaison des lettres et science de la purification des cœurs. Logique mystique, le monde des lettres et de leur tourbillonnement en permutations infinies est le monde de la béatitude, la science de la combinaison est une musique de la pensée, mais attention à te mouvoir avec lenteur, et avec prudence, parce que ta machine pourrait te donner le délire, et non pas l'extase. Nombre de disciples d'Aboulafia n'ont pas su se retenir sur ce seuil bien mince qui sépare la contemplation des noms de Dieu de la pratique magique, de la manipulation des noms pour les transformer en talisman, instrument de domination sur la nature. Et ils ne savaient pas, comme toi tu ne sais pas – et ta machine ne sait pas – que chaque lettre est liée à un des membres du corps, et que si tu déplaces une consonne sans en connaître le pouvoir, un de tes bras, une de tes jambes pourrait changer de position, ou de nature, et tu te retrouverais bestialement estropié, en dehors, pour la vie, et en dedans, pour l'éternité.

– Écoute, lui avait dit Belbo, précisément ce jour-là, tu ne m'as pas dissuadé, tu m'encourages. J'ai donc entre les mains, et à mes ordres, comme tes amis avaient le Golem, mon Aboulafia personnel. Je l'appellerai Aboulafia, Abou pour les intimes. Et mon Aboulafia sera plus prudent et respectueux que le tien. Plus modeste. Le problème n'est-il pas de trouver toutes les combinaisons du nom de Dieu ? Bien, regarde dans ce manuel, j'ai un petit programme en Basic pour permuter toutes les séquences de quatre lettres. On dirait qu'il est fait exprès pour IHVH. Le voilà, tu veux que je le fasse tourner ? » Et il lui montrait le programme, cabalistique, ça oui, pour Diotallevi :

10 REM anagrammi

20 INPUT L$(1),L$(2),L$(3),L$(4)

30 PRINT

40 FOR I1=1 TO 4

50 FOR I2=1 TO 4

60 IF 12=11 THEN 130

70 FOR 13= 1 TO 4

80 IF I3=II THEN 120

90 IF I3=I2 THEN 120

100 LET I4=10-(I1+I2+I3)

110 LPRINT L$(I1)¡L$(I2)¡L$(I3)¡L$(I4)

120 NEXT 13

130 NEXT 12

140 NEXT I1

150 END

« Essaie, écris I, H, V, H, quand l'input te le demande, et fais partir le programme. Tu seras sans doute déconcerté : les permutations possibles ne sont qu'au nombre de vingt-quatre.

– Saints Séraphins. Et qu'est-ce que tu en fais de vingt-quatre noms de Dieu ? Tu crois que nos sages n'avaient pas déjà fait le calcul ? Mais lis donc le Sefer Jesirah, seizième section du chapitre quatre. Et ils n'avaient pas nos calculateurs. " Deux Pierres bâtissent deux Maisons. Trois Pierres bâtissent six Maisons. Quatre Pierres bâtissent vingt-quatre maisons. Cinq Pierres bâtissent cent vingt Maisons. Six Pierres bâtissent sept cent vingt Maisons. Sept Pierres bâtissent cinq mille quarante Maisons. A partir de là, va et pense à ce que la bouche ne peut dire et l'oreille ne peut entendre. " Tu sais comment cela s'appelle aujourd'hui ? Calcul factoriel. Et tu sais pourquoi la Tradition t'avertit qu'à partir de là il vaut mieux que tu t'arrêtes ? Parce que si les lettres du nom de Dieu étaient au nombre de huit, il y aurait quarante mille permutations, et si elles étaient dix, il y en aurait trois millions six cent mille, et les permutations de ton pauvre nom atteindraient presque quarante millions, et tu peux dire merci de ne pas avoir la middle initial comme les Américains, autrement tu grimperais à plus de quatre cents millions. Et si les lettres des noms de Dieu étaient au nombre de vingt-sept, parce que l'alphabet hébraïque n'a pas de voyelles, mais bien vingt-deux sons plus cinq variantes – ses noms possibles seraient un nombre de vingt-neuf chiffres. Mais il faudrait que tu calcules aussi les répétitions, car on ne peut exclure que le nom de Dieu soit Aleph répété vingt-sept fois, et alors la factorielle ne te suffirait plus et il faudrait calculer vingt-sept à la vingt-septième : et tu aurais, je crois, 444 milliards de milliards de milliards de milliards de possibilités, ou à peu près, en tout cas un nombre de trente-neuf chiffres.

