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La folie possède un pavillon énorme qui de tout lieu donne asile aux hommes surtout s'ils possèdent or et pouvoir en somme.

Sebastian BRANT, Das Narrenschiff, 46.

Je m'étais réveillé à deux heures de l'après-midi, abasourdi et catatonique. Je me rappelais exactement tout, mais je n'avais aucune garantie que ce que je me rappelais fût vrai. D'abord, j'avais pensé courir en bas dans la rue pour acheter les journaux, puis je m'étais dit que dans tous les cas, quand bien même une compagnie de spahis eût pénétré dans le Conservatoire sitôt après l'événement, on n'aurait pas eu assez de temps pour faire sortir la nouvelle dans les journaux du matin.

Et puis Paris, ce jour-là, avait d'autres chats à fouetter. Le portier me l'avait dit tout de go, à peine j'étais descendu prendre un café. La ville se trouvait en ébullition, beaucoup de stations de métro avaient été fermées, dans certains endroits la police chargeait, les étudiants étaient trop nombreux et décidément ils exagéraient.

J'avais trouvé le numéro du docteur Wagner dans le Bottin. J'avais même essayé de téléphoner, mais il était évident que le dimanche il n'était pas à son cabinet. Quoi qu'il en fût, je devais aller vérifier au Conservatoire. Je me souvenais qu'il était ouvert le dimanche après-midi aussi.

Le Quartier latin était agité. Des groupes vociférants passaient avec des drapeaux. Dans l'île de la Cité, j'avais vu un barrage de police. Au loin, on entendait des explosions. Ça devait être comme ça en 68. A la hauteur de la Sainte-Chapelle il y avait eu des remous, je sentais une odeur de gaz lacrymogène. J'avais entendu une sorte de charge, je ne savais pas si c'étaient les étudiants ou les flics, les gens couraient autour de moi, nous nous étions réfugiés derrière une grille, un cordon de policiers devant nous, tandis que le chambardement avait lieu dans la rue. Quelle honte, moi désormais en compagnie des bourgeois sur le retour, à attendre que la révolution se calmât.

Puis j'avais eu la voie libre en prenant des rues secondaires autour des anciennes Halles, et j'étais tombé sur la rue Saint-Martin. Le Conservatoire était ouvert, avec sa cour blanche, la plaque sur la façade: « Le Conservatoire des arts et métiers institué par décret de la Convention du 19 vendémiaire an III... dans les bâtiments de l'ancien prieuré de Saint-Martin-des-Champs fondé au XIe siècle. » Tout en ordre, avec une petite foule dominicale insensible à la kermesse estudiantine.

J'étais entré – gratuit le dimanche – et chaque chose était comme l'après-midi précédent à cinq heures. Les gardiens, les visiteurs, le Pendule à sa place habituelle... Je cherchais les traces de tout ce qui s'était passé, si cela s'était passé, quelqu'un avait fait un consciencieux nettoyage. Si cela s'était passé.

Je ne me souviens pas comment s'est déroulé pour moi le reste de l'après-midi. Je ne me rappelle même pas ce que j'ai vu en flânant dans les rues, contraint de temps à autre à m'esquiver pour éviter le remue-ménage. j'ai appelé Milan, histoire d'essayer. Par superstition, j'ai composé le numéro de Belbo. Puis celui de Lorenza. Puis les éditions Garamond, qui ne pouvaient être que fermées. Et pourtant, si cette nuit est encore aujourd'hui, tout est arrivé hier. Mais depuis avant-hier jusqu'à cette nuit il est passé une éternité.

Vers le soir, je me suis aperçu que j'étais à jeun. Je voulais de la tranquillité, et quelque faste. Près du Forum des Halles, je suis entré dans un restaurant qui me promettait du poisson. Et même trop. Ma table juste devant un aquarium. Un univers assez irréel pour me replonger dans un climat de soupçon absolu. Rien n'est le fait du hasard. Ce poisson a l'air d'un hésychaste asthmatique qui perd la foi et accuse Dieu d'avoir réduit le sens de l'univers. Sabaoth Sabaoth, comment arrives-tu à être assez malin pour me faire croire que tu n'existes pas? Ainsi qu'une gangrène, la chair s'étend sur le monde... Cet autre ressemble à Minnie, il bat de ses longs cils et fait la boubouche en cœur. Minnie est la fiancée de Mickey. Je mange une salade folle avec un haddock moelleux comme des chairs d'enfants. Avec du miel et du poivre. Les pauliciens sont ici. Celui-là plane au milieu des coraux tel l'aéroplane de Breguet – longs battements d'ailes de lépidoptère, cent contre un qu'il a remarqué son fœtus d'homunculus abandonné sur le fond d'un athanor désormais percé, jeté au milieu des ordures, devant la maison de Flamel. Et puis un poisson templier, tout loriqué de noir, il cherche Noffo Dei. Il effleure l'hésychaste asthmatique, qui navigue, absorbé et courroucé, vers l'indicible. Je tourne la tête, là-bas au bout de la rue j'aperçois l'enseigne d'un autre restaurant, CHEZ R... Rose-Croix? Reuchlin? Rosispergius ? Račkovskijragotzitzarogi ? Signatures, signatures..