– Tu es en train de tricher pour m'impressionner. J'ai lu moi aussi ton Sefer Jesirah. Les lettres fondamentales sont au nombre de vingt-deux et avec celles-là, et seulement avec celles-là, Dieu forma toute la création.

– Pour l'instant ne t'essaie pas aux sophismes, parce que si tu entres dans cet ordre de grandeur, si au lieu de vingt-sept à la vingt-septième tu fais vingt-deux à la vingt-deuxième, tu totalises quand même quelque chose comme trois cent quarante milliards de milliards de milliards. Pour ta mesure humaine, quelle différence cela fait ? Mais sais-tu bien que si tu devais compter un, deux, trois et ainsi de suite, un nombre à la seconde, pour arriver à un milliard, et je parle d'un tout petit milliard, tu y mettrais presque trente-deux ans ? Mais la chose est plus complexe que tu ne crois et la Kabbale ne se réduit pas au Sefer Jesirah. Et moi je vais te dire pourquoi une bonne permutation de la Torah doit se servir des vingt-sept lettres au complet. Il est vrai que, si dans le cours d'une permutation les cinq finales devaient tomber dans le corps du mot, elles se transformeraient dans leur équivalent normal. Mais il n'en va pas toujours ainsi. Dans Isaïe neuf, six, sept, le mot LMRBH, Lemarbah–qui, comme par hasard, veut dire multiplier –, est écrit avec la mem finale au milieu.

– Et pourquoi ?

– Parce que chaque lettre correspond à un nombre et que la mem normale vaut quarante tandis que la mem finale vaut six cents. La Temurah n'est pas en jeu, qui t'apprend à permuter, mais la Gématria, qui trouve de sublimes affinités entre le mot et sa valeur numérique. Avec la mem finale le mot LMRBH ne vaut pas 277 mais bien 837, et il équivaut ainsi à " ThThZL, Thath Zal ", qui signifie " celui qui donne à profusion ". Tu vois donc qu'il faut tenir compte des vingt-sept lettres au complet, car ce n'est pas seulement le son qui compte mais aussi le nombre. Et alors revenons à mon calcul : il y a plus de quatre cents milliards de milliards de milliards de milliards de permutations. Et tu sais combien il faudrait pour toutes les essayer, une par seconde, en admettant qu'une machine, certes pas la tienne, petite et misérable, pût le faire ? Avec une combinaison à la seconde, tu y mettrais sept milliards de milliards de milliards de milliards de minutes, cent vingt-trois millions de milliards de milliards de milliards d'heures, un peu plus de cinq millions de milliards de milliards de milliards de jours, quatorze mille milliards de milliards de milliards d'années, cent quarante milliards de milliards de milliards de siècles, quatorze milliards de milliards de milliards de millénaires. Et si j'avais un calculateur capable d'essayer un million de combinaisons à la seconde, ah, pense combien de temps tu gagnerais : ton boulier électronique s'en tirerait en quatorze mille milliards de milliards de millénaires ! Mais en vérité le vrai nom de Dieu, le nom secret, est long comme la Torah tout entière et il n'est de machine au monde qui puisse en épuiser les permutations, car la Torah est déjà en soi le résultat d'une permutation avec répétitions des vingt-sept lettres, et l'art de la Temurah ne te dit pas que tu dois permuter les vingt-sept lettres de l'alphabet mais tous les signes de la Torah, où chaque signe vaut à l'instar d'une lettre à part, même s'il apparaît un nombre infini d'autres fois dans d'autres pages, comme pour dire que les deux he du nom de Ihvh valent comme deux lettres différentes. A telle enseigne que, si tu voulais calculer les permutations possibles de tous les signes de la Torah entière, tous les zéros du monde ne te suffiraient pas. Essaie, essaie avec ta misérable petite machine pour experts-comptables. La Machine existe, certes, mais elle n'a pas été produite dans ta vallée de la silicone, c'est la sainte Kabbale ou Tradition, et les rabbins font depuis des siècles ce qu'aucune machine ne pourra jamais faire et, espérons-le, ne fera jamais. Parce que, à supposer la combinatoire épuisée, le résultat devrait rester secret et, en tout cas, l'univers cesserait son cycle – et nous, nous resplendirions, oublieux, dans la gloire du grand Métatron.

– Amen », disait Jacopo Belbo.

Mais dès cette époque, Diotallevi le poussait vers ces vertiges, et j'aurais dû en tenir compte. Combien de fois n'avais-je pas vu Belbo, après les heures de bureau, tenter des programmes qui lui permissent de vérifier les calculs de Diotallevi, pour lui montrer qu'au moins son Abou lui disait la vérité en quelques secondes, sans devoir calculer à la main, sur des parchemins jaunis, avec des systèmes numériques prédiluviens qui, façon de parler, pouvaient bien même ne pas connaître le zéro ? En vain, Abou aussi répondait, jusqu'où il pouvait arriver, par notation exponentielle, et Belbo ne parvenait pas à humilier Diotallevi avec un écran qui se remplirait de zéros à l'infini, pâle imitation visuelle de la multiplication des univers combinatoires et de l'explosion de tous les mondes possibles...

Mais à présent, après tout ce qui était arrivé, et avec la gravure rose-croix sous le nez, impossible que Belbo n'eût pas repensé, dans sa recherche d'un password, à ces exercices sur le nom de Dieu. Il aurait dû cependant jouer sur des nombres tels que trente-six ou cent vingt, s'il s'avérait, comme je le conjecturais, qu'il était obsédé par ces chiffres. Et donc il ne pouvait avoir combiné les quatre lettres hébraïques parce que, il le savait, quatre pierres construisent seulement vingt-quatre maisons.

Il aurait pu jouer sur la transcription italienne, qui contient même deux voyelles. Avec six lettres il avait à sa disposition sept cent vingt permutations. Il aurait eu des répétitions : mais Diotallevi avait dit aussi que les deux he comptent pour deux lettres différentes. Il aurait pu choisir la trente-sixième ou la cent vingtième.

J'étais arrivé chez lui vers onze heures, il était une heure. Il fallait que je compose un programme par anagrammes de six lettres, et il suffisait de modifier celui qui était déjà prêt pour quatre.

J'avais besoin d'une goulée d'air. Je descendis dans la rue, m'achetai de quoi manger et une autre bouteille de whisky.

Je remontai, abandonnai les sandwiches dans un coin, passai tout de suite au whisky, mis le disque-système Basic, composai le programme pour les six lettres – avec les erreurs habituelles, et il me fallut une bonne demi-heure, mais vers deux heures et demie le programme tournait et l'écran faisait défiler devant mes yeux les sept cent vingt noms de Dieu.

Je pris dans mes mains les feuillets de l'imprimante, sans les détacher, comme si je consultais le rouleau de la Torah originelle. J'essayai avec le nom numéro trente-six. Le noir complet. Une dernière gorgée de whisky et puis, les doigts hésitants, je tentai avec le nom numéro cent vingt. Rien.

J'aurais voulu mourir. Et pourtant j'étais désormais Jacopo Belbo et Jacopo Belbo devait avoir pensé comme je pensais moi maintenant. Je devais avoir commis une erreur, une erreur tout à fait idiote, une erreur de rien du tout. J'étais à un pas de la solution, peut-être Belbo, pour des raisons qui m'échappaient, avait-il compté en partant du bas ?

Casaubon, imbécile – me dis-je. Bien sûr, du bas. Autrement dit, de droite à gauche. Belbo avait mis dans le computer le nom de Dieu translittéré en lettres latines, avec les voyelles, certes, mais puisque le mot était hébreu, il l'avait écrit de droite à gauche. Son input n'avait pas été IAHVEH – comment n'y avoir pas pensé plus tôt – mais bien HEVHAI. Normal, alors, que l'ordre des permutations s'invertît.