Voyons, l'unique façon de mettre le diable dans l'embarras, c'est de lui faire croire que tu n'y crois pas. Il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures sur la course nocturne à travers Paris, et sur la vision de la Tour. Sortir du Conservatoire, après qu'on a vu ou cru voir ce qu'on a vu, et vivre la ville comme un cauchemar, c'est normal. Mais qu'est-ce que j'ai vu au Conservatoire?

Il fallait absolument que je parle avec le docteur Wagner. Je ne sais pas pourquoi je m'étais mis en tête que c'était la panacée, mais c'était ainsi. Thérapie de la parole.

Comment ai-je fait venir ce matin? J'ai l'impression d'être entré dans un cinéma où on passait La dame de Shanghaï d'Orson Welles. Quand je suis arrivé à la scène des miroirs, je n'ai pas tenu et je suis sorti. Mais peut-être n'est-ce pas vrai, je l'ai imaginé.

Ce matin, j'ai téléphoné à neuf heures au docteur Wagner, le nom de Garamond m'a permis de franchir la barrière de la secrétaire, le docteur a paru se souvenir de moi, devant l'état d'urgence où je lui expliquai me trouver, il m'a dit qu'il me recevrait tout de suite, à neuf heures et demie, avant qu'arrivent les autres patients. Il m'avait semblé aimable et compréhensif.

Peut-être ai-je rêvé même ma visite au docteur Wagner. La secrétaire m'a fait décliner mon identité, elle a préparé une fiche, m'a fait payer les honoraires. Par chance, j'avais déjà mon billet de retour.

Un cabinet de petite dimension, sans divan. Fenêtres sur la Seine, à gauche l'ombre de la Tour. Le docteur Wagner m'a accueilli avec une affabilité professionnelle – au fond c'est juste, je n'étais plus un de ses éditeurs, j'étais un de ses clients. D'un geste large et calme, il m'a invité à m'asseoir devant lui, de l'autre côté de son bureau, comme un employé du ministère. « Et alors? » C'est ce qu'il a dit, et il a donné une impulsion à son fauteuil pivotant, me tournant le dos. Il restait tête baissée, et il me semblait qu'il tenait les mains jointes. Je n'avais plus qu'à parler.

J'ai parlé, comme une cataracte, j'ai tout sorti, du début à la fin, ce que je pensais il y a deux ans, ce que je pensais l'année dernière, ce que je pensais que Belbo avait pensé, et Diotallevi. Et surtout ce qui est arrivé la nuit de la Saint-Jean.

Wagner ne m'a jamais interrompu, n'a jamais fait signe que oui, ou montré de la désapprobation. Pour ce que j'en sais, il pouvait avoir sombré dans le sommeil. Mais ce doit être sa technique. Et moi je parlais. Thérapie de la parole.

Puis j'ai attendu, en fait de parole, la sienne, qui me sauvât.

Wagner s'est levé, très lentement. Sans se retourner vers moi, il a fait le tour de son bureau et il s'est dirigé vers la fenêtre. Maintenant, il regardait par les vitres, les mains croisées dans son dos, absorbé dans ses pensées.

En silence, pendant environ dix, quinze minutes.

Ensuite, toujours le dos tourné vers moi, d'une voix incolore, paisible, rassurante: « Monsieur, vous êtes fou. »

Lui il est resté immobile, moi de même. Après cinq autres minutes, j'ai compris qu'il ne continuerait plus. Fin de la séance.

Je suis sorti sans saluer. La secrétaire m'a fait un large sourire, et je me suis retrouvé dans l'avenue Élisée-Reclus.

Il était onze heures. J'ai rassemblé mes affaires à l'hôtel et je me suis précipité à l'aéroport, confiant dans ma bonne étoile. J'ai dû attendre deux heures, et, en attendant, j'ai appelé à Milan les éditions Garamond, en PCV parce que je n'avais plus un sou. Gudrun a répondu, elle paraissait plus hébétée que d'habitude, j'ai dû lui crier trois fois qu'elle dit si, oui, yes, qu'elle acceptait l'appel.

Elle pleurait: Diotallevi est mort samedi soir à minuit.

« Et aucun, aucun de ses amis à l'enterrement, ce matin, quelle honte! Pas même monsieur Garamond, qui, d'après ce qu'on dit, est en voyage à l'étranger. Moi, Grazia, Luciano, et un monsieur tout noir, la barbe, les favoris à frisottis et un grand chapeau, il avait l'air d'un croque-mort. Dieu seul sait d'où il venait. Mais où étiez-vous, Casaubon? Et où est Belbo ? Qu'est-ce qui se passe ? »

J'ai murmuré des explications confuses et j'ai raccroché. On m'a appelé, et je suis monté dans l'avion.