Je devais donc compter du bas. J'essayai de nouveau l'un et l'autre nom.

Il ne se passa rien.

Je m'étais trompé de bout en bout. Je m'étais entêté sur une hypothèse élégante mais fausse. Cela arrive aux meilleurs savants.

Non, pas aux meilleurs savants. A tous. N'avions-nous pas observé, juste un mois avant, que, ces derniers temps, trois romans au moins étaient sortis, où le protagoniste cherchait dans le computer le nom de Dieu ? Belbo n'aurait pas été aussi banal. Et puis, allons ! quand on choisit un mot de passe on choisit quelque chose qu'on se rappelle facilement, qui se tape spontanément au clavier, presque d'instinct. Pensez donc, IHVHEA ! Il aurait dû ensuite faire prévaloir le Notarikon sur la Temurah, et inventer un acrostiche pour se rappeler le mot. Que sais-je : Imelda, Héroïque, Venge Hiram Ehontément Assassiné...

Et puis pourquoi Belbo devait-il penser dans les termes kabbalistiques de Diotallevi ? Il était obsédé par le Plan, et nous avions mis tant d'autres composantes dans le Plan, les Rose-Croix, la Synarchie, les Homuncules, le Pendule, la Tour, les Druides, l'Ennoïa...

L'Ennoïa... Je songeai à Lorenza Pellegrini. J'allongeai la main et retournai la photographie que j'avais censurée. Je cherchai à refouler une pensée importune, le souvenir de ce soir-là, dans le Piémont... J'approchai la photo et lus la dédicace. Qui disait :« Car je suis la première et la dernière. Je suis l'honorée et l'abhorrée. Je suis la prostituée et la sainte. Sophia. »

Cela s'était sans doute passé après la fête chez Riccardo. Sophia, six lettres. Mais pourquoi donc fallait-il les anagrammer ? C'était moi qui pensais de façon alambiquée. Belbo aime Lorenza, il l'aime justement parce qu'elle est comme elle est, et elle est Sophia – et en songeant qu'elle, à ce moment-là, va savoir... Non, au contraire, Belbo pense de façon beaucoup plus alambiquée. Me revenaient en mémoire les paroles de Diotallevi : « Dans la deuxième sefira, l'Aleph ténébreux se change en l'Aleph lumineux. Du Point Obscur jaillissent les lettres de la Torah, le corps ce sont les consonnes, le souffle les voyelles, et elles accompagnent ensemble la cantilène du dévot. Quand la mélodie des signes se meut, se meuvent avec elle les consonnes et les voyelles. Il en surgit Hokhma, la Sagesse, la Science, l'idée primordiale où tout est contenu comme dans un écrin, prêt à se déployer dans la création. Dans Hokhma est contenue l'essence de tout ce qui suivra... »

Et qu'était Aboulafia, avec sa réserve secrète de files ? L'écrin de ce que Belbo savait, ou croyait savoir, sa Sophia. Il choisit un nom secret pour pénétrer dans les profondeurs d'Aboulafia, l'objet avec quoi il fait l'amour (l'unique) mais ce faisant, il pense simultanément à Lorenza, il voudrait pénétrer dans le cœur de Lorenza et comprendre, de même qu'il peut pénétrer dans le cœur d'Aboulafia, il veut qu'Aboulafia soit impénétrable à tous les autres de même que Lorenza lui est impénétrable, il s'imagine garder, connaître et conquérir le secret de Lorenza de même qu'il possède celui d'Aboulafia...

J'étais en train d'inventer une explication et je m'imaginais qu'elle était vraie. Comme pour le Plan : je prenais mes désirs pour la réalité.

Mais comme j'étais ivre, je me remis au clavier et tapai SOPHIA. La machine me redemanda poliment : « Tu as le mot de passe ? » Machine idiote, même à la pensée de Lorenza tu n'es pas saisie d'émotion